Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) pratique la botanique pendant les quinze dernières années de sa vie. Cependant, les écrits qu’il laisse sur cette science ne seront publiés qu’après sa mort. Parmi les premières éditions, les trois luxueux volumes des Œuvres posthumes de J. J. Rousseau, citoyen de Genève, conçus à Bruxelles (voir Stewart, 2012), comprennent des illustrations dont les dessins préparatoires ont été conservés. Destiné à illustrer les Fragmens pour un dictionnaire des termes d’usage en botanique et les Lettres élémentaires sur la botanique, à Madame de L***, un lavis de Jean-Jacques François Le Barbier (1738-1826) montre Rousseau en train d’enseigner la botanique à deux enfants (figure 1). Dans l’œil du peintre, Rousseau apparaît comme un pédagogue de la botanique. Un garçon lui apporte une fleur qu’il s’apprête à examiner sous une loupe. Ouvert à ses pieds, un livre du célèbre botaniste Carl von Linné (1707-1778) suggère que Rousseau possède pleinement la science des végétaux, mais qu’il accorde à la plante cueillie davantage d’attention qu’aux ouvrages savants. Enfin, le philosophe botaniste est représenté dans la nature. C’est un sage qui vit retiré du monde. Il est vraisemblablement assis dans le parc paysager du château d’Ermenonville, peu de temps avant sa mort, chez son dernier hôte le marquis René-Louis de Girardin (1735-1808)1. Au crépuscule de sa vie, Rousseau pratique la botanique et transmet son goût pour cette science, non dans une bibliothèque ou un cabinet de travail, mais en plein air, au contact des plantes et des élèves.
Cette représentation de Le Barbier dénote une lecture fine d’Émile (1762) et des Lettres sur la botanique. Rédigées entre 1771 et 1774, parues pour la première fois en 1781, les huit Lettres sur la botanique sont adressées à une amie de Rousseau, Madeleine-Catherine Delessert (1747-1816), qui entreprend d’initier à l’étude des plantes sa toute jeune fille Marguerite-Madeleine (1767-1838). Le philosophe dispense un cours de botanique par correspondance à la mère qui met en œuvre les leçons auprès de la petite Madelon. Comme Émile, Madelon et sa mère doivent fermer leurs livres et sortir : leur cabinet d’étude sera, sinon « la terre entiére » (Rousseau, 1969, p. 772), du moins la campagne qui environne leur résidence lyonnaise. Comme Émile, les deux élèves profitent, en la personne de Rousseau, d’un maître qui guide leurs premiers pas.
Aussi, d’Albert Jansen (1885) à Takuya Kobayashi (Rousseau, 2012b), des spécialistes de Rousseau ont-ils regardé les Lettres sur la botanique comme un prolongement et une application des théories pédagogiques d’Émile, formulées par Rousseau à une date où il ne s’intéressait pas encore à la botanique. Cependant, comme le remarque Alexandra Cook (2012a, p. 190), la réception de cette œuvre se caractérise surtout par l’idée que Rousseau y développe une méthode d’apprentissage orientée vers un public féminin. En effet, dès la fin du 18e siècle, des femmes s’initieront à la botanique à l’aide des Lettres de Rousseau ou en recourant à d’autres « livres élémentaires à l’usage des femmes » (Calderón Quindós, 2012), composés dans un esprit rousseauiste de vulgarisation scientifique (voir aussi Kleinau, 2012). Or, si Rousseau adresse ses leçons à Madame Delessert et à sa fille, il les destine aussi à tous les enfants de Madeleine-Catherine. Parmi ces derniers, Benjamin Delessert (1773-1847) qui naît au cours l’échange épistolaire deviendra un botaniste important. Cook (2012a, p. 190-191) suggère par conséquent que la méthode de Rousseau n’exclut pas a priori les jeunes hommes. Avant de concerner un public féminin, cet enseignement concerne l’enfance.
En procédant à une lecture croisée d’Émile et des Lettres sur la botanique, nous nous demanderons en quoi l’enseignement de la botanique s’avère pertinent pour le premier âge, période de la vie que Rousseau situe entre l’acquisition de la parole et l’âge d’environ douze ans. Auprès de si jeunes élèves, l’étude de la botanique n’est pas seulement proposée pour elle-même. Elle contribue à former ce que Rousseau appelle la raison sensitive de l’enfant, tout en préparant son éducation morale et civique, et peut-être sexuelle. Nous évaluerons également le rôle de l’objet dans ce projet pédagogique, à savoir la plante et, en particulier, le spécimen végétal séché et recueilli dans un herbier. En effet, les Lettres sur la botanique ne forment pas un traité, mais une succession de cours propédeutiques qui ont une dimension pratique affirmée. Rousseau demande à Madame Delessert de lui envoyer les spécimens qu’elle récoltera ; il lui apprend l’art de confectionner un herbier, avant d’offrir lui-même une collection de plantes séchées à Madelon.
