Dans le cadre de cette « fenêtre » consacrée au réseau Héloïse, nous allons revenir sur l’histoire de ce réseau et ses objectifs avant de nous concentrer sur la question centrale qui s’y joue : la possibilité d’une histoire publique de la pédagogie.
Quelques repères sur le réseau Héloïse
Le réseau Héloïse existe depuis une dizaine d’années. L’un des événements qui a contribué à la structuration de ce réseau a été l’organisation du Symposium Héloïse à Mulhouse (France), intitulé Héloïse voix et voies pédagogiques de l’Europe : Héritage, Continuité, Émancipation qui s’est déroulé les 9 et 10 avril 2015. Dans le prolongement de cet événement, le réseau a commencé à prendre forme sous l’action de plusieurs personnalités du monde pédagogique autour de Francine Vaniscotte1, et de plusieurs institutions, dont le Centre Pestalozzi, la Fondation Girard, le laboratoire interuniversitaire des sciences de l’éducation et de la communication (UR 2310) et l’association Astérion2.
Créé en 2016, le réseau Héloïse est à l’origine une association de type « loi 1901 ». La volonté de constituer un réseau dédié aux patrimoines pédagogiques reposait sur un projet fédérateur : réfléchir à l’élaboration d’un itinéraire culturel du Conseil de l’Europe consacré à la pédagogie et reliant des sites emblématiques de la pédagogie européenne qui peuvent encore être visités. L’idée sur laquelle repose le réseau est la suivante : plusieurs pédagogues et pédagogies ont marqué l’histoire européenne, et à partir de ces actions et synergies collectives se sont constitués progressivement d’authentiques patrimoines matériels et immatériels, parfois encore valorisés sur certains sites, qui peuvent faire sens pour les pédagogues contemporains3.
Ce projet s’inscrivait plus largement dans une pluralité d’objectifs sur lesquels l’association s’était positionnée. Dès ses premiers pas, le réseau a souhaité en effet valoriser ces œuvres pédagogiques qui se sont élaborées en Europe, rendre accessibles ces patrimoines au grand public, aux enseignants, aux éducateurs et à toute personne intéressée par la pédagogie, construire autour de ces pédagogies un réseau européen d’acteurs, de chercheurs et de lieux emblématiques abordant les thématiques en jeu et diffuser sur les territoires, à travers le tourisme culturel et le développement local, les valeurs au cœur d’une certaine idée de l’Europe (éducabilité, inclusion, démocratie, hospitalité, tolérance et paix, etc.). L’association s’est progressivement développée à partir d’une pluralité d’acteurs : des membres individuels, des associations (culturelles, pédagogiques, scientifiques) et des sites dans lesquels des œuvres pédagogiques reconnues avaient laissé des traces repérables.
Les statuts ont été rédigés à Paris en 2015-2016 sous la conduite en particulier d’Antoine Prost et de Philippe Meirieu. Du point de vue des statuts de cette association, deux éléments la caractérisent : la contribution à un projet d’itinéraire culturel dédié à la pédagogie et aux pédagogues européens et l’encouragement à la recherche et à la vulgarisation de l’histoire de la pédagogie. Plusieurs collègues universitaires ont progressivement rejoint ce projet et un véritable programme de recherche s’est mis en forme au sein des activités de l’association Héloïse, Itinéraire des pédagogues européens4, en lien avec cette logique de mise en réseau de quelques sites emblématiques de la pédagogie. Pour le dire en quelques mots, ce programme consiste à articuler d’un côté valorisation culturelle et touristique et, de l’autre côté, vulgarisation et développement de la recherche. En effet, le réseau Héloïse cherche à se distinguer dans le paysage associatif et institutionnel en favorisant, à partir de ces sites, des actions de médiatisation, l’organisation d’expositions et de manifestations scientifiques, pour mettre en évidence le patrimoine matériel et immatériel en jeu dans ces sites et plus largement en Europe.
Suivant la logique à l’origine de ce projet associatif international, différents types d’acteurs cherchent à interagir les uns avec les autres : acteurs de la pédagogie, chercheurs, bénévoles contribuant à faire vivre ces sites, professionnels du patrimoine et de la conservation des archives, chercheurs5, etc. Diverses manifestations relatives aux pédagogues et à leur pédagogie ont été ainsi réalisées dans le cadre d’Héloïse ou en lien avec le réseau6. Si l’ensemble de ces manifestations n’a pas été strictement organisé par Héloïse, c’est bien dans cette conjoncture événementielle qu’a continué à se structurer le réseau.
