Introduction
Les visées prioritaires du Plan d’études romand (ci-après PER ; « découvrir, percevoir et développer des modes d’expression et leurs langages, dans une perspective identitaire, communicative et culturelle », Arts – Corps et mouvement, p. 5) s’inscrivent dans une démarche où l’expression artistique est perçue comme phénomène social et culturel (Brunard, 2006 ; Mili, 2012 ; Rickenmann 2006). Cette perspective d’allure constructiviste, ayant pour finalité le développement de la personnalité des élèves à travers les ressources élaborées pour et dans leurs activités, inscrit la discipline dans une filiation avec l’approche historico-culturelle développée par Vygotski (1934).
Rappelons brièvement que pour Vygotski, le développement de la personne repose sur sa capacité de s’approprier la culture et l’histoire en tant qu’outils intellectuels. La culture est intériorisée par la médiation d’autrui. Le document de liaison1 attribue d’ailleurs une place cruciale à l’enseignant-e qui doit « faire émerger les potentialités cognitives d’une expérience et faire prendre conscience de ce qui est découvert » (DGEO, 2016, p. 99).
En arts plastiques et visuels (APV), selon les prescriptions, les élèves doivent expérimenter des situations problèmes dont l’enjeu est que tout élève puisse se saisir des consignes, des contraintes, des techniques et du milieu didactique afin de pouvoir agir et de développer son « potentiel créatif ». Ceci implique a priori un investissement important de l’espace dévolutif par l’élève. Rappelons que, pour Brousseau (1998), la dévolution est « l’acte par lequel l’enseignant fait accepter à l’élève la responsabilité d’une situation d’apprentissage (adidactique) ou d’un problème et accepte lui-même les conséquences de ce transfert » (p. 303). Nous supposons que ce phénomène, qui peut porter sur des situations d’enseignement, pourrait jouer un rôle important quant à un enseignement devant favoriser la « prise de risque » et la « pensée créatrice » (notions non définies dans les prescriptions et par nature polysémiques) des élèves.
Mener des recherches en didactique des APV sur les contenus d’apprentissage mis à l’étude en situation de leçons ordinaires (Leutenegger, 2009) devrait permettre d’observer et d’analyser la logique interne et le fonctionnement effectif de la discipline sur la nature des savoirs transmis et la manière de les transmettre. D’autant plus que nous avons constaté, lors d’une précédente recherche (Barblan, 2023), à l’instar de Gaillot (1997), Fabre (2015) ou Márquez (2018), la difficulté d’énoncer des contenus d’apprentissage en classe d’APV et avons observé que cette difficulté influe sur le contrat et les situations didactiques. L’attente d’une réponse « personnelle » des élèves accentue les implicites inhérents aux contrats didactiques, tant du côté de l’enseignant-e qui attend de l’élève qu’il s’empare des consignes, que de l’élève qui joue à deviner les attentes de l’enseignant-e. Ces implicites quant aux savoirs à mobiliser créent une ambivalence topogénétique. Un contexte dans lequel l’élève doit convoquer non seulement son « imagination créatrice », mais aussi les moyens de celle-ci, dans des situations où les étapes intermédiaires du « processus créatif » n’ont pas été rendues explicites (Rickenmann & Márquez, 2011). Pour commencer, nous nous poserons les questions suivantes :
Quels sont les objets de savoirs en APV ? Comment dans une « tâche ouverte », laissant une grande marge de manœuvre et d’initiative à l’élève, un objet de savoir a-t-il été organisé en termes de progression des apprentissages ? Comment l’enseignant-e accompagne-t-il les élèves dans leurs actions ?
Problématique
Le PER, n’offre, au-delà d’un certain seuil de généralité promouvant des valeurs humanistes et constructivistes de « développement de la personnalité par l’accès à la culture à travers le processus créatif » (PER, Arts – Corps et mouvement 2010, p. 5), que peu de prescriptions quant aux contenus à enseigner en APV (Grivet Bonzon & Márquez, 2018). Dans cette discipline, où il existe peu de manuels scolaires (Rochex, 2017), et où il est impératif de « faire faire pour faire apprendre » (Espinassy, 2018, p. 95) l’enseignant-e propose un cours par incitation (Espinassy, 2018) dans lequel l’élève va devoir répondre « en expérimentant » (PER, Arts – Corps et mouvement, 2010, p. 9). Les situations exploratoires sont censées favoriser l’expression autonome des élèves et des résultats diversifiés représentant une surprise aussi bien pour l’élève que pour l’enseignante (Gaillot, 2005). L’articulation en quatre axes (expression et représentation, perception, acquisition de techniques, culture) interdépendants des prescriptions est censée permettre de rompre avec les conceptions « spontanées » et « académiques » de la créativité ayant historiquement modelé l’enseignement des APV jusqu’à récemment (Lemonchois, 2018 ; Gaillot, 1997). Comme le souligne Márquez (2018), le fait d’ancrer la créativité dans un processus et de ne plus la considérer comme un don mais comme une capacité transversale (pensée créatrice) « (…) donne(ant) à tout un chacun la possibilité d’apprendre (nous soulignons) à exercer sa créativité dans des domaines de prédilection, quels qu’ils soient » (p. 146). Cependant, l’articulation souhaitée entre les domaines (ou axes) est floue et semble céder le pas à la prédominance du faire qui convoquerait automatiquement les quatre domaines : « les arts produisent de la culture et s’en nourrissent (…) les liens entre le domaine Arts et la créativité paraissent évidents, c’est essentiellement parce qu’il permet à l’élève de se confronter au “faire” » (PER, Arts – Corps et mouvement, 2010, p. 8). Gaillot (2009) relève à propos du PER une prédominance accordée à l’apprentissage de techniques et de méthodes d’analyse, que Márquez (2018) qualifie d’enseignement centré sur « l’acquisition de techniques, parce que ces résultats sont aisément perceptibles, mesurables, chiffrables et tangibles en termes de progression des apprentissages » (p. 147). Quant à l’axe Culture, il semble davantage présent pour donner une couleur savante à la discipline venant justifier et agrémenter la pratique (Rickenmann, 2018).
Si les prescriptions ancrent l’enseignement des APV dans une démarche d’investigation où il est impératif de proposer un cours par incitation (Espinassy, 2018), elles laissent à l’enseignant-e une grande marge de manœuvre quant aux contenus à enseigner et aux ressources à développer pour concevoir son dispositif didactique. En résulte, selon Fabre (2015), une faible « désyncrétisation » limitant le processus de transposition didactique faisant que l’on enseigne « l’art en artiste ». Selon Márquez (2018), les savoirs techniques seraient favorisés par les enseignant-e-s, laissant la part expressive propre à la « pensée créatrice » et aux pratiques de références en suspens. Or, une orientation techniciste est susceptible de présenter aux élèves des savoirs décontextualisés (Mili & Rickenmann, 2005) et experts qui fournissent peu d’outils interprétatifs, peu d’appareils critiques, peu de repères esthétiques. Entre la porosité entretenue avec la pratique de référence et le désir des enseignant-e-s de faire émerger quelque chose qui puisse tout à la fois être qualifié de personnel, d’original et de réussi, il y a un espace considérable non exploré didactiquement. D’autant plus que, comme le souligne Espinassy (2017), « (…) les programmes ne prescrivent pas directement les pratiques d’enseignement, pas plus qu’ils ne discernent les compétences professionnelles nécessaires à leur mise en œuvre » (p. 29). D’ailleurs, force est de constater que la capacité transversale « Pensée créatrice » n’est guère mieux définie dans le PER. Il est question de « tirer parti de ses inspirations, de ses idées », de « s’engager dans de nouvelles idées, de nouvelles voies et de les exploiter », de « faire le choix de stratégies et techniques inventives », d’« accepter le risque et l’inconnu » ou bien encore de « tirer parti des changements » (PER, 2010, p. 10, PER Capacités transversales). Ce qui laisse les enseignant-e-s d’APV dans un registre de stabulation libre (Barblan, 2023) en ce qui concerne les savoirs à transmettre et la manière de les transmettre. C’est-à-dire, que l’absence de moyens d’enseignement romands (MER), ainsi que la grande diversité de pratiques de référence en APV, renforcent un flottement disciplinaire plaçant l’enseignant-e dans un régime de stabulation libre, contrairement aux pratiques de référence de disciplines telles que la physique ou les mathématiques, par exemple. En didactique de la physique et en didactique des mathématiques, les pratiques de référence sont caractérisées par une certaine cohérence interne des savoirs et par le partage de ces savoirs par des communautés scientifiques. Au passage, nous noterons que l’homogénéité ou l’hétérogénéité du corpus disciplinaire de référence ne peut manquer d’influer sur la nature des savoirs théorisés par le didactique. Que Gerhard Richter, Anselm Kiefer ou Christian Boltanski (pour ne citer que trois exemples) entretiennent avec l’art dit « figuratif », la représentation, l’iconographie religieuse, l’archive, l’histoire de l’art, l’histoire contemporaine ou la mémoire, des relations fort différentes illustre cette hétérogénéité. Wolf (2016) relève que la réception des œuvres d’Anselm Kiefer par le public « est sans cesse à la limite du malentendu, c’est-à-dire de l’interprétation fautive ». Écrirait-on que la réception des découvertes de Stephen Hawking « est sans cesse à la limite du malentendu, c’est-à-dire de l’interprétation fautive » ? Cela paraît peu probable. Ce qui est plus probable, en revanche, c’est qu’on écrive que sans l’important travail de vulgarisation de Hawking, le grand public n’aurait que peu de chance de comprendre les « trous noirs », les « supercordes », les « singularités »… et l’importance de ses théories et de ses théorèmes sur ces aspects.
Cela a pour conséquence que le choix des contenus d’apprentissage est individualisé en fonction de l’expertise (en Suisse romande, les enseignant-e-s du secondaire sont des spécialistes) et de l’épistémologie pratique de l’enseignant-e (Sensevy & Mercier, 2007). C’est pourquoi, il nous semble crucial de mener une étude sur la transposition didactique interne des objectifs, pour observer à quelles conditions des savoirs relatifs à la « pensée créatrice » et à la « prise de risques » sont rendus opératoires en leçon ordinaire d’APV pour favoriser le « potentiel créatif » de l’élève. Pour la réalisation de notre étude, il est nécessaire de s’intéresser et de comprendre l’action des acteurs dans un système didactique (tel que défini ci-dessous dans notre cadre théorique), en tenant compte de cette singularité de l’enseignement des APV, dans son rapport à :
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des pratiques sociales de référence hétérogènes au possible
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d’une norme (par conséquent) très variable ou très floue
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des logiques curriculaires très peu présentes, voire carrément absentes.
