Introduction
Le Squiggle Game est une méthode de dessin formalisée par Winnicott (1971), pédiatre et psychanalyste britannique reconnu entre les années 1940 et 1970, dont l’ambition première était de produire « un test à la thérapie » pour les patients enfants et adolescents, qui, ultérieurement, pouvaient nourrir le désir d’investir un travail analytique. La méthode est originale, car elle mobilise la participation libre et active de l’analyste, qui dessine en psychothérapie, mais également, car les squiggles sont interprétés en fonction de la formation du self et de sa maturité affective et corporelle. Le patient et l’analyste dessinent avec les ressources de leurs propres individualités, puis découvrent et/ou en recomposent les parties dans l’actualité des séances. L’exemple le plus célèbre est celui du serpent, que Winnicott ne considérait pas comme un symbole du pénis, mais comme le représentant d’un self primitif, « n’ayant pas encore de bras, pas encore de jambes, ni rien d’autre qu’un corps sinueux » (Dethiville, 2013, p. 35). Cette interprétation insiste sur la conception d’un self profondément charnel et corporel, déterminé par les lieux du corps et leur fonctionnement, les plaisirs charnels et les interrelations entre les corps.
Cet article interroge ainsi la portée pédagogique du Squiggle Game dans les apprentissages artistiques. Nous considérons aujourd’hui que l’intégration des enjeux affectifs et corporels constitue un défi dans les apprentissages artistiques. Nous soutenons que l’expérience du corps dans une activité de dessin partagée favorise un processus de co-construction permettant le développement et l’acquisition d’un savoir-faire graphique inattendu et d’une forme de créativité en dessin. Nous proposons pour cela un double aménagement : d’une part, une modification de la règle classique du Squiggle Game dans le but de favoriser sa dimension psychocorporelle ; d’autre part, sa transposition en situation d’apprentissage.
Pour illustrer et discuter nos propositions de recherche, nous présentons une littérature pluridisciplinaire en psychanalyse et en sciences de l’éducation sur le Squiggle Game, puis sur le dessin dans l’enseignement. Nous interrogeons la place et la fonction du corps dans l’activité de dessin et le processus de co-construction entre les dessinateurs, particulièrement en articulant les travaux de Winnicott sur le psyché-soma (Winnicott, 1949, 1988) et la notion de corps apprenant (Mauss, 1950/2013 ; Leroi-Gourhan, 1964a ; Lurçat, 1971, 1979, 1983 ; Picard, 2013 ; Picard et Zarhbouch, 2014 ; Morel et al., 2015 ; Tortochot, 2022). Ils intègrent le geste spontané (Winnicott, 1960 ; Winnicott et Rodman, 1987), la spatialité et la rythmicité, comme la technique dans la relation à l’instrument et au matériau du dessin. Nous explicitons ensuite un dispositif de recherche qualitatif développé en France dans une classe d’élèves âgés de 16 à 18 ans en lycée professionnel qui étudient le design graphique. Deux binômes de dessinateurs entre élèves et entre un élève et l’enseignante ont été filmés et enregistrés pour documenter le processus de co-construction, c’est-à-dire les traces graphiques et leurs modalités de combinaison. Ces enregistrements ont permis un dispositif d’autoconfrontation à des extraits vidéo et audio choisis par les dessinateurs pour interroger une forme de créativité dans l’après-coup. Une analyse qualitative en appui sur le structuralisme de l’école française montre comment une symétrie relationnelle constitue un dialogue corporel pédagogique entre les dessinateurs, que ce soit entre les élèves, comme entre l’élève et l’enseignante. Elle montre également comment savoir-faire et savoir sur soi sont coextensifs dans les apprentissages artistiques. Nous verrons ainsi que la psychanalyse apporte aux sciences de l’éducation la fécondité d’un dispositif thérapeutique qui intègre les enjeux du développement psychoaffectif.
Squiggle Game et dessin
Différents paradigmes psychanalytiques ont vu le jour depuis Freud, en particulier ceux incarnés par Klein, A. Freud et Lacan. Cependant, nous centrons notre propos sur les théories singulières de Winnicott, qui a défini la psychothérapie comme un « lieu où deux aires de jeu se chevauchent, celle du patient et celle du thérapeute » (Winnicott, 1975, p. 84). Cette innovation dans la méthode fait le lien avec notre démarche de recherche qui est d’interroger la mutualité et la réciprocité dans les apprentissages artistiques et leur enseignement.
Winnicott (1964-1968, 1971) a montré que le Squiggle Game pouvait permettre de transformer un premier entretien – souvent unique – en une consultation thérapeutique, offrant au patient enfant ou adolescent de découvrir son problème du moment et à l’analyste d’entrer en contact avec le vrai self du patient. Il était nécessaire que le patient et l’analyste communiquent au travers d’une expérience ensemble dans l’espace-temps de la séance. Dès lors, ce qui est singulier dans la méthode, c’est l’alternance entre les rôles et l’engagement affectif et corporel partagé entre le patient et l’analyste. La règle est la suivante : le thérapeute exerce spontanément (parfois les yeux fermés) une trace graphique abstraite (un gribouillis) que le patient doit transformer en motif figuratif, puis c’est au patient d’exercer un tracé abstrait et à celui du thérapeute de le transformer en figure. Ainsi l’analyste trace et dessine, complète et figure, au même titre que le patient dans le but de donner sens à un informe potentiel partagé dans la relation transférentielle. Il est utile de préciser en reprenant les termes anglais que squiggle veut dire au sens littéral « signature illisible » (Dethiville, 2013). Il est formé par la combinaison des doodles (tracés libres) pendant le moment où le patient et le thérapeute explorent ce qui est au départ informe, puis il trouve son sens (en partie inconscient), quand le patient et l’analyste figurent cet informe (que cette figuration soit ou non volontaire). Contrairement à l’art dans lequel le créateur peut être entièrement seul face à sa création, la créativité winnicottienne s’explore et se signifie uniquement dans la relation à un autre qui participe au processus d’intégration.