L’écolier à barbe grise et le maître de botanique
Rousseau n’apprend pas la botanique de la même façon qu’il l’enseigne. Lorsqu’il commence son initiation à l’étude des végétaux, il a plus de cinquante ans. Il réside alors dans le village de Môtiers, au cœur du Jura suisse dont il vante les « curiosités naturelles » (Rousseau, 1972-1998, lettre 2457). Guy Ducourthial (2009) et Alexandra Cook (2012a ; 2019), en particulier, ont montré l’impressionnant dispositif pédagogique qu’il met en place pour progresser rapidement : Rousseau prend des leçons auprès de botanistes chevronnés ; ses amis et lui organisent de grandes herborisations collectives ; il commence un herbier ; il acquiert de nombreux livres de botanique, parfois onéreux, cherchant aussi bien à se procurer des ouvrages anciens qu’à commander les nouvelles publications qui nourrissent l’actualité de ce champ scientifique en plein développement. L’apprentissage de la botanique forme pour lui le lieu d’une rencontre entre l’enfance et la vieillesse. À plusieurs correspondants, il se présente avec autodérision comme un « elève à barbe grise » ou comme un « écolier à barbe grise » (Rousseau, 1972-1998, lettres 3620, 3638). D’un côté, il associe donc au contexte de l’école le recours à des maîtres et la nécessité de mémoriser des centaines de noms et de descriptions de plantes. De l’autre, son âge avancé donne un tour burlesque à l’entreprise pédagogique et Rousseau s’en amuse.
La confusion du vieillard et de l’écolier dans la figure de l’apprenti botaniste n’est pas seulement comique. Dans une moindre mesure, elle accompagne une forme de renaissance. Ayant fui la France après la condamnation d’Émile et du Contrat social, le philosophe exilé trouve dans sa passion naissante un refuge ; la botanique lui apparaît comme une science « salutaire » (Cook, 2012a) qui adoucit ses maux et qui le console des persécutions dont il s’estime victime. En outre, l’écolier à barbe grise insiste souvent sur l’absence de finalité d’une telle étude. « Je ne veux pas Savoir, mais étudier » (Rousseau, 1972-1998, lettre 3638), écrit-il par exemple à Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes (1721-1794) qui deviendra l’un de ses principaux correspondants dans le domaine de la botanique. Peu importe si Rousseau oublie chaque hiver ce qu’il a appris pendant le reste de l’année et s’il doit réapprendre chaque printemps les noms et les caractères des plantes au moment de leur floraison : l’étude prime sur le savoir et la valeur de la botanique réside dans le plaisir d’une instruction sans cesse réitérée. En vérité, Rousseau acquiert rapidement une solide érudition qui lui permettra bientôt d’échanger des spécimens et des observations avec des botanistes de premier plan, mais il n’en conserve pas moins, auprès de ses correspondants, la posture du modeste herboriste, de l’amateur sans prétention académique et de l’éternel apprenant.
Pourtant, l’élève enseigne. En 1769, à l’occasion d’une herborisation au Pilat, Rousseau se présente comme le guide et le mentor de trois botanistes débutants (voir Léchot, 2021). À partir de 1771, alors que débute l’échange avec Madeleine-Catherine Delessert, la posture du maître se substitue à celle de l’écolier. Comme le gouverneur d’Émile, qui exige une autorité complète sur son élève (Rousseau, 1969, p. 267), le philosophe demande à Madame Delessert d’être son « seul guide » (Rousseau, 2012b, p. 146) en matière de botanique. Comment un éternel apprenant peut-il prétendre conduire d’autres débutants et dispenser lui-même des leçons ? Dans Émile, Rousseau ne recule pas devant un tel paradoxe. Le gouverneur d’un enfant « doit être jeune, et même aussi jeune que peut l’être un homme sage » (Rousseau, 1969, p. 265), c’est-à-dire qu’il n’a pas beaucoup plus d’expérience ni de connaissances que son disciple, et qu’il continue de se former lui-même en le formant. Il s’agit moins de passer pour le maître que pour le « compagnon » (Rousseau, 1969, p. 265) de l’enfant. Dans le contexte des Lettres sur la botanique, la situation est toutefois différente. Rousseau n’est plus un jeune homme et il ne peut pas remplir la fonction de gouverneur auprès de la petite Madelon. Cette fonction éducative est, pour ainsi dire, déléguée à la jeune mère de vingt-quatre ans : le philosophe conduit la mère qui éduque à son tour la fille. En d’autres termes, dans le contexte de cette relation pédagogique indirecte, Rousseau adopte une position similaire à celle du narrateur d’Émile vis-à-vis des lecteurs : sans devenir lui-même le gouverneur d’un enfant, il dirige par la médiation de l’écrit la personne chargée de l’éducation.