Le projet d’itinéraire dédié à la pédagogie, un pari sur une nouvelle forme de tourisme
La structuration de l’association Héloïse s’est donc opérée en lien avec l’objectif de candidater aux itinéraires culturels du Conseil de l’Europe, à partir de plusieurs sites liés à des pédagogues (Girard, Pestalozzi, Freinet, Decroly, Ferrière, Itard, l’Abbé de l’Épée, Marta Mata, Ramon Fuster, Félix Neff, etc.) ancrés dans des contextes différents (Suisse, Belgique, France, Espagne, etc.)7. Dans le cadre d’un itinéraire culturel consacré à la pédagogie, il faut saisir l’idée de patrimoine comme étant un tout8, à la fois matériel et immatériel9. Pendant des siècles, les pédagogues ont parcouru l’Europe, physiquement ou symboliquement, ainsi que les systèmes éducatifs nationaux et les traditions pédagogiques. Faisant face aux défis de leur temps, ils ont contribué à la constitution de véritables patrimoines matériels, par des objets, des productions livresques, des espaces dédiés aux enfants et à leur éducation, des écoles et des institutions. Mais ils ont également contribué à la constitution de patrimoines immatériels, par des pratiques éducatives, sociales, artistiques et culturelles, qui ont perduré à travers les générations par des groupes de personnes s’y identifiant et s’y reconnaissant.
Quelle est l’ambition initiale du réseau et quels sont les postulats de départ qui légitiment cette entreprise ? De fait, derrière le terme de « pédagogie européenne », il faut entendre une pluralité de pédagogues et de sites (Yverdon, Fribourg, Genève, Bruxelles, Vence, Mens, Barcelone, Yverdon, etc.) qui peuvent se caractériser par des ramifications locales. C’est pour cela, notamment, que le réseau Héloïse a progressivement pris la forme d’un itinéraire en « archipel »10, composé de plusieurs sites à proximité desquels se composent des « boucles ». Ces sites ne sont pas que des bâtiments, ils peuvent se constituer en « paysage »11. Du point de vue des porteurs du projet, ces sites sont potentiellement solidaires d’un contexte local, c’est-à-dire d’un ensemble de manières de concevoir l’espace, le rapport à la nature, et des manières de penser, de créer, de vivre. Aller de site en site permettrait ainsi de redécouvrir des contextes locaux parfois très singuliers à travers lesquels on observe comment la pédagogie s’est imprégnée d’un décor, d’une culture, d’un agencement, en se nourrissant des spécificités locales, qu’elles soient culturelles, sociales, économiques ou autres12. Ces différentes œuvres, par-delà leurs singularités, convergent vers un même horizon global : ces œuvres ont marqué l’histoire européenne en défendant l’éducabilité de tout individu (quelle que soit sa condition, son origine, sa santé, ses besoins ou sa singularité), le droit pour chacun à une éducation, la formation à la coopération, l’émancipation et la coexistence des peuples13.
Ici se relient un positionnement théorique (un pédagogue se comprend dans une conjoncture et dans un maillage de références et une bigarrure culturelle) (Riondet, 2017) et des enjeux actuels (sociaux, culturels, pédagogiques, économiques). Compte tenu des questions vives contemporaines du champ éducatif, ce réseau voulait constituer à partir de multiples actions locales un outil en faveur de la paix, l’égalité et la diversité, à l’heure où l’Europe connaît des tensions en interne par rapport au contexte international. Cependant, il ne faudrait pas oublier un aspect lié à l’éventualité d’une candidature aux itinéraires culturels : ce projet est également l’occasion de réfléchir à la question du tourisme pédagogique. Dans cette formulation, il faut entendre deux choses distinctes : d’une part, il est possible de concevoir le tourisme comme un moyen d’apprentissage, à destination de jeunes européens, et d’autre part, il est également envisageable de considérer la pédagogie comme étant un objet touristique en soi pouvant développer un tourisme alternatif, différent, responsable. On pourrait suivre ici le conseil prodigué par Angela Medici avant d’évoquer Decroly et l’École de l’Ermitage : « Rien ne vaut pour apprécier la pédagogie moderne un séjour dans une école nouvelle » (Medici, 1951, p. 27). C’est dans cette optique que les ambitions initiales du réseau Héloïse étaient de favoriser l’émergence, autour des sites, de « communautés patrimoniales » afin d’organiser des expositions, des manifestations, mais également des visites et des actions locales. Ces pistes initiales, on le voit, étaient riches de nombreuses lignes de fuite possibles14.