Plusieurs auteurs ont continué de promouvoir les aspects communicationnels du Squiggle Game en raison de ses vertus thérapeutiques. Ils permettent au patient enfant ou adolescent de déplacer ses résistances transférentielles ou ses symptômes psychopathologiques (Berger, 1980 ; Claman, 1980 ; Gabel, 1984 ; Simond, 2009), au patient adulte et à l’analyste d’entrer dans des états de rêverie partagés (Boyer, 1997 ; Ogden, 1997), ou encore à l’analyste de dialoguer authentiquement et d’avoir un aperçu de la situation intérieure du patient (Branik, 2005 ; Gunter, 2018). Mais il y a également des auteurs qui promeuvent plus spécifiquement la dimension non verbale de ces aspects communicationnels. Par exemple, Stefana et Gamba (2018) définissent le Squiggle Game comme une méthode de relation et d’encouragement à l’échange mutuel, permettant de faire l’expérience de la tenue. Ils encouragent la réciprocité contenue dans la règle sous la forme suivante : « Moi un peu et vous un peu ». Ce qui permet d’intégrer activement au dispositif thérapeutique la valeur d’échanges qui ne sont pas uniquement oralisés ou verbalisés. Solano et Quagelli (2018) considèrent aussi que le premier espace de transition dans le Squiggle Game implique le caractère concret de la psychose et le potentiel de symbolisation fourni par l’analyste. Le patient psychotique peut ainsi s’appuyer sur des modes de communication non-verbaux pour transformer et symboliser des expériences traumatiques précoces qui n’ont jamais atteint la verbalisation dans la situation analytique.
Pour notre part, nous considérons que le Squiggle Game permet l’exploration d’un informe corporel, puisqu’il fait appel aux gestes spontanés et aux mouvements des dessinateurs, c’est-à-dire à la manière dont leurs corps sont spatialisés et rythmés dans (ou par) les squiggles, mais aussi à la technique imposée par la relation à l’instrument et au matériau du dessin. On sait que pour l’enfant, dessiner c’est agir et se mouvoir dans l’espace et le temps, à la fois pour transformer un environnement et apprendre de cette expérience (Lurçat et Wallon, 1987). De même que Winnicott (1975) disait que jouer c’est faire et faire à deux, dessiner suppose de faire seul ou avec un autre des gestes et des mouvements spatiaux et temporels, aussi bien au travers des postures, que des instruments et des supports de dessin (Bril, 2010). Quand l’enfant dessine, il mobilise des habiletés motrices pour exercer une recherche d’orientation dans l’espace. C’est pourquoi l’activité de dessin est envisagée comme un geste (aspect cinématique adressé) et un mouvement (aspect dynamique de l’acte de dessin) situés dans l’espace graphique et plus largement l’environnement.
On sait également que le dessin précède et se distingue de l’écriture (Bara et Gentaz, 2010), car si l’écriture suppose des automatismes pour simplifier le geste et le mouvement, afin de les rendre soutenables dans une durée délimitée pour atteindre le but de l’activité, le dessin suppose au contraire une expérience corporelle qui n’est pas nécessairement conditionnée par un but objectif, ni même une temporalité précise, mais bel et bien par la singularité du dessinateur qui participe de la création du monde (Winnicott, 1975). Par exemple, le test de « l’objet qui n’existe pas » (Picard et Baldy, 2012), dont la tâche consiste à dessiner librement des objets familiers, tels « qu’ils n’existent pas dans notre monde », montre que l’enfant parvient avec le temps à dessiner des formes de plus en plus originales. Vers 5-6 ans, l’enfant s’appuie sur des routines graphiques dans des séquences temporelles fixes qui lui permettent de dessiner des objets familiers, mais les représentations sont procédurales, indépendantes et isolées les unes des autres, ce qui peut empêcher une forme de créativité graphique. Cependant, vers 8-9 ans, la flexibilité cognitive permet à l’enfant de former des entités mentales nouvelles (par exemple, un bonhomme-cheval). Elles sont dues à des changements de position/orientation dans les liens qui les unissent et dans l’introduction d’éléments nouveaux (Picard et Baldy, 2012). Nous considérons ainsi que l’on retrouve en partie ce qui faisait la fonction thérapeutique de la créativité chez Winnicott (1971, 1975), à savoir le rassemblement des parties authentiques du vrai self, car il semblerait que la complexification des formes dessinées émerge d’une articulation de plus en plus élaborée des parties du corps. Le dessin consiste donc en une construction et une spatialisation singulière du corps, ainsi qu’en une activité instrumentée à visée symbolique (Adi-Japha, Berberich-Atzi et Libnawi, 2010).
Psyché-soma et corps apprenant
Le corps a toujours été une préoccupation clinique chez Winnicott et même une préoccupation inaugurale. Il a inventé une méthode de dessin qui intègre ce qu’il a théorisé avec le développement psychoaffectif. Pour lui, c’est l’unité fondamentale entre la psyché et le soma qui va donner naissance au self de l’enfant et accroître une maturité affective et corporelle. Il considère qu’au tout début de son existence, la psyché est « une élaboration imaginative » (Winnicott, 1988, p. 32) déterminée par le corps, voire un inconscient corporel, ses fonctions, la peau et l’érotisme musculaire, les nouveaux lieux du corps et toutes les expériences continues de l’individu dans ses rapports à l’environnement. Mais ce corps est mouvant, il a donc besoin d’intégrer, régulièrement, les parties, les sensations et les fonctions somatiques qui se transforment et demeurent en attente d’exploration, puis de mots. Au départ, l’enfant imagine son propre corps depuis ses rapports au corps maternel et plus globalement à l’environnement parental, qui est utilisé comme un miroir vivant (Winnicott, 1975). Puis ces rapports évoluent au moment de l’adolescence et de la puberté, car elles engagent l’adolescent dans des expériences psychosomatiques et des relations à l’environnement renouvelées. Elles imposent à l’adolescent de redéfinir un corps, tout en partant à la conquête d’un nouveau self (Winnicott, 1975). Abram (2003) a exploré un matériel clinique implicite chez Winnicott, montrant comment certaines patientes adolescentes articulaient ce qui arrivait à leur self en même temps qu’à leur corps. En France, il existe un modèle des processus psychiques adolescents proposant le double concept de « pubertaire » et d’« adolescens » (Gutton, 1991, 1996), dont les enjeux sont la sexualisation psychique, la sexuation du corps et la construction du genre. On peut considérer dans ce modèle que le pubertaire impose à la psyché ce que la puberté impose au corps, d’abord et avant toute chose, car le corps se transforme, s’inscrit dans un genre et mature. L’adolescent ne peut plus seulement imaginer son corps dans la continuité du corps maternel, mais dans la rencontre du corps de ses pairs et du partenaire amoureux. Que ce soit au moment de l’enfance ou de l’adolescence, le fonctionnement psyché-soma montre comment le sujet a toujours besoin d’un autre pour imaginer en écho et/ou en écart ce qui lui échappe de son corps ou constitue une nouveauté.
