Frédérique-Marie Prot (FMP). Tu enseignes actuellement la danse classique au Centre chorégraphique national (CCN) – Ballet de Lorraine, pourrais-tu revenir sur ton parcours, depuis disons le moment où tu as débuté la danse jusqu’au moment où tu as décidé d’en faire ton métier ?
Juliette Mignot (JM). Je ne pense pas avoir eu vraiment une vocation. Au fur et à mesure la danse est devenue quelque chose d’addictif, c’était un mode d’expression qui me convenait, et je sentais une grande liberté en dansant. J’ai commencé à 6 ans dans une école privée que fréquentait aussi ma mère à l’époque car elle a aussi dansé. C’est elle qui m’a accompagnée et c’est moi qui ai souhaité poursuivre. Ensuite, le chemin est assez traditionnel en France, du moins à cette époque, cursus au conservatoire que j’ai quitté à l’âge de 14 ans. Ensuite j’ai intégré le conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon (CNSMD), sur audition, à mon entrée en première, j’avais tout juste 15 ans. C’est drôle comme il y a eu différents rendez-vous au CNSMD de Lyon dans ma vie. Partir à Lyon, cela signifiait quitter la famille, se retrouver à l’internat et suivre les enseignements du Centre national d’enseignement à distance (CNED). J’en garde un bon souvenir, ce sont des supers années. On est en immersion la journée, et le soir on est avec ses camarades de promotion. On fréquente aussi les musiciens, les autres danseurs. C’est vraiment très riche et très émancipateur. La formation durait trois ans à cette époque, et la troisième année c’était ce qu’on appelait « le jeune ballet ». On avait un programme comme celui d’une compagnie et un quotidien de danseur : les entraînements, les échauffements, et ensuite l’apprentissage des chorégraphies. Nous avions quelques spectacles répartis sur toute l’année, essentiellement en France. On était en immersion totale, ce qui donnait peu de place pour réfléchir à autre chose, pour réfléchir au bien-fondé de la voie que nous avions empruntée, car dans la danse tout se joue très jeune. Mais comme la sélection est très importante à l’entrée au CNSMD de Lyon, je crois que je ne me posais pas de questions. J’avais été quelque part « élue », reconnue. Il allait de soi que je devais poursuivre. Pourtant ce n’est pas parce qu’on s’engage dans une voie avec une certaine facilité que cela l’est autant dans le milieu professionnel, car c’est un milieu difficile. Après ma formation à Lyon, j’ai intégré le ballet national de Marseille dirigé par Roland Petit1 et c’est dans les premiers mois de vie professionnelle avec la troupe que j’ai pris conscience de la réalité du métier, des enjeux et des engagements que je prenais dans la vie. Je pensais que ce serait évident, mais à ce moment-là il y a eu comme une prise de conscience, voire une angoisse de me lancer. Car en tant qu’élève on est assez protégé, on est entouré de professeurs qui croient en vous, on est encore maternés. Ce sont sans doute des questions qui nous traversent tous, lorsque l’on entre dans le milieu professionnel, quel qu’il soit. À Marseille il y avait de la bienveillance de la part des anciens et les rapports étaient plutôt fraternels. Mais c’est un métier où il y a de la pression, et de la concurrence dans un milieu qui reste très féminin. Psychologiquement ce n’est pas évident. Avec le recul je me dis qu’il m’a manqué durant mes années de formation d’être en contact avec le milieu professionnel, nous étions la majeure partie du temps entre nous : étudiants, nous avons joué aux professionnels. Heureusement je sais que les choses ont évolué et que des stages d’immersion font maintenant partie intégrante des formations supérieures. Ces expériences permettent de mieux appréhender l’univers professionnel. C’est vraiment un plus ! Je suis restée trois ans à Marseille car j’ai ressenti cet appel de découvrir d’autres écritures, de me confronter à d’autres registres, n’ayant jusque-là travaillé qu’avec le même chorégraphe. Marseille reste une très bonne expérience, très formatrice. Ensuite, dans ce métier, à chaque fois, il faut passer des auditions, on prend le train, on dort dans le train, auberge de jeunesse, etc. À Nancy, je souhaitais travailler avec Pierre Lacotte2, spécialiste des ballets romantiques et de ceux tombés dans l’oubli qu’il essayait de restaurer. C’était un registre avec lequel j’avais envie de me familiariser. Cela fait partie d’une tradition aussi, et j’avais besoin d’avoir une expérience des grands ballets classiques. On avait aussi des programmes de créations beaucoup plus contemporains où l’on avait l’occasion de travailler en tête-à-tête avec les chorégraphes. Puis, à Pierre Lacotte succède Didier Deschamps qui accentue cette ouverture vers la création tandis qu’il met à l’honneur le répertoire du xxe siècle. J’ai cette chance d’avoir pu interpréter de nombreux registres chorégraphiques. C’était pour moi un véritable enrichissement !