Former la raison sensitive
À travers ses Lettres sur la botanique, Rousseau développe un enseignement dont le caractère progressif a souvent été rappelé2. Cet enseignement s’écarte des méthodes employées dans les facultés de médecine où l’étude des végétaux se déroule principalement dans les salles de cours et dans les jardins, et où l’apprentissage par cœur tient une place prépondérante. En six lettres successives, l’auteur propose à sa correspondante de découvrir six grandes familles de plantes, en commençant par les liliacées qui sont faciles à reconnaître, puis en présentant les autres familles dans un ordre croissant de difficulté. Une septième lettre est consacrée aux arbres fruitiers et une huitième à la confection d’un herbier3. Sans recourir au latin qui prévaut dans les publications savantes, Rousseau égrène au fil des missives un vocabulaire spécialisé en français, pour aider sa correspondante à nommer les parties des plantes et à décrire leur structure. Son approche est aussi originale sur le plan pédagogique qu’elle est moderne sur le plan scientifique, comme l’a montré Cook (2012a ; 2012b ; 2015), dans la mesure où l’auteur exploite le potentiel pédagogique des méthodes dites naturelles de classification des plantes que développent à ce moment-là des botanistes français comme Michel Adanson (1727-1806), auteur des Familles des plantes en 1763-1764, et Antoine-Laurent de Jussieu (1748-1836) au Jardin royal des plantes de Paris.
Cependant, l’enjeu éducatif de l’œuvre dépasse largement la botanique. Rousseau y applique une forme d’éducation négative, selon la fameuse formule d’Émile, approche qui convient aux jeunes enfants : « La prémiére éducation doit […] être purement négative. » (Rousseau, 1969, p. 323). Ce type d’éducation vise à « garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur » (p. 323), ce qui implique, entre autres choses, de renoncer pour un temps à la lecture. Les livres contiennent non seulement des erreurs et des mensonges, mais même des vérités que l’esprit de l’enfant n’est pas prêt à recevoir. Ce qui est valable pour l’éducation en général l’est pour l’apprentissage de la botanique en particulier : Madame Delessert et sa fille n’ont pas l’autorisation d’ouvrir un livre de botanique, sous peine d’acquérir « une connaissance de mots » (Rousseau, 2012b, p. 146) sans jamais se former d’idées claires sur le règne végétal. Comme Émile, Madelon doit apprendre à « ne lire que dans [le livre] de la nature » (p. 147).
L’éducation de Madelon ressemble donc à celle d’Émile, en tant qu’elle se déroule dans la nature, seul maître qui ne trompe jamais. Dans Émile, une des vertus du plein air est d’exercer le corps de l’élève pour qu’il devienne « robuste et sain » (Rousseau, 1969, p. 370), précepte qui s’applique aussi à l’éducation féminine (p. 704). Donner à Madelon le goût de l’exercice revient, dans la logique du cinquième livre d’Émile, à préparer le corps d’une future mère et à prévenir le penchant à l’oisiveté et à la mollesse des filles trop longtemps retenues à l’intérieur. Surtout, l’exercice du corps forme le jugement d’un enfant. Rousseau l’explique dans son traité d’éducation :
Non seulement ces exercices continuels ainsi laissés à la seule direction de la nature en fortifiant le corps n’abrutissent point l’esprit mais au contraire ils forment en nous la seule espéce de raison dont le prémier âge soit susceptible et la plus nécessaire à quelque age que ce soit. Ils nous apprennent à bien connoître l’usage de nos forces, les raports de nos corps aux corps environnans, l’usage des instrumens naturels qui sont à nôtre portée et qui conviennent à nos organes
(Rousseau, 1969, p. 369).
Quelle distance peut-on parcourir en courant ? Que peut-on atteindre en levant les bras ? Quel fossé peut-on franchir en sautant ? L’enfant obtient la réponse à ces questions en comparant les sensations qu’il reçoit, lorsqu’il répète de telles actions. La comparaison des sensations forme ce que Rousseau appelle une idée simple. C’est un jugement rudimentaire, mais fiable, que favorise l’activité en plein air. Rousseau lui accorde une très haute importance pour la formation de l’esprit. De tels jugements échafaudent ce que le philosophe définit comme « la prémiére raison de l’homme », une « raison sensitive […] qui sert de base à la raison intellectuelle » (Rousseau, 1969, p. 370). L’auteur d’Émile précise plus loin cette distinction :
Ainsi ce que j’appellois raison sensitive ou puérile consiste à former des idées simples par le concours de plusieurs sensations, et ce que j’appelle raison intellectuelle ou humaine consiste à former des idées compléxes par le concours de plusieurs idées simples
(Rousseau, 1969, p. 417).
De la raison sensitive, qui se développe dès l’enfance, dépend donc la rectitude du jugement de l’homme à l’âge adulte. Ici, la théorie d’Émile s’applique particulièrement bien à la situation de Madelon dont Rousseau prépare de loin l’éveil de la raison intellectuelle. Certes, la botanique envisagée comme l’accumulation de connaissances sur les végétaux ne remplit pas ce but. S’adressant à Madame Delessert, Rousseau écrit d’ailleurs qu’il n’a aucunement l’intention de « faire de votre fille un très grand botaniste » (Rousseau, 2012b, p. 138). En revanche, la botanique en plein air, telle que Rousseau la conçoit, offre l’occasion du développement de la raison sensitive. En se promenant dans la campagne à la recherche de plantes, en comparant les formes et les couleurs des fleurs, Madelon exerce une faculté adaptée à son âge et cruciale pour le reste de son éducation. Conformément aux convictions de Rousseau, elle apprend à sentir, avant d’apprendre à penser.