Dans son ouvrage « La consultation thérapeutique et l’enfant » (1971), Winnicott décrit plusieurs cas cliniques d’enfants et d’adolescents avec qui il dessine, par exemple ceux de Iiro et Hesta, un enfant de 9 ans et une adolescente de 16 ans. Iiro souffrait d’une difformité aux mains et Hesta présentait des symptômes mélancoliques apparus lors de sa première menstruation. Il est alors significatif de repérer comment des formes corporelles et/ou animales sont dessinées par les patients et Winnicott lui-même, puis comment ces formes explorent une part de leurs problématiques actuelles : patte de canard et main déformée pour Iiro, couple sexué pour Hesta. On peut ainsi remarquer que la manière dont les dessinateurs font l’expérience de leurs corps configure les squiggles, comme on peut aussi remarquer que les squiggles constituent un dialogue graphique entre les dessinateurs (Chevalier et al., 2020). Cela est également observé chez les dessinateurs professionnels, car le dessin constitue une confrontation individuelle à la matière, ainsi qu’une confrontation à soi (Bamberger et Schön, 1983 ; Schön, 1992 ; Fraenkel, 2018). Les dessinateurs professionnels pensent spatialement à leurs dessins à partir du moment où ils ressentent et ont accès à une connexion physique avec ce qu’ils imaginent (Cooper, 2018). Leurs compétences en dessin évoluent également avec la compréhension des émotions et des impressions (Bonoti et Misalidi, 2015). Ils ne se limitent pas à l’apparence de ce qu’ils représentent, mais au contraire « racontent corporellement » ce qu’ils imaginent en combinant les mains et le corps, la vision avec le geste et le mouvement. Il s’agit de cognition encorporée.
Complémentairement à cela, le dessin informe sur le corps apprenant du dessinateur, compris à la fois comme « objet technique », mais aussi comme « corps instrumenté » par la technique (Mauss, 1950/2013 ; Leroi-Gourhan, 1964a ; Lurçat, 1971, 1979, 1983 ; Picard, 2013 ; Picard et Zarhbouch, 2014 ; Morel et al., 2015 ; Tortochot, 2022). La technique suppose de faire avec l’instrument et le matériau du dessin mis en action par nécessité incontrôlée (Rabardel, 1995), ce qui revient à faire certains gestes instrumentaux nécessaires à la réalisation graphique et à intégrer les limites inhérentes à la technique. Pourtant, la place et la fonction du corps des élèves, comme les interactions entre apprenants, sont peu prises en compte et peu documentées dans les apprentissages artistiques, alors qu’elles jouent un rôle essentiel et sont constantes, mais observées à la marge, dans une situation d’enseignement-apprentissage (Tortochot, 2022). Enseigner le dessin, comme apprendre le dessin, consisterait à favoriser dans la situation d’enseignement-apprentissage les expériences passées et actuelles d’individus qui ont plus ou moins encorporé l’espace graphique grâce à des schèmes complexes (Rabardel, 1995) et des automatismes (Picard et Baldy, 2012). Une activité de dessin partagée, comme l’initie en particulier le Squiggle Game, semblerait être une méthode efficiente pour permettre à deux dessinateurs de se confronter au corps apprenant d’un autre, instrumenté différemment par la technique. Bien que la différence imposée par l’autre puisse être vécue parfois comme un empêché d’agir (Clot et Simonet, 2015) en raison de la divergence (Bonnardel et Didier, 2016), elle pourrait également être vécue comme une valorisation (Focillon, 1934/2015). Ne pas converger tout à fait dans la même direction serait ainsi pédagogique.
Pour favoriser la dimension psychocorporelle de la méthode du Squiggle Game, nous avons modifié la règle classique de la méthode winnicottienne qui rencontre deux limites : la rapidité d’exécution et l’impératif figuratif. Elles peuvent parfois générer de la censure ou de l’inhibition, mais aussi la multiplication de figures conventionnelles ou banales. Pour suspendre temporairement l’émergence des figures et encourager plus de spontanéité gestuelle et corporelle dans la relation entre les dessinateurs, nous avons proposé la règle suivante : les dessinateurs tracent des traits libres et abstraits à tour de rôle, autant de fois qu’ils le souhaitent (Chevalier, 2020, 2021). Il n’y a donc plus de figuration qui soit obligatoire. Cette nouvelle règle a aussi trois conséquences : premièrement, elle allonge le temps de production d’un squiggle, car l’intentionnalité figurative est atténuée au profit d’une abstraction maintenue plus longtemps ; deuxièmement, elle génère des figures corporelles et/ou animales parfois surprenantes ou littéralement interprétatives, car elles ne deviennent volontaires que dans l’après-coup ; troisièmement enfin, elle engage des identifications croisées importantes entre les dessinateurs, qui s’imitent, s’opposent et/ou se complètent dans les figures, ce qui produit entre eux des affects comme l’étonnement et la surprise, voire même la jubilation.
Dispositif de recherche qualitatif : prétest, test et autoconfrontation
Notre dispositif de recherche qualitatif a été développé en France dans une classe d’élèves âgés de 16 à 18 ans en lycée professionnel qui étudient le design graphique. Il a compté trois phases distinctes : un prétest, un test et un temps d’autoconfrontation.
Le prétest a permis de s’assurer que le Squiggle Game, dans sa dimension de nouveauté, serait réalisable auprès des élèves et leur enseignante. Tous ont dessiné pendant le prétest, ce qui a permis aux chercheurs de s’assurer des conditions de l’expérience dans la classe et le temps de cours, ainsi que de l’enregistrement vidéo et audio des binômes de dessinateurs. Puis le test a été réalisé à l’échelle de la classe dans le temps imparti d’une heure pour tous les dessinateurs impliqués (élèves et enseignante). Tandis que tous les élèves ont réalisé des squiggles au sein de binômes interchangeables, deux binômes de dessinateurs ont été filmés et enregistrés : un binôme entre élèves et un binôme entre un élève et l’enseignante. Ils ont été filmés et enregistrés de deux points de vue différents. Le premier point de vue a fait face au binôme afin de renseigner les interactions, c’est-à-dire les gestes, les mouvements et les paroles entre les dessinateurs. Le second point de vue a été placé au-dessus des épaules des dessinateurs afin de documenter le processus de co-construction du dessin. Les binômes filmés et enregistrés l’ont été sur un temps de 30 minutes. Enfin, le temps d’autoconfrontation a été réalisé à partir du montage des vidéos et des squiggles correspondants par binôme et de leur présentation aux dessinateurs concernés, afin qu’ils choisissent un extrait à partager avec les chercheurs. Il s’appuie sur la confrontation de celle ou celui qui dessine avec l’extrait vidéo choisi par elle ou lui en présence du chercheur. Cette étape est appelée autoconfrontation simple.