Pour rappel, les préconisations du PER, enjoignent de mettre en place « un climat propice à la prise de risques et à l’expression par l’appropriation progressive des langages visuels » (PER, Arts – Corps et Mouvements, 2010, p. 6-9) dont l’enjeu est que l’élève puisse se saisir des consignes, des contraintes, des techniques et du milieu didactique afin de pouvoir agir et de développer son « potentiel créatif ».
Cela implique a priori un investissement à la fois important et particulier de l’élève, que nous étudierons dans cette analyse. Nos précédentes remarques quant aux prescriptions, aux spécificités disciplinaires de l’enseignement des APV ainsi que les observations issues de précédentes études de cas (Márquez, 2018 ; Gaillot, 1987 ; Geiser, 2011 ; Mili & Rinckenmann, 2005 ; Fabre, 2017) montrent que les acquisitions techniques que les enseignant-e-s privilégient, aussi bien dans leurs enseignements que dans leurs évaluations, accentuent l’écart entre l’expertise naissante de l’élève et la démonstration experte du spécialiste. Ceci déclenchant, chez l’élève des situations de « blocage » (Fabre, 2017) dues à la crainte de « mal faire » et à la prédominance de « représentations axées sur la ressemblance » (SEAP, 2016) ainsi qu’à une « obsession de la réussite » (Croizet, 2011, p. 200) basées sur un préjugé partagé qui veut que la réussite scolaire reflète les dispositions intellectuelles ainsi que les qualités de l’élève, alors que les difficultés scolaires renvoient à des défauts ou des manques. Selon l’auteur, cela conduit certains élèves soit à se décourager parce qu’ils ne réussissent pas immédiatement, soit à un mutisme (de paroles et d’actions), par peur de commettre des erreurs. Cette position nous intéresse particulièrement dans le cadre d’une discipline qui promeut un apprentissage par exploration et par expérimentation (PER, Arts – Corps et mouvement, 2010). En effet, bien que les enseignants doivent à la fois favoriser l’apprentissage de savoirs et le savoir in statu nascendi de l’élève, c’est-à-dire favoriser la construction de l’expertise propre à l’élève et son accès aux « processus de créativité » (processus créatif mentionné dans le PER comme typique des activités réalisées en classe à partir des indications du domaine Arts – Corps et mouvement, 2010, p. 22) dans une optique formative d’analyse de la progression des apprentissages (Brun, 1991), la pratique effective montrerait le contraire.
Questions de recherche
Étant donné le flou des prescriptions quant à la notion de « prise de risques » dans des apprentissages pour des élèves engagés dans une production plastique potentiellement « expressive », nous nous demandons :
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quels sont les contenus d’apprentissage mis à l’étude pour favoriser la « prise de risques » des élèves et quels sont les aménagements prévus à cet effet par les enseignants ?
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Comment, en présence ou en l’absence explicite de cadre normatif, des contenus d’apprentissages sont-ils transmis par l’enseignant ?
Cadre théorique
Les préconisations officielles, tant en ce qui concerne les APV que la capacité transversale « Pensée créatrice », dans leurs visées générales axent les apprentissages en rapport avec « (…) le développement de l’inventivité et de la fantaisie, de même que sur l’imagination et la flexibilité dans la manière d’aborder toute situation » (PER, 2010, p. 10, PER, Capacités transversales). Les apprentissages sont donc considérés non seulement comme étroitement liés à la situation dans laquelle ils sont convoqués, mais dépendant desdites situations. En d’autres termes, « c’est plutôt l’expérience qui construit le savoir » (Gaillot, 1997, p. 118) et « il est impératif de faire faire pour faire apprendre » (Espinassy, 2018 p. 95). Ce rappel des visées prioritaires nous permet d’interpréter la définition de la « pensée créatrice » et des conditions possibles de ses manifestations, et d’expliciter nos choix d’un cadre théorique emprunté à la didactique des mathématiques, notamment en raison de l’absence du terme « créativité » dans l’espace du PER consacré aux APV ainsi que dans son lexique annexé. Le concept de « créativité », bien que très abondamment défini dans la littérature scientifique, demeure pour une majorité de chercheurs une construction culturelle qui évolue et est sujette aux changements en fonction des cultures et des époques. L’orientation donnée par les préconisations nous permet d’adopter la définition du concept de « créativité » d’Elliot (1971), entendue dans une optique de résolution de problèmes, que nous résumons ainsi :
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La capacité à résoudre des situations pour lesquelles la connaissance, les méthodes et les techniques existantes n’offrent pas des réponses adéquates (« problem solving »). Cette notion est reprise dans le cadre pédagogique du CAP cité en introduction de cette contribution.
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La capacité à produire de nouvelles idées avec l’obtention d’un résultat (« make something of »).
Cette définition rejoint en partie les théories de Dewey (1915) qui présente l’activité artistique comme une expérience subjective et intersubjective, dans la production et le processus, de confrontation avec la matière (le faire) et d’évaluation de son action (la conception). Cette activité indiciaire résonne avec les préconisations qui ancrent l’enseignement des arts dans une optique de « réception culturelle » et de production pour une conception socioconstructiviste et interactive de l’apprentissage par problématisation (Jonnaert & Vander Broght, 2006). Nous concevons la problématisation en APV à la suite de Ouitre et al. (2022), comme une articulation d’activités alternant entre construction de normes et remises en question desdites normes grâce à des contraintes alimentant un défi d’apprentissage. Par exemple, demander un dessin d’observation aux élèves à l’aide d’un pinceau chinois (contrainte) permettrait d’aborder la représentation et le tracé sous un autre angle que la traditionnelle copie réaliste et permettrait dans une autre activité de provoquer un choix pour l’élève entre une combinaison de plusieurs modes et techniques de représentation. En cela, nous rejoignons également ici la définition de la « créativité » de Vygotski (2004) comme activité mentale qui non seulement retient et reproduit des expériences passées mais les combine avec des nouvelles données.
Dès lors, afin de pouvoir étudier les phénomènes de transposition didactique et les mécanismes de fonctionnement des dispositifs de cours ordinaires d’APV, nous avons adopté la théorie des situations didactiques de Brousseau (1998, 2011). Cette théorie modélise l’ensemble complexe des conditions et des interactions qui se nouent dans une situation d’enseignement entre maître-élève-savoir permettant la production, la communication et l’apprentissage de savoirs. Elle nous permettra de questionner et d’étudier les conditions d’apprentissages de savoirs associés à une « démarche créative » en nous attachant tout particulièrement aux milieux didactiques et aux contrats didactiques qui régissent ces situations (Brousseau, 1998, 2011). En effet, en APV, selon Espinassy (2018), lorsque les savoirs se construisent et émergent de la pratique, le milieu didactique joue un rôle central de ressource pour la réalisation de la tâche. Le milieu didactique est défini par Brousseau (1998) comme « tout ce qui agit sur l’élève ou sur quoi l’élève agit » (p. 32). Cette définition, quant à elle, nous permettra de questionner ce que l’enseignant met en œuvre et comment il s’y prend pour que l’élève s’approprie l’objet de savoir et puisse investiguer l’ensemble du dispositif lui permettant de produire une réponse (Espinassy, 2018). Nous retiendrons pour cet article la définition reformulée par Amade-Escot (2007) du contrat didactique comme « dynamique évolutive des attentes réciproques vis-à-vis de l’enjeu de savoir à enseigner et à apprendre comprenant une part notable d’implicites » (p. 37). Cette définition nous intéresse du fait qu’en APV, les contenus d’apprentissages sont difficilement énonçables et sont souvent évasifs (Gaillot, 1997) face à l’incitation à faire.
Dans le cadre de cet article, nous nous proposons d’observer la transposition didactique de savoirs relatifs à la « pensée créatrice » et au « pouvoir d’agir » et donc de savoir selon Sensevy (2008) de l’élève selon la théorie de l’action conjointe didactique de Sensevy et Mercier (2007). Cette théorie nous permet de prendre en considération tout le système didactique qui est régi par des « transactions » dialogiques faisant évoluer le contrat, le milieu et le temps didactiques. Cette optique nous permet d’analyser finement l’organisation de dispositifs didactiques favorisant – ou pas – l’apprentissage de savoirs propices au développement de la « pensée créatrice » et à la « prise de risques ». Au vu de la généralité des instructions officielles, nous nous soucierons particulièrement du phénomène de transposition didactique interne, en observant les moyens mobilisés par les enseignant-e-s pour créer « les conditions de possibilité de l’apprentissage » (Chevallard, 1986, p. 8). Cela implique notamment d’étudier la reconfiguration des savoirs issus de la pratique sociale de référence (Martinand, 1986) ainsi que la transformation des objectifs officiels en activités d’apprentissage. Cela devrait nous permettre de saisir l’articulation entre les savoirs de références, les curricula et les savoirs enseignés à l’œuvre dans le phénomène d’enseignement/apprentissage.
Nos observations (cf. supra, introduction et problématique) sur la nature inévidente, dynamique et idiosyncratique des apprentissages dans un « processus créatif » se référant à une pratique sociale de référence nous amènent à développer quelque peu les notions de savoirs assertoriques et apodictiques.
Kant (1781) oppose le jugement apodictique, qui est nécessaire et démontré, au jugement assertorique, dont la vérité n’est ni démontrée, ni nécessaire, ni même démontrable. Dans le cas de notre article, cette distinction concerne des savoirs très différents, comme les mathématiques et les APV, par exemple. Les mathématiques constituent un exemple de système doté d’une remarquable cohérence interne. Contrairement aux artistes, les mathématicien-ne-s n’auront guère de difficulté à « faire démonstration », dès lors que la preuve mathématique aura un statut partagé par la communauté des mathématicien-ne-s. Ce qui n’est pas du tout le cas en APV, où les références sont mouvantes. Par exemple, les critères d’attribution de prix (prix de Rome ou autres prix) ou de commandes sont extrêmement variables (Lerner, 2008).