Or l’exercice des sensations commence par celui de la vue. À ce propos, les Lettres sur la botanique s’avèrent explicites : l’enjeu de la formation doit être, pour Madelon, « d’apprendre à bien voir ce qu’elle voit » (Rousseau, 2012b, p. 138), véritable science pour Rousseau. Le philosophe y tient : « Cette science oubliée dans toutes les éducations doit faire la plus importante partie de la leur » (p. 121-122), écrit-il en parlant des enfants de Madeleine-Catherine. Là encore, les Lettres méritent d’être lues à travers le prisme d’Émile. Dans cette œuvre-ci, Rousseau présente la vue comme « le plus fautif » des sens, parce qu’il procure une « multitude de sensations simultanées » (Rousseau, 1969, p. 391), susceptibles d’égarer la raison sensitive. Pour y remédier, Rousseau enjoint le gouverneur à exercer les yeux de l’enfant sur des objets proches, qu’il peut toucher, de manière à « assujetir l’organe visüel à l’organe tactile » (p. 392). Dans la perspective d’une éducation négative, « apprendre » à Madelon « à bien voir » revient donc à lui épargner des erreurs en matière de jugement. La botanique, qui implique d’avoir la plante à portée de main, d’en écarter les pétales et d’en observer les organes minuscules, a cet avantage de solliciter simultanément la vue et le toucher, occasionnellement l’odorat et le goût (Léchot, 2012a).
Dimensions morale et sociale
Si l’enseignement de la botanique protège de l’erreur, elle prévient également les vices. Selon l’auteur d’Émile, le premier âge ne se prête guère à l’inculcation de préceptes moraux. Le petit enfant reste une créature amorale et il serait bien incapable de distinguer les vices et les vertus, si l’adulte les lui exposait. Par d’autres biais, le gouverneur n’en commence pas moins l’éducation morale de son élève, de façon que « toutes les idées qu’il peut concevoir et qui lui sont utiles, toutes celles qui se rapportent à son bonheur et doivent l’éclairer un jour sur ses devoirs s’y tracent [dans son cerveau] de bonne heure en caractéres inéfaçables » (Rousseau, 1969, p. 351). Telle est bien la fonction que la botanique est appelée à remplir au sein de la famille Delessert. Au commencement de l’échange épistolaire, Rousseau s’en réjouit :
Votre idée d’amuser un peu la vivacité de votre fille et de l’exercer à l’attention sur des objets agréables et variés comme les plantes me paraît excellente, mais je n’aurais osé vous la proposer de peur de faire le Monsieur Josse4 ; puisqu’elle vient de vous je l’approuve de tout mon cœur et j’y concourrai de même, persuadé qu’à tout âge l’étude de la nature émousse le goût des amusements frivoles, prévient le tumulte des passions et porte à l’âme une nourriture qui lui profite en la remplissant du plus digne objet de ses contemplations
(Rousseau, 2012b, p. 102).
Il est difficile de savoir si le philosophe s’intéresse ici à la vertu de la mère ou de la fille mais, dans tous les cas, la botanique apparaît comme une modalité de l’étude de la nature particulièrement propice à l’éducation morale. Comme elle se pratique à la campagne, elle éloigne ses adeptes des sociétés urbaines qui forment le terreau des vices et des passions néfastes. Autres ferments du vice, l’oisiveté et l’ennui qui en découle trouvent dans la botanique un contrepoison efficace. L’exercice d’une telle science et les plaisirs simples qu’elle offre évitent les dérives de l’imagination, faculté particulièrement dangereuse chez les jeunes gens quand elle n’est pas canalisée ou, pire, quand elle est stimulée de façon précoce par la lecture d’un roman. Rousseau y insiste dans Émile : « ce n’est qu’au feu de l’imagination que les passions s’allument » (Rousseau, 1969, p. 384). Si Madelon prend goût à la botanique, si Rousseau et sa mère lui procurent la capacité à s’émerveiller devant les beautés de la nature, la jeune fille en grandissant sera moins prompte à nourrir son âme d’une fiction amoureuse susceptible de l’égarer, à tromper son ennui en courant les théâtres, à chercher dans le tourbillon des villes des plaisirs superficiels, factices et potentiellement funestes.