Notre matériel de recherche comprend donc l’enregistrement vidéo et audio des deux binômes de dessinateurs, tous les squiggles réalisés et l’enregistrement vidéo et audio des autoconfrontations.
Méthode d’analyse qualitative
Nous mobilisons le socle du structuralisme de l’école française (Lévi-Strauss, 1958 ; Barthes, 1966 ; Foucault, 1966), en particulier les travaux de Leroi-Gourhan (1964b) et Arasse (1992/1996, 1997), pour analyser les squiggles. Le structuralisme part de l’hypothèse que le discours ne se réduit pas à la forme orale et sonore, mais que le dessin en lui-même peut être considéré comme un discours. Cela est même renforcé avec la méthode du squiggle, en ce qu’elle formalise un espace d’adresse à un autre, où il y a deux dessinateurs. L’un et l’autre s’adressent les motifs, lesquels s’accompagnent d’effets de nomination et de sens, que ce soit quand l’un nomme un motif ou que l’autre propose une interprétation qui s’en approche ou au contraire s’en éloigne, ou encore quand les dessinateurs se demandent réciproquement ce que chacun voit dans les squiggles. Les squiggles s’accompagnent nécessairement d’une construction signifiante chez les dessinateurs, qu’elle soit intérieure ou communiquée dans la relation qui les unit au moment du dessin. En ce sens, les motifs sont nécessairement dialogiques, en plus d’être transférentiels. Ainsi, le structuralisme permet d’analyser l’architecture formelle des squiggles, ce qui revient à se décaler de leur sens premier et de leur thème pour y lire plutôt le mode de leur genèse et de leur combinaison. Le dessin comme discours peut donc suivre la logique de la double articulation du langage (Saussure, 1966), puis de la liaison entre signifiant et signifié, enfin de la distribution sur les axes synchronique et diachronique. C’est bien en cela d’ailleurs que le dessin relève de la logique saussurienne en étant d’abord composé d’unités combinées (traits et couleurs) qui s’organisent ensuite en signifiants (dont le sens dépend du contexte et des références des dessinateurs) et qui enfin en se déployant dans l’espace de la feuille et dans le temps produisent un dialogue graphique.
La double articulation du langage
Pour ce qui est de la double articulation, les squiggles sont d’abord organisés par les tracés libres et abstraits sur le premier niveau d’articulation, qui pour une majorité d’entre eux constituent des courbes ou des traits qui vont s’entremêler, ou encore des points ou des ronds. Puis les tracés libres et abstraits vont se combiner sur le deuxième niveau d’articulation, par imitation, opposition et/ou complémentation, pour donner lieu à des motifs plus ou moins complexes, souvent répétitifs dans un squiggle et d’un squiggle à l’autre.
La liaison entre signifiant et signifié
En ce qui concerne la liaison entre signifiant et signifié, les motifs incarnent de véritables signifiants graphiques. Par exemple, deux points s’ajoutent dans un cercle, ce qui transforme le tout en un visage. Le signifiant c’est donc le motif issu de la double articulation et le signifié le nom donné au motif, voire à la série des motifs, par l’un et/ou l’autre dessinateur.
Les axes diachronique et synchronique
Quant aux axes diachronique et synchronique, les squiggles se co-construisent sur l’axe chronologique rythmé par le chacun son tour, ils ne sont pas à lire uniquement depuis leur état final ou achevé, mais comme un travail en cours dont les effets sont variables en fonction des états de la réalisation. Néanmoins, ce fil diachronique a son point net de suspension au moment choisi par l’un et/ou l’autre dessinateur. L’axe synchronique comprend quant à lui la série des motifs qui se répètent dans un squiggle et d’un squiggle à l’autre.
Motifs et règles graphiques de combinaison
Pour analyser les squiggles, il faut donc extraire les motifs répétitifs et les parties qui les organisent, ainsi que leurs liens logiques d’articulation. Ici, nous nous intéressons particulièrement aux motifs corporels et animaux et aux parties qui les composent, comme les yeux, le nez, la bouche et les membres, ou encore les lignes d’horizontalité qui organisent les distinctions entre parties hautes et basses du corps et les lignes de verticalité qui organisent les symétries entre parties droites et gauches du corps. Quant aux liens logiques d’articulation, il s’agit de règles précises en graphisme au travers desquelles les tracés libres et abstraits vont se combiner en motifs. Nous intégrons pour ce travail particulièrement deux règles graphiques de combinaison : le redoublement qui consiste à retracer une partie ou l’entièreté d’un motif et la symétrie axiale qui est une reproduction en miroir d’un motif avec un renversement de latéralisation ou de sens (par exemple, le profil gauche d’un personnage bascule en un profil droit).
Cependant, d’autres règles graphiques existent comme la translation qui est le glissement d’un même motif sur un axe (matérialisé ou imaginaire), la rotation (ou le renversement qui peut en être une forme) qui est la bascule d’un motif à partir d’une pointe ou d’une courbe, en sorte que l’on retrouve ce motif déplacé par rapport à l’original, ou la symétrie centrale (plus rare) qui est un exercice de style particulier en démultipliant les effets de miroir renversés.
Imitation, opposition, complémentation
En plus des motifs et des règles graphiques de combinaison, il faut également observer le ou les modes relationnels entre les dessinateurs. L’imitation entre les dessinateurs est régulière, c’est pourquoi il est important d’en repérer les ruptures avec l’opposition et la complémentation. L’opposition s’observe quand les dessinateurs exercent des traces graphiques ou des motifs opposés, ou encore quand ils occupent des espaces différents du dessin (par exemple, des traits en opposition aux courbes, une grimace en opposition à un sourire, l’espace gauche en opposition à l’espace droit, l’espace bas en opposition à l’espace haut). Enfin, la complémentation s’observe quand les dessinateurs complètent ensemble un motif, sans que cette complémentarité traduise de l’imitation ou de l’opposition (par exemple, l’un fait les contours du visage et l’autre les yeux, l’un ajoute la bouche et l’autre les sourcils).
