Introduction
L’enseignement à l’Université a pour tradition de valoriser le format en cours magistraux dans lesquels le titulaire délivre des développements théoriques à une assemblée étudiante qui se préfère souvent silencieuse (étant entendu « à l’abri »). Nous avons développé, dès nos premières heures d’enseignement, une pédagogie interactive, engageant l’étudiant dans une démarche d’apprentissage validant sa position de « sachant » ou du moins de « sachant » à faire advenir. Nous partons du principe, qui se base sur une expérience d’enseignement de plus de vingt ans, que l’étudiant a en lui des ressources que l’enseignant doit valoriser, encourager et révéler par des méthodes pédagogiques engageantes. Mettre le corps en situation de dire et de faire est une méthode que nous avons empruntée aux arts de la scène et qui se montre particulièrement féconde. Nous avons bâti un format de séquences pédagogiques s’appuyant sur la mise en scène théâtrale que nous avons proposée aux étudiants dès les années 2010, les invitant à prendre une place active dans les travaux dirigés que nous animions. C’est cette expérience d’enseignement engageant la parole, le geste et le corps de l’étudiant que nous souhaitons retracer ici.
La contribution vise à retracer, sous forme de récit d’expérience, le déroulé d’une séquence pédagogique que nous avons réalisée auprès des étudiants de licence 2 Sciences sanitaires et sociales de l’université de Reims Champagne-Ardenne en 2016. Cette séquence traitait de la notion d’institution au sens où l’analyse sociologique de l’action organisée l’envisage (Crozier, Friedberg, 1977)1, et recourait à une méthodologie centrée sur les arts vivants (le théâtre et la mise en scène comme supports investis par les étudiants pour réaliser leurs exposés).
L’analyse de cette séquence questionne directement le rapport et l’engagement de l’enseignant dans l’animation de son enseignement et plus généralement l’implication de sa subjectivité dans l’enseignement artistique qu’il conduit. Dans quelle mesure enseigner les arts est une démarche qui transforme l’enseignant tout autant que l’élève ? À cette problématique, il est possible de répondre par un élément essentiel : à l’appui des théories sociologiques de la réception (Jauss, 1978 ; Eco, 2015), nous pouvons émettre l’hypothèse que les arts, comme support pédagogique donnent à voir une réalité, un savoir transformés par l’esprit de l’enseignant (ce qui engage, implique) qui dessine une esthétique de l’apprentissage (Simmel, 1908), créent un « jeu coopératif » (Sensevy, 2008) entre l’enseignant et l’étudiant qui se trouvent liés par un investissement corporel traduit sur la scène éphémère que constitue la salle de classe. Finalement, l’enseignement par les arts se fait, comme dans le cas de la pratique de la lecture, forme de « médiation » qui renseigne sur les valeurs et déterminants de l’enseignant et du public récepteur (Barth-Rabot, 2023).
Un enseignement d’esthétique sociale
Le déroulé de la séquence pédagogique
L’enseignement que nous avons assuré s’intitulait « sociologie des institutions ». L’idée était de transmettre aux étudiants des connaissances approfondies sur le fonctionnement des institutions françaises dans des secteurs variés2.
Pour y parvenir, nous avons organisé, en sus du cours magistral dédié à la présentation des théories sociologiques permettant de comprendre et de décrypter les institutions (Emile Durkheim, Karl Marx, Max Weber, Georg Simmel), un travail autour des arts dans les séances de travaux dirigés corrélés à ce cours magistral. Ces dernières fonctionnent comme des ateliers pratiques où les étudiants expérimentent les acquis théoriques fournis en cours magistral. Nous avons donc animé sept séances de travaux dirigés : la consigne donnée aux étudiants était de réaliser une enquête sociologique de terrain qualitative (basée sur des entretiens semi-directifs3) afin de mettre à l’épreuve les théories de l’institution au prisme de données empiriques. Plus précisément, les étudiants devaient réaliser une enquête de terrain (en groupe de quatre à cinq) destinée à étudier le fonctionnement d’une institution française.