Une objection se présente toutefois. Linné a contribué à sexualiser le discours botanique du 18e siècle, en filant la métaphore du mariage pour analyser la fleur et ses différentes parties. Son système de classification se fonde sur les organes reproducteurs mâle et femelle de la plante, à savoir les étamines et les pistils, dont la fleur forme le lit nuptial. Comment Rousseau s’y prend-il pour présenter ces réalités à une jeune amie et à la toute jeune fille de celle-ci ? Elke Kleinau (2012, p. 470) remarque que le philosophe ne se complaît guère dans le jeu de la métaphorisation sexuelle, mais il ne recule pas non plus devant la nécessité de nommer et de décrire avec précision les processus et les organes qui concourent à la reproduction, comme l’ovaire, le stigmate et cette « poussière fécondante » (Rousseau, 2012b, p. 113) qu’est le pollen. Dès lors, la botanique pourrait s’avérer aussi dangereuse pour un enfant qu’un roman d’amour, en lui donnant l’intuition de la sexualité, au risque de faire travailler son imagination. Kleinau avance que, si Rousseau avait perçu dans la fécondation des plantes « un danger pour le développement sexuel de l’enfant » (2012, p. 472, nous traduisons), il aurait sans doute préféré renoncer entièrement à cette thématique, plutôt que de désexualiser la botanique et de prendre des détours pour enseigner cette science. À l’opposé, Odile Richard-Pauchet propose une « lecture érotique des Lettres sur la botanique » (2008). Elle insiste quant à elle sur le caractère initiatique des leçons, sur le jeu de séduction auquel se prête Rousseau vis-à-vis de Madame Delessert et sur la part de fétichisme qui entre dans l’échange de plantes séchées entre les deux correspondants. D’après cette lecture-ci, l’œuvre de Rousseau qui s’adresse à une femme mariée devient, sinon franchement subversive, du moins peu compatible avec la mission éducative et morale du pédagogue. Rousseau ressemblerait moins au bon gouverneur d’Émile qu’au Saint-Preux de La Nouvelle Héloïse, accusé d’avoir séduit son élève Julie et bouleversé la tranquillité de sa famille.
Quelle que soit la part d’érotisme qui entre dans la correspondance, l’exposition de sexualité des plantes ne compromet pas nécessairement le projet pédagogique de Rousseau. Si l’activité botanique de Madelon exerce ses sens et établit les bases sur lesquelles s’érigera plus tard sa raison intellectuelle, elle pourrait remplir une fonction similaire à l’égard de son éducation sexuelle. À travers l’observation des fleurs et de leurs parties, et par l’intermédiaire de sa mère, Madelon est initiée à des réalités sexuelles qui ne sont pas érotiques en elles-mêmes et qui peuvent être expliquées sans non-dit ni mensonge. Par conséquent, la sexualité végétale reste peu susceptible d’égarer son imagination. Mieux, lorsque la curiosité de Madelon s’éveillera, les connaissances qu’elle a acquises en matière de sexualité végétale pourraient satisfaire pendant quelque temps cette curiosité et lui épargner des dangers. Un autre avantage concerne les parents, amenés un jour à renseigner leur fille sur la sexualité des hommes et des femmes. Cherchant toujours à prévenir les dérives de l’imagination, l’auteur d’Émile recommande à cet égard de répondre aux questions des enfants « avec la plus grande simplicité, sans mistére, sans embarras, sans sourire » (Rousseau, 1969, p. 497 ; cité par Kleinau, 2012, p. 472). Il s’agit de leur enseigner « de bonne heure ce qu’il est impossible de leur cacher toujours » (Rousseau, 1969, p. 497). Ainsi, si Rousseau ne théorise pas dans ses Lettres les vertus de la botanique en matière d’éducation sexuelle, de telles vertus peuvent être inférées du quatrième livre d’Émile. Loin d’accélérer la puberté, la botanique en préparerait adéquatement le terrain ; elle ferait germer dans l’esprit de l’enfant une idée claire et simple de la reproduction qui ne choque pas la pudeur et qui n’est pas entourée de mystère.
Indépendamment de la question sexuelle, l’anthropomorphisme de la plante a un autre intérêt dans un cadre éducatif : il permet à Rousseau de construire, au fil des lettres, un modèle de société hiérarchisée. Les végétaux forment un règne pacifique au sein duquel Rousseau identifie des nations, terme qu’il applique au vaste groupe des fleurs monopétales (Rousseau, 2012b, p. 116). Cependant, les nations de plantes sont elles-mêmes subdivisées en familles, notion centrale des Lettres sur la botanique. Rousseau suit à cet égard Adanson et les autres partisans de la méthode naturelle qui accordent davantage d’importance à la catégorie taxonomique de la famille que les botanistes d’obédience linnéenne. Montrer que deux plantes appartiennent à une même famille, parce qu’elles ont des traits communs, et distinguer dans la diversité du règne végétal les principales familles de plantes : tels sont les principaux objectifs de l’enseignement botanique de Rousseau. Les niveaux taxonomiques de la classe, du genre et de l’espèce, capitaux chez Linné et dans la plupart des systèmes de classification, ne sont pas absents des Lettres sur la botanique, mais Rousseau les sollicite beaucoup moins fréquemment5.