Analyse structurale des squiggles
Nous proposons une analyse structurale de deux séries de squiggles appelées A et B. Nous l’enrichissons des enregistrements vidéo et audio ainsi que des autoconfrontations, pour retranscrire la chronologie des motifs et le discours des dessinateurs au moment du dessin et dans l’après-coup. La série A est composée de quatre squiggles numérotés de A1 à A4. Les deux dessinateurs filmés et enregistrés pour cette série sont deux élèves renommés Barbara et César. La série B est composée de quatre squiggles numérotés de B1 à B4. Les deux dessinateurs filmés et enregistrés pour cette série sont un élève et l’enseignante renommés Maël et Lola.
La série A : Barbara et César (deux élèves)
Dans cette série de quatre squiggles, Barbara et César donnent à voir un processus de co-construction en deux temps. D’abord ils dessinent successivement des traits et des courbes abstraits les uns sur les autres, jusqu’à ce que l’un ou l’autre observe surgir un motif. Puis ils redoublent à tour de rôle certains d’entre eux pour faire apparaître le motif au regard de l’autre. On peut ainsi considérer que les motifs surgissent littéralement d’un coup par un redoublement tardif ou de dernier recours. Cela génère entre Barbara et César de la surprise et de la jubilation. Les motifs répétitifs alternent entre des animaux et des visages humains. César et Barbara redoublent d’abord l’unité corporelle des motifs comme le tronc, les membres et les contours du visage, puis ils les complètent en figurant les détails comme les yeux et les sourcils. Ce double mouvement dans lequel l’unité corporelle est toujours dessinée en premier renforce que les motifs sont saisis dans leur globalité et non pas par étape. L’unité corporelle des motifs est donc fondamentale entre Barbara et César. Elle leur permet de les reconnaître et de les investir presque dans une même temporalité.
Dans le squiggle A1, c’est d’abord César qui redouble en rouge certaines traces graphiques pour faire apparaître un animal. Il redouble toutes les traces graphiques qui lui permettent de délimiter l’unité corporelle de l’animal, c’est-à-dire le tronc, les contours de la tête et les pattes. Puis c’est Barbara qui figure les yeux et la bouche de l’animal avec deux points et un trait. César redouble à nouveau en rouge l’unité corporelle de l’animal, puis il utilise la couleur bleue pour redoubler la queue et la partie d’une patte de l’animal. Il redouble enfin les yeux et la bouche, transformant les points de Barbara en des traits épais. C’est à ce moment-là qu’ils considèrent ensemble que le squiggle est terminé.
Dans le squiggle A2, c’est à nouveau César le premier qui redouble en bleu certaines traces graphiques pour faire apparaître ce qu’il nomme une tête de poisson. C’est le motif du milieu complètement redoublé en bleu. Il commence par redoubler les contours de la tête puis le rond pour figurer l’œil. Il recourt au même procédé que durant le squiggle précédent en redoublant d’abord l’unité corporelle. Barbara et César recommencent ensuite à dessiner des traces graphiques abstraites sur le côté droit de la feuille. À ce moment-là, Barbara dessine en bleu et César en rouge. Puis César rit d’un coup, dit qu’il voit des yeux, un nez et des lunettes. Cependant, c’est Barbara qui en prenant le feutre de César complète les lunettes en dessinant une branche de chaque côté. Puis elle reprend le feutre bleu et figure les yeux par deux points et les sourcils par deux courbes. César prend alors le feutre bleu de Barbara pour redoubler les contours des yeux et du nez. Puis il reprend le feutre rouge pour redoubler les deux branches des lunettes. Barbara et César recommencent enfin à dessiner des traces graphiques abstraites sur le côté gauche de la feuille. Barbara dessine toujours en bleu et César en rouge. Puis César redouble à nouveau en premier l’unité corporelle d’un animal, tandis que Barbara le complète en ajoutant un point et un trait pour figurer l’œil et le sourcil. César redouble encore l’unité corporelle de l’animal. C’est là qu’ils considèrent que le squiggle est terminé.
Dans le squiggle A3, Barbara dessine en bleu et César en rouge. Après plusieurs échanges verbaux, c’est Barbara qui nomme pour la première fois le motif qu’elle observe surgir. Il s’agit du motif central qu’elle considère être un rhinocéros, avant que César ne dise qu’il ressemble plutôt à une souris. C’est encore Barbara la première qui ferme le motif en dessinant le contour de la tête et l’œil. César se charge quant à lui d’ajouter un autre détail, l’oreille de la souris. Puis il prend le feutre bleu de Barbara pour redoubler le contour de la tête et redouble enfin avec son feutre rouge le tronc et la queue. Il redouble également les deux pattes de la souris sous l’impulsion de Barbara. Ils recommencent ensuite à dessiner des traces graphiques abstraites les unes sur les autres sur la partie droite de la feuille. Puis Barbara dit voir un poisson. C’est ainsi Barbara qui redouble à nouveau les contours du poisson et qui ajoute un point pour l’œil et un trait pour fermer la tête. Il s’agit du premier poisson en bas à droite. Pour la première fois, César ne redouble aucun trait de ce motif. Puis ils recommencent à dessiner des traits abstraits au-dessus du poisson. Rapidement, Barbara dit voir un nouveau poisson. Elle recourt au même procédé que pour le motif précédent et redouble les contours du poisson, ajoutant un trait pour fermer la tête et un point pour l’œil. À nouveau, César ne redouble aucune trace graphique de ce motif. Puis Barbara dessine un tracé abstrait sur la partie gauche de la feuille. D’emblée, César dit voir un oiseau. C’est la première fois que l’un d’eux observe surgir un motif à la suite d’un unique tracé libre et abstrait dessiné par l’autre. C’est ainsi César qui dessine les détails, des courbes pour l’aile et un point pour l’œil. Ce motif est entièrement co-construit par complémentation, il constitue le premier motif à ne pas être co-construit par redoublement. Nous n’analysons pas les traces graphiques abstraites dessinées en dernière intention au-dessus de la souris, car elles ne constituent ni un motif corporel, ni un motif animal.
Pendant les autoconfrontations, Barbara et César reviennent en particulier sur ce squiggle. Barbara précise qu’elle voit au départ un rhinocéros et seulement après une souris quand César le lui signifie. Elle dit alors que dessiner à deux permet de découvrir ensemble des formes différentes, car César et elle ne voient pas forcément les mêmes choses. Elle dit d’ailleurs qu’elle découvre souvent une forme grâce à César. César dit quant à lui qu’il découvre constamment des formes dans les squiggles. Il dit même que Barbara et lui sont « stupéfaits » que des formes puissent émerger du hasard.