L’institution, au sens sociologique, s’envisage comme un ensemble d’organisations, où se déploient professionnels agissant selon leur intérêt individuel et autour de croyances collectives régies sous des professions, métiers, fonctions, déontologies rassemblées autour de règles formelles et informelles4. L’apport de cette conception est de partir d’une ethnographie minutieuse des rites et socialisations triangulaires pour déplier la morphologie sociale (Simmel, 1908), le « design institutionnel » (Padioleau, 1996) des organisations, professionnels, mais aussi normes, valeurs, croyances, le tout organisant l’institution. Cette approche de l’institution suppose de conduire un programme de recherche qui montre de déployer cette économie de la « conduite des conduites » (Foucault, 2004). Ce qui suppose de donner à voir les cadres institutionnels et législatifs s’élaborer et se mettre en œuvre et de voir les modes d’appropriation et de négociation de ces cadres par les individus et groupes sociaux. En découle des nécessaires précisions méthodologiques. Il faut alors adopter une perspective socioconstructiviste (Berger et Luckmann, 1966), dans la continuité de la tradition de l’École de Chicago (Becker, 1985 ; Goffman, 1975 ; Hughes, 1996) selon laquelle les cadres donnés à l’action ne sont pas uniquement le fruit de contraintes macro sociales qui la déterminent mais ils sont également produits et « habités » par les individus qui travaillent de concert tout en étant en conflit les uns avec les autres (Hallet, 2006) et ces interactions structurent les institutions. Pour rendre compte des systèmes d’interaction qui modèlent les formations sociales (Simmel, 1908), c’est-à-dire des motivations et logiques d’engagement des individus (Weber, 1971 ; Le Breton, 2015), il faut tenir compte du « contenu » des interactions qui, reliées les unes aux autres, forment une unité qualifiable de « forme sociale » (Simmel, 1908).
Pour illustrer la notion d’institution, nous avons rappelé que le système français de prise en charge des troubles psychiques se caractérise par une grande pluralité des acteurs, des organisations, des structures et des modalités d’accompagnement (Coldefy, 2016). Le travail s’y déploie donc comme « monde social », c’est-à-dire comme espace d’organisation morale des rapports sociaux coordonnant des acteurs pluriels (Becker, 1985). Le soin psychique public s’organise sous la forme de réseaux territoriaux structurés autour de la règle de la sectorisation. Une nébuleuse d’institutions, d’organisations et de professionnels travaillent à l’aménagement d’une prise en charge et d’un suivi de patients hospitalisés et/ou en ambulatoire (hôpitaux, centres médico-psychologiques, associations, groupes de parole, CAT, médecins psychiatres, thérapeutes, personnel infirmier, paramédical, etc.). À cela s’ajoutent règles, dispositions et lois qui cadrent l’exercice médical ainsi que la relation patients/psychiatres et qui impliquent des acteurs très hétérogènes (maires, forces de l’ordre, psychiatres, avocats, juge des libertés, patients, familles).
Ce terrain montre que l’action publique n’est pas qu’un ensemble d’actions réciproques et d’interdépendances. Elle s’organise aussi et avant tout comme une « gouvernementalité » foucaldienne (Foucault, 2004). Celle-ci peut se définir comme la « conduite des conduites », soit l’ensemble des moyens qui permettent d’imposer des normes de comportements à des individus et des groupes sociaux. Cette notion s’articule à celle de dispositif qui concerne tout ce qui permet l’étendue et le fonctionnement d’une gouvernance, reposant sur une articulation entre acteurs et qui passe par le déploiement de catalyseurs relationnels qui créent, supportent et contrôlent l’activité relationnelle. Il s’agit de :
tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. Pas seulement les prisons donc, mais les asiles, le panoptikon, les écoles, la confession, les usines, les disciplines, les mesures juridiques dont l’articulation avec le pouvoir est, en un sens, évidente, mais aussi le stylo, l’écriture, la littérature, la philosophie, l’agriculture, la cigarette, la navigation, les ordinateurs, les téléphones portables et pourquoi pas, le langage lui-même
(Agamben, 2007, p. 31).
Nous avons choisi de travailler autour de l’institution de la preuve (pouvant se décliner dans différentes organisations et professions comme la justice, le travail social, la police, la recherche, etc.).