Selon le philosophe, le jugement assertorique est problématique, car il ne présente qu’un caractère de vraisemblance ou parce qu’il est émis en étant irrémédiablement corrélé à la personne qui l’émet. Le jugement assertorique a des similitudes avec les pratiques propres au monde de l’art (Becker, 1988). Il semble faire écho à ce que nous avons nommé stabulation libre de l’enseignant d’APV (Barblan, 2023) – c’est-à-dire une oscillation entre des critères définis et des jugements de goût. L’apparition du jugement assertorique pourrait s’avérer problématique dans une optique didactique d’enseignement et de transmission des savoirs propres aux institutions scolaires. Comment, dans un contexte mouvant, des connaissances pourraient-elles être construites par les élèves et, corollairement, des erreurs signalées par les acteurs ? Comment l’enseignant peut-il enseigner des apprentissages si les critères ne sont pas fixés en dehors de sa propre appréciation du beau, du fini, du propre, de l’abouti, du satisfaisant, de la qualité ? Nous verrons au cours de notre analyse comment le fonctionnement du jugement assertorique influe sur la conduite des apprentissages et la construction des savoirs.
Méthodologie
Face à l’attente d’une réponse qui soit « à la fois pertinente, inédite et personnelle » (Gaillot, 2009, p. 4) nous avons pris le parti d’une démarche empirique et avons analysé qualitativement des données. C’est-à-dire que nous sommes allés filmer une séquence2 d’enseignement/apprentissage dite ordinaire d’APV dans l’enseignement du secondaire 1 genevois (élèves entre 12 et 15 ans). Nous avons ensuite croisé les données vidéoscopiques avec des données issues de la documentation fournie en amont et a posteriori par l’enseignant observé dans le cadre de cette recherche. Cela pour décrire la complexité du phénomène d’enseignement-apprentissage en leçons ordinaires d’APV et mieux saisir les attentes des enseignant-e-s, notamment en ce qui concerne les contenus d’enseignement et leur évaluation.
À la suite de Cordoba (2013) qui souligne la nécessité de décrire et d’étudier les pratiques des enseignant-e-s spécialistes dans des disciplines peu normées en termes de prescriptions, nous nous inscrivons dans le courant de recherches qui s’intéressent au didactique ordinaire. C’est-à-dire aux travaux qui rendent compte de ce qui advient dans l’action entre enseignant-e-s et élèves au sein de la classe. Dans notre cas, le but est de comprendre comment l’enseignement des APV est dispensé au cycle d’orientation genevois (secondaire 1). Comme notre intention est de saisir le système didactique de l’enseignant dans sa dynamique propre et dans les rapports systémiques qu’entretiennent les trois instances qui la composent – savoir(s)-enseignant-élève –, la théorie de l’action conjointe didactique guide nos choix méthodologiques.
Étudier les gestes professionnels des enseignant-e-s dans une optique du didactique ordinaire requiert à considérer les trois instances qui composent le système didactique comme étant à la fois une unité d’observation et une « entité insécable » (Schubauer-Leoni & Leutenegger, 2002). Cette prise en compte des instances du système didactique implique la saisie de la dynamique de réciprocité qui les caractérise. Cela implique que les contenus effectivement enseignés sont la résultante de l’activité conjointe enseignant-élève au sein de la situation didactique (Ligozat & Leutenegger, 2007). Ce qui advient dans le système didactique est alors considéré comme une unité dont les composants fonctionnent de manière systémique tout en faisant partie d’un contexte éducatif.
Rendre possible l’observation, la description et la compréhension des systèmes didactiques demande de mobiliser des moyens permettant de rendre compte d’un double mouvement : l’un qui les considère et les étudie d’abord en tant que systèmes isolés, l’autre qui les regroupe ensuite pour les confronter. Afin que notre démarche d’observation, partant du détail, ait une portée quelconque, indépendamment du type d’enseignant-e et des contenus abordés (qui par ailleurs peuvent évoluer ou changer en situation) – mais en tenant compte des spécificités de la discipline (Mili, 2008) –, nous avons confronté nos empiries à nos hypothèses et à nos questions de recherches découlant de modèles théoriques. Cette vigilance est essentielle à prendre en compte, dans la mesure où l’une des visées de notre recherche est de débusquer, dans la dynamique d’un enseignement-apprentissage contextualisé, les savoirs à l’œuvre et d’analyser l’agir enseignant tant dans ce qui est spécifique à la matière enseignée que ce qui est générique au métier d’enseignant. C’est bien dans la mesure où les catégories retenues fonctionnent et qu’elles permettent de confronter des « événements » (Schubauer-Leoni & Leutenneger, 2002) divers, que l’approche clinique s’impose à notre démarche. Dans notre cas, c’est en recourant aux descripteurs de l’action conjointe didactique et au triplet des genèses que nous entreprenons de décrire les éléments caractéristiques de pratiques d’enseignement des APV devant développer le « potentiel créatif » de l’élève au cycle d’orientation genevois.
La théorie de l’action conjointe didactique (Sensevy & Mercier, 2007) et ses quatre concepts génériques de : définition (de la situation, des contenus, de la tâche), dévolution (la cession de la responsabilité de la tâche à l’élève), régulation (de l’activité de l’élève) et d’institutionnalisation (des contenus construits par l’élève) permettant de décrire fonctionnellement l’action enseignante nous a permis d’analyser nos données filmiques en étant particulièrement attentifs aux gestes de dévolution et d’institutionnalisation des enseignant-e-s pour appréhender la construction de la référence commune en termes de savoirs-savoirs faire et de remise en jeu desdits savoirs. Rappelons que pour Brousseau (1998), la dévolution est « l’acte par lequel l’enseignant fait accepter à l’élève la responsabilité d’une situation d’apprentissage (adidactique) ou d’un problème et accepte lui-même les conséquences de ce transfert » (p. 303) et que nous supposons que ce phénomène, qui peut porter sur des situations d’enseignement, devrait jouer un rôle important quant à l’émergence d’apprentissages relatifs à la pensée créatrice et la prise de risque en cours d’APV. Dans le cadre de cet article, nous aborderons le geste d’institutionnalisation comme étant étroitement lié à la notion d’instrumentalisation entendue au sens de Rabardel (2005). Cet auteur souligne l’articulation entre activité, instrument, sujet, culture et communauté, qui n’ont de cesse d’interagir l’un avec l’autre et l’un sur l’autre. Selon Rabardel et al. (2005), l’instrument (artefact aussi bien physique que conceptuel), culturellement inscrit, peut participer au développement de l’individu car il peut être instrumentalisé. C’est-à-dire que l’individu enrichit les propriétés de l’artefact en l’adaptant à l’action et à la situation en cours, en fonction de ses intentions. Dès lors, l’instrument est agent du pouvoir d’agir et décuple potentiellement le pouvoir de faire de l’individu (Rabardel, 2005) ce qui nous intéresse grandement quant à l’enseignement des APV.
Selon Chevallard (1991), tout savoir peut devenir objet et contenu d’apprentissage. Il s’agit dès lors d’opérer une transposition didactique des savoirs savants aux savoirs à enseigner. Chevallard distingue une transposition externe, pour les curricula et instructions officielles, et une transposition interne, propre aux enseignant-e-s. Suite à nos observations sur le caractère de généralité des instructions officielles, nous nous intéresserons particulièrement au phénomène de transposition didactique interne. Cela en observant les moyens didactiques mobilisés par l’enseignant pour créer « les conditions de possibilité de l’apprentissage » (Chevallard, 1986, p. 8). C’est la transposition didactique interne des objectifs officiels et des savoirs issus de la pratique de référence (Martinand, 1986) qui, selon nous, sera révélatrice à la fois du rapport aux savoirs enseignés et de l’expertise spécialiste de l’enseignant-e en APV.
Enfin, en raison du caractère situé et individuant de l’enseignement des APV, nous avons prêté une attention particulière aux contrats didactiques et à leurs « effets » dans le cadre de cette analyse. La dynamique évolutive du contrat didactique (Amade-Escot, 2007) produit ce que Brousseau (1983) appelle les « effets » du contrat didactique. L’auteur en relève cinq dont deux se manifesteront particulièrement dans le cadre de notre analyse ; l’effet Topaze et l’effet Jourdain.
Selon Brousseau, l’effet Topaze consiste, pour l’enseignant-e, soit à « dicter la réponse à l’élève », soit « à dissimuler cette réponse sous une sorte de codage conventionnel ou en tout cas connu de l’élève » (1983, p. 3), qui se manifeste dans le cadre de nos analyses par l’usage de questions fermées, posées par l’enseignant, ou la suggestion de « marche à suivre » (c’est le cas pour l’analyse que nous présentons).
L’effet Jourdain consiste, pour l’enseignant-e, à « reconnaître l’indice d’une connaissance savante » dans « les comportements ou réponse des élèves » (Brousseau, 1983, p. 5). Nous constaterons la particularité de cet « effet » dans notre analyse, lors de plusieurs régulations où l’enseignant va valider des productions apparemment en contradiction avec ses attentes. Brousseau (1983) relève un second aspect de cet « effet », qui est « le désir d’insérer la connaissance dans des activités familières » et « peut conduire le professeur à substituer à la problématique véritable et spécifique, un autre, par exemple métaphorique ou métonymique et qui ne donne pas un sens correct à la situation » (p. 6). Nous observerons cet « effet » dans les références à l’univers du maquillage ou encore à l’usage de l’eau dans le cas que nous analysons. Notons que ces « effets » sont corrélés les uns aux autres, avec comme résultante le fait d’amoindrir les responsabilités des acteurs, les enjeux de savoirs et les possibilités d’apprentissages.
Ces observations sur les « effets » du contrat nous mènent à convoquer et discuter du concept de forme scolaire à l’instar de Prot et Go (2023) qui retravaillent largement les implications d’un projet de reconstruction de la forme scolaire. Initialement développée en sociologie (Vincent, 1994 ; Vincent & al. 1994), cette notion souligne, entre autres, l’impact des règles impersonnelles et institutionnelles sur les modalités de la transmission du savoir. Schubauer-Leoni et al. (2007) relèvent l’aspect didactique de cette notion et ses rapports avec le concept de transposition didactique. Des traditions professionnelles et institutionnelles instaurent des modalités durables d’enseignement, comme la forme scolaire de « la dictée », ou « la récitation des tables de multiplication » (pour transmettre des savoirs orthographiques ou arithmétiques) par exemple, ou bien « les vocalises » et « les gammes » en musique ou encore l’enseignement de « la perspective à un point de fuite » en APV. Schubauer-Leoni et Leutenegger (2005) insistent sur la dynamique concomitante entre les processus de re-personnalisations et de recontextualisation des savoirs, nécessaires pour qu’enseignant-e-s et élèves puissent à leur tour faire vivre un jeu didactique réinvestissant les enjeux de savoir. Cela afin de prémunir le risque, pour les enseignant-e-s, de recourir à des modèles « tout faits » de pratiques, de conduite et d’évaluation des apprentissages. C’est cet aspect didactique de la forme scolaire, concept dont les tensions semblent actualiser l’enseignement des APV, que nous retenons pour notre recherche.