Dans le squiggle A4, Barbara dessine en bleu et César en rouge. Rapidement, César observe surgir la tête d’un serpent. Il complète le motif avec la langue et l’œil, sans recourir au redoublement des contours de la tête. Puis ils recommencent l’un après l’autre à dessiner des traces abstraites au-dessus de l’animal. Barbara dit voir une bouche, mais au même moment, César dit voir autre chose. Ainsi il redouble en rouge certaines traces graphiques pour faire apparaître les yeux et l’oreille de la tête d’un personnage. Barbara éprouve de la surprise. Puis César prend le feutre bleu de Barbara pour redoubler une part des contours de la tête. Puis Barbara reprend le feutre bleu à César pour redoubler le reste. Elle prend également le feutre rouge pour accentuer la bouche du personnage et en faire une grimace. À ce moment-là, Barbara rit, car elle dit voir le visage d’une personne âgée. Elle dit aussi que la tête de serpent peut représenter tour à tour le corps ou la main du personnage. César dit à son tour voir un autre personnage de profil. Ils se montrent l’un l’autre ce qu’ils voient en cachant une part du motif, jusqu’à dire que le squiggle est fini.
Barbara et César reviennent souvent dans les autoconfrontations sur le plaisir qu’ils ont eu à dessiner ensemble. César précise même que dessiner seul impose souvent trop de concentration, alors que dessiner à deux facilite une décontraction.
Notre analyse structurale montre que Barbara et César sont très complémentaires dans le processus de co-construction des squiggles. Ils se partagent la composition des motifs, comme ils s’échangent régulièrement les feutres. Il est également important de remarquer une évolution dans le processus de co-construction. Durant les deux premiers squiggles (A1 et A2), les rôles entre Barbara et César sont exclusifs l’un de l’autre, puisque c’est toujours César qui redouble l’unité corporelle des motifs et Barbara qui ajoute les détails. Cependant, durant les deux derniers squiggles (A3 et A4), ils se partagent les rôles. Barbara, au même titre que César, redouble l’unité corporelle des motifs, comme César, au même titre que Barbara, ajoute des détails. Il est aussi important de remarquer que cette réciprocité nouvelle s’observe dans le même temps où certains motifs sont co-construits par complémentation (l’oiseau dans le squiggle A3 et le serpent dans le squiggle A4) et non pas uniquement par redoublement. On peut donc considérer que Barbara et César apprennent ensemble à découper l’espace du dessin, puisque les motifs ne procèdent pas de la transformation des tracés libres et abstraits, mais d’une extraction parmi les traces. Nous proposons que ce soient les limites et la fermeture du corps qui orientent le processus de co-construction des squiggles entre Barbara et César.
La série B : Maël et Lola (un élève et l’enseignante)
Dans cette série de quatre squiggles, Maël et Lola ne respectent pas tout à fait la règle énoncée, car ils ont tendance à figurer rapidement un ou plusieurs motifs. Ils dessinent un à deux traits abstraits, voire trois, puis Maël ou Lola initie une première figuration. Il est même important de préciser que les traits sont toujours tous utilisés dans la composition des motifs, de même que l’espace de la feuille. Les motifs répétitifs alternent entre des animaux et des personnages humains. Ce sont les parties corporelles partielles du visage (contours et œil) qui définissent les motifs et orientent la dynamique des squiggles. Contrairement à Barbara et César, Maël et Lola co-construisent les motifs à partir de leurs détails corporels et non pas à partir de leurs unités. Ils co-construisent les motifs, soit par complémentation (une fois l’œil ou les contours dessinés, l’un ou l’autre complète les parties corporelles du motif), soit par imitation (une fois l’œil ou les contours dessinés, l’un et l’autre dessinent en miroir les parties corporelles hautes et basses, droites et gauches du motif). Les motifs sont donc principalement co-construits sur l’axe de la verticalité et de l’horizontalité.
Dans le squiggle B1, Maël dessine en violet et Lola en rose. Maël trace le premier trait abstrait puis Lola le second. Puis Maël initie la première figuration en dessinant un aileron. Le motif en bas du dessin devient donc un poisson. Puis Lola ajoute trois traits et un point pour représenter les branchies ainsi que l’œil et Maël une courbe pour représenter le sourire. Lola dessine enfin le second aileron et ferme la queue du poisson. Ce premier motif est entièrement co-construit par complémentation. Maël dessine ensuite à lui seul le bateau sur le dos du poisson et Lola à elle seule le petit bonhomme sur le dos de l’aileron. Il représente un surfeur, avec l’idée d’un mouvement. Maël exécute ensuite un tracé libre au-dessus du poisson et Lola trois petits bonhommes sur le tracé libre. Maël marque en cet instant un temps de réflexion. Puis il boucle son propre trait sur la droite et ajoute en dessous un trait en zigzag. Lola marque à son tour un temps de réflexion. Puis elle propose à Maël de laisser le squiggle en l’état, avant de colorier en rose la coque du bateau. Maël est d’accord.
Dans le squiggle B2, Maël et Lola échangent leurs feutres. Maël dessine donc en rose et Lola en violet. Lola commence et exécute une multitude de gribouillis sur la partie gauche du dessin. Puis Maël exécute plusieurs traits roses en bas à droite du gribouillis, excepté la grande courbe rose. Immédiatement alors, Lola initie la première figuration en dessinant deux yeux, une bouche et une cigarette, de sorte que la multitude de gribouillis qu’elle avait exécuté auparavant se transforme en fumée. Maël et Lola rient en cet instant. Puis Maël complète l’animal en représentant son dos par la grande courbe rose. Ce motif est donc co-construit par complémentation. Lola dessine à nouveau une multitude de gribouillis de sorte à faire un cercle. Maël réfléchit un instant. Puis il dessine un premier losange à droite dans le cercle. Lola réfléchit à son tour. Puis elle dessine le rectangle et les courbes sur le dos de l’animal. Comme dans leur premier squiggle, on peut remarquer que les motifs sont superposés. Maël dessine ensuite un second losange à gauche dans le cercle, puis le relie au premier par une courbe. Lola initie alors la deuxième figuration en dessinant deux yeux par un gros rond et deux traits. Puis elle écrit le mot « Monstre ». C’est en cet instant qu’ils considèrent que le squiggle est terminé.
Pendant les autoconfrontations, Maël revient particulièrement sur ce squiggle, car il le considère comme porteur d’un message le concernant à propos de la cigarette.