Comment se déroula la tentative de concrétisation de ce projet initial et l’institutionnalisation de ces intentions collectives ? Devenue membre, en 2016, de la Fédération française des itinéraires culturels (FFICE)15, l’association chercha à regrouper des sites dans lesquels de grandes figures de la pédagogie avaient laissé une forte empreinte tout en restant fidèle à ces enjeux consistant à préserver le patrimoine pédagogique et à le rendre vivant en le confrontant aux problématiques d’aujourd’hui. L’association s’est ainsi lancée dans une démarche de certification de ce projet d’itinéraire auprès des itinéraires culturels du Conseil de l’Europe.
Plusieurs mois de réflexion et d’écriture collective furent nécessaires pour constituer le dossier de candidature. Celui-ci s’est élaboré en lien avec les différentes institutions gérant les sites en jeu dans le projet, notamment : l’Institut Freinet de Vence, les archives de l’Institut Jean-Jacques Rousseau de Genève, Le centre de documentation et de recherche Pestalozzi d’Yverdon, le cercle d’étude Grégoire Girard de Fribourg, la Fondation Decroly de Bruxelles, le musée du Trièves à Mens, le Collegi de doctors Ramon Fuster, l’Institut national des jeunes sourds de Paris et l’École d’humanité. Dans ce contexte, l’association s’était préalablement dotée d’un comité scientifique16 et d’un certain nombre de procédures pour accueillir de nouvelles adhésions d’associations, d’institutions et de « sites »17.
L’aventure de l’itinéraire et l’expérience de la candidature
La montée en puissance de l’association a permis au réseau de candidater en 2018. Bien que l’originalité du projet fût saluée et reconnue, le processus de certification ne put aller à son terme. Il faut reconnaître que les marges de manœuvre étaient limitées pour répondre à la concurrence sur ce type de candidature. Cette aventure autour d’un projet d’itinéraire culturel du Conseil de l’Europe et cette expérience de la candidature permirent néanmoins de faire quelques constats non négligeables, notamment pour les chercheurs spécialisés en histoire de la pédagogie.
Henri Peyronie rappelait en 2002 que l’histoire des idées pédagogiques reposait sur un usage métaphorique du terme « patrimoine »18. Dans le cas d’Héloïse, on peut dire que les collègues universitaires ont pu faire l’expérience de ce terme qui, en réalité, renvoie à des enjeux sociaux, culturels et politiques précis dès que l’on sort des sphères universitaires. À cet égard, l’avancée dans la formalisation de la candidature a permis aux chercheurs spécialisés dans l’histoire de la pédagogie de rencontrer d’autres professionnalités et de reconnaître la nécessité de certaines pour mener bien à ce genre de projet. Peyronie (2002) avait évoqué il y a plus de vingt ans la pluralité des verbes d’action qui peuvent être en jeu dans une conception relativement ordinaire du patrimoine. Dans ce cadre, il faut préserver, conserver, protéger, hériter, restaurer, transmettre. Autant de verbes qui renvoient à des spécialistes et des professionnels œuvrant autour de ces aspects spécifiques.
Dans les coulisses, il s’agissait donc pour structurer le réseau de faire l’inventaire du patrimoine matériel et du patrimoine immatériel qui pouvaient se jouer dans le champ de la pédagogie européenne (Quel ensemble de lieux sont visitables ? Qu’est-ce qui a fait l’objet d’une restauration et d’un processus de conservation ? Quelles logiques de valorisation et de médiation culturelle ont été déployées ? Etc.) et de prospecter, au-delà des travaux universitaires sur la question, sur les personnes, associations et institutions susceptibles de rejoindre le projet. Au passage, différentes questions redoutables se posèrent : qu’est-ce qu’un grand pédagogue et qu’est-ce qu’une œuvre pédagogique ? Quels critères mettre en œuvre pour accepter des sites ? La réalisation du dossier fut également l’occasion de confronter la réalité de l’itinéraire projeté à toute une littérature atypique, faite de chartes, de conventions, de recommandations et de travaux du Conseil de l’Europe, de l’UNESCO et de l’ICOMOS19. Dans le dossier de candidature, l’association chercha à expliciter les références qu’il était possible de mobiliser par rapport à la question des communautés patrimoniales et des paysages (en lien notamment avec la convention-cadre du Conseil de l’Europe sur la valeur du patrimoine culturel pour la société, dite convention de Faro, du 27 octobre 2005, sans oublier la convention européenne du paysage, adoptée le 20 octobre 2000, à Florence), tout en expliquant en quoi l’association pouvait aussi se référer à la Convention internationale des droits de l’enfant adoptée à New York le 20 novembre 1989.