Les étudiants devaient choisir une institution. Afin de les aider dans le choix de leur terrain, nous avons effectué un travail liminaire : recherche d’articles scientifiques, sociologiques et philosophiques sur la preuve, avec une extension vers la notion de vérité, afin de circonscrire un éventuel terrain, liste des acteurs organisant l’institution (donc le réseau de coordination5) choisie, terrain envisagé, etc. Pour la deuxième séance, les étudiants devaient avoir choisi leur terrain. Les thèmes retenus ont été : la justice avec comme terrain un tribunal d’instance ; le traitement des violences conjugales avec comme terrain un service de police judiciaire ; la recherche scientifique avec comme terrain les formations scientifiques et médicales de l’université de Reims ; le journalisme avec comme terrain la rédaction d’un journal local de la Marne.
Une fois le terrain choisi et la liste des acteurs à rencontrer pour mener l’enquête établie, nous avons travaillé ensemble pendant deux séances sur la formulation d’une problématique de recherche, d’hypothèses à vérifier. Nous avons élaboré avec les années une méthode d’apprentissage de la problématique et des hypothèses de recherche. La problématique, pour qu’elle puisse effectivement soulever un problème, doit se formuler en une question – à laquelle répondra l’intégralité du plan de l’argumentation6 – opposant deux idées. Il en va ainsi de la problématique suivante : dans quelle mesure le travail social, qui est censé a priori aider les plus vulnérables, peut-il se révéler être pouvoir de coercition et de contrôle social ? Dans cette phrase, deux propositions s’opposent : l’idée d’aide et celle de contrôle social. Par conséquent, comme elle articule deux propositions qui s’opposent, elle peut être dite problématique car elle vise à dépasser une idée a priori7. Subséquemment, les hypothèses sont des réponses supposées, imaginées à cette question problématique. Ainsi, une hypothèse, si l’on reprend notre exemple, peut être : le travail social opère dans des institutions de contrôle qui vise plus à réinsérer qu’à apporter un soutien des plus précaires (comme la protection judiciaire de la jeunesse). Une autre hypothèse serait : le travail social a pour principe de ne pas favoriser l’assistanat des plus démunis mais cherche au contraire son engagement dans les dispositifs mobilisés. Il apparaît clairement que les hypothèses sont des affirmations (et non des interrogations comme on peut le voir souvent dans les salles de classe) qui répondent directement à la problématique. Cela de manière supposée car elles sont formulées en amont de tout travail d’investigation ou d’argumentation – elles s’appuient donc sur l’idée que l’on s’en fait spontanément en ayant une connaissance encore lacunaire du sujet.
De manière logique, la grille d’entretien, outil nécessaire pour l’enquête de terrain visant à recueillir témoignages et paroles d’acteurs, se construit comme une déclinaison de questions permettant de tester chacune des hypothèses et plus largement la problématique.
Les étudiants devaient réaliser un entretien chacun pour la quatrième séance. Cette séance était organisée autour de l’apprentissage de la retranscription de l’entretien et de l’analyse des données. La cinquième séance a consisté à l’organisation d’un plan d’exposé reprenant les principaux résultats de l’enquête.
Pour la sixième séance, nous avons rappelé aux groupes que la consigne était de travailler sur une modalité de restitution orale des résultats originale. Dans cette perspective et afin d’aider les étudiants, nous avons mobilisé les outils de la mise en scène théâtrale pour que les étudiants s’en saisissent et proposent un exposé de restitution de leurs données empiriques qui soit vivant, animé et engageant leur corps dans le mouvement et l’action. Chaque groupe a donc travaillé sur la mise en scène de son exposé.
Lors de la dernière séance, les étudiants ont présenté le fruit de leur travail en mettant en scène des fragments de leurs enquêtes, ce qui a donné lieu à des courtes scènes reprenant des extraits d’audiences, de réunions entre officiers de police, de cours de médecine, etc.
Après avoir retracé le déroulement de la séquence pédagogique que nous avons animée, prenons maintenant considération les postulats didactiques qui nous ont guidés.
