Les auteurs tiennent à remercier pleinement Ambra Senatore1 pour sa participation à ce projet et Claude Raisky pour son invitation indirecte à réaliser ce texte, permettant de partager la notion de schème issue de l’œuvre de Gérard Vergnaud.
Introduction : documenter l’activité lors d’une séance d’éducation artistique et culturelle en danse dans l’enseignement supérieur
L’article que nous proposons s’inscrit dans une recherche en cours dans le cadre d’un projet coopératif Pédagogie Œuvre Expérience Médiation Sensible (POEMS)2. L’objectif général du projet vise à questionner le rapport entre une œuvre artistique, ici la danse, et son potentiel pour impulser des formes d’innovations dans les activités de médiation et d’enseignement. Né d’une réponse à un appel à projet du ministère de la culture, le projet POEMS rassemble le département danse du Pont Supérieur3 (LPS), le Centre chorégraphique national de Nantes4 (CCNN), le Centre de recherche en éducation de Nantes5 (CREN) et le département des sciences de l’éducation et de la formation de Nantes Université6.
Ce projet tente de répondre à différents besoins des structures partenaires telles que : interroger les formats de médiation artistique et le 100 % EAC7 (Éducation artistique et culturelle8) de l’école maternelle à l’université, le rôle de la corporéité sensible dans l’éducation et la médiation, ainsi que le recours à l’analyse de l’activité pour développer le pouvoir d’agir (Rabardel, 2005) des acteurs impliqués.
Différents chantiers d’analyse de l’activité ont été mis en place, notamment dans le but de constituer une réflexivité de la part des acteurs volontaires, à propos de trois projets d’éducation artistique et culturelle, observés et filmés, mis en œuvre dans des classes de primaire pour les deux premiers et en milieu universitaire pour le dernier. Le dernier, celui qui nous intéresse, invite différents professionnels, comme des danseurs, des enseignantes et des chercheurs, à coopérer dans le cadre d’un enseignement constitué « autour de l’œuvre d’Ambra » qui mobilise l’Éducation artistique et culturelle (EAC) en danse. Il est mis en œuvre à l’université auprès d’étudiants de 2e année de sciences de l’éducation et de la formation (SEF), mais implique également des étudiants du Pont Supérieur. Dans le cadre de cet enseignement engageant l’EAC, nous précisons les éléments initiés lors du projet qui s’est déroulé sur une année, et qui ont pu concourir à un questionnement de la forme scolaire, puis nous focalisons notre analyse sur un dispositif particulier, au cours duquel les étudiants assistent à un atelier mené par une chorégraphe et performeuse en danse contemporaine, Ambra Senatore. Cet atelier se déroule après que les étudiants aient pu assister à une performance de la chorégraphe. Nous questionnons plus spécialement la manière dont la chorégraphe transmet et enseigne la danse (avec la danse et par la danse) à partir d’une analyse de l’activité menée en didactique professionnelle.
La didactique professionnelle est définie comme une technologie qui permet d’analyser le travail en vue de penser la formation et les conditions de transmissions et d’apprentissages (Mayen, 2014). Pour éclairer la manière dont s’organise l’activité d’enseignement et de médiation des intervenants en danse, nous employons des entretiens d’autoconfrontation (Clot & al., 2000 ; Leblanc, 2009 ; Body, 2021) pour pister les composantes du schème décrites par Vergnaud (1996), en nous centrant sur l’activité de l’artiste chorégraphe Ambra Senatore en interaction avec les étudiant.es durant son atelier.
Nous abordons donc la manière dont il peut être possible de documenter l’activité d’enseignement et de médiation lors d’une séance d’éducation artistique et culturelle en danse dans l’enseignement supérieur. Qu’est-ce qui organise en partie l’activité de cette artiste chorégraphe, médiatrice en danse dans le cadre d’une séance d’EAC ? Comment prend-t-elle en compte l’activité des personnes pour constituer le pilotage de la séance d’EAC qu’elle conduit ?
Le propos déployé, centré sur cette étude de cas, s’organise selon 5 parties présentant respectivement : le cadre conceptuel mobilisé, celui de la théorie des schèmes (1), la méthodologie de recueil du point de vue de l’acteur (2) en vue de comprendre l’organisation de son activité en termes de schème d’action, permettant une analyse cognitive des données (3), le contexte particulier, un dispositif EAC mis en place dans le supérieur, construit et conduit « autour de l’œuvre d’Ambra Senatore » qui interroge la forme scolaire universitaire (4), l’analyse d’un schème d’action particulier de la part de cette artiste dans le cadre d’une autoconfrontation renvoyant à l’atelier qu’elle pilote auprès d’étudiants (5).
1. Cadre conceptuel : la théorie des schèmes de G. Vergnaud en didactique professionnelle
Le cadre conceptuel mobilisé est celui de la didactique professionnelle (Pastré & al., 2006 ; Pastré, 2011 ; Munoz & al., 2022), il s’inscrit dans un paradigme alliant les travaux en ergonomie, en didactique des disciplines, et en psychologie du développement. Pour analyser l’activité, elle se base sur les méthodes d’analyse du travail issues de l’ergonomie francophone (Leplat, 1997) et sur la théorie de la conceptualisation dans l’action de Gérard Vergnaud (1990, 1996, 2007, 2011). Ses études mettent en avant la place de la connaissance en acte en tant que compétence dans le développement et l’apprentissage, à travers la notion de schème que Vergnaud reprend de Jean Piaget (1936). Selon Vergnaud (2011, p. 43), le schème « est formé nécessairement de quatre composantes » :
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un but, des sous-buts et anticipations ;
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des règles d’action, de prise d’information et de contrôle ;
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des invariants opératoires : concepts-en-acte et théorèmes-en-acte ;
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des possibilités d’inférences en situation ».