FMP. Puis en tant qu’enseignante au CCN – Ballet de Lorraine, quelle a été ta formation ? Pourquoi et dans quel contexte as-tu fait le choix de t’orienter vers l’enseignement ?
JM. Je suis dans ma quinzième année d’enseignement. J’ai commencé à enseigner fin 2010. À l’époque j’étais danseuse-interprète au CCN – Ballet de Lorraine. J’ai pris la suite d’un professeur qui lui-même avait été danseur-interprète dans la compagnie, et qui est parti occuper un poste au conservatoire régional de Nîmes. Son poste s’est libéré et la direction me l’a proposé. J’avais été blessée un an avant. Pendant les tournées, il y avait fréquemment des interactions avec les structures où nous dansions, avec le public des conservatoires. J’ai eu à monter des extraits du répertoire des ballets classiques, à intervenir à Rouen ou à Mâcon, par exemple. J’ai donc eu quelques expériences pédagogiques en amont de cette prise de poste et je prenais du plaisir dans ces nouvelles missions. Ça s’est pourtant présenté à moi de manière abrupte, puisque c’était un départ en cours d’année. Le fait qu’il y ait ce couperet en fin de carrière de danseuse et qu’il faille envisager la suite, je l’avais anticipé. Mais je n’avais pas imaginé que cette belle opportunité se présenterait à moi aussi rapidement. À l’époque j’étais maman d’un petit garçon, et c’est vrai que mener une vie d’artiste avec des tournées, c’est assez compliqué à gérer…
En tant que danseuse-interprète ayant eu trois ans d’ancienneté dans une structure nationale (Opéra, Ballet…), on a accès à une formation pour un diplôme d’État (DE), premier diplôme en pédagogie de la danse, qui est obligatoire en France pour enseigner. Dans ce cadre, j’ai eu droit à deux cents heures de formation, ce qui est en soi très peu. Au regard de ce métier d’enseignante et de nos responsabilités, il me semble que nous n’avons pu qu’effleurer les questions. J’ai sauté dans l’enseignement, et j’étais assez peu équipée ! Plus tard, j’ai passé mon certificat d’aptitude. C’était en 2014-2015 au conservatoire national supérieur de musique et danse (CNSMD) de Lyon, formation qui requiert un gros investissement, puisque c’est de la formation continue qui se déroule pendant les vacances scolaires et l’été. Même si je me serais peut-être vue danser encore 3-4 ans, je me suis dit que c’était aussi le bon moment. Avec le recul, je me dis qu’il faut déployer beaucoup d’énergie pour enseigner, et qu’il vaut mieux attaquer cette deuxième partie de vie en étant intègre physiquement.
FMP. Peux-tu alors décrire ton activité professionnelle dans le cadre des enseignements que tu donnes au ballet de Lorraine ?