Une dévolution de l’enseignant au service de la puissance d’agir des étudiants
Notre méthodologie suivie dans le cadre de cet enseignement s’appuie sur la théorie de l’action conjointe en didactique (Mercier et al., 2002 ; Schubauer-Leoni, Leutenegger, 2005 ; Sensevy, Mercier, 2007 ; Schubauer-Leoni et al., 2007a, 2007b). Plus particulièrement, elle corrobore l’idée selon laquelle la relation professeur-élève est une coopération, un jeu qui a pour but la transmission d’un savoir et pour acquérir ce savoir, cela passe par l’expérience. Sensevy formule très clairement ce souci d’appuyer un enseignement sur une « expérience » pour l’élève8 :
Nous postulons qu’une pratique d’éducation est fondée sur la transmission d’un savoir. […] Éduquer, c’est instruire d’un savoir. Nous énonçons par là une hypothèse théorique […]. Il faut prendre en compte le fait que le terme « savoir » utilisé ici l’est dans une acception plus large que dans son sens usuel. Nous appelons « savoir » une puissance d’agir ; un savoir, c’est ce qui permet d’exercer une capacité (Sensevy, Mercier, 2007b). Cette puissance d’agir s’exprime en situation : apprendre, c’est apprendre d’une expérience, mais c’est aussi apprendre une expérience.
(Sensevy, 2008, p. 40)
La situation entre le professeur et l’élève est un jeu coopératif de coordination entre un savoir et une possibilité d’apprentissage. Comme l’indique Sensevy, l’enseignant ne gagne que si l’élève accepte de jouer. C’est toute la complexité du travail pédagogique.
Ce qui permet d’avancer dans la caractérisation fondamentale du jeu didactique, c’est la prise de conscience de ceci : le jeu didactique est un jeu dans lequel deux joueurs coopèrent et se coordonnent, et dans lequel l’un des deux joueurs (que l’on va appeler B), gagne si et seulement si le second joueur (que l’on va appeler A) gagne. Pour le dire autrement, le professeur (le joueur B) gagne si et seulement si l’élève (le joueur A) gagne. Le professeur atteint son objectif si l’élève apprend, avance dans son apprentissage : l’enfant parvient à faire plus de pas qu’auparavant ; le musicien interprète le passage d’une manière qui sied davantage au chef d’orchestre ; l’apprenti peut se servir de sa mallette ; les élèves ont compris certains éléments essentiels de la pièce de Racine
(Sensevy, 2008, p. 44).
Pour rendre possible ce jeu coopératif et mettre l’étudiant en situation d’apprentissage, nous avons choisi de l’engager dans un jeu de mise en scène où il était appelé à se mettre en situation de créer sur scène un exposé selon les codes des arts du spectacle (décor, costumes, accessoires étaient autorisés et laissés à la libre appréciation de l’étudiant). Nous avons considéré que « c’est “de son propre mouvement”, donc, que l’élève doit accomplir les activités qu’on lui demande » (Sensevy, 2008). Et pour engager l’étudiant, nous avons procédé à une « clause classique » (Sensevy, 2008) de la situation d’apprentissage : la « réticence didactique » qui consiste à ne pas tout dire volontairement. L’enseignant se met en position de réserve pour laisser penser et s’exprimer l’étudiant. Nous avons ainsi suivi un principe énoncé par Sensevy :
L’élève devra assumer, à un certain moment, une forme de solitude dans l’apprentissage : l’enfant qui apprend à marcher devra accepter de lâcher la main qu’on lui tend ; le musicien prendre à son compte le fait, par exemple, de produire tel phrasé indépendamment du chef d’orchestre ; l’apprenti accepter l’entièreté de la tâche que lui confie le maître d’apprentissage ; l’élève prendre sur soi de se confronter au texte. La fonction fondamentale de la réticence didactique, que nous venons d’évoquer, est bien de permettre ce « rapport de première main ». C’est cette nécessité que Brousseau a défini comme dévolution. Le professeur doit organiser les conditions de la dévolution, faire en sorte que l’élève prenne la responsabilité de l’apprentissage, qu’il assume la responsabilité de jouer vraiment au (le) jeu. […] Mais comme nous le précisions à l’instant, l’élève doit aussi accepter, avec la clause proprio motu, cette forme de désengagement du professeur : il doit accepter d’être à certains moments laissé à lui-même, savoir que l’appropriation du savoir passe par une forme d’indépendance et de solitude, de détachement nécessaire des paroles et des actes du professeur
(Sensevy, 2008, p. 46).