Claire Tourmen (2014) défend, comme nous, que les quatre composantes du schème sont aussi des entrées par lesquelles le formateur, l’enseignant et, dans notre cas, le médiateur peuvent entrer pour concevoir et animer une formation. Par exemple, nous résumons ici 3 entrées possibles (la 4e entrée sont les raisonnements qui mettent en dialogue les 3 premières composantes ensemble) :
1/ Par les variables de situation et les règles d’action : « la première entrée possible consiste à identifier les indices qu’un professionnel peut prélever sur l’état et l’évolution de sa situation de travail afin d’y adapter son action » (Tourmen, 2014, p. 23). « L’entrée par les variables de situation peut passer par des questions du type : “Qu’est-ce que vous cherchez, que devez-vous savoir ici et maintenant ? À quoi faites-vous attention ? Qu’est-ce que vous surveillez ?” ». Ainsi, est-il pertinent d’accéder aux prises d’information et de contrôle de la part de l’acteur qui constitue une forme de diagnostic de la situation afin de mieux ajuster son action.
2/ Par les buts :
Une seconde entrée possible est celle des buts de l’activité, souvent multiples et contradictoires (Leplat, 1997), car provenant de sources de prescriptions variées. Ceci occasionne une hiérarchisation constante et mouvante des buts de la part des travailleurs
(Tourmen, 2014, p. 24).
3/ Par les connaissances-en-actes :
Une autre entrée possible consiste à repérer les connaissances-en-actes ou théorèmes-en-actes – aussi appelés propositions tenues pour vraies sur le réel (Vergnaud, 2011) – qui semblent les plus centraux dans l’exercice d’un métier. (…). Les connaissances-en-actes sont exprimées sous la forme de propositions assertives portant sur le travail, son déroulement, ses situations et ses objets. Elles orientent la lecture des situations et les règles d’action qui seront mises en œuvre
(Tourmen, 2014, p. 28).
Cependant, si ces entrées constituent bel et bien des éléments d’analyse de la part cognitive du travail, Tourmen nous met doublement en garde, d’abord sur le fait que : « la mise à jour des concepts organisateurs – comme celle des autres éléments des schèmes – ne constitue que le démarrage de la conception pédagogique et non sa fin » (op. cité, p. 31) ; puis, envers le risque de « vouloir trop séparer les quatre entrées au risque de réintroduire du cloisonnement et du mécanique dans l’activité, de ne pas laisser la porte ouverte à des imprévus non identifiés dans une analyse du travail préalable, bref, de figer l’activité dans des modèles trop fermés et enfermants » (op. cité, p. 33). Ce qui à notre goût renvoie bien à l’idée que le schème constitue une unité de base qui, bien que décomposé parfois en ses éléments pour l’analyse, ne peut pas démanteler l’ensemble cohérent que fonde le schème.
2. Méthode de recueil de données du point de vue du vécu de l’acteur
Dans le cadre de POEMS, différents projets d’éducation artistique et culturelle ont été observés et filmés. Ils ont tous été suivis d’autoconfrontations simples et parfois d’autoconfrontations croisées (Body, 2021 ; Vidal-Gomel, 2022).
La technique de recueil de données par observation, très puissante pour décrire une large part de l’activité, ne permet cependant pas d’aller au-delà de ce dont l’acteur donne à voir. C’est pourquoi nous proposons de la compléter par la technique de l’autoconfrontation (Mollo & Falzon, 2004). D’après Vidal-Gomel (2022) :
les entretiens de confrontation aux traces de l’activité visent à dépasser à la fois les limites de l’observation et celles des entretiens habituels en recherche qualitative pour au moins deux raisons. 1) l’activité n’est pas réductible au seul comportement observable (…), 2) L’activité n’est jamais totalement accessible ni aux opérateurs concernés ni au chercheur et intervenant et un écart est régulièrement repéré entre ce qui est rapporté et ce qui est réalisé.
Cette technique est basée sur l’enregistrement audio ou vidéo de situations choisies en lien avec les acteurs volontaires. Initialement, elle provient des courants orientés activité, notamment la clinique de l’activité (Clot & al., 2000) et le cours d’action (Theureau, 2010), mais elle s’est progressivement étendue à d’autres approches orientées analyse de l’activité, notamment en didactique professionnelle.
Avec Balas (2013, p. 96), « loin du fétichisme de la méthode, nous considérons celle-ci comme un moyen technique et non comme un dogme ». Elle constitue notamment un moyen d’analyse de l’activité en vue du développement. Car, d’après Duboscq & Clot (2010, p. 281), « c’est en dehors d’elle-même que l’autoconfrontation trouve sa justification. Elle est une méthode au service d’une méthodologie développementale, un instrument possible de transformation de l’activité pratique et aussi un moyen de provoquer le développement pour l’étudier ». L’usage que nous proposons est double, il est à la fois compréhensif et à la fois développemental.
L’autoconfrontation simple consiste, selon le point de vue de la didactique professionnelle que nous adoptons, à présenter les traces de l’activité (vidéo dans notre cas) à l’acteur lui-même, en le questionnant sur les raisonnements qui accompagnent le cours de son action. Elle permet de comprendre le point de vue de l’acteur et de considérer sa propre expérience, en tentant de documenter la manière dont il organise son activité. Mais en tant qu’analyse, elle permet également à l’acteur de prendre du recul sur sa propre activité, ce qui peut constituer un enjeu au caractère potentiellement développemental. Les entretiens d’autoconfrontation croisée constituent un complément aux autoconfrontations simples. Ils consistent à réaliser une analyse de traces de l’activité avec différents acteurs participant à la même activité, tout en pouvant les commenter et les discuter entre eux, en plus de les présenter au chercheur. Ils permettent potentiellement de réaliser une réflexivité collective. Ainsi, les deux types d’entretiens d’autoconfrontation ont une double visée : compréhensive et transformative. Si dans les autres chantiers de POEMS, les deux types d’autoconfrontations ont été mobilisés, nous n’avons recouru qu’à une autoconfrontation simple dans le cadre de ce chantier « autour de l’œuvre d’Ambra ».
Cette perspective propose une démarche de co-analyse des traces vidéo ou audio de l’activité effective de l’acteur volontaire. D’ailleurs, au niveau déontologique de son usage, Vidal-Gomel (2022) précise que :
pour toute enquête de terrain, comme pour tout entretien, la confrontation aux traces de l’activité ne peut être réalisée que sur la base du volontariat et le consentement doit être fondé sur une information exhaustive.