La représentation de la société des plantes que Rousseau propose est donc structurée par la famille. Dans la société civile, la famille remplit également chez lui une fonction structurante. Elle est elle-même réglée par des « lois matrimoniales » qui interdisent notamment l’inceste et l’adultère, et qui « visent la paix sociale », si bien que Gabrielle Radica met au jour dans l’œuvre de Rousseau « un contrat matrimonial qui régit la société humaine » (2022, p. 135). Or la femme est la principale garante d’un tel contrat. Rousseau l’associe systématiquement à l’univers domestique. Vertueuse, elle maintient la cohésion. Infidèle et immorale, « elle dissout la famille, et brise tous les liens de la nature » (Rousseau, 1969, p. 697-698), ouvrant la porte aux crimes les plus abominables. Malgré le modèle patriarcal que développe Rousseau dans le second Discours et Du contrat social, en conférant au père le monopole de l’autorité familiale, l’ordre social dépend fortement de l’exercice par la mère des devoirs conjugaux et domestiques au sein de la famille. Dès lors, il paraît essentiel de sensibiliser un enfant et, à plus forte raison, une petite fille à l’importance de cette « petite société » (Rousseau, 2012a, p. 145) qu’est la famille au sein de l’État. Au-delà d’un parti-pris scientifique, le recours aux familles de plantes dans les Lettres sur la botanique a bien une portée civique et morale. À travers l’enseignement de Rousseau, Madelon et les autres enfants de Madame Delessert percevront les plantes comme un harmonieux royaume dont la famille constitue un fondement et un principe organisateur, et où l’individu (le spécimen végétal lui-même) intéresse l’observateur, non pour lui-même, mais en tant qu’il porte les caractères de la famille à laquelle il appartient.
L’herbier et l’éducation des choses
La botanique a beaucoup à offrir à une enfant du premier âge, à condition de prendre le contre-pied de son enseignement traditionnel qui la réduit à une « une science de mots qui n’exerce que la mémoire et n’apprend qu’à nommer des plantes » (Rousseau, 2012b, p. 121). Cette critique, sur laquelle insiste l’auteur des Lettres sur la botanique, s’inscrit dans le prolongement d’un passage d’Émile souvent cité :
Les pédagogues qui nous étalent en grand appareil les instructions qu’ils donnent à leurs disciples sont payés pour tenir un autre langage : cependant on voit par leur propre conduite qu’ils pensent exactement comme moi ; car que leur apprennent-ils enfin ? Des mots, encore des mots, et toujours des mots. Parmi les diverses sciences qu’ils se vantent de leur enseigner, ils se gardent bien de choisir celles qui leur seroient véritablement utiles, parce que ce seroient des sciences de choses et qu’ils n’y réussiroient pas, mais celles qu’on paroit savoir quand on en sait les termes : le blazon, la géographie, la chronologie, les langues, etc. Toutes études si loin de l’homme et surtout de l’enfant que c’est une merveille si rien de tout cela lui peut être utile une seule fois en sa vie
(Rousseau, 1969, p. 346).
La botanique ne devient utile à l’enfant, que si Rousseau parvient à convertir la science de mots en science de choses, que si l’élève s’éduque par lui-même, au contact de la plante, plutôt qu’en répétant les leçons de son maître. Le philosophe recommande donc l’observation du végétal « sur pied » (Rousseau, 2012b, p. 142), mais il mobilise également le dispositif de l’herbier. Si les botanistes recourent depuis longtemps à l’herbier comme support pédagogique, pour soulager leur mémoire, enregistrer leurs découvertes et apprendre à nommer et à classer les plantes, cet artefact a l’avantage de placer l’objet – la plante séchée – au cœur du processus d’apprentissage. Livre quasi muet, l’herbier contient peu de texte. Les botanistes du 18e siècle y laissent éventuellement des informations sur le lieu, la date et les circonstances de la récolte de chaque plante, voire sur ses propriétés médicales. Ils peuvent y préciser la classe à laquelle cette plante appartient, et signaler les caractères qui permettent de lui attribuer un genre et une espèce. Constituant des herbiers pour son propre usage et pour d’autres personnes, Rousseau se contente sobrement de nommer les plantes qu’ils contiennent, en indiquant le nom du genre et de l’espèce d’après Linné. Lorsqu’il ajoute des précisions taxonomiques, des commentaires sur l’état de conservation du spécimen ou d’autres remarques, ces informations n’apparaissent jamais sur la page même où il a collé la plante, mais sur une page de garde ou dans un catalogue qu’il annexe à l’herbier.