Cette « réticence didactique » (Sensevy, 2008) induisant une « dévolution » de l’enseignant (Brousseau, 1998) n’est autre qu’une réserve que s’impose l’enseignant pour faire éclore la parole libre de l’élève. Afin de procéder à cette dévolution, nous avons choisi le passage par le corps, le geste et la scène.
Dépasser les affres du langage
Cette dévolution n’est possible que par le mécanisme de rencontre de deux subjectivités, celle de l’enseignant et celle de l’étudiant. En nous basant sur l’esthétique sociologique bâtie par le philosophe Georg Simmel, nous pouvons avancer que ce qui fonde la socialité du geste pédagogique est l’unité que cherche l’esprit de l’enseignant entre la connaissance énoncée et la psyché de l’élève. C’est en investissant l’élève d’un rôle proactif (dans l’intégration des connaissances et leur reformulation) que l’enseignant parvient à transmettre et à s’assurer de la compréhension des connaissances. C’est ce que suggère Georg Simmel quand il établit un parallèle entre le mouvement de la pensée conjointe qui s’établit entre deux interlocuteurs en discussion et une balade dans un paysage bigarré : le point commun est de chercher une forme d’unité, qui se cristallise à travers la communication dans les représentations, symboles, images.
Tout comme l’essence de la connaissance est de construire une image du monde intellectuellement cohérente à partir d’impressions sensibles fragmentaires et isolées, tout comme il revient à la moralité de réconcilier dans l’unité les intérêts divergents ou antagonistes, de même c’est l’une des raisons ultimes de la satisfaction esthétique que de réunir ou de créer une unité dans la riche plasticité des impressions, des idées, des suggestions. Si c’est, en général, une tendance humaine que de chercher à atteindre dans l’âme une cohérence unifiante à partir de la multiplicité originelle des choses et des représentations, alors tout art n’est peut-être qu’une manière et une forme particulière par et dans lesquelles nous y parvenons ou peut-être cette multiplicité n’est-elle qu’un des chemins de la multiplicité extérieure – ou peut-être intérieure – vers l’unité intérieure
(Simmel, 1908, p. 11).
C’est ce mouvement qui nous fait affirmer que nous procédons dans cet enseignement à ce que l’on peut nommer une « esthétique sociale » (Simmel 2007 ; Hegel, 2005). Pour être fidèle à la définition qu’en propose Barbara Carnevali (2013), on pourrait définir l’esthétique sociale comme le savoir qui a pour objet la manifestation sensible de la société. Ce savoir considère la société comme un phénomène esthétique : tout ce qui est social apparaît en effet sensiblement, donc esthétiquement, étudie les manifestations sensibles du social, la dimension esthétique de la société. Comme le propose Georg Simmel dans son œuvre, la ville, la mode, le conflit, la parure sont des formes sociales que l’esthétique entendue comme science du sensible, de l’empirique, des intentionnalités et matérialités peut lire.
Dans cet échange d’idées, et plus particulièrement quand l’enseignant communique et cherche à transmettre des connaissances, il le fait en ayant recours à un vocable, une grammaire, une rhétorique qui dessinent une dynamique et qui sont autant d’indicateurs de ce qu’il est. Dit autrement, quand on parle, on parle de soi car on fait le choix de termes, de champs lexicaux, d’images qui renseignent sur qui l’on est. C’est ce que l’on comprend en lisant les écrits de Wittgenstein (1997, 1999, 2001, 2005) qui évoque le « halo » de la socialité du discours et de la grammaire utilisés dans un énoncé. Wittgenstein attribue au langage la notion d’image ou de représentation : les mots prononcés dans une démonstration ne sont pas le reflet de la réalité mais une construction qui véhicule quantité d’attributs (les déterminants sociaux de l’énonciateur, les règles de grammaire qui limitent l’énoncé, ce qui circule entre l’énonciateur et le récepteur du message). Ce que révèle Wittgenstein, c’est donc la socialité ou la puissance sociale du langage, qui selon lui, n’est pas un processus purement psychique : je ne suis pas seul à concevoir mes idées et à chercher à les transmettre, je m’appuie sur un « halo », un ensemble qui me relie aux autres (mon passé, mes souvenirs, mes représentations mentales, qui ont pour nature d’être sociaux car impliquant d’autres individus).