JM. Je reviens rapidement sur ce qu’est un CCN car les CCN représentent une particularité française ! Il y en a 19 sur tout le territoire, chacun confié à un artiste chorégraphe ou un collectif d’artistes. Leur rôle consiste à faire rayonner et valoriser la culture chorégraphique. Cela englobe la création d’œuvres chorégraphiques, leur diffusion, l’accueil studio pour les autres compagnies et la sensibilisation des différents publics à la danse. Enfin il y a la formation des amateurs c’est là que j’interviens depuis 15 ans après avoir été danseuse interprète dans la même institution ! À Nancy cette mission de formation est pleinement assumée car nous avons une école de danse avec 350 élèves, une école qui a vu le jour bien avant même que le ballet ne devienne un CCN et qui n’a fait que se développer. Nous partageons les mêmes studios que les danseurs professionnels, d’immenses studios, un luxe et une chance pour les élèves de pouvoir les croiser et ponctuellement les rencontrer pour des ateliers.
C’est important pour moi d’avoir un cadre de travail. Avant, j’avais besoin d’un grand espace pour préparer mes cours et avec la pratique j’ai besoin de moins d’espace, mais il reste quand même certains enchaînements que j’ai vraiment besoin de matérialiser dans l’espace et en musique. Il y a parfois des studios disponibles au CCN, ce qui me permet d’y aller et de pouvoir entretenir un lien avec les autres collègues qui travaillent dans les bureaux, car le soir, au moment des cours, tout le monde est parti. Cette année, j’ai dix-sept heures de face-à-face pédagogique avec les élèves, avec de nouveaux cours pour les 8-10 ans. De manière générale j’enseigne aux enfants, aux adolescents et aux adultes à des niveaux variés. L’apprentissage en cours collectif peut être compliqué, car chacun franchit les paliers à une heure différente, ça dépend de l’assimilation de chaque élève, de son implication, de sa motivation, également de son histoire personnelle et de son environnement.
La danse classique est très normée avec des étapes à franchir selon une certaine maturité. Elle représente un grand lexique qui vient s’étoffer au fil des années et des expériences. Enseigner c’est un peu comme détricoter la pièce finale pour faire ressortir quelques fils, pour retrouver les éléments de base. C’est plus simple d’organiser un cours pour les élèves avancés, car son contenu est plus proche de celui des cours que chaque danseur professionnel suit quotidiennement. Les cours débutants, c’est peut-être ce qu’il y a de plus difficile, car il faut revenir sur des éléments de base qui viennent fonder tout notre lexique. C’est pour cette raison que j’ai créé des cours qui, il me semble, manquaient au cursus, comme le cours élémentaire adulte. J’ai aussi créé une deuxième année de cours d’initiation pour laisser le temps à ces jeunes élèves de se familiariser avec les fondamentaux de la danse, comme savoir se déplacer dans l’espace, ou la notion de relation à la musique. J’introduis les termes techniques le plus tôt possible, même dans les cours d’initiation, parce que je trouve important que les enfants soient en contact avec les verbes, et notamment tout ce qui est verbe d’action. Pour moi, c’est important que les enfants fassent le lien entre les différents éléments que je vais amener afin qu’ils en comprennent la logique. Pour chaque niveau, j’ai une grande trame pour l’année et je fixe des objectifs pour chaque période. C’est la manière de réagir de mes élèves qui va conditionner mes propositions futures. Je m’adapte particulièrement aux élèves, à ce qu’ils me renvoient. Dans la réaction des enfants, il n’y a rien d’écrit, rien de prévisible et c’est cela qui fait pour moi l’intérêt du métier.