Dans le squiggle B3, Maël dessine en marron et Lola en violet. Maël dessine le premier tracé libre vers le bas du squiggle, puis Lola le complète immédiatement en dessinant une courbe et un rond pour représenter le contour d’une tête de lapin et un œil. Elle initie la première figuration. Pendant les autoconfrontations, Lola dit d’ailleurs que Maël et elle convergent souvent vers la même direction à partir d’un détail. Elle reprend notamment en exemple ce moment quand elle dessine l’œil du lapin. Puis Maël dessine les côtés d’un chapeau sur la tête du lapin, alors Lola le complète en le fermant par le haut et en ajoutant une étoile. Maël dessine ensuite deux traits abstraits en bas sur la droite. Lola complète à nouveau le lapin en représentant l’oreille et le dos. Puis Maël représente la queue en faisant un gros gribouillis sur la droite. Lola dessine enfin les narines du lapin par deux petits traits. Elle dessine ensuite une tortue sous le lapin en dessinant les contours du corps et de la tête, les pattes et l’œil. Elle initie à nouveau une deuxième figuration. Maël la complète en dessinant le quadrillage de la carapace. Puis Lola exécute trois traits à droite de la tortue pour initier une nouvelle fois l’idée d’un mouvement. C’est en fait une illustration de la fable de Lafontaine « Le lièvre et la tortue ». Elle poursuit cette illustration en dessinant un chemin en haut sur la droite et Maël en dessinant la patte du lapin sur la droite. Comme elle l’avait fait pour la tortue, Lola dessine en cet instant trois traits à droite de la patte du lapin pour initier l’idée d’un mouvement. Puis elle dessine trois arbres sur chacun des côtés de la route et un arbre plus grand sur la gauche de la tortue. Le lapin et la tortue sont donc co-construits par complémentation, avec les marques d’un mouvement du haut vers le bas, ainsi qu’un mouvement de la droite vers la gauche. Cela renforce leur articulation sur les axes de la verticalité et l’horizontalité.
Lola et Maël reviennent tous les deux sur ce squiggle pendant les autoconfrontations. Lola affirme que Maël et lui se sont « trouvés » pendant les squiggles, alors que d’ordinaire elle considère qu’il a des difficultés à dessiner. Elle revient notamment sur le moment où Maël dessine la patte du lapin, car il poursuit selon elle l’idée de mouvement qu’elle a tenté d’initier. Quant à Maël, il dit que cela lui a plu de dessiner avec Lola, cela lui a permis de se confronter à la façon de dessiner d’un autre et à sa personnalité. Il dit avoir lui aussi apprécié de dessiner des éléments graphiques donnant une impression de déplacement et de mouvement, plus encore que cela semble représenter pour lui une capacité à dessiner qu’il ne se connaissait pas jusque-là.
Dans le squiggle B4, Maël et Lola échangent à nouveau leurs feutres. Maël dessine donc en violet et Lola en marron. Lola dessine un premier trait abstrait sur la gauche et Maël le reproduit de façon symétrique sur la droite. Ils constituent les contours gauche et droite du chapeau du personnage à venir. Immédiatement, Lola dessine deux traits pour figurer les sourcils du personnage et Maël deux traits plus petits sous les sourcils pour figurer les yeux. Puis Lola trace une courbe pour figurer le contour du visage et dessiner la bouche. Les traits droits dans le chapeau sont dessinés à tour de rôle par Maël et Lola de façon symétrique. Quant à l’ensemble des traits à gauche et à droite du personnage, ils sont majoritairement dessinés par Lola. Il y a donc un motif unique co-construit par complémentation et imitation au travers de la symétrie axiale.
Notre analyse structurale montre que Maël et Lola co-construisent chaque squiggle comme un tout. Cela coïncide avec trois éléments d’analyse : premièrement, une spontanéité réduite qui se traduit par des temps de réflexion ; deuxièmement, un besoin de maîtrise qui se manifeste dans l’utilisation entière des traits et de l’espace ; troisièmement enfin, l’initiation d’un mouvement et d’une perspective qui se construit avec une articulation des motifs sur les axes de la verticalité et l’horizontalité. Durant les trois premiers squiggles, il y a toujours un motif principal (le poisson dans le squiggle B1, l’animal dans le squiggle B2, le lapin dans le squiggle B3) articulé à un ou plusieurs motifs secondaires (les bonhommes dans le squiggle B1, le monstre dans le squiggle B2, la tortue dans le squiggle B3), qui sont toujours dessinés au-dessus ou en dessous des motifs principaux. Il se trouve également que leur articulation sur les axes de la verticalité et l’horizontalité s’associe toujours au mouvement et à la perspective (le bonhomme qui surfe sur l’aileron du poisson dans le squiggle B1, l’animal qui fume dans le squiggle B2, le lapin et la tortue qui font une course avec la représentation d’un chemin au loin dans le squiggle B3). Précisons que c’est toujours Lola qui en est à l’initiative.
Pendant les autoconfrontations, Lola dit s’être aperçue qu’elle se précipite à figurer des motifs, alors que Maël est plus dans l’aléatoire. Dans le squiggle B4 en revanche, on ne retrouve ni mouvement, ni perspective, mais un personnage unique et principal co-construit par complémentation et imitation sur les axes de la verticalité et l’horizontalité. On peut ainsi considérer que Lola conduit Maël à représenter du mouvement et de la perspective dans le dessin, ce qui renforce que les motifs sont co-construits essentiellement par complémentation ou imitation. Nous proposons que ce soient l’articulation entre les parties droites et gauches et hautes et basses du corps, ainsi que leur mise en mouvement, qui orientent le processus de co-construction des squiggles entre Maël et Lola.