Dans un cadre bienveillant d’approche compréhensive, son point de vue est mis en exergue par l’analyse du chercheur lors d’autoconfrontations, dont le but est de comprendre l’activité sans la juger. Pour Body (2021), le rôle de l’autoconfrontation peut être d’« identifier les concepts organisateurs de l’activité » et, en didactique professionnelle, l’organisation de l’activité est appréhendée, entre autres, au travers des schèmes et de leurs composantes (Vergnaud, 2011). Mais cette visée compréhensive peut avoir des retombées en matière de développement.
3. Méthode d’analyse de données basée sur l’identification des composants du schème
Cette démarche permet aux acteurs d’avoir accès aux conceptualisations implicites qu’ils déploient en situation (Vergnaud, 2007). L’action est organisée par les « schèmes » des acteurs dans le cadre d’une situation. Le but de l’analyse est de pouvoir constituer un ensemble cohérent de composants d’un schème déployé par un des acteurs au sein d’une situation choisie pour être filmée et co-analysée. Une fois cette dernière filmée, avec l’accord de l’acteur, il est proposé au participant de choisir des extraits concernant si possible : ses « ficelles du métier » ou « trucs et astuces », ce qui est un vocable plus simple pour renvoyer à ses schèmes d’action, afin de mieux comprendre ses buts et choix d’action, l’organisation et la logique de son activité, voire ses étonnements au regard d’un épisode particulier. Du côté de l’analyste, l’objectif est d’investiguer des éléments du schème ; à cet égard, il questionne :
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les buts et sous-buts liés aux intentions d’action de l’acteur (il s’agit du « quoi » de l’action),
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les règles d’action liées aux modes opératoires adaptés aux circonstances de la situation (il s’agit du « comment » de l’action) pour parvenir à ce but,
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les concepts en actes, c’est-à-dire les « principes tenus pour vrais » pour l’acteur dans le cadre de cette situation spécifique, au regard de son activité finalisée (il s’agit du « pourquoi » de l’action).
Parmi l’ensemble des schèmes ainsi mis au jour, nous pourrons cibler ceux qui sont importants pour la prise de décision et l’orientation de l’action, renvoyant pour partie à ce que Pastré (2011) appelle des « concepts pragmatiques ». Finalement, il s’agit d’accompagner les acteurs à expliciter leurs connaissances en acte, dont une partie reste invisible pour les acteurs eux-mêmes, tant elle est devenue incorporée (Munoz & Boivin, 2016).
4. Contexte de l’étude : un dispositif EAC « autour de l’œuvre d’Ambra Senatore »
Le processus POEMS a pu se déployer dans le cadre de différents chantiers.
Nous nous centrons sur celui qui a concerné les étudiants en deuxième année de diplôme d’état de professeurs de danse (DE2) et les étudiants en licence 2 de sciences de l’éducation et de la formation (SEF), dits aussi SDE pour sciences de l’éducation. Ils ont participé à un dispositif intitulé « autour de l’œuvre d’Ambra ».
Ce dispositif s’est déroulé sur deux semestres, et a irrigué deux cours pour les étudiants en L2 SEF. Un premier cours intitulé Travail et formation est dédié à une initiation à l’analyse de l’activité, centrée spécifiquement cette année sur l’activité de médiation artistique et culturelle en danse au premier semestre. Le second cours s’est tenu au second semestre. Il est intitulé Conceptions de l’apprentissage, et conduit les étudiants à analyser les conceptions de l’apprentissage de la part des artistes médiateurs du CCNN et des futurs professeurs de danse, étudiants en DE2 du LPS.
4.1. Un dispositif pédagogique à 4 temps forts
Nous pouvons disposer chronologiquement 4 moments importants dans ce dispositif, décrits dans la figure 1 suivante. Voici les réalisations vécues dans le cadre du projet POEMS du point de vue des étudiants L2 SEF, dont la frise ci-dessous donne à voir les principaux événements, et leurs effets, potentiels ou avérés selon les étudiants, et leurs points de vue.
Le premier moment est intervenu en septembre. Pour les étudiants en licence 2 de sciences de l’éducation et de la formation (SEF), le projet POEMS commence, véritablement, le 22 septembre 2022, date à laquelle ils sont tous conviés à assister à une répétition du spectacle d’Ambra Senatore. Ces étudiants avaient été informés du projet POEMS lors du début de leur premier cours, mais sans en comprendre tous les tenants et aboutissants. Il est à noter que l’enseignant qui animait le cours en question était lui-même en train de construire le dispositif avec les partenaires.
Tous les étudiants (une centaine en tout dont 80 en L2 SEF et 24 en DE2 danse) ont pu assister en venant au CCNN à un spectacle répétition de la part d’Ambra Senatore, directrice artistique du CCNN, chorégraphe et performeuse en danse contemporaine. Avec sa troupe, elle travaillait à la création de son spectacle du moment, en permettant à des spectateurs de venir voir l’œuvre en train de se constituer sur plusieurs mois. Ce premier temps était destiné à leur faire découvrir l’œuvre d’Ambra. Notons que la plupart des étudiants SEF ont été surpris de découvrir une danse contemporaine qu’ils ont eu du mal à situer dans une interface entre danse et théâtre. D’autres ont marqué une déstabilisation face à cette découverte.
Le second moment correspond à une série de deux ateliers vécus par les étudiants L2 SEF. Un premier atelier destiné à l’ensemble des étudiants réparti en deux groupes mixés a été animé par Ambra Senatore. L’atelier analysé plus particulièrement dans le cadre de cet écrit concerne celui-ci. Ainsi, ces mêmes étudiants ont pu retrouver Ambra Senatore, le 3 octobre 2022, dans un des studios de danse du Pont Supérieur, lors d’un atelier qui leur est destiné ainsi qu’aux étudiants du LPS. Ambra Senatore apporte aux étudiants une première approche de son art à travers une pratique qui mêle le rapport du corps à l’espace qui l’entoure, aux autres et à son ressenti, en s’inscrivant dans l’œuvre chorégraphique qu’elle est en train de constituer. Ce premier atelier est réalisé deux fois par Ambra, car le studio ne permet d’accueillir qu’une cinquantaine d’étudiants en même temps. Ce premier atelier a été suivi d’autres ateliers construits par les étudiants du Pont Supérieur à destination des étudiants de L2 SEF, réalisés courant octobre. Ces ateliers avaient pour but, au-delà de vivre l’œuvre d’Ambra, d’enrichir son expérience et de déployer sa créativité.