J’ai remarqué par exemple qu’il y a des âges où les élèves intègrent moins vite, notamment vers 12 ans, âge où l’enfant va arriver au collège. Ils semblent préoccupés, moins poreux. Et après, j’ai remarqué que l’apprentissage redevient plus linéaire. Chez les petits, l’adhésion est variable. Il y a des enfants qui sont d’emblée très demandeurs, et d’autres qui sont comme « parachutés » au cours de danse. Dans ce cas, l’intérêt peut venir au cours de l’année. On forme dans les cours de danse du CCN des amateurs avec le souci d’une pédagogie qualitative, c’est une pratique de loisir mais pas du divertissement. Il y a beaucoup d’enfants qui arrivent et qui sont un peu sous l’emprise de clichés autant que leurs parents… Ils imaginent qu’ils vont tout de suite danser à la barre ! On observe également des adultes qui débutent la danse avec certains clichés, et c’est parfois avec eux que l’apprentissage est le plus difficile, car ils viennent avec des idées parfois figées et j’observe que cette expérience du cours de danse classique est alors un grand bouleversement pour eux. Paradoxalement même si ces poncifs ne sont pas les seuls éléments qui motivent l’élève, ce sont parfois quand même eux qui conduisent certaines personnes à venir ouvrir la porte d’un studio. Les groupes auxquels j’enseigne peuvent être très hétérogènes, ce qui m’amène à faire varier les exigences attendues suivant les élèves, à moduler, décliner les exercices. Chez certains je mettrai en valeur un élément tandis que chez d’autres ce sera plus étoffé. J’ai à cœur que chaque élève puisse s’y retrouver quelle que soit son histoire, son expérience ou son aisance. Ce qui m’importe c’est d’aller à la rencontre des élèves, d’individualiser mon approche.
Au début, lorsque j’enseignais, j’étais beaucoup dans la démonstration, comme la plupart des enseignants je pense. Et au fur et à mesure du temps, j’ai développé mon sens de l’observation. Je me suis tenue plus en retrait. Cela me permet aussi de percevoir si les enfants sont disponibles, tracassés, ou ont passé une mauvaise journée, ce sont des choses que je perçois.
Tout mon passé de danseuse, mon envie d’y mettre plus de l’interprète que j’ai été, ça va être davantage dans le cadre de la préparation de projets, de spectacles ou d’ateliers que je vais mener, ou en cours lorsque l’on va évoquer l’interprétation d’un mouvement. Là je peux faire des aller-retour entre ce qui m’a animée en tant qu’interprète et ce que j’aimerais voir émerger chez les élèves. C’est là que le passé peut ressurgir, dans l’émotion que l’on essaie de transmettre. Cela se transmet en filigrane. Parfois, je sens que l’instant à privilégier n’est pas celui de la transmission technique, mais le moment où passe une émotion. La préparation des spectacles est un moment de consécration du travail accompli précédemment. On est dans la pratique d’un art vivant, c’est se confronter à un public, parler à ce public et essayer de le remuer.
FMP. On observe actuellement une dégradation des capacités d’attention chez les élèves (jeunes et adolescents). Capacités « d’attention visuelle, auditive et de mémorisation » nécessaires pour la pratique de la danse comme tu l’évoquais dans ton travail de mémoire3 (p. 37) pour l’obtention du certificat d’aptitude en danse4. Est-ce que tu constates une telle dégradation depuis que tu as commencé ton activité d’enseignement ?