Un dialogue corporel pédagogique entre les dessinateurs
Nous avons souhaité interroger la portée pédagogique du Squiggle Game concernant les apprentissages artistiques, afin de montrer que l’expérience du corps dans une activité de dessin partagée favorise un processus de co-construction permettant le développement et l’acquisition d’un savoir-faire graphique inattendu et d’une forme de créativité en dessin. Que ce soit au sein du binôme entre élèves (Barbara et César), ou du binôme entre l’élève et l’enseignante (Maël et Lola), nous avons pu montrer comment une symétrie relationnelle a constitué un dialogue corporel pédagogique entre les dessinateurs, car il y a eu chaque fois une « encorporation » (Cooper, 2018) du savoir-faire graphique de l’autre. Au départ, Barbara s’est laissée guider par César qui procédait uniquement par une découpe de l’espace du dessin. Cette découpe était orientée par les limites et la fermeture de motifs animaux et corporels (visages humains). Puis Barbara s’est emparée de la façon de dessiner de César, pour ainsi découper à son tour l’espace du dessin et délimiter les motifs. En ce qui concerne Maël et Lola, ils ont presque toujours dessiné des motifs animaux et des personnages humains en mouvement, parfois accompagnés d’une perspective. C’est pourquoi les motifs étaient dessinés sur les axes de la verticalité et l’horizontalité, c’est-à-dire sur les axes de l’articulation entre les parties droites et gauches et hautes et basses du corps. Lola a souvent été à l’initiative d’un mouvement et d’une perspective, tandis que Maël accueillait cette initiative en la complétant. L’exemple le plus significatif est quand il dessine la patte du lapin dans le squiggle B3, représentant ainsi une impression de vitesse que Lola complète à son tour. Nous pouvons préciser que les dessinateurs apprennent ce qu’ils ne connaissent pas de l’autre, à savoir son rapport affectif au corps quand il dessine. Nous l’avons signifié à plusieurs reprises, ce rapport affectif au corps intègre le geste spontané et le mouvement, c’est-à-dire la façon de spatialiser et de rythmer les dessins, mais aussi la technique utilisée au travers de l’instrument et du matériau du dessin. Comme les professionnels du dessin, les élèves et l’enseignante ont « raconté corporellement » (Cooper, 2018) ce qu’ils ont imaginé au contact de l’autre, ses gestes et mouvements. Ils ont appris du corps de l’autre et de sa psyché qui s’est exprimée à son insu !
Pour Barbara et César, il semble que ce soit la spatialisation, avec la découpe et l’unité corporelle, qui a été centrale, tandis que pour Maël et Lola, cela a été la rythmicité, avec le mouvement et les détails corporels. Nous avons pu constater d’ailleurs que ces tendances plus ou moins conscientes, c’est-à-dire volontaires, n’ont pas abouti à utiliser les mêmes règles graphiques de combinaison au sein des binômes. Barbara et César ont eu recours au redoublement, presque essentiellement. Maël et Lola, quant à eux, ont eu recours à la symétrie axiale, ce qui est la règle graphique la plus efficace pour organiser les axes de verticalité et d’horizontalité du dessin. En revanche, il n’y a eu aucune forme d’opposition significative au sein des binômes, qui ont dessiné par imitation et complémentation. Cela révèle que les identifications croisées (Winnicott, 1971, 1975) entre les dessinateurs sont fondamentales, malgré la divergence (Bonnardel et Didier, 2016) inhérente à toute activité de dessin partagée. Le faire avec et le faire à deux n’ont jamais contraint les dessinateurs, mais au contraire les ont valorisés dans leurs propositions. Tous les dessinateurs, y compris l’enseignante, ont rapporté le plaisir qu’ils avaient eu à dessiner avec un autre, car c’était à la fois une expérience inconnue et riche en inattendu. Il y a l’idée que celui avec qui l’on dessine peut devenir une figure idéalisée sur laquelle on s’appuie pour dessiner, que l’on imite littéralement, presque à l’image d’un moi-auxiliaire, favorisant le narcissisme des dessinateurs, qui font l’expérience d’une intimité comme impénétrable au reste du monde. Les dessinateurs ont aussi été particulièrement sensibles à la notion de hasard que leur a permis d’expérimenter, comme nous la proposons, la méthode du Squiggle Game. Barbara et César ont trouvé remarquable que des motifs émergent du hasard, comme de ne pas voir les mêmes motifs au même moment. Maël a également considéré que dessiner à deux permettait de faire se rencontrer deux personnalités différentes, ce qui lui a probablement permis d’éprouver certains squiggles comme porteur de messages singuliers. Quant à Lola, elle a éprouvé un réel plaisir à dessiner avec les élèves. Elle a même été surprise de découvrir la manière dont les élèves avaient pu s’emparer positivement de la méthode. Le développement et l’acquisition d’un savoir-faire graphique émergent donc dans la rencontre, essentiellement.
En outre, les autoconfrontations ont révélé pour tous les dessinateurs une forme de créativité dans l’après-coup. Pour Barbara et César, cela renvoie à tous les moments de surprise et même de stupéfaction devant l’émergence de motifs inattendus. Pour Maël, cela renvoie plutôt aux liens qu’il produit entre les contenus des squiggles et son histoire personnelle. Cela fait écho à ce que disait Winnicott (1975) à propos de la créativité qui intervient au moment où un squiggle ou une série de squiggles permet au sujet de découvrir ou de recomposer son vrai self. Ici, la créativité n’est pas thérapeutique à proprement parler, mais elle permet au dessinateur d’intégrer une part du savoir-faire graphique de l’autre et de lui donner du sens, en plus d’éprouver une certaine liberté sinon un lâcher-prise, que peuvent parfois empêcher les « contraintes » éducatives classiques qui contiennent un objectif préalablement défini. En ce qui concerne l’enseignante, elle a découvert une proximité nouvelle en dessinant avec les élèves, ce qui lui a permis de transformer une part de son expérience d’enseignement. Lola peut désormais dessiner avec les élèves, ou simplement faire dessiner les élèves entre eux. La créativité peut donc avoir une fonction pédagogique, que ce soit pour les élèves ou l’enseignante, uniquement si elle leur permet de donner du sens à la manière dont ils ont dessiné ensemble. Cela renforce un processus de co-construction en deux temps : d’abord, les dessinateurs créent ensemble des formes à partir de l’informe, ce premier temps mobilise le savoir-faire graphique des dessinateurs ; puis ils donnent sens aux motifs, que ce soit à partir de ce qui se joue dans leur relation au moment où ils dessinent ensemble, ou de leurs histoires singulières, c’est ainsi ce second temps qui mobilise un savoir sur soi. Les dessinateurs dessinent et donnent du sens à leurs productions à partir de ce qu’ils apprennent d’eux-mêmes et de l’autre.
Pour conclure, la psychanalyse montre que les apprentissages artistiques, particulièrement en ce qui concerne le dessin, requièrent de faire avec un autre, non pas dans une relation asymétrique classique, mais dans une relation symétrique originale, qui peut prendre la forme d’un dialogue corporel pédagogique entre deux dessinateurs. Celle-ci n’exclut pas ni ne remet en cause le savoir de celui qui enseigne, mais révèle plutôt les bienfaits nécessaires d’une relation à l’autre en partie « égalitaire » pour enseigner et apprendre. Elle révèle également que la transmission du savoir s’exerce nécessairement à l’adresse d’un autre, c’est-à-dire, dans la relation transférentielle qui doit unir tout enseignant à ses élèves. La transmission d’un savoir peut donc tout aussi bien s’exercer entre deux élèves, sinon entre tous…