Nous observerons si, et comment, l’enseignant favorise ou non l’accès à des apprentissages permettant de développer une « pensée créatrice » en nous focalisant sur le geste professionnel de dévolution susceptible de contribuer au pouvoir d’agir et à la « prise de risques » des élèves nécessaires quant à l’enseignement d’un « processus créatif ».
Étude de cas
Pour cette analyse, nous nous sommes focalisés sur l’articulation entre les gestes professionnels de définition et de dévolution de l’enseignant, dans le cadre d’une leçon ordinaire d’arts plastiques et visuels. Cela dans le but d’étudier les potentialités d’action et de prise de décision d’élèves engagés dans une production plastique, potentiellement « expressive ».
Contexte
Description des données
Cette analyse se base sur l’enregistrement d’une leçon filmée par le chercheur le 10 juin 2021. Précisons qu’à Genève, terrain de la présente recherche, les enseignant-e-s du secondaire 1 et 2 sont des spécialistes dans la mesure où ils ont obtenu un grade de master dans la discipline enseignée. La séquence observée a eu lieu dans un établissement faisant partie du réseau d’enseignement prioritaire dans une classe de 10e LC (13-14 ans) d’un cycle d’orientation genevois (secondaire 1). Ce regroupement d’élèves est généralement considéré comme « difficile » par la communauté enseignante tant du point de vue du comportement que des apprentissages. Nous insistons sur ces points car nous convergerons au fil de notre analyse avec les observations notamment d’Amade-Escot (2005) quant à l’enseignement en « milieu difficile » et son impact sur les contenus d’apprentissage, ainsi que le milieu et le type de régulation choisis par les enseignant-e-s.
Cette leçon s’est déroulée en fin d’année scolaire et l’enseignant proposait deux tâches distinctes aux élèves ; l’une venant conclure une séquence notée et l’autre venant initialiser une nouvelle séquence. En raison du temps consacré à la tâche 1 (53 minutes au minimum, voire 73 minutes pour la majorité des élèves) et de la documentation envoyée par l’enseignant au chercheur, nous nous sommes exclusivement focalisés sur la tâche 1.
Les empiries ont été complétées par un document de planification transmis par l’enseignant ainsi que des échanges de courriels présentés en annexe (1, 2, 3 et 4). Ces sources ont fourni les critères d’évaluation de l’enseignant ainsi que des indications quant à ses intentions didactiques pour la leçon observée.
Nous allons ci-dessous contextualiser la leçon observée, en l’articulant avec la séquence ayant précédé le travail réalisé durant notre observation, dans la mesure où cette dernière semble influer sur le processus d’enseignement/apprentissage de cette analyse.
Articulation et description de la séquence
Les informations fournies par l’enseignant (annexes 2 et 4) nous permettent de dire que, dans sa logique, la tâche observée est un prolongement de la séquence antérieure ayant trait à la réalisation d’un dessin représentant un dragon (annexe 4).
L’enseignant constate qu’après « un petit détour technique sur les dégradés », « certains [élèves] n’avaient pas tout à fait compris à quoi ressembleraient leurs dragons de tous les côtés » et décide de proposer comme « deuxième étape de refaire le dragon dessiné, en volume, pour qu’ils [les élèves] soient confrontés au fait de rendre en 3D ce qu’ils ont fait en 2D » (courrier du 11 juin 2021).
Si l’enseignant conçoit la tâche en 3D comme un approfondissement du précédent dessin en 2D, nous constatons que la mémoire didactique entretenue par l’enseignant se focalise sur l’aspect narratif (« évolution » du dragon de la 2D à la 3D) de la tâche ainsi que sur l’unicité d’une technique graphique – le dégradé – « pour comprendre ces questions de volume ».
Nous verrons comment le passage entre des registres d’apprentissages différents (2D ↔ 3D), pour appréhender des contenus ayant trait au volume, conditionnera la conduite des apprentissages. Et nous verrons comment ce passage d’un registre à l’autre influe sur le pouvoir d’agir des élèves.
Réduction de la leçon observée
À des fins d’intelligibilité, nous avons résumé la leçon filmée sous la forme du tableau synoptique ci-dessous. À noter que 7 minutes ont été consacrées aux rangements et salutations d’usage en P2.
Tableau 1 : tableau synoptique de la séquence d’enseignement de notre première analyse
Déroulement | Activité(s) | Enseignant |
P1 : | ||
5 minutes et 30 secondes | Passage d’un extrait d’une vidéo issue de YouTube, questions/réponses (5 minutes 30 secondes). | Définition (collective) |
38 minutes | Les élèves débutent leur travail de peinture de leur volume (deux élèves débutent un nouveau travail). | Régulations individuelles + définitions individuelles (deux élèves débutant le nouveau travail et deux élèves en retard) |
P2 : | ||
15 minutes | Les élèves sont sur la même tâche | Régulations individuelles + définitions individuelles (pour les élèves minoritaires à ce stade) débutant le nouveau travail et deux élèves en retard |
3 minutes | Les élèves écoutent les consignes de la nouvelle tâche | Définition (collective) |
20 minutes | Les élèves continuent en majorité la tâche 1 | Régulations individuelles |
Choix des évènements remarquables
En complément de notre méthodologie, voici ce qui détermine nos évènements remarquables.
Dans le flux des évènements d’une séquence didactique, il y a des périodicités (ou épisodes), des étapes et des articulations. Amade-Escot (2007) définit les moments didactiques comme « des étapes caractéristiques de la construction du savoir au sein de toute institution » (Amade-Escot, 2007, p. 120). À la suite de cette auteure, nous avons recherché dans ces moments didactiques des signes relatifs à l’avancée du savoir en APV. Nous avons analysé ces moments remarquables par une approche sémiologique, à la recherche d’indices pouvant donner une/des signification(s) à l’action de l’enseignant et aux interactions enseignant/élèves. Ces moments constituent pour nous des évènements remarquables, nous permettant de décrire finement les processus d’enseignement/apprentissage de savoirs en APV.
La grande marge de manœuvre apparemment laissée aux élèves dans l’exécution des consignes, est caractéristique de la conduite des apprentissages en APV et plus généralement des enseignements des disciplines artistiques en milieu scolaire (Arnaud-Bestieu, 2021).
Dans ce contexte, nous avons choisi des évènements nous permettant d’étudier comment l’enseignant favorise l’entrée en dévolution des élèves. Ces incitations de l’enseignant à faire prendre la responsabilité de la tâche aux élèves constituent des événements privilégiés pour comprendre comment les savoirs sont mis à l’étude et appropriés par les élèves.
Nous verrons l’évolution du contrat didactique à travers trois évènements remarquables.
Nous avons procédé à des analyses lexicales de ces moments, pour comprendre comment la tâche se remplit vs se vide de son savoir (Leutenegger-Rihs, 1999), au gré des interactions et parfois au profit d’un faire procédural.
Les situations sélectionnées pour cette analyse nous apporteront, principalement, des éléments de réponse quant à l’interrelation compliquée entre normes et « expression ». Ces 3 moments remarquables nous permettront également de dégager un certain type de régulation et d’agir de l’enseignant, face à des situations apparentées à la production-régulation d’erreurs. Enfin, les évènements remarquables sélectionnés nous donneront des éléments d’éclairage quant aux savoirs mis à l’étude et à leur relation avec un habitus scolaire.
Analyse
Instauration d’un cadre normatif
Notre premier évènement remarquable surgit lors de la phase de définition de l’enseignant qui présente les savoirs à mobiliser : 1 min 07 à 2 min 394.
Tableau 2 : retranscription du verbatim du premier évènement remarquable de notre première analyse
Verbatim 1 | Actions |
Je vais juste donner des petites clés pour terminer ce travail-là. Parce que la dernière fois je vous avais un petit peu expliqué comment on va mettre des zones plus claires, moyennes. | |
Clair ça va être par exemple un bleu très clair, moyen ça va être un bleu un peu moins clair et foncé ça va juste être du bleu. | Fait un geste avec la main désignant le haut puis le milieu Désigne le bas avec la main en l’abaissant. |
Donc là on a un exemple et je vous avais dit qu’on a des zones bombées qui vont faire comme ça qu’est-ce qu’on met comme tonalité ? (une élève répond plus clair) Pardon | Se saisit d’une sculpture de tonalité bleue en pointant une zone bombée à la tonalité claire et mime avec le geste un arrondi |
(++)Plus clair, excellent et quand on a des zones qui vont plutôt faire un creux ? (les élèves répondent plus foncé) exactement et ce qui est peut être perturbant pour certains d’entre vous c’est que dans le dessin on avait fait, on avait dessiné notre dragon qui était éclairé par rapport à une source de lumière | Mime un creux en faisant un mouvement de vague |
donc par exemple là du coup si la lumière vient d’ici de votre côté c’est éclairé de quel côté ? (à gauche répond la même élève que précédemment) À gauche ok. Alors que là le principe c’est qu’on n’a pas une origine de lumière et c’est ça qui n’est pas facile à comprendre et c’est pour ça que je vais vous montrer un petit tutoriel de maquillage parce que en fait c’est le même principe que le maquillage ce qu’on va faire parce que l’idée ça va être de heu (++) mettre en valeur des volumes. Et en fait on peut choisir quel volume on met en valeur. Donc je vais éteindre les lumières. Est-ce que jusque-là il y a des questions ? (silence) ça va ? | Sort son téléphone portable et éclaire le rouleau de papier ménage – étant donné la forte lumière du jour l’éclairage est quasi imperceptible. |
Ok. Donc on se rappelle on a trois tonalités claires moyennes et foncées. » | L’enseignant accompagne son discours de gestes signifiant les tonalités par une échelle |
Cette première phase de définition nous semble intéressante, car elle présente un savoir et une mise en perspective de ce savoir. En nous appuyant sur les mots de l’enseignant (en gras dans le verbatim ci-dessus), nous reformulons ainsi le problème proposé aux élèves : mettre en valeur des volumes en saturant des tonalités, sans qu’il y ait de source lumineuse directe. Le savoir est celui de l’application de la saturation de couleur, en fonction des bosses et des creux ; et le pouvoir d’action des élèves est celui de choisir les zones qui seront plus ou moins saturées et de fabriquer des teintes pour « mettre en valeur des volumes » (verbatim 1). En l’absence de détail à ce sujet dans la planification transmise par l’enseignant, on peut inférer que la tâche semble répondre à l’objectif A33 du domaine technique du PER : « agencer des surfaces selon les principes de contrastes et d’harmonie en tenant compte du volume » (Arts – Corps et mouvement, p. 28).