Le troisième temps s’est déroulé durant le mois de novembre. Les étudiants SEF avaient pu mettre en place un recueil de données par vidéos des ateliers réalisés par les étudiants du Pont Supérieur. Si ces derniers avaient réalisé un second atelier à l’adresse des étudiants SEF, eux-mêmes devaient en retour proposer une analyse permettant une forme de réflexivité chez les étudiants du Pont Supérieur. Pour cela, ils ont pu sélectionner des extraits de leur atelier et réalisé une autoconfrontation lors d’un temps dédié durant lequel les étudiants DE2 ont été invités à venir à l’université pour y participer durant une matinée. L’objectif de ce troisième temps était de co-analyser la pratique pédagogique mise en place lors de l’atelier.
Enfin, et il s’agit du quatrième temps fort, deux journées dans le cadre des rencontres Transmettre9 ont permis à l’ensemble des participants de pouvoir bénéficier de journées d’échanges et de présentation autour de l’ensemble des travaux partagés dans le cadre du projet POEMS en mars 2023. Dans ce cadre, survenu en dehors des temps de cours, seule une vingtaine d’étudiants de L2 SEF, parmi les plus motivés par le projet, ont tenu à participer.
Il est à noter qu’à la fin du second semestre, le second cours a donné lieu pour son évaluation à la réalisation de dossiers collectifs de la part des étudiants L2 SEF, qui leur permettaient de décrire et d’analyser leur vécu de ce processus vécu tout au long de leur année universitaire. Ils devaient également centrer leur analyse sur un moment de l’activité partagée avec les étudiants en DE2 LPS, à partir des autoconfrontations réalisées en novembre, portant sur l’atelier conçu, animé par les étudiants en DE2 auprès des étudiants L2 SEF. Leur but était d’analyser les conceptions de l’apprentissage en acte de la part de ces derniers.
4.2. Un dispositif pédagogique qui questionne la forme scolaire
Ce dispositif a pu questionner la forme scolaire. Tout d’abord au regard de son cadre spatio-temporel, puis du côté du ressenti des étudiants.
Pour sa mise en œuvre, ce dispositif révèle des changements spatio-temporels concernant plusieurs points de conditions : l’anticipation d’une démarche partenariale qui fait interagir sur un temps long (2 semestres) différentes institutions dont les missions amènent à des contraintes de planning spécifiques ; l’intégration des temps de rencontre artistique dans les plannings ; l’équilibre entre temps académiques et temps expérientiels, entre théories pédagogiques et didactiques d’une part et pratiques artistiques et sensibles d’autre part ; les déplacements dans les différents lieux à prendre en compte ; l’ajustement qui doit rendre compatibles des expérimentations entre des promotions aux effectifs différents (24 au niveau du Pont Supérieur, 80 au niveau des SEF) ; l’importance des temps d’explication, médiation, sensibilisation en amont des temps de rencontre, afin d’accompagner les évolution socio-cognitifs permettant de recatégoriser et recontextualiser ce type d’expérience dans les enjeux respectifs (place du corps sensible pour les étudiant.es SEF, analyse de pratiques pour les étudiant.es LPS), acculturer chaque population aux paradigmes et finalités des partenaires.
Dépassant pour certains les effets de surprise, voire de déstabilisation, notamment en découvrant l’œuvre d’Ambra Senatore, en assistant à une répétition spectacle, en travaillant avec des étudiant-e-s en parcours de pédagogie de la danse, les étudiant.es SEF ont pu enrichir leur expérience et convoquer des processus d’écoute et de créativité. Tous ont pu souligner le fait que cette expérience POEMS leur avait permis de « sortir de la forme scolaire » et de découvrir de nouvelles modalités relationnelles, pédagogiques, démontrant ainsi les potentialités culturelles de l’EAC, et le fait qu’elle peut questionner la forme scolaire (Vincent, 1995).
Mais ceci n’a pas toujours permis de dépasser certains obstacles qui se révèlent être quasi épistémologiques, c’est-à-dire en lien avec les représentations de certain.es étudiant.es. Le dispositif a fait émerger des conceptions « désuètes et élitistes » de la danse contemporaine, avec parfois des problèmes pour établir des liens entre l’EAC et le métier d’enseignant-e. Les concepts et méthodes en analyse de l’activité pour recueillir et catégoriser les éléments vécus et observés, y compris à la fin du processus, n’ont pas permis l’émergence d’une transférabilité des compétences en partages. Pour certain.es étudiant.es, si le dispositif s’est avéré sortir de la forme scolaire, il apparaît qu’ils n’ont pas pu en inférer le fait que l’EAC puisse questionner la forme scolaire. Il semble que certain.es soient en quelques sorte resté.es prisonniers ou prisonnières de la forme scolaire, pour s’inspirer d’un titre célèbre d’un ouvrage de Guy Vincent (1994). Par exemple, ils ne participaient au dispositif que sous condition que leurs travaux donnent lieu à des évaluations.
Notre analyse se poursuit en se centrant sur le début du second temps du dispositif « autour de l’œuvre d’Ambra » en focalisant justement sur l’atelier animé par Ambra Senatore.
5. Analyse d’un schème d’action issu de l’étude de cas d’un atelier « autour de l’œuvre d’Ambra Senatore »
5.1. Un atelier qui s’inscrit dans la suite de la répétition spectacle
Rappelons que les participants de l’atelier avaient pu en amont voir le travail à l’œuvre de la troupe d’Ambra, lors de la répétition-spectacle du 22 septembre 2022. Cet atelier a lieu le 3 octobre matin. Il est réalisé deux fois afin de répartir l’ensemble des étudiants en deux groupes d’environ 50 personnes mixant étudiant.es L2 SEF et DE2. Son but premier est de faire vivre les processus de créativité aux étudiant.es en s’exprimant dans l’œuvre d’Ambra, qui invite à une danse qui s’inscrit dans les gestes du quotidien.