JM. Je trouve que les capacités attentionnelles se sont affaiblies notamment depuis une dizaine d’années. Oui, je trouve que sur cette question les choses ont évolué et pas dans le bon sens. Je vois des enfants facilement distraits ou qui ne tiennent pas en place, qui n’arrivent pas être stables, ou qui sont fatigués rapidement. Ils peuvent aussi m’interrompre pour amener dans le fil d’une discussion un élément qui n’a rien à voir. Par exemple, l’enfant me parle de ce qu’il va faire ce week-end ou l’après-midi. Du coup, parfois je m’interroge, qu’est-ce qui s’est tramé juste avant pour qu’il me dise cela ? Je vois des enfants pour qui il est parfois difficile de rester assis en tailleur, ils sont avachis, et cela même chez les plus grands. C’est pour moi une source d’étonnement et de questionnement. J’ai l’impression qu’ils ont un tonus musculaire moins adaptable qu’il y a quelques années, qu’ils disposent de moins de capacités de posture, sans parler de posture même de danseur. C’est difficile de leur demander d’être juste dans l’écoute. Ils ne sont pas là où on les attend, et j’ai l’impression que cela est plus fréquent. Ça me demande de déployer plus d’énergie, car je suis régulièrement rappelée par cette réalité, et je trouve que cela est un frein dans la progression du cours. C’est difficile de rallier les enfants, en même temps, sur une heure de cours. Il y en a qui sont vite dispersés, et il me semble que la durée d’attention a été affaiblie. J’ai donc dû faire varier ma pratique en conséquence, en particulier chez les plus jeunes. Par exemple, sur les tonicités, je travaille en début de cours sur les relâchés afin que les élèves passent d’un corps tonique à un corps relâché, leur permettant de prendre conscience de ces deux aspects. Je travaille aussi sur l’accueil du tonus de l’autre : être passif tout en accueillant l’engagement corporel d’un autre élève. Il y a donc un aspect de toucher, de contact. Je suis attentive à ce que ce moment soit un moment de bienveillance qui reste agréable.
On est obligé d’être ensemble car c’est un cours collectif. Ça passe par le contact, par beaucoup d’interactions, par le partage d’un même espace, une même vitesse, la relation à la musique. L’ensemble de ces éléments permet de fédérer le groupe sur un même tempo. J’ai l’impression de devoir mettre plus de stratégies pour réunir les enfants au même instant et convier l’attention de chacun. Cela fait partie de la pratique, mais j’ai l’impression de devoir accentuer ce travail chez les petits, car j’observe que les enfants les plus jeunes sont de moins en moins en relation avec les autres. Avant on sentait que quelque chose était déjà plus construit du vivre-ensemble, du respect de la parole de l’autre.
FMP. Ton mémoire porte sur le concept de « marquage » en danse. Concept qui t’a interpelée dans ta propre pratique de la danse, et que tu as souhaité approfondir. Ta proposition est que le marquage peut « s’insérer dans le processus pédagogique, en considérant quatre dimensions : l’économie d’énergie dans le mouvement, les repères, l’inscription, une révélation à soi » (p. 28). Pourrais-tu présenter ce concept ?
JM. Ce qui m’a amenée à m’intéresser au « marquage » était l’idée de savoir ce que je pouvais développer par une certaine économie de mouvement chez l’élève. Un autre aspect était sémantique, car le marquage est très utilisé chez les danseurs : c’est une traversée un peu grossière, une ébauche, on se déplace d’un point à un autre en faisant les choses petitement pour aller vite, pour prendre ses repères sur scène. Il y a cette économie d’énergie car on ne peut pas être tout le temps à 100 % physiquement. Et dans mon vécu, j’ai eu une maîtresse de ballet qui me disait que j’étais plus juste dans ma manière de marquer, d’habiter le mouvement. Cela m’a questionnée : comment cet état d’être plus disponible pouvait être utilisé du point de vue de la pédagogie ? Il y a dans le marquage l’idée d’une économie à la fois en temps et en énergie, économie que j’ai retrouvée dans l’enseignement où il faut faire des choix notamment dans les objectifs que l’on vise. Ce qui m’a notamment intéressée c’est de tenter de comprendre comment opérer ce choix tout en travaillant en profondeur, et ce fut donc ce questionnement qui a fondé mon travail sur le marquage. Dans ma pratique d’enseignante, j’ai fait plusieurs expériences pour tenter de mettre en évidence à partir du marquage plusieurs éléments. Par exemple, si je prends une phrase dansée, celle-ci va s’établir à la fois dans le temps, dans la notion de poids, dans la notion d’énergie, avec des éléments techniques à traverser. Dans mon activité de professeure, l’enjeu est d’opérer une simplification mais une simplification qui soit constructive pour l’enfant. Dans ce