Illustrations 1 et 2. Frank Stella, Kamomka, Strumilowa, 1972a et Pablo Picasso, La Chouette, 1953b.
Ill. 1 : bandes de feutre et de toile marouflées sur Pavatex et peinture acrylique, 229 × 305 × 8 cm.
Ill. 2 : terre cuite moulée peinte, 34 × 26 × 37 cm.
Deux référents porteurs de contenus quant aux différentes relations possibles entre reliefs, volume et couleurs. Deux exemples externes, fournis ici dans le cadre de cette analyse. L’œuvre de Picasso (illustration 2) illustre un choix possible de traitement graphique, venant souligner le volume avec l’emploi d’un contraste « maximal » noir-blanc. Une modalité graphique qui, dans le cas qui nous intéresse, n’est pas présentée aux élèves. Dès lors, ceux-ci n’ont qu’un seul référent esthétique de l’articulation : volume / traitement graphique. Et ils en sont « réduits » à réaliser un dégradé, répondant à l’attente explicite de leur enseignant, en plus de l’observance d’une attente implicite : que le dégradé soit fondu. Même si l’enseignant a déclaré le contraire : « il y a des dégradés (mais ils n’ont pas besoin d’être fondus) ».
a. Coll. MAMCO, don AMAM (Kitty Lillaz) Inv: 1994-660. https://mamco.ch/fr/1017/Catalogue/2882/Frank-Stella-Kamomika-Strumilowa-I-1972 consulté le 12/09/2024.
b. Kampianne (2022) en ligne : https://www.gazette-drouot.com/article/picasso-sculpteur-galerie-de-l-institut/39453 consulté le 12/09/2024.
Au tout début du cours, nous décelons dans le verbatim des indices de dé-complexification du problème posé. Ainsi, la recherche de tonalité est rabattue sur le camaïeu de l’exemple (en gras dans le verbatim 1 ci-dessus). Ce qui est susceptible d’induire chez les élèves une équivalence entre : mise en valeur des bosses, grâce à une technique de variation de la saturation de la couleur, d’une part ; et, d’autre part, appliquer trois catégories de variation de tonalités : claire, moyenne et foncée, comme moyen de traduire un éclairage. Alors que l’objectif est explicitement de « choisir quel volume mettre en valeur », ce qui implique justement un choix et une action de l’élève, la gestuelle marquée de l’enseignant ainsi que le pointage (tableau 2 ci-dessus) de l’exemple semblent orienter les élèves vers une tâche de type : application de procédure. Le problème de la luminosité d’un volume dans l’espace est abordé sous la forme de questions relativement fermées, en écho à l’exemple donné (verbatim 1) :
« des zones bombées qui vont faire comme ça qu’est-ce qu’on met comme tonalité ? (une élève répond : — plus clair) Pardon (++) Plus clair, excellent et quand on a des zones qui vont plutôt faire un creux ? (les élèves répondent : — plus foncé) exactement ».
Ce qui paraît peu propice aux débats ou à la recherche de stratégies par les élèves. L’enseignant garde un topos élevé, en orientant la réponse par des gestes ostentatoires ou des mimiques. Il semble que l’espace de l’élève soit réduit à une validation du discours enseignant, qui lui permet de donner suite à sa définition, mais n’incite pas à l’expérimentation. La solution au problème posé (traduire graphiquement des volumes et des jeux de lumière sur ces volumes) est fournie comme une sorte de mode d’emploi. Comme si, du même coup, les élèves disposaient de tous les éléments de leur mode d’exécution. Ce qui semble exclure, a priori, la possibilité de prendre des risques, puisque l’enseignant écarte la nécessité, pour les élèves, de trouver des réponses diverses à ces questions de choix graphiques. Autrement dit, le milieu didactique semble tirer le contrat didactique vers un faire applicationniste, proche de la copie : copie de l’exemple et d’un tutoriel de maquillage, fournies par l’enseignant et agissant comme référent obligé.
À ce stade de la leçon, l’enseignant semble osciller entre la soumission aux élèves d’un problème suscitant chez ceux-ci le pouvoir de faire des choix, et une mise en action facilitée par l’application de procédures (cf. questions de l’enseignant verbatim 1). Ces procédures venant répondre au principal enjeu d’apprentissage et à la difficulté présumée par l’enseignant (verbatim 1) quant à l’absence de source lumineuse directe.
Cette oscillation va perdurer durant la phase de définition, qui inclut la diffusion d’un tutoriel de maquillage. À noter que ce tutoriel est issu du cosplay, cette discipline où il s’agit d’imiter (donner l’illusion d’être) des personnages de fiction par le grimage et autres artifices (costumes, coiffures etc…) et aurait pu induire potentiellement des savoirs disciplinaires de recherche et de choix de stratégies techniques et plastiques pour donner l’illusion d’effets (« avec la peinture elle va donner l’impression », dit l’enseignant durant la leçon observée). Ici le référent est convoqué uniquement à titre d’exemple de procédure à suivre, comme le confirment :
-
les comparaisons et explications suivantes de l’enseignant : « même principe que le maquillage », « comme dans le maquillage » et « c’est exactement ce qu’on cherche à faire »,
-
le topos élevé de l’enseignant, qui reformule tout de suite ses questions en questions fermées et qui pointe les procédures à l’aide de gestes physiques très marqués.
Ces remarques nous portent à considérer que l’indication de la tâche à effectuer n’est pas problématisée par rapport aux savoirs visés, ce qui amène l’élève à ne pouvoir agir autrement qu’en tant qu’exécutant. Cela dans la mesure où l’élève est contraint de suivre en tous points le milieu agissant en tant que modèle, pour pouvoir réussir la tâche demandée. Ce qui tient lieu de milieu matériel vide ainsi petit à petit la tâche d’une partie de son objet de savoir et empiéter sur les responsabilités de l’élève, dans la mesure où il présente toutes les couleurs déjà disponibles et un seul type de pinceau – limitant la recherche de teintes ou d’effets de la part des élèves.
Durant cette phase de définition, l’enseignant glisserait d’un contrat didactique porteur d’enjeux de savoir (un savoir relatif à l’usage d’un nuancier de saturation/dilution d’une couleur, pour figurer des volumes) vers un contrat de type : application de procédure. Au moment d’amorcer la phase de dévolution, l’assertion suivante de l’enseignant, va dans ce sens (propos tenus durant la leçon) :
— Est-ce que c’est tout bon ?
— oui oui (un élève)
— T’es sûr ? Personne ne doit venir me voir en disant monsieur je ne sais pas je ne sais pas quoi faire… Ok, bah du coup vous pouvez y aller.
Dès la phase de définition, il semblerait que l’espace dévolutif de l’élève, entendu ici comme pouvoir d’agir au sens de Rabardel (2005) et Sensevy (2008), se restreint petit à petit.
Du dessin au volume : une sortie de contrat
Pour notre second évènement remarquable5, nous allons nous pencher sur un échange entre l’enseignant et une élève, à propos de la production de celle-ci qui, selon nous, relève d’une sortie de contrat et d’un amalgame entre le dessin ayant précédé cette séquence et la mise en couleur du volume.
Tableau 3 : retranscription du verbatim du second évènement remarquable de notre première analyse
Tour de parole | Verbatim 2 | Actions |
Enseignant TDP1 | Alors il (le dragon de l’élève) est destroyed (++) heu(++). | S’arrête et se penche sur le travail. |
Élève TDP2 | Il est surtout effrayant. | Lève son pinceau. |
Enseignant TDP3 | Non, moi je trouve ça bien | Toujours penché. |
Élève TDP4 | Regardez, là c’est beau, il y a des colorations et tout et là y’a ça quoi. | Désigne d’un geste le travail précédent puis son volume et se remet à peindre. |
Enseignant TDP5 | Non moi je trouve ça bien (mais c’est bien, s’exclame le voisin de table) tout ce qu’il faut que tu mettes là c’est du blanc, c’est ça qui te manque. | Pointe du doigt une zone du volume. |
Élève TDP6 | Ne vous en faites pas, dès que j’aurais fini (inaudible). | L’enseignant suspend son geste de pointage. |
Enseignant TDP7 | Ah d’accord, je te laisse faire. | Hausse les mains en l’air. |
Élève TPD8 | Non mais. | L’enseignant s’en va. |
L’élève utilise trois couleurs distinctes en lieu et place des tonalités demandées et n’est manifestement pas dans le contrat didactique tel qu’énoncé en début de leçon par l’enseignant (le travail précédent est posé sur la table, et l’élève copie des couleurs de ce dernier). Il semblerait que pour elle, ce qui compte est de s’approcher le plus possible de son dessin précédent, comme le laisse également penser le critère 1 (annexe 1) : « Il représente en volume le dragon dessiné en 2d et lui ressemble de chaque côté si on le tourne 2/6 » ainsi que les nombreuses références de l’enseignant à ce travail durant la leçon observée.
Pourtant, l’enseignant, quelque peu surpris (TDP1, verbatim 2), ne signifie pas explicitement cette surprise à l’élève et valide son travail à deux reprises (TDP3 et TDP5, verbatim 2).
Premièrement, nous souhaiterons souligner que l’enseignant encourage ce que l’on pourrait nommer, à l’instar du PER, une « prise de risques » de l’élève. Néanmoins, cette validation nous apparaît problématique pour deux raisons ; l’enseignant ne signifie pas à l’élève quelles attentes et quelles qualités sont validées, et cette validation remet en question la validité des savoirs « utilisés » par l’ensemble de la classe et, par extension, l’évaluation.