Durant cet atelier d’environ 1 h 30, il est difficile de définir des étapes, tant le déroulé s’enchaîne selon une sorte de fondu enchaîné, selon une entrée très progressive, où, durant tout l’atelier, Ambra guide et accompagne chaque participant avec une voix douce et continue dans une série d’explorations de l’espace sensible (cette partie dure 15 minutes).
Elle commence par faire adopter aux participants une position « neutre », c’est-à-dire qu’il s’agit d’une posture verticale debout, juste posé, les yeux fermés, pieds au sol, bras relâchés le long du corps, en invitant à ressentir les différents contacts des différentes parties du corps, tout en respirant profondément. Progressivement, elle les accompagne dans une invitation où elle les guide dans une exploration de chaque partie du corps, puis elle les convie à ressentir ou à « écouter », « goûter » l’espace autour d’eux, notamment à ressentir les portions d’espaces entre différentes parties de leurs corps, tels que les distances entre la main gauche et la cuisse, les membres qui les connectent, ou encore tenir compte de la paume de la main droite qui épouse la forme de la joue.
Après 15 minutes, durant lesquelles ils sont restés sur place, les participants sont ensuite invités à pouvoir se « promener » avec cette « portion d’espace », par exemple, celle entre la main et la joue, en en gardant le ressenti, mais aussi à ressentir l’espace entre soi-même et les autres, tout en restant attentifs à la fois aux perceptions internes et aux distances avec les autres. Ainsi, ils commencent à se mettre lentement en mouvement. Petit à petit, la chorégraphe propose d’« ouvrir la perception à l’ensemble du groupe », de « donner vie à cet espace », et de s’étonner ensemble des modifications constituées (sur les dimensions de proximités, d’éloignements, etc.). D’autres activités sont aussi proposées (prendre le temps de s’arrêter pour observer les configurations d’espace, « percevoir le corps qui va au-delà de la peau », bouger dans l’espace en fonction de son jour de naissance, etc.).
Au bout de 40 minutes environ depuis le début de l’atelier, Ambra indique ajouter une intention en leur demandant de construire des lignes entre eux. Puis, quelques minutes après, elle demande à tous de revenir à leur place dans la configuration précédente. Puis, elle propose un autre exercice où il s’agit de faire tourner l’ensemble de la configuration spatiale de tout le groupe autour d’une « personne-pivot », qui tourne extrêmement lentement sur elle-même, de manière à pouvoir permettre aux autres, et notamment à celles et ceux qui sont loin de ce centre de pouvoir suivre le mouvement d’ensemble, qui peut s’apparenter dès lors à celui des bras de la galaxie tournant autour de son noyau.
Au bout de 50 minutes, elle divise le groupe en deux, une partie des étudiants vont s’asseoir sur le côté dans le studio de danse, et les autres restent avec elle. Elle propose des sortes de systèmes permettant des compositions de configurations multiples, dont elle explique quelques-unes, qu’elle fait expérimenter aux deux groupes. Par exemple, on choisit 3 couleurs parmi les vêtements des personnes qui nous entourent et les personnes se déplacent, si l’une d’entre elles a la couleur que l’on avait choisie alors on la suit dans son déplacement. Il s’agit d’un exercice qu’elle a choisi d’appeler « follower ». Dans un autre exemple plus complexe, une personne bouge en énonçant à haute voix un verbe comme « dessiner ». Si vous savez le faire, vous allez vers la personne debout, si vous n’aimez pas le faire, vous restez sur place. Si vous aimeriez le faire, vous roulez vers la personne en question. Puis on peut combiner. On peut aussi faire un pas en arrière si on ne sait pas le faire, etc. Elle invite à construire des espaces avec des systèmes de ce type, et indique que cette démarche « donne des écritures dans l’espace inattendu ».
Au bout d’une heure d’atelier, elle divise les deux groupes en petits sous-groupes d’environ 5-6 personnes et les invite à imaginer ensemble ce type de système, en en inventant de nouveaux, et que des représentants de chacun des sous-groupes vont expliquer, et dont Ambra va résumer les principes de compositions variées.
Elle finit la séance en proposant quelques exercices visant par exemple à montrer que l’on peut guider autrui soit avec des consignes simples verbales ou gestuelles, du type « traverse la salle » et « baisse-toi près du piano », ou plus complexes ou plus ouvertes à l’interprétation, comme « tu fais le saut du chocolat à l’orange », ou encore l’exercice du phare où l’on est amené à faire comme si l’on tenait un projecteur pour focaliser sur une scène précise, tout en expliquant que l’on n’est pas tout le temps censé regarder ce que l’on montre, mais aussi les scènes périphériques, etc.
L’atelier, commencé vers 9 h 30, se termine vers 11 h. À la fin, l’un des participants vient discuter avec Ambra.
Un autre atelier similaire est réalisé à l’adresse du second groupe d’étudiants de 11 h à 12 h 30.
5.2. La mise en place de l’autoconfrontation
C’est à propos de cet atelier qu’un entretien d’autoconfrontation simple, d’une durée d’1 h 50, s’est déroulé le 19 octobre 2022, de 10 h 30 à 12 h 20, renvoyant Ambra Senatore (AS) aux vidéos des ateliers qu’elle a menés le matin du 3 octobre 2022. Le chercheur est noté C. Nous proposons d’explorer un extrait en autoconfrontation de cet atelier de sensibilisation à l’expérience de sa corporéité, autour de l’œuvre d’Ambra. Longtemps après cet entretien, celui-ci a été adressé par courriel à Ambra Senatore, qui a pu réaliser un retour par écrit sous forme d’éléments de précisions inscrits au sein même des extraits de l’entretien. Nous avons tenu à les faire apparaître sous forme d’éléments encadrés par des d’accolades, et mis en italique, ainsi : [j’avoue un peu].