travail conduit avec les enfants, je vise notamment un objectif de mémorisation et d’appropriation d’une phrase dansée. Les danseurs n’apprennent pas à marquer, et c’est cela qui est intéressant, car chacun marque comme il le sent. Je le dirais comme ceci, mais il y a l’idée d’un marquage plus global et celle d’un marquage plus prescrit. Si je demande à un enfant de faire un marquage plus global, cela me donne une lecture des éléments qui sont acquis et de ceux qui sont plus fragiles, et donc à renforcer. C’est à la fois dans le marquage que l’on peut créer et pour moi c’est aussi une façon d’évaluer une pratique. Ce qui m’intéresse également c’est l’idée de marquer ou remarquer, dans le sens de faire repérer aux enfants ce qui est remarquable dans la phrase dansée. Je m’intéresse à la façon dont les enfants lisent la phrase et comment ils pourraient la reformuler, pas forcément en dansant, mais en l’écrivant, en la dessinant avec une feuille et des crayons, ou en la traçant dans l’espace avec la main en s’accompagnant par la parole. Cela leur donne une référence plus personnelle de la phrase, ça leur appartient. C’est aussi assez ludique à mettre en place avec les enfants. L’idée de justesse dans le marquage me semble liée à cette question de l’état de disponibilité tonique. Si on est davantage disponible, il y a des choses qui deviennent plus évidentes en soi. Quand on est trop dans le faire, on est moins dans le sensible. Quand on danse sur scène, on est vu mais le mouvement on le vit à l’intérieur et on n’est pas juste dans la projection de ce que l’on fait. La danse a un aspect introspectif. Le marquage sert à se délester par endroit, pour être plus disponible à d’autres.
FMP. Par le travail de marquage, individualisé au sein d’un groupe, tu expliques « qu’il s’agit pour les élèves d’accueillir et d’admettre d’autres points de vue, d’autres manières de procéder, et de s’organiser que les siennes. Et nous constatons combien ces remises en question favorisées par l’ouverture à l’autre sont génératrices de progrès individuels » (p. 63). L’enseignement de la danse, comme tu le proposes, renfermerait donc un projet d’éducation démocratique et émancipateur ? Parviens-tu à faire vivre ce projet émancipateur dans ta pratique quotidienne de l’enseignement de la danse avec les élèves ? De quelles manières ?
JM. L’exigence, la persévérance – et donc ne pas se décourager trop vite – faire différemment de l’autre. C’est cela que j’essaie de travailler avec les plus jeunes. Car, dans l’ensemble, je vois que plus qu’avant, il y a des enfants pour qui le fait de ne pas réussir par exemple du premier coup paraît comme insurmontable. En outre, certains élèves ne voient pas l’intérêt de travailler dans le détail, d’avoir le souci du détail qui correspond à l’esthétique même de la danse classique. Vers 10-13 ans, j’ai observé qu’il était plus difficile de mobiliser les jeunes. Je me dis que peut-être ils sont davantage stimulés par d’autres types de danse qui sont véhiculés. Pour ce qui est de la danse classique, je crois que ce n’est pas ce qui circule sur leurs multiples réseaux sociaux. La danse permet d’accepter d’être soi-même et d’accepter son image. On est au-delà de l’image en danse. La danse c’est vibrer de l’intérieur, on n’est pas juste dans ce que l’on projette. C’est ça que l’on cherche à cultiver : ce que les jeunes vivent à l’intérieur d’eux-mêmes. Je ne sais pas si on peut dire qu’au fur et à mesure les enfants qui apprennent la danse s’affranchissent de leur image, mais il y a quelque chose qui fait qu’ils se révèlent à l’intérieur, et que l’extérieur passe au second plan. Je trouve que c’est intéressant de cultiver cela, car c’est une grande force. Dès le plus jeune âge, les enfants doivent apprendre à accepter le regard de l’autre et c’est bien s’ils parviennent aussi à s’extraire de ce regard-là. Ça passe par ne plus l’appréhender, et à accepter la critique de l’autre comme un élément positif qui peut faire avancer. Ce qui est intéressant, c’est qu’à partir du moment où l’on est remué de l’intérieur, on se dégage de l’enveloppe, qui passe au second plan. Je pense que nous avons une mission très importante à accomplir à ce niveau-là dans le contexte actuel. La danse peut avoir un impact pour essayer de tempérer cette culture de l’apparence. Qu’est-ce que l’on véhicule à l’intérieur de soi ? Quelle force nous anime ? On voit souvent les jeunes filles danseuses qui arrivent à 16 ans et qui semblent bien dans leur corps. Elles sont à l’aise avec elles-mêmes, et je suppose que cela va au-delà du studio de danse. C’est assez gratifiant. Je pense que la danse peut contribuer au devenir de ces jeunes, à ce qu’ils dégagent, à leur manière également de s’exprimer devant quelqu’un, d’être juste là, présent.