Concernant le point 1 que nous avons soulevé, nous nous permettons de citer le Document de liaison, prescriptions complémentaires aux PER, qui, concernant l’évaluation, enjoint l’enseignant de « faire émerger les potentialités cognitives d’une expérience et faire prendre conscience de ce qui est découvert » (DGEO, 2016, p. 99). Or, lors de ce bref échange, les régulations de l’enseignant ne portent pas sur les contenus mentionnés explicitement dans la leçon du jour ou sur des stratégies d’apprentissage. Ce qui rend la dévolution problématique (« ce qu’il manque au travail, c’est du blanc », dit l’enseignant-TDP5, verbatim 2). Mais comment l’élève peut-elle se saisir de cette information individualisée, qui déroge de la règle fixée au collectif ? Par ailleurs, l’évaluation de l’enseignant s’inscrit, dans cet échange, sur le même registre que les remarques des élèves relatives au travail accompli par l’élève concernée, à savoir un jugement de goût (à ce titre, l’écho du voisin de table aux propos de l’enseignant au TDP5, verbatim 2 nous semble exemplaire).
Sur le point 2 que nous avons soulevé, cet épisode illustre l’impensé didactique entre recherche de conformité et recherche de divergence (Arnaud-Bestieu, 2021) au sein du contrat didactique, mais aussi un système d’attentes plurielles et plutôt opaques de l’enseignant. Selon nous, une telle configuration ne facilite ni la construction d’une référence commune, ni la dévolution. Cette incertitude pèse sur l’évaluation et les régulations de l’enseignant. Ce dernier encourage l’élève plus qu’il n’explicite ses attentes ou les apprentissages projetés – et leurs marges potentielles de progression.
Une potentielle variable pour le couplet milieu-contrat.
Notre dernier évènement remarquable est un moment de régulation, qui intervient au bout de 20 minutes. L’enseignant introduit une variable dans le milieu ; une variable potentiellement révélatrice de ses attentes. Nous avons découpé certaines parties du dialogue (qui se trouve dans son intégralité en annexe 3), pour nous focaliser sur la variable apportée par cette régulation.
Tableau 4 : retranscription de la première partie du verbatim du troisième évènement remarquable de notre première analyse
Tour de parole | Verbatim 4 | Actions |
Enseignant TDP1 | Toi qu’est-ce qui te manque ? | Pose un pot de gouache blanche sur la table et se tient en face de l’élève |
Élève TDP2 | Bah du blanc et du plus foncé. | Désigne son travail d’un geste de la main gauche et tient un pinceau dans la main droite |
Enseignant TDP3 | D’un point de vue purement technique ? | L’élève reprend le geste que l’enseignant avait utilisé lors de la définition, pour indiquer une zone bombée de sa figurine. |
Tu as un pinceau, tu as de la peinture… | L’enseignant pointe le pinceau et la peinture. | |
Élève TDP4 | De l’eau. | |
Enseignant TDP5 | Exactement. Voilà c’est important pour faire les dégradés. | |
Élève TDP6 | Mais y’a pas de bol. | L’enseignant et l’élève vont chercher le matériel adéquat. |
Première coupe dans le dialogue
Tableau 5 : retranscription de la seconde partie du verbatim du troisième évènement remarquable de notre première analyse
(après un rappel des règles d’action, nous reprenons le dialogue) Élève TDP18 |
Du coup je mets du vert comme ça. | Regard vers l’enseignant puis peint son volume. |
Enseignant TDP19 | Ouais vas-y. Et après tu éclairciras pour faire un dégradé plus… tu vois là ça dépasse un peu ton vert donc vraiment juste dans la zone ou ça comme ça. | Pointe une zone du travail avec un doigt. Montre sur l’exemple un creux sous une crête. |
Élève TDP20 | Comme ça ? | Peint. |
Enseignant TDP21 | Voilà c’est bien. En fait tu peux même rattraper avec le doigt. Ça crée même des dégradés tout seul tu vois donc c’est pas mal. | L’enseignant étire la peinture avec son doigt. |
Seconde coupe dans le dialogue
Tableau 6 : retranscription de la troisième partie du verbatim du troisième évènement remarquable de notre première analyse
(Suites à quelques échanges sur la fabrication d’un vert clair – et plus exactement sur le mélange de vert avec du blanc sur une feuille de brouillon –, nous reprenons le cours du dialogue) Enseignant TDP35 |
Hey c’est bien là. Faut juste mélanger un peu plus, ça va se refoncer. Là on est bien et maintenant attention parce qu’on ne veut pas que ce soit trop qu’on ait trop de contraste donc comment est-ce qu’on va faire pour faire un dégradé ? | L’enseignant regarde en surplomb l’élève appliquer de la peinture. |
Élève TDP36 | Heu je mets du foncé ? | Regarde l’enseignant. |
Enseignant TDP37 | En fait juste avec de l’eau tu peux avoir un dégradé. | Observe en surplomb l’élève qui a suspendu son action. |
Tout d’abord, cet extrait témoigne du fait que l’enseignant, face à une difficulté repérée chez un élève, va opérer une régulation sur le milieu en introduisant une variable (ici l’eau) et en lui montrant un geste technique lui permettant de réussir la tâche demandée. Nous constatons également que cette variable est introduite par le biais des habitudes matérielles d’utilisation de la peinture (TDP3, verbatim 4). Pourtant cette variable semble nécessaire pour résoudre la tâche (TDP5, verbatim 4) et porte sur un savoir (les dégradés) qui semble important (cf. critère 2, annexe 1), mais dont l’importance n’a pas été soulignée lors de la phase de définition. Cette attente présente dans le critère 2 (annexe 1) concernant les dégradés n’est pas particulièrement explicite et en tout cas pas facile à mettre en œuvre. Il est attendu des élèves un « passage harmonieux entre les tonalités », par le biais de dégradés qui « n’ont pas besoin d’être fondus ». Comment, en utilisant de l’eau pour délayer une couleur, réaliser ce passage entre les tonalités sans que les dégradés ne soient fondus ? En outre, l’attente formulée de la sorte par l’enseignant, quant aux savoirs relatifs aux dégradés, se superpose aux règles transmises en début de cours (trois valeurs de dégradés) ce qui ne facilite pas l’action des élèves. Nous constatons ici que le critère d’évaluation entre en contradiction avec l’action de l’enseignant. Celui-ci réalise un fondu des tonalités avec peinture, pinceau et support 3D, mais déclare : « le passage harmonieux entre les tonalités » (…) « n’a pas besoin d’être fondu ». Ce qui ne permet à l’élève ni de se repérer ni de comprendre la logique des critères d’évaluation. D’ailleurs, l’élève répond à l’enseignant selon les premières règles transmises, à savoir l’utilisation et la juxtaposition de trois tonalités, pour souligner les volumes et potentiellement faire un « truc genre dégradé ». Ici nous soulignons que bien que le dégradé n’ait pas fait l’objet d’une attente manifeste et partagée en termes de savoirs, il apparaît, d’après les mots de l’élève, qu’il s’agisse tout de même d’un implicite partagé (renvoyant probablement au travail précédent et plus généralement à la culture de classe, voire à une attente scolaire, notions dont nous discuterons en conclusion.
De par la fonction de l’exemple-modèle et de par la dynamique des échanges analysés, on peut estimer que ces évènements remarquables sont marqués par l’effet Topaze (Soury-Lavergne, 2003). En effet, cette dynamique renvoie à l’exécution fidèle d’une procédure, alors que les notions mentionnées par l’enseignant sont absentes de la tâche et font pourtant référence à un champ notionnel riche – tonalités, dégradés, foncé/clair, ombres/lumière, volumes, fondu/non fondu, contrastes etc. La dynamique des échanges (effet Topaze, validations à fonction phatique) ramène les élèves à ce contrat très ciblé sur l’exécution d’une consigne, réduisant la complexité des contenus à la fois esthétiques et techniques, telle que l’utilisation des mélanges en peinture.
Bien que les élèves semblent (cf. notre troisième évènement remarquable) avoir compris ce qui leur était demandé, le contrat initial avec l’ensemble de la classe (zones bombées plus claires – zones creusées plus foncées, et une zone intermédiaire en sus) ne sera pas enrichi en dehors d’une intervention individualisée. Il ne le sera ni par la variable eau ni par l’institutionnalisation de gestes techniques relatifs à la qualité des dégradés attendus, supposés automatique à la suite du « détour technique » effectué lors de la séquence précédente (annexe 4). Cela quand bien même le médium eût été différent (là avec les crayons de couleur ou craies grasses, ici avec la peinture).
Articulation des données d’observation et de planification :
Comme mentionné dans le contexte de cette étude de cas, nous avons récolté des empiries et des éléments de planification. Ces éléments de planification, bien que succincts, nous ont tout de même permis d’éclairer les intentions de l’enseignant, qui nous les a fournis avec des commentaires (cf. courriers et planification en annexes 1-2-3-4), une fois la leçon donnée.
Les propos de l’enseignant (« je voulais qu’ils soient confrontés au fait de rendre en 3D », courrier électronique du 11/06/2021, annexe 2) confirment le flottement perçu entre différents contenus ayant trait au volume ou à la représentation graphique en 2D. Cette tension se retrouve également dans le système d’évaluation de l’enseignant, puisque ce dernier accorde 60 % des points de l’évaluation à la tache de peinture. Le rapport entre le travail de dessin, le volume et la mise en valeur du volume par la mobilisation de tonalités – source, selon nous, du malentendu didactique de notre deuxième évènement remarquable – relève bien d’une intention dialectique entre approfondissement des apprentissages, d’une part, et désir de faire réussir les élèves d’autre part. Comme l’attestent ces propos :
La deuxième étape était de refaire le dragon dessiné en volume, pour qu’ils soient vraiment confrontés au fait de rendre en 3D ce qu’ils ont fait en 2D, parce que certains dessins suggéraient que certains n’avaient pas tout à fait compris à quoi ressemblerait leur dragon de tous les côtés.
Et la dernière étape était de repeindre ce dragon en mettant en valeurs les volumes, mais cette fois sans origine lumineuse particulière. À nouveau pour comprendre ces questions de volume.
(Courrier du 11/06/2021, annexe 2).
Nous avons pu constater que la présentation de la tâche sous forme d’un problème et les potentialités de savoirs épistémologiques y relatives sont rapidement abandonnées pour « être rabattues sur un jeu de contrat lors duquel l’élève joue à satisfaire les attentes de l’enseignant sans jouer avec le savoir » Schubauer-Leoni & al., 2007, p. 69). Si les critères d’évaluation nous permettent de mieux comprendre le déroulement de la séquence et parfois l’insistance de l’enseignant à ce que les élèves continuent leur travail, le flou dans les définitions de ce qu’il faut rechercher et accomplir en l’absence d’étapes techniques partagées collectivement aura fortement pesé sur le contrat et la situation d’enseignement/apprentissage.