Voici comment se déroule ce qui apparaît presque au début de l’entretien, afin d’en donner à voir la teneur d’une part et de mieux comprendre les buts de l’artiste chorégraphe :
C : Le but est vraiment compréhensif, qu’est-ce que tu cherchais à faire, quelles étaient tes intentions à propos d’épisodes très situés, mais au départ, je peux te demander quelles étaient tes intentions générales, ce que tu anticipais ?
AS : Oui, alors, donc, j’essaye de mettre ensemble plusieurs aspects, la cohérence avec le projet POEMS selon ce que j’ai compris, donc la question pour les participants, d’entrer en contact de manière [j’avoue un peu] trop rapide… [avec un processus de création long et qui demande beaucoup d’envie]. Ce n’est pas manger un plat mais [juste] goûter à des processus qui amèneront à l’œuvre, qui n’existe pas encore… sur un temps très court qui concerne non pas des danseurs expérimentés, mais avec un groupe mixte… [Si on avait travaillé sur une œuvre déjà aboutie, j’aurais probablement proposé une autre approche : j’étais moi-même en recherche et j’ai considéré que le projet me demandait de partager cette recherche]. Nous avions un temps très court et des participants qui n’étaient pas des danseurs expérimentés [comme les collègues avec qui je partageais la recherche], mais avec un groupe mixte. Ce qui ne pose pas du tout un souci, mais change la donne. J’essayais que cela puisse fournir un aperçu [4’]. Là, ce que je peux partager, ce sont des choix de processus… Aux participants, j’ai proposé des choses un peu adaptées… J’essayais d’amener vers cette direction les participants. Je fais retraverser les processus aux participants, et les réponses ne sont pas les mêmes, et l’envie que j’ai à chaque fois [que je me mets dans ce type de travail, c’est d’écouter les nouvelles réactions du groupe et donc de réouvrir le processus à des nouveaux chemins], c’est de refaire une nouvelle pièce. [Mais bon] souvent les projets de ce type se font sur des temps très courts, en raccourci… [Il faudrait réfléchir aussi sur cela et voir si on peut trouver une médiation entre les temps d’un processus de création et les temps d’une rencontre dans un cadre universitaire. Il s’agit de voir comment faire rencontrer deux contextes pour que le projet fasse sens pour les participants].
Rappelons que les participants avaient pu au préalable « goûter » en tant que spectateurs le travail à l’œuvre de la troupe d’Ambra lors de la répétition du 22 septembre 2022, à laquelle ils ont pu assister. Au sein de cet extrait, Ambra indique qu’elle cherche à faire vivre aux participants une pratique corporelle et de recherche, ce qu’elle appelle les « processus qui amèneront à l’œuvre ». Sous-entendue à une œuvre qui est en cours de création, qui n’existe pas encore, et qui se constitue au bout de plusieurs mois de répétition avec des danseurs expérimentés. Ce qui n’est pas le cas ici, puisqu’elle doit « faire traverser ces processus » à un groupe mixte de danseurs et danseuses, dont certain.es sont plus expériementé.es, car en voie de professionnalisation (DE2) ou novices (pour peu d’étudiant.es en SEF qui pratiquent la danse par ailleurs) et de non-danseurs et non-danseuses (L2 SEF) dans le cadre d’un atelier d’une durée d’1 h 30.
5.3. La focalisation d’un moment de l’atelier commenté en autoconfrontation
Prenons dès lors un extrait de ce même entretien situé vers les minutes 31’-36’, moment où Ambra Senatore commente un extrait de la vidéo, situé lui-même vers la 25e minute depuis le début de son atelier avec les étudiants. Au niveau de l’atelier, il s’agit du moment où les apprenants sont conviés à ressentir des portions d’espace entre différentes parties de leur corps. Adressé par courriel à Ambra Senatore, cet extrait a également pu donner lieu à un retour par écrit sous forme d’éléments de précisions inscrits au sein même des propos de l’entretien. Dans l’extrait suivant, nous les faisons apparaître également sous la même forme d’éléments encadrés par des d’accolades, et mis en italique.
AS : Là, avant on avait expérimenté la distance entre la main et le ventre ou la main et la cuisse… [et ensuite] l’espace « entre » nous qui nous relie, et en même temps qui nous sépare ; c’est les deux… Et du coup, essayer de rendre concret ce qui peut paraître ne pas l’être. Comme on l’a testé chacun d’entre nous ; pour certains cela aurait été plus facile de parler de centre… le centre… dire corps, c’est vague… donc je me questionne aussi pendant, je me dis ha ! ... donc, je parle de distance entre moi et l’autre, qui est perceptible au-delà du regard [dans une perception sensible du corps entier]… si j’ai plus de temps, je peux dire [avec une métaphore peut être plus facile] : « on a des yeux partout et la peau voit ». Je le fais avec les enfants. Mais là on n’avait pas le temps. On avait gardé [vibrante la perception de] la distance et on avait fait une petite promenade (…). On avait promené une distance. Et là c’est partager un bout de trajet ensemble. (…). Et là c’est partager ensemble…
C : … j’avais choisi ce moment car j’étais très impressionné par le mouvement avec une certaine lenteur, voire une certaine grâce… Je ne sais pas comment dire…
AS : Oui, oui, ça transpire... C’est vrai, qu’il y avait une grande disponibilité ! Sincèrement, je pense que tout le monde a vraiment travaillé, en essayant fort de faire confiance à la proposition, et qui du coup, pour qu’elle puisse devenir intéressante… cela dit, peut-être, que cela n’a pas intéressé tout le monde, mais personne n’a fermé [la disponibilité à se laisser traverser par la proposition]. (…/…) On avait commencé à partager l’espace et après… On construit ensemble [et après on a tenté de le construire ensemble] de porter de l’espace (…) et cela donne au corps une autre pâte [une autre densité] au mouvement aussi. Et là, tout le monde a joué le jeu…
À partir de ces quelques éléments issus de cet extrait, nous proposons une analyse synthétique sous forme d’un schème d’action permettant de caractériser la logique d’action à propos d’une partie de l’activité d’Ambra.