On trouve dans des ouvrages plus récents la même considération pour la socialité du geste artistique ou culturel : chez Cécile Barth-Rabot (2023), on comprend que la lecture, acte apparemment strictement individuel, est en fait un acte social : on lit sur recommandation d’un autre, on lit dans un environnement, on lit pour comprendre un entourage, etc. Et Barth-Rabot nous dit que le professionnel du livre, quand il recommande, classe, établit des priorités, parle de son habitus (Bourdieu, 1979), de ce qu’il reconnaît comme lecture légitime, qu’il veut soutenir et encourager, plus que de celui de son lecteur. Il se dit habilité à conseiller au regard de ses déterminants sociaux de classe. En ce sens, il corrobore les propos de Bourdieu qui voit dans les opérations de classement un outil puissant de valorisation du déterminisme social. On ne parle que de soi quand on recommande, commente ou fait des effets de langage, même s’il s’agit de faire passer une idée. Par le choix des mots, du champ lexical, des théories convoquées, je bâtis un argumentaire révélant sur moi les puissants leviers du déterminisme sociologique (d’où je viens, de qui je veux me distinguer, à qui je souhaite promouvoir que je ressemble, etc.).
Si je ne parle que de moi quand j’énonce, le récepteur joue pourtant un rôle important dans la construction du sens du message. Wittgenstein insiste sur le pouvoir créateur du récepteur dans l’effet de halo qui entoure un énoncé. Dit autrement, c’est le pouvoir de la réception. Les théories de la réception nous montrent que l’auditeur par ses gestes, ses acquiescements, ses doutes, mais aussi sa reformulation contribue à créer l’énoncé au sens de sa compréhension (qui fait partie intégrante de l’acte de transmettre un message). C’est ce que Jauss (1978) relate en décrivant le mouvement de rencontre entre la poiesis (conscience productive) et l’aisthesis (conscience réceptive) qui créent la dialectique de l’expérience esthétique. Dit autrement, l’énoncé donne à voir la transformation d’une idée par les esprits reliés entre eux.
Comment donc peut-on arriver à faire passer une idée qui soit fidèle à la réalité ? Wittgenstein répond que les idées et les faits ont une même forme logique, mais cette forme logique ne peut s’exprimer par le langage (car il fait vibrer tout le halo qui déforme la réalité)9. Donc ce qui préserve l’énoncé fidèle à la réalité est la contemplation esthétique qui consiste à admirer un objet d’art comme représentation (Wittgenstein). C’est ce à quoi se livre Simmel dans ses écrits d’esthétique sociale qui font naître un voyage, une communion entre la forme et le contenu (c’est de la superposition d’éléments hasardeux, bigarrés, que les villes italiennes créent une unité qui donne l’impression de beau et qui dépasse l’individu) et qui nous dit Wittgenstein permet de s’extraire de la volonté d’être sujet voulant, individuel mais en communion avec le monde (« je meurs », comme sujet voulant et en proie au désir donc possiblement frustrant et je m’érige comme partie d’un tout avec qui je communie, donc je m’auto absorbe dans la forme par un jeu d’actions réciproques avec les parties contemplées, visitées). Il n’y aurait donc pas d’autonomie.
Mais n’y a-t-il pas de création d’une forme autonome ? L’énoncé et les connaissances transmises ne peuvent-elles pas se détacher et constituer un corps autonome des représentations qui lui ont donné naissance, donc s’extraire de toute socialité ?