Dans la huitième des Lettres sur la botanique (Rousseau, 2012b, p. 141-147), Rousseau demande à Madame Delessert de cueillir des plantes, de les mettre sous presse, de les fixer sur des feuilles de papier et de les lui envoyer. Après réception des spécimens, il se chargera quant à lui de « les nommer, de les classer, de les décrire » (p. 142). Pour ce faire, il enseigne à sa correspondante l’art de confectionner un herbier, travail minutieux qui implique l’acquisition de matériel approprié (une presse, différents papiers), le choix attentif des plantes à récolter, la préparation des échantillons en vue de leur dessiccation, le suivi des différentes étapes de cette dessiccation, la fixation définitive de l’échantillon sur un papier et, enfin, des mesures pour assurer la conservation de l’herbier. Le maître conserve dans son herbier personnel les spécimens que Madame Delessert lui a transmis ; dix d’entre eux sont parvenus jusqu’à nous6. Par ailleurs, il forme lui-même un herbier de 167 spécimens à l’intention de Madelon, présent qu’il lui adresse en 1774. Cet herbier se distingue par son format modeste, transportable sur le terrain (Cook, 2012a, p. 290-293), et par le grand soin que Rousseau consacre à sa préparation. Fixée par des languettes de papier doré au second recto d’une chemise, presque chaque plante est ornée d’un double cadre rouge qui contribue à la mettre en valeur et à ériger la composition en œuvre d’art (cf. Abele, 2021 ; Tidman, 2023). Les chemises forment deux liasses que Rousseau serre entre des cartons, au moyen de rubans. Rousseau prend l’habitude de composer de tels herbier dans la perspective d’« inspire[r] le gout de la botanique » (Rousseau, 1972-1998, lettre 6901) à ceux qui les consultent, comme l’exprime Malesherbes en 1771, au moment d’en recevoir un. Toutefois, celui que Rousseau offre à Madelon est personnalisé. Dans le prolongement des Lettres sur la botanique, l’auteur indique au premier recto de chaque chemise le nom de la famille à laquelle la plante appartient. À l’égard du polygale (figures 2a & 2b), cette information est remplacée par la mention « à Chercher », manifestement pour inviter Madelon et sa mère à mettre en pratique leurs leçons et à déterminer elles-mêmes la famille de cette plante7. Par ailleurs, le pédagogue compose un herbier volontairement partiel. C’est un embryon de collection que Madame Delessert et ses enfants sont appelés à enrichir au fil du temps et de leurs progrès.
Prenant la place du livre, l’herbier favorise donc auprès de Madelon l’« éducation […] des choses » que Rousseau théorise aux premières pages d’Émile (1969, p. 247). Naissant « sensibles », les hommes sont « affectés de diverses maniéres par les objets qui [les] environnent » (p. 248). L’enfant recherche naturellement les objets qui lui sont agréables, tandis qu’il fuit ceux qui lui procurent de la douleur ou qui lui déplaisent. Aussi importe-t-il « de mettre du choix » (p. 282) dans les objets qu’on présente à l’enfant, en évitant notamment les « miroirs », « porcelaines » (p. 322) et autres « objets de luxe » (p. 323) qu’il risquerait de briser et qui auraient surtout l’inconvénient de le rendre vaniteux. Parce qu’il sert d’écrin aux fleurs, l’herbier révèle efficacement le caractère plaisant du règne végétal. Entre les mains de l’enfant, il détourne son attention des objets luxueux et la dirige au contraire vers des beautés naturelles et accessibles, favorables à son éducation.
Rousseau n’attend pas de Madelon qu’elle contemple simplement l’herbier, mais qu’elle le complète un jour en y insérant ses propres récoltes. Envisagé comme pratique, l’herbier convient d’autant plus aux enfants qu’il forme un art d’imitation. Selon l’auteur d’Émile, « le goût de l’imitation » (Rousseau, 1969, p. 340) est naturel à l’homme et particulièrement aux enfants, « grands imitateurs [qui] essayent tous de dessiner » (p. 397). Or, pour que l’imitation soit profitable à l’élève, Rousseau interdit au gouverneur d’engager un maître de dessin : « […] je veux qu’il n’ait d’autre maitre que la nature ni d’autre modéle que les objets. » (p. 397). Il s’agit d’éviter d’imiter des dessins, c’est-à-dire d’autres imitations. Crayon en main, il s’agit encore d’apprendre à bien voir une maison, un arbre ou un homme, sans recourir à des règles ou à des conventions dans la composition. La préparation de l’herbier implique également l’observation directe du modèle. Rousseau exprime cet impératif dans sa huitième lettre. Pendant la promenade d’herborisation, Madame Delessert et sa fille doivent étudier et choisir attentivement les échantillons destinés à l’herbier. Chaque spécimen doit rassembler les caractères distinctifs de l’espèce, du genre et de la famille auxquels il appartient, ce qui implique que les fleurs soient écloses : « Quant aux plantes où l’on ne trouve que des feuilles et dont la fleur n’est pas encore venue ou est déjà passée, il faut les laisser, et attendre pour les connaître qu’elles montrent leur visage. Une plante n’est pas plus sûrement reconnaissable à son feuillage qu’un homme à son habit. » (Rousseau, 2012b, p. 144). Toutefois, le botaniste devient véritablement artiste au retour de la promenade, au moment de préparer l’herbier. Rousseau décrit en détail la façon de mettre en scène l’échantillon sur la feuille de papier. L’enjeu consiste à disposer la plante en « prenant grand soin que toutes ses parties, surtout les feuilles et les fleurs soient bien ouvertes et bien étendues dans leur situation naturelle » (p. 145).