5.4. Esquisse de la mise à jour d’un schème d’action : la disponibilité à se laisser traverser par la proposition
Nous avons vu dans l’extrait du début de l’entretien qu’à un niveau générique, son intention est de faire « goûter » aux étudiants de son atelier les « processus qui amèneront à l’œuvre », et qu’elle partage dans des longues séances avec les collègues danseurs, avec l’idée de leur « faire traverser ces processus » à travers des formes d’explorations de leur corporéité sensible. Nous inférons ici le recours à un schème d’action, la disponibilité à se laisser traverser par la proposition. Il s’agit d’un schème issu du travail d’analyse réalisé avec Ambra, donc son point de vue sur son activité, mais cette dernière est adressée aux étudiant.es qui participent. En effet, nous verrons que pour « piloter » sa situation d’atelier, elle recourt à des prises d’information, notamment sur l’état des corps des participants, et vise à les accompagner et les guider dans leur « mise en corps ». Et pour cela, elle se base sur ces connaissances-en-acte des « propriétés » des personnes vivant une situation d’atelier.
Nous résumons les différentes composantes du schème identifié dans le tableau suivant (tableau 1) :
Tableau 1 : Synthèse d’un schème d’action inféré à partir de l’analyse
Composants du schème | Exemples de propos issus des données |
But | Permettre aux participants de sentir « un espace “entre” nous qui nous sépare, et en même temps qui nous relie » |
Règles d’action | Accompagner et guider les étudiant.es à : – « commencer à partager l’espace » – « promener une distance » ensemble – « percevoir le corps entier » (sans passer par « le regard ») – expérimenter les distances entre les membres du corps – ressentir « les espaces qui relient […] et séparent » les personnes |
Principe tenu pour vrai | Le principe tenu pour vrai de « grande disponibilité », qui peut être repéré par des indices |
Prises d’informations et de contrôles pour repérer « la grande disponibilité » des étudiants |
– « tout le monde a vraiment travaillé » – « en essayant fort de faire confiance à la proposition » – « personne n’a fermé » – « tout le monde a joué le jeu » – « donner au corps une autre pâte [une autre densité], au mouvement aussi » |
Il nous semble que l’intention plus précise d’Ambra à ce moment de l’atelier est de permettre de sentir la perception d’un espace qui sépare et qui relie, « perceptible au-delà du regard » quand les participants commencent à pouvoir ressentir plus corporellement l’espace. Pour parvenir à ce but, elle se donne différentes règles d’action pour parvenir à faire explorer cette espèce d’espace : « commencer à partager l’espace » ; « promener une distance » ensemble ; « donner au corps une autre pâte [une autre densité] au mouvement aussi ». Nous avançons l’hypothèse d’un principe tenu pour vrai, celui de « grande disponibilité » dont elle donne à voir quelques indices de repérage : « tout le monde a vraiment travaillé » ; « en essayant fort de faire confiance à la proposition ».
Ce concept-en-acte de « grande disponibilité » auquel elle recourt saisit la part des corps engagés des participants. Cette notion de disponibilité semble renvoyer à deux processus liés : celui de s’engager dans la proposition sans a priori (c’est-à-dire d’être ouvert à l’idée de faire) et celui d’expérimenter la proposition, en laissant le corps ouvert à une corporéité « nouvelle », que l’on ne maîtrise pas forcément.
Il ne s’actualise qu’au bout d’environ 25 minutes d’atelier. Cette « propriété de disponibilité » lue dans les indices des corps en mouvement des personnes mériterait un travail d’analyse plus poussée. Notamment, elle pourrait être mise en dialogue avec la notion de disponibilité en danse, mise en exergue par Lise Saladain (2017) dans sa thèse.
À cet égard, Chopin & Saladain (2017, p. 45), montrent, en observant des auditions, comment les danseurs ont à « se préparer à un état de disponibilité », notamment pour la création, car « cet état de disponibilité du danseur est même vécu comme un prérequis nécessaire », qu’elles relativiseront. Les analyses de Chopin & Saladain (2017, p. 46) montrent également que : « la disponibilité du corps, bien que souvent présentée dans le discours des interprètes et de certains chorégraphes comme un simple attendu, une sorte de réquisit pour le démarrage du processus de création, était en réalité largement façonnée par le processus de création lui-même. Pour le dire autrement, c’est parce qu’ils sont conduits à vivre l’expérience quotidienne de la déformation que les danseurs intègrent aussi cette disposition, au plein sens de Bourdieu (1980), à la disponibilité ». Mais s’agit-il dans le cas de notre analyse de la même disponibilité ?
Discussion-conclusion : vers une forme scolaire retravaillée
L’étude de cas présentée ici est liée à un projet EAC déployé au sein de l’université, impliquant à la fois les étudiants en deuxième année de diplôme d’état de professeurs de danse (DE2) et les étudiants en licence 2 de sciences de l’éducation et de la formation (SEF).
Nous avons cherché à constituer un outil conceptuel et méthodologique visant à documenter l’activité de médiation en danse dans le cadre d’une séance mise en observation, avec l’entière volonté de l’actrice, dont l’activité est en partie dévoilée, dans le cadre d’une recherche collaborative permettant potentiellement un développement de son pouvoir d’agir.
Cette proposition n’est qu’une esquisse, issue du travail de co-analyse de la part d’Ambra avec l’aide du chercheur, qui mériterait d’être encore discutée et poursuivie. La mise au jour d’un schème d’action centré sur la propriété de « disponibilité à se laisser traverser par la proposition » permet de caractériser plus avant l’activité de cette danseuse chorégraphe.