Notre travail pédagogique a fait l’hypothèse que oui, il y a une forme qui se créé et se détache de la rencontre entre la subjectivité de l’enseignant et celle de l’étudiant. Certes, comme le souligne Wittgenstein, cette forme autonome n’est pas saisissable par le langage, mais elle l’est par le corps et l’engagement dans le geste artistique sur scène. C’est ce que nous allons développer maintenant à travers un encadré qui donne à voir la parole du metteur en scène Laurent Hatat qui est intervenu dans la séquence pédagogique que nous décrivons.
Le recours à la mise en scène théâtrale dans une salle de classe
Dans une salle de cours de l’université de Reims, l’occasion m’a été offerte d’intervenir une journée durant auprès d’une trentaine d’étudiants. Assemblés par groupe de 3, 4 ou 5, dans une relative autonomie du point de vue des choix, ils et elles avaient pu « réfléchir à » et/ou « préparer » une « mise en scène » de la présentation de leurs travaux de sociologie.
La proposition de cette intervention m’avait été faite par Fabienne Barthélémy. Nous nous étions rencontrés à l’issue d’une des représentations de Retour à Reims que j’avais adapté de l’auto-analyse sociologique éponyme de Didier Eribon et mis en scène à la Maison des Métallos à Paris. Théâtre, sociologie, Reims… les indicateurs étaient au vert.
Une fois à Reims, dans la salle de cours qui jouxtait de peu l’ancien théâtre universitaire où j’avais fait mes débuts, j’ai pu découvrir l’avancée des présentations. La petite dizaine de propositions des étudiants revêtaient une grande diversité. Tant dans l’avancement de la réflexion et de la réalisation que dans le style de théâtralité qu’elles invoquaient. Pour citer Karl Valentin, avec cette fausse naïveté qui le caractérise : « L’art, c’est beau, mais c’est beaucoup de travail. »
Quelques esquisses reflétaient d’une manière assez frappante la familiarité que certains étudiants pouvaient entretenir avec le spectacle vivant. D’autres, au contraire, révélaient d’emblée leur absence de référence concrète. En général, dans ce cas, l’idée de « théâtralité » échappe rarement aux clichés, elle s’approche des formes colportées par la télévision, de nos jours par les réseaux, une forme qui s’approche du « stand up ». Assez éloignée de ma pratique.
Bien entendu, il ne s’agissait pas pour moi d’intervenir sur le contenu. Les étudiants étaient entièrement dépositaires de leur démarche intellectuelle, et bien au fait de l’avancée de leurs travaux. Mon action devait donc se situer sur la mise en forme de leur présentation. Ce qui, naturellement, s’avère toujours un exercice délicat tant la forme et le fond sont liés dans l’expression scénique.
J’ai, dans le prolongement, de mon travail de metteur en scène eu maintes occasions d’intervenir au sein d’écoles supérieures d’art dramatique (Lille, Marseille, Limoges, Saint-Étienne, Paris…), tout comme de cycle préparatoire à l’enseignement supérieur au sein des conservatoires (Caen, Lille, Paris X, Amiens…) ou encore, simplement d’ateliers amateurs, ouvert à tous, organisés par les structures qui accueillent les spectacles de notre compagnie. J’ai de ce fait une pratique pédagogique assez établie, assez mobile aussi selon les groupes à qui elle se destine. Que les participants se projettent vers un destin professionnel ou s’essaient pour le plaisir à l’art dramatique. Ces dernières années, j’ai élargi cette expérience de la transmission avec une pratique du « conseil ». Conseil dramaturgique auprès d’auteurs ou d’autrices dramatiques en résidence au Centre national des écriture scéniques de Villeneuve-lès-Avignon. J’interviens désormais aussi au sein d’autres compagnies que la nôtre, en amont des répétitions ou lors de création en cours, pour apporter là aussi un regard dramaturgique libre.