Au bout de plusieurs mois de procédure, Héloïse n’obtint pas la certification des itinéraires culturels du Conseil de l’Europe malgré un réel intérêt manifesté pour ce projet atypique. Si la candidature de 2018 n’est pas allée à son terme, puisqu’échouant lors de la dernière phase de certification, certaines de ses activités ont perduré20. Cependant, dans le cadre de ce challenge consistant à montrer comment le projet de l’association pouvait correspondre aux nombreux critères et aux diverses normes en jeu et placer la pédagogie sur cette carte des itinéraires culturels, du patrimoine et du tourisme culturel, cette expérience a permis aussi de nourrir un état des lieux du champ de la pédagogie et de faire émerger une réflexion globale sur l’histoire de la pédagogie.
Un réseau au carrefour de plusieurs enjeux
Comme nous l’avons explicité ci-dessus, le réseau Héloïse comprend différents types des membres. On y retrouve des amateurs de pédagogie historique, des praticiens, des chercheurs en histoire de la pédagogie et en sciences de l’éducation et des acteurs du monde culturel, patrimonial et documentaire. Le réseau se constitue également de personnes morales qui peuvent être des associations et des institutions gérant des sites emblématiques de la pédagogie européenne. L’association Héloïse s’inscrit par conséquent dans un environnement complexe, se constituant de plusieurs réseaux. Son action se déploie dans une multitude de directions, qu’il s’agisse des aspects liés à la recherche historique, à la vulgarisation scientifique de ces travaux, à la conservation des archives et des documents, et à la valorisation des différents patrimoines (matériels et immatériels) liés à l’éducation et la pédagogie.
L’association s’intéresse de près à la recherche en histoire de l’éducation, et plus précisément à l’histoire de la pédagogie. Parmi les réseaux scientifiques les plus visibles dans le champ académique avec lesquels Héloïse peut être en contact, citons notamment l’Association transdisciplinaire pour les recherches historiques sur l’éducation (ATRHE), créée en 2011, qui essaie d’encourager les recherches en histoire de l’éducation dans le prolongement de l’énorme travail qui fut mené par le Service d’histoire de l’éducation de l’INRP il y a quelques années. Ces dynamiques de recherches en histoire de l’éducation entretiennent depuis plusieurs décennies des relations étroites avec certains centres d’archivage et de documentation, comme les Archives nationales, le réseau des archives départementales, celui des archives municipales, la Bibliothèque nationale de France, la bibliothèque Diderot de Lyon, et bien d’autres lieux et institutions spécialisées. En parallèle à ces réseaux scientifiques et à ces centres d’archivage, nous pouvons évoquer les institutions dédiées à la conservation et la valorisation. Songeons au MUNAÉ (musée national de l’Éducation) de Rouen, qui est le prolongement du musée pédagogique de Paris, fondé par un décret de Jules Ferry le 13 mai 1879. Il ne faudrait pas oublier les différents musées spécialisés sur les questions éducatives et scolaires que l’on peut retrouver dans différents contextes départementaux et régionaux, comme par exemples : le musée de l’École, à Chartres (Eure-et-Loir), le musée Aubois de l’histoire de l’éducation, à Troyes (Aube), le musée départemental des Côtes-d’Armor, à Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor), le musée de l’École rurale en Bretagne, à Trévargan (Finistère), le musée départemental de l’éducation, à Saint-Ouen-L’Aumône (Val d’Oise), le musée nivernais de l’Éducation, à Nevers (Nièvre), ou encore le musée de l’École, à Carcassonne (Aude)21.
Les différents mandats qui caractérisent Héloïse