FMP. Enfin, dans la conclusion de ton travail de mémoire, tu t’interroges sur les bénéfices et les limites de la pratique du marquage en mettant en avant que ce n’est qu’avec le temps que tu pourras en juger. Cependant, tu annonces que « ce dispositif pédagogique expérimenté avec les élèves [nous] te donne envie de croire en l’expansion d’une pédagogie nouvelle de la danse classique. Cette pédagogie inclurait l’apprentissage de stratégies comme le marquage, elle serait encore axée davantage sur la coopération entre élèves tandis qu’elle prêterait une attention particulière à la singularité de chacun d’entre eux » (p. 68). Dix ans après l’écriture de ce mémoire, quel bilan ferais-tu de la mise en œuvre d’une pédagogie renouvelée dans ton enseignement de la danse ?
JM. Je me dis qu’il y a plein d’aspects de la pédagogie que je souhaiterais creuser, et plein de questions que je me pose encore pendant les cours et pour lesquels je me dis que je manque de matière. Il s’agit de questions plus fonctionnelles. Par exemple, comment être plus aidante avec un enfant qui aurait des difficultés en lien directement avec la manière dont il est construit. J’aimerais avoir plus d’outils pour ça. Je trouve qu’il manque des espaces de partage de connaissances entre professeurs. Je ne sais pas si c’est la même chose dans les écoles, les conservatoires ou les collèges, mais il n’y a pas trop de retour d’expériences. J’avais l’impression que c’était propre à la danse où chacun grandit avec l’idée qu’il doit avancer, car les carrières sont courtes. Il y a là un peu d’individualisme. Mais pour ma part, je regrette qu’il n’y ait pas davantage d’espace d’échanges entre les enseignants. Dans ma pratique, je n’ai pas l’impression de reproduire les mêmes schémas que ceux de mon propre apprentissage de la danse, même si dans l’ensemble mes professeurs m’ont marquée positivement. Il y avait chez eux de l’exigence bien sûr, mais je ne me suis jamais sentie heurtée ou négligée. Je me questionne aussi sur l’image du professeur et sa posture, notamment depuis la COVID-19 où nous avons été dans l’obligation de filmer les enseignements. C’est une expérience particulière que de se voir donner un cours. Qu’est-ce que l’on renvoie à l’élève ? Comment choisir le bon moment pour intervenir ? Pour moi, c’est important de venir vers l’élève, et de le guider plus personnellement. C’est un cours collectif, et certains élèves travaillent discrètement. Mon but c’est d’aller les chercher pour les valoriser. Être interprète m’a demandé beaucoup de polyvalence, de réflexions sur moi-même et de remises en question. Cela alimente fortement mes enseignements et continue de me guider et de me questionner à l’aune des publics d’aujourd’hui. Je suis toujours en mouvement !