C’est essentiellement cet aspect de mon travail que j’ai mis en jeu lors de mon intervention auprès des étudiants rémois. Si j’ai, bien sûr, pu donner quelques conseils très techniques – place dans l’espace, port de la voix, choix de l’adresse – lors de la présentation des propositions en cours d’élaboration, j’ai essentiellement basé mon intervention sur des retours en forme de question plus que d’affirmation. Autrement dit, je ne mets pas en scène, je « questionne » les intentions, les choix, les tenants et les aboutissants en regard de ce qui m’est présenté. Je mène une sorte d’enquête sur le désir de théâtre, toujours avec attention et respect pour le travail en cours, c’est la part délicate. Je formule une vision extérieure du travail en cours en la positionnant en face des attentes. J’essaie par-là de mettre en jeu chez les étudiants une réflexion plus personnelle, plus poussée sur les effets qu’ils et elles désirent obtenir en « théâtralisant » leurs présentations. S’agit-il d’émotions ? Humour ou émois ? S’agit-il de clarté ? Un « plus » pour la compréhension de l’exposé ? S’agit-il d’une mise en abyme de l’exercice lui-même ? Tant de questions qui nourrissent l’échange, échange qui se charpente avec les exemples concrets qu’offre ce qui vient d’être proposé.
Mon intervention étant très cadrée dans ses objectifs et dans le temps qui lui était imparti, je n’ai pas procédé à une « mise en place » des présentations « théâtralisées ». Exercice qui imposerait un travail classique de « re-répétition », et induirait forcément une sorte de démontage de ce qui était proposé, encore une fois, choix initial des étudiants. J’ai préféré, en vivifiant un processus de questionnement commun des fins et des moyens, de modestement mettre en lumière des pistes, peut-être plus claires, peut-être plus simples, à même d’enrichir les propositions existantes.
Laurent Hatat restitue très bien ci-dessus quel a été son travail auprès des étudiants dans le cadre de cette séquence pédagogique. « Questionner les intentions » des étudiants afin de faire éclore une présentation théâtrale de leur exposé, telle a été la profondeur de son intervention. Par ses questions, son écoute, il a assuré un soutien des étudiants. Il a permis de conforter la « dévolution » de l’enseignant en encourageant les étudiants à dépasser leurs craintes, leurs doutes, leurs appréhensions et les a mis en « capacité d’agir » (Sensevy, 2008). Nous pouvons dire qu’en engageant la prise de parole, en incitant les étudiants à investir leur corps dans la présentation de leurs résultats, le metteur en scène a créé les conditions d’une transformation des savoirs transmis par l’enseignant. En soutenant les intentions des étudiants, le metteur en scène favorisé l’aménagement d’un acte coopératif et symbolique par lequel l’apprenant est dépositaire d’un savoir qu’il a lui-même fait advenir.
Conclusion
Le bilan de cette séquence pédagogique est très positif : le format de restitution orale faisant appel aux arts de la scène permet une bien meilleure assimilation des notions théoriques et des méthodes sociologiques qu’un simple exposé traditionnel qui n’emporte pas toujours la plus grande motivation ni implication des étudiants. L’investissement corporel par la mise en scène, avec l’aide d’un intervenant extérieur, responsabilise, valorise et engage les étudiants. Le travail en groupe permet une progression des étudiants qui, en communiquant les uns avec les autres, améliorent leur niveau. Grâce à la mise en mouvement et au geste artistique mobilisés dans cet enseignement, il est possible de théoriser la forme qui s’est constituée dans l’échange entre enseignants et étudiants comme le ferait Georg Simmel. Quand il arpente les rues et décors des villes italiennes, il cherche à saisir l’unité formelle qui se constitue au gré des paysages bigarrés. Et il le fait quand il affirme que c’est précisément la diversité et le contraste de l’environnement qui rend possible cette unité saisie par l’expérience du voyageur. La beauté est selon Simmel cette unité formelle capable de dépasser le baroque, le déconcertant, et cette action réciproque qui s’exerce, par exemple à Rome, entre des monuments d’époque différente est ce qu’il nomme le beau ou le sensible. À l’instar de sa démarche, nous pouvons voir se dessiner l’unité formelle entre la dévolution de l’enseignant (Brousseau, 1998) et l’acte artistique de l’étudiant. Dès lors, la forme qui se constitue à travers cette coopération, saisie par la didactique et la sociologie de l’action réciproque, est l’apprentissage élaboré dans une dynamique d’esthétique.