Les intentions de l’enseignant, décelables dans les échanges de courrier et dans la planification fournie, nous permettent de dire que l’enseignant table sur une mémoire didactique reposant sur un recours graphique unique – les dégradés – dont la convocation garantit la réussite de la tâche (cf. réponses de l’élève lors de notre dernier évènement remarquable).
Cet outil graphique unique est, selon nous, la conséquence d’une ambivalence quant aux contenus à mobiliser. De fait, deux registres d’apprentissages différents se superposent. Face à cette ambivalence, l’enseignant tire le contrat vers un référent « obligé » et une technique, impliquant un faire applicationniste de l’élève, pour garantir sa réussite au détriment d’une « prise de risques » relevant de l’expérimentation de l’élève dans son agir.
L’articulation de ces données nous permet d’éclairer la difficulté de la conduite d’une progression des apprentissages dans le cadre d’une discipline artistique ainsi que la complexité et l’ingéniosité de l’agir enseignant dans un régime de stabulation libre des contenus et dans un contexte de Réseau d’enseignement prioritaire. Un contexte où de nombreux enseignant-e-s oscillent entre la nécessité de faire apprendre aux élèves et le désir de les faire réussir (Amade-Escot & Venturini, 2009).
Synthèse de l’analyse
Une norme pour un contrat
En guise de conclusion, nous allons provisoirement répondre aux questions de recherche susmentionnées, en fonction de cette observation.
Concernant la question du pouvoir d’agir de l’élève en présence ou en absence d’un cadre normatif, nous constatons les efforts de l’enseignant à poser un tel cadre. En effet, que ce soit lors de la phase de définition ou lors de différentes phases de régulation, l’enseignant a pris grand soin de définir et de rappeler sans ambiguïté un savoir (les zones bombées d’un volume sont plus claires et les zones creusées plus foncées), qui fera office de contrat didactique de départ, puis, rapidement, de règle d’action. Cette analyse didactique nous a permis de constater comment, dans l’action, un savoir susceptible de favoriser la dévolution et la « prise de risques » des élèves va, petit à petit, tirer le contrat vers un versant social, faisant davantage office de « convention de classe » que de garant d’une dimension épistémologique (Hersant, 2014). Au fur et à mesure de la leçon, l’enseignant tire sur le contrat, de sorte que les élèves puissent « continuer à faire ce qu’ils savent faire et s’engager dans des actions qui ne remettent pas en cause leur équilibre (…) » (Amade-Escot, 2005, p. 95). Nous constatons, à partir d’une situation donnée, premièrement l’importance et la complexité qu’entretiennent la norme et le pouvoir d’agir des élèves ; deuxièmement, le rôle capital que peut revêtir une culture de classe qui s’apparente davantage à un habitus disciplinaire (ici la mise en couleur venant conclure esthétiquement un travail) reposant sur les canons de la forme scolaire qu’à une construction située et partagée d’une référence commune en termes de savoirs/savoir-faire. À ce titre, nous remarquons que la « variable eau » de notre troisième événement remarquable, potentiellement à expliciter en termes de savoir/savoir-faire, est signifiée à l’élève en tant qu’habitus d’action (pour peindre, il faut de l’eau).
Dévolution ambivalente et régulations dé-didactisées
Cette analyse confirme notre hypothèse quant à l’intrication entre les phases de définition et de dévolution concernant l’aménagement d’un espace favorisant la « prise de risques » / le pouvoir d’agir des élèves en APV. Les situations convoquées à titre d’exemple montrent que le flou relatif à l’objet de savoir, en termes d’enjeux d’apprentissage, ne permet pas la dévolution d’une situation a-didactique propice à la « prise de risques », mais crée ce que nous appellerons une illusion de dévolution. Nous reprenons la définition de Chevallard (1994) relative aux ostensifs de l’objet de savoir :
Un objet ostensif apparaît comme possédant deux valences : une valence instrumentale, d’une part, une valence sémiotique, d’autre part, ces deux valences apparaissant, au sein d’une technique donnée, associées comme le recto et le verso d’une feuille. (…) Dire qu’un ostensif a une valence instrumentale signifie qu’il permet d’agir, de travailler. On a vu plus haut (premier exemple de proportionnalité) que, en mathématiques comme ailleurs, on est notamment amené à travailler avec des mots. Le discours, ici, n’a pas simplement une fonction de communication : il est un outil qui permet un travail. Il en va de même avec les autres registres ostensifs – matériel, gestuel, graphique, scriptural
(p. 6-7).
L’élève est engagé sur un objet ostensif (manifestement il travaille, puisque je le vois peindre), mais la tâche se mue en exécution et ne suscite pas une dialectique avec des objets non ostensifs (contenus d’apprentissage ou savoirs à évoquer). Ce qui réduit de fait la valence de l’action à une valence instrumentale au sens qu’elle permet de travailler (Chevallard, 1994). En l’espèce, c’est la valence sémiotique qui pâlit ou, peut-être même, qui disparaît. La réduction du contrat à une règle d’action ne permet pas à l’élève d’autres possibilités d’action que celle de copie plus ou moins fidèle.
Nous constatons que le flou quant à l’objet de savoir favorise des régulations qui sont du type : encouragement à faire et à persévérer. Cela sans que les élèves ne sachent vraiment ce qui est attendu d’eux et qu’ils puissent développer des stratégies propres : « Là tu pourrais foncer (en observant et pointant le travail) encore un peu, tu y es presque (…) » (déclaration de l’enseignant lors de cette leçon).
La référence commune à la classe ne se construit pas en termes de signification et de problématisation du savoir, grâce à la réalisation de la tâche, mais est remplacée par un contrat plutôt monolithique et « scolaire » la mise en couleur par trois valeurs de dégradés et la validation de la part de l’enseignant.
Alors qu’en apparence l’enseignant adopte un espace topogénétique propice à la dévolution, ses régulations et le contrat didactique font qu’il garde tout au long de la séquence une position en surplomb, susceptible d’inhiber le pouvoir d’agir des élèves sans que ce soit du tout son intention.
Les retombées de l’effet Topaze décelables (gestuelle marquée de l’enseignant pour signifier les enjeux, questions fermées dirigeant vers la réponse) ainsi que l’opacité des attentes tirent le contrat vers l’application d’une procédure pour en garantir la réussite. On pourrait considérer qu’au cours de cette leçon, le milieu didactique se vide, au fur et à mesure que le contrat dérive vers une demande de type : suivi procédural. L’agir de l’élève est (sur)-conditionné par l’effet des régulations de l’enseignant, qui fait preuve de peu de réticence et ne favorise pas la clause proprio motu pourtant nécessaire à la dévolution (Brousseau 1998 ; Sensevy, 2006). C’est ce qu’Arnaud-Bestieu (2013) nomme « avortement de la dévolution », c’est-à-dire un processus de dévolution stoppé net par des régulations dé-didactisées, portant sur la motivation et le résultat. De plus, nous assistons à un phénomène que nous nommerons ambivalence topogénétique.
Pourquoi ce terme ? Du fait que les apparences de la dévolution sont présentes, tout comme le temps qui y est consacré, mais pas la dévolution au sens d’une prise de responsabilité de la tâche et encore moins la « prise de risques » réelle par l’élève.
Ce phénomène nous intéresse particulièrement dans le champ des APV – où la part de l’élève devrait être essentielle (Espinassy, 2018) – et de notre recherche, dans la mesure où les instructions officielles prônent la « prise de risques », l’expérimentation et « le développement de la personnalité par l’accès à la culture à travers le processus créatif » (PER. 2010, Arts – Corps et mouvement, p. 5). Or, si l’élève ne peut pas « agir en première personne » (Brousseau, 1998), il nous paraît impossible qu’il puisse faire des erreurs, et donc également expérimenter des contenus plastiques. Dans les extraits de verbatim ci-dessus, l’enseignant ne semble pas concevoir « les conséquences du transfert » de la responsabilité de la situation d’apprentissage (Brousseau, 1998) en prévoyant certains aménagements du milieu et une palette de variables didactiques. De plus, la position en surplomb qu’il adopte (malgré lui, à la lumière de ses propos) gêne la construction des savoirs et influe fortement sur l’évaluation des apprentissages. En effet, le fait que les critères de réussite échappent aux élèves en termes de savoirs à convoquer et restent implicites, est une conséquence de l’absence de définition de la notion de dégradé. C’est au moment de la régulation de sa production par l’enseignant que l’élève entend des remarques telles que : « un peu plus foncé ici », « juste plus clair derrière », « un petit dégradé là ». À la suite de ce type de régulations, l’enseignant laisse l’élève concerné « tranquille » et valide les productions (déclarations de l’enseignant durant la leçon).
Entre forme scolaire et implicites techniques
Le flou de l’objet de savoir se manifeste par des régulations dé-didactisées qui débouchent sur une logique orientée vers le résultat/produit (« Ce qui nous intéresse, ce n’est que la forme » dit-il à un élève) sans rendre explicites d’éventuelles étapes intermédiaires du « processus créatif » (Rickenmann & Márquez, 2011). Cette logique convoque une dimension à l’œuvre de formes scolaires basée à la fois sur une tradition académique (à proprement parlé en dehors de l’école obligatoire et de ses missions ; copie d’après modèle, valeurs, nuances et dégradé) et sur « la tradition diffuse de formes scolaires de travail liées au processus de disciplinarisation » (Rickenmann & Márquez, 2011) quant à la tâche (le coloriage pour terminer un travail) ainsi qu’à l’évaluation. Dans cette optique, l’évaluation repose exclusivement sur l’expertise artistique de l’enseignant.
Ce phénomène nous semble caractéristique de l’enseignement et de l’évaluation en APV, qui oscille entre « refus de l’académisme et souci d’outiller les élèves » et pour lequel la dimension normée de la discipline est à la fois refusée et constamment présente (Fabre, 2015).
Cela se traduit par une technique qui reste souvent un « impensé » et donne lieu à des « stratégies d’évitement dans les pratiques de classe » (Herth, 2016). Avec pour conséquence que ce qui relève de la technique est assimilé à « une trouvaille par l’élève » (Herth, 2016), qui doit convoquer par lui-même non seulement son « imagination créatrice » (Rickenmann & Márquez, 2011), mais les moyens de cette dernière. À ce titre, l’expression « petit détour technique », utilisée par l’enseignant et le fait que celui-ci table sur une mémoire didactique du dégradé sans tenir compte du médium, illustre nos propos.