En effet, le concept-en-acte de « grande disponibilité » au sein de ce schème d’action peut, selon nous, s’apparenter à ce que Pastré (2011) appelle un « concept pragmatique », c’est-à-dire un concept qui permet à l’artiste chorégraphe de pouvoir orienter la suite de son action dans sa conduite de l’atelier, par un « diagnostic » dynamique de la situation en cours. C’est en prélevant des indices particuliers qu’elle peut encore mieux constituer ce diagnostic et ajuster ses actions à ses buts. Dans cette perspective, il pourrait par exemple être pertinent de continuer à explorer avec elle ses indices de lecture des « états de corps », dont on perçoit une esquisse à travers le fait de « donner au corps une autre pâte, au mouvement aussi », dont Ambra précise ensuite, dans le cadre de sa relecture de son entretien, qu’il s’agit d’une « autre densité ». Qu’en est-il au juste ? Comment la percevoir ? Ces quelques éléments nous invitent à initier une didactique professionnelle visant à analyser plus avant les activités de médiation artistiques et culturelles, appelant à aller vers une didactique du sensible (Courchay & Munoz, 2021), à l’instar d’une pédagogie de la résonance en danse (Bationo-Tillon & Nogry, 2024), qui va bien au-delà de la seule dimension technique du geste (Vadcard, 2022), quand l’art devient expérience (Dewey, 2010).
L’étude de cas présentée ici est relative à une séance déployée dans le cadre d’un projet EAC mené dans l’enseignement supérieur, impliquant des étudiants en deuxième année de diplôme d’état de professeurs de danse du Pont Supérieur, et des étudiants en licence 2 de sciences de l’éducation et de la formation, au sein de l’université. Ce projet EAC s’est inscrit dans un enseignement qui a permis la rencontre de ces deux publics au-delà de la simple mise en place de la séance étudiée. Il est à noter que cette séance d’atelier constituait d’ailleurs le premier véritable moment de rencontre effective entre les deux publics concernés. Si les étudiants avaient d’ores et déjà pu se côtoyer au moment d’assister à la répétition de l’œuvre d’Ambra en train de se constituer, ils ont pu véritablement se rencontrer en acte, si l’on peut dire, en participant à la séance proposée. Cela constitue une forme de « pédagogie de la rencontre », visant à une « université ouverte », où étudiants de deux formations différentes se retrouvent en vue de s’apprivoiser. Sur un plus long terme, l’objectif ambitionné est de permettre, par exemple, aux étudiants SEF, dont beaucoup se destinent au métier de professeur.e des écoles, d’être en mesure, plus tard, d’inviter dans leur classe des artistes médiateurs, en vue de déployer des dispositifs EAC, dans le cadre d’une « école ouverte » à l’art et à la culture. Ce que préconise la Charte pour l’éducation artistique et culturelle présentée par le Haut conseil de l’éducation artistique et culturelle, en juillet 2016.
Qu’en est-il concernant la forme scolaire ? La forme scolaire dans ses premiers linéaments initiés par Vincent (1980) semble empreinte d’une certaine caractérisation contraignante liée à « la configuration des éléments constitutifs de ce que nous appelons école » (Vincent, 1980, p. 10), « école, règne de la règle impersonnelle, s’oppose à toutes ces formes de pouvoir qui reposent sur la volonté ou l’inspiration d’une personne » (Ibid., p. 264). Ce qui paraît aller à l’encontre d’une forme d’ouverture à la créativité telle que peut l’initier une séance EAC. Mais comme l’indique Joigneaux (2017, p. 446), tout se passe comme si était alors confondu forme et formalisme scolaires, forme scolaire et pédagogie traditionnelle ou magistrale. Alors que justement Netter et Joigneaux (2023), intéressés par les pédagogies de l’autonomie, avancent l’idée qu’une certaine forme scolaire renouvelée pourrait être liée au fait de créer un champ de perception commun pour mieux réguler les activités. Ainsi, ce serait plutôt le partage d’un même champ de perception visuel par tous les membres d’une même classe nécessaire pour permettre un enseignement simultané, qui s’adresse simultanément à tous les élèves d’une même classe, même s’ils peuvent parfois faire des activités différentes pendant certains temps de classe, qui constituerait une caractéristique essentielle de la forme scolaire (re)travaillée (Joigneaux, 2011 ; Kolly & Joigneaux, 2023). Ce partage d’un même champ de perception n’est-il pas à mettre en parallèle à une forme de « disponibilité » sensible ? Ce qui selon nous pourrait en partie rejoindre ce qui est travaillé dans le cadre d’ateliers EAC, qui comme nous le repérons dans celui étudié, c’est-à-dire en pouvant impulser des formes d’attention particulière de la part de futur.es enseignant.es.s. Ainsi, au-delà d’une « pédagogie de la rencontre », telle que pensée par les instigateurs des dispositifs de POEMS, ne voit-on pas se dessiner en plus une forme de « pédagogie de l’attention » qui pourrait permettre de rendre les acteurs plus sensibles ?
À cet égard, d’un côté, les didactiques des disciplines (Brousseau, 1998, 2012) et la didactique professionnelle (Pastré, 2011 ; Munoz & al., 2022) montrent l’enjeu des mises en situation pour apprendre, du côté des arts vivants, et notamment de la danse, enclenchant disponibilité et surgissement de l’être au monde, la mise en dialogue des deux ne pourrait-elle pas amplifier l’engagement du sujet dans ses apprentissages ? Cela pourrait se constituer en prenant appui sur une didactique de l’attention (Hétier, 2017), pour concevoir une « didactique du sensible » (Courchay, & al., 2021), engageant un ancrage corporel, en mettant « l’accent sur la créativité improvisationnelle » inspiré d’Ingold (2018). Quel écho aurait-elle avec la pédagogie de la résonance (Rosa, 2022) ? Est-ce transposable à d’autres disciplines artistiques ou spécifiques au projet d’EAC en danse, ou du moins dans le cas des arts vivants ?
En outre, cette étude de cas invite à déployer des pistes potentielles d’usage de la notion de schème pour la formation (Tourmen, 2014) ou en vue de partager des savoirs professionnels plus ou moins explicites (Olry, 2016), voire de faire de ces co-analyses des situations potentielles de développement (Mayen, 1999). Plus largement, elle interroge plus particulièrement sur une place pour une didactique professionnelle de l’EAC, qui, à partir d’une analyse de l’activité déployée en EAC, pourrait nourrir des formations de la part des acteurs participants, notamment à travers le partage des points de vue, à propos d’une même situation vécue, telle que celle dont l’étude est présentée.