Judicieusement arrangée, la plante séchée deviendra l’image fidèle de la plante vivante. Dans sa propre pratique, Rousseau ne ménage pas ses efforts pour donner cette illusion-ci. Il se compare lui-même à un peintre en miniature, lorsqu’il compose un herbier (voir Léchot, 2012b). Une des principales difficultés qu’il rencontre consiste à conserver la couleur de la corolle que le processus de dessiccation altère souvent. La fleur est à la fois « une des parties qui » rendent les plantes « reconnaissables, et par lesquelles un herbier est agréable à voir » (Rousseau, 2012b, p. 143). Aussi la fleur est-elle à l’herbier ce que le visage du modèle est au portrait peint : l’artiste redouble d’attention au moment de la reproduire. En tenant compte de son pouvoir mimétique et des compétences qu’il mobilise, l’herbier ne transforme pas seulement une science de mots en science de choses ; il met la botanique au service de la formation du goût et, en complément du dessin, il démarre l’éducation artistique de l’enfant. Sur ce point, une fois de plus, Rousseau envisage l’éducation de Madelon sur le long terme. La petite fille n’est pas encore prête à fabriquer elle-même un herbier : « Voici une grande occupation qui de loin se prépare pour notre petite amatrice », écrit Rousseau à Madame Delessert, « car quant à présent et pour quelque temps encore, il faudra que l’adresse de vos doigts supplée à la faiblesse des siens » (Rousseau, 2012b, p. 143).
Conclusion
La pédagogie que Rousseau met en œuvre dans ses Lettres sur la botanique est doublement irriguée par sa propre expérience d’apprenant confronté à des difficultés et par les théories qu’il a formulées dix ans plus tôt dans Émile. Telle qu’elle est enseignée et pratiquée par ses contemporains, la botanique lui apparaît comme une science de mots. Elle forme un tissu de noms savants et de phrases latines dont l’élève charge sa mémoire pour s’orienter dans les flores imprimées et dans les nombreux systèmes de classification qui coexistent au 18e siècle. Cependant, tandis que l’auteur d’Émile écarte le blason et les autres sciences de mots de son programme pédagogique, l’auteur des Lettres sur la botanique procède à une petite révolution. Il ne se contente pas de renverser la perspective, en plaçant le spécimen au centre de son enseignement et en faisant de la botanique une science de choses, mais il met cette science au profit d’une éducation négative beaucoup plus vaste. La botanique exerce le corps et apprend à observer la nature par soi-même. Cet exercice de la vue et du jugement par les sens contribue à la formation de la raison sensitive et assoit ainsi les fondations sur lesquelles s’érigera bientôt le grand édifice de la raison intellectuelle. En même temps que le jugement, elle dirige la sensibilité et forme le goût de l’élève au contact de belle nature. Enfin, une leçon de botanique se présente comme une leçon de morale, non parce qu’une telle science enseigne des vertus, mais parce qu’elle empêche les vices de germer. Dans le cas de Madelon, cette discipline traditionnellement masculine qu’est la botanique contribue paradoxalement à l’éducation de la future femme et de la future mère, en lui présentant le modèle simple d’une société dont la famille est le noyau.
Si Émile ne contient aucun développement sur la botanique, notons pour terminer que les métaphores végétales y sont fréquentes. Rousseau parle de l’enfant comme d’une plante ou d’un fruit. Aux précepteurs trop pressés de faire grandir leurs élèves, il demande : « Regardez tous les delais comme des avantages ; c’est gagner beaucoup que d’avancer vers le terme sans rien perdre ; laissez meurir l’enfance dans les enfans : […] » (Rousseau, 1969, p. 324). L’auteur insiste : Émile doit parvenir « à la maturité de l’enfance » (p. 423), avant de basculer dans la puberté et de marcher vers l’âge adulte. Ainsi, le gouverneur idéal d’Émile est une sorte de botaniste. Comme le botaniste, ce maître consacre l’essentiel de son temps à observer l’enfant dans son environnement, sans trop le protéger, sans trop le gêner. Comme la plante, l’enfant doit pousser de lui-même, presque sans intervention de l’homme, sinon pour écarter les mauvaises herbes qui risqueraient de nuire à son développement. Telle est la leçon d’Émile. Tel est aussi le fruit que Madame Delessert peut tirer des Lettres sur la botanique. Rousseau le dit et le répète à son amie : la botanique est affaire de patience. Dans ce domaine comme dans celui de l’éducation, la temporalité de l’activité est déterminée par celle de l’objet qui nous occupe. Le botaniste attend la saison d’observer et de cueillir la fleur ; il se soumet au rythme que lui impose la nature.