Dans la perspective d’une discipline expressive, nous rejoignons les observations d’Arnaud-Bestieu (2021) quant à l’importance de clarifier le contrat didactique, afin que l’activité conçue pour un apprentissage donné puisse réellement laisser une place à l’action de l’élève. L’auteure relève également la nécessité de penser le geste d’institutionnalisation en amont de la référence visée (comme potentialité des champs d’exploitation de la tâche par les élèves), mais aussi in situ, à des fins de valorisation des apprentissages effectifs – qui ne peuvent se réaliser sans prise de risque de la part des apprenants. C’est l’élaboration de situations à la fois « porteuses de sens et porteuses de régulation » (Wegmuller, 1993) qui devrait permettre en principe, de développer des régulations divergentes (Vial, 2001), questionnant les propriétés de l’objet de savoir et dévoluant un espace pour les actions des élèves.
Ambivalence topogénétique et savoirs assertoriques
Les épisodes choisis nous ont permis d’illustrer comment des enjeux de savoir disparaissent au profit d’une forme scolaire (dans le cadre de notre article ; assujettissement des élèves à une règle d’action et à un faire procédurier exposé par l’enseignant) enracinée dans un curriculum caché au sens de De Ketele (2011). Nous avons essayé de démontrer que ce phénomène influait fortement sur le geste de dévolution et donc sur le pouvoir d’agir des élèves quant à la construction des savoirs et au développement d’une « pensée créatrice ». Alors que l’enseignant avait construit sa séquence dans une logique de potentielles expérimentations, laissant un temps considérable à l’agir des élèves, la mésogénèse et la situation d’apprentissage ont neutralisé cet espace au profit d’attentes implicites des acteurs (envers le savoir et l’agir pour le mobiliser). Ce faisant, le dispositif est caractérisé par une ambivalence topogénétique, qui se cristallise dans des tâches typiques d’une configuration disciplinaire (Reuter, 2023) d’une forme scolaire perceptible et dans le désir de réussite des élèves et décelable chez l’enseignant par des « effets » de type Topaze et Jourdain.
Nous insistons sur cette notion d’ambivalence topogénétique, car notre analyse montre que, malgré un cadre fortement marqué à partir duquel il aurait été légitime de penser que l’enseignant attendait « une parole de l’élève » en « conformité » avec la sienne (Sensevy, 1998, p. 98), l’enseignant valide une réponse hors cadre. Cela révèle, selon nous, une structure complexe du rapport au savoir, à la fois tributaire des attentes implicites de l’enseignant et des prescriptions quant à des apprentissages sensés favoriser le « processus créatif », d’une tradition enseignante quant à la tâche demandée et d’une doxa quant aux disciplines artistiques favorisant « l’effet benandanti » (Ginzburg, 1966).
C’est-à-dire, dans le cas présent, un rappel constant d’une norme et la validation, voire l’attente de réponses au-delà de cette norme. Cela confère aux apprentissages et à la situation didactique une valence assertorique (« c’est ainsi mais cela pourrait être autrement », Orange, 2007, p. 46) qui ne facilite ni la direction, ni l’évaluation des apprentissages.
La notion de « pensée créatrice », telle que nous avons essayé de la définir, est une entrée prometteuse pour rendre compte des rapports structurant les situations didactiques et questionner les allant-de-soi épistémologiques disciplinaires (Sensevy, 1998). Cela se vérifie dans le cas particulier d’une activité de production en APV, où les élèves sont soumis, in situ, à différents cadres guidant l’action de l’enseignant – favorisant ou non la construction de savoir et les transactions didactiques. Cette analyse nous a permis de mettre en lumière plusieurs phénomènes que nous constatons également dans le cadre de la formation des futur-e-s enseignant-e-s pour le secondaire 1 et 2 à Genève, ayant trait à la construction de la référence en classe et aux déterminants qui sous-tendent l’action des enseignant-e-s comme :
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un rapport complexe à la norme, impliquant des attentes enseignantes entre conformité et pouvoir d’agir – donc de dépassement – de l’élève ;
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la présence d’une forme scolaire en tant qu’habitus conditionnant à la fois les savoirs mis à l’étude et la direction des situations d’enseignement/apprentissage, particulièrement sur le versant évaluation des gestes professionnels de l’enseignant-e.
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des régulations dé-didactisées (Arnaud-Bestieu, 2013) ou socio-pragmatiques (Bocchi, 2012) portant principalement sur la motivation de l’élève,
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ce que nous avons nommé une ambivalence topogénétique, qui se traduit dans la porosité entre les gestes enseignants, avec les gestes d’institutionnalisation et de régulation collective, et dans des situations assertoriques, où il est difficile de démêler les savoirs à mobiliser, les attentes enseignantes et donc de détecter des apprentissages et des erreurs dans une visée formatrice.
Discussion
La notion polysémique et ambiguë de « pensée créatrice » et de son corollaire de « prise de risques » nous aura permis d’observer la complexité de l’agir enseignant dans une discipline sans moyens d’enseignements romands et l’ingéniosité dont doivent faire preuve les enseignant-e-s dans leur agir, pour faire vivre des dispositifs devant à la fois favoriser l’expression individuelle et la construction de savoirs communs. Notre analyse démontre que ce qui relève potentiellement du « processus créatif » dans les apprentissages des élèves à une valeur assertorique (Kant, 1781) pour l’enseignant favorisant ce que nous avons nommé une ambivalence topogénétique. C’est-à-dire un contexte dans lequel l’élève doit convoquer non seulement son « imagination créatrice », mais aussi les moyens de celles-ci, dans des situations où les étapes intermédiaires du « processus créatif » n’ont pas été rendues explicites (Rickenmann & Márquez, 2011).
À l’instar de Fabre (2017) et de Rochex (2017) cette étude de cas nous permet de constater que la norme est convoquée par l’enseignant non comme « une normativité, c’est-à-dire une invention de normes soutenant un processus d’émancipation » (Rochex, 2017, p. 15), en l’occurrence l’opportunité pour les élèves de s’appuyer sur des contenus techniques et esthétiques pour les remettre en jeu dans et par leurs activités, mais comme une « normalisation [entendue] comme soumission à des normes » (Rochex, 2017, p. 15) c’est-à-dire dans le cadre de notre analyse, un assujettissement à une procédure en résonance avec certains aspects du concept de forme scolaire. Cela illustrant l’ambivalence agissante entre normes et normativité en cours d’APV, qui ne facilite pas le développement d’apprentissages et de situations d’apprentissage favorisant la « prise de risques » des élèves et le développement de leur « pensée créatrice ». Face à l’attente disciplinaire d’une réponse « personnelle » des élèves, ces cadres normatifs sont ambivalents. En termes de « pensée créatrice » cela se traduit soit par une valence assertorique qui fait que l’apprentissage n’est pas signifié ou institutionnalisé mais rapporté aux capacités internes de l’élève dans une idéologie « innéiste » qui nie de fait toute possibilité d’enseignement, soit elle est reportée en tant qu’écart à un modèle dans une conception « axiomatique »6 des apprentissages. Dans cette analyse, les cadres normatifs instaurés se superposent et conditionnent tant les apprentissages de l’élève que l’agir enseignant. Notre analyse d’une pratique effective d’enseignement en APV nous permet de déceler une tension à l’œuvre quant au concept de forme scolaire qui se traduit par d’un côté sa prépondérance dans des exercices procéduriers « caractérisé par le silence de l’écolier » (Reuter, 2023, p. 57) appliquant une règle ; et de l’autre côté une difficulté à organiser une transmission de savoirs qui relègue au second plan les paliers d’apprentissages et risque de faire confondre le développement de compétences avec une performance. Cette absence voire ce refus de la « condition nécessaire » (Schneuwly, 2008, p. 100), de l’enseignement de disciplines artistiques de la forme scolaire entendue comme l’acte d’organiser et de transposer des contenus d’apprentissage – en termes de progression –, réduit les savoirs et leurs transmissions à un anachronique « ouï-dire, voire faire et faire avec » (Vincent, 2008, p. 48) peu propice au pouvoir d’agir des élèves et à leur développement de compétences créatrices ou critiques tel que souhaité par les prescriptions.
Cette étude de cas nous a permis de constater la complexité de la transposition didactique en arts. L’exemple de l’outil unique dégradé, nous semble caractéristique de l’« éternel retour » de traditions diffuses dans l’enseignement des APV. Et ceci indépendamment des intentions de l’enseignant observé. Ce phénomène, est intimement lié à ce qu’Espinassy et Claverie (2023) nomment : « mémoire agissante », ou « frottements idéologiques avec lesquels les enseignants ont (eu) à composer » (p. 26), à savoir, en APV, le paradigme d’une liberté créatrice innée, d’un côté, et le paradigme de la compétence technique, de l’autre (quant à l’évaluation des apprentissages).
Dans le cadre de cette analyse, nous avons régulièrement été confrontés à un paradoxe entre les discours (officiels des prescriptions et personnels de l’enseignant observé) et l’immédiateté de l’action enseignante. Cette dernière semble s’inscrire dans une forme de fonctionnalité scolaire en porte-à-faux avec les finalités disciplinaires des prescriptions ainsi qu’avec les théories et concepts didactiques récents apparus dans la littérature francophone.
À l’issue de cet article, nous nous demandons pourquoi, en dépit des connaissances exprimées par l’enseignant observé et de la marge de manœuvre accordée par les prescriptions, la transposition interne, « qui relève largement de la marge d’interprétation voire de création des enseignants » (Perrenoud, 1998, p. 488) n’est pas davantage investie pour créer les conditions de développement de compétences au gré de dispositifs d’enseignement. Notre recherche démontre la nécessité de partir de pratiques effectives pour appréhender des questions encore vives de l’enseignement des APV et de la formation des futurs enseignant-e-s de cette discipline. Dans cette perspective, une attention particulière est portée sur l’articulation entre la planification et une perspective « créatrice », par définition inédite, ainsi que sur l’agir didactique in situ, notamment du point de vue de l’interdépendance entre la phase de dévolution et le geste d’institutionnalisation. Il s’agit de sonder leur apparente contradiction avec des « processus de créativité », par définition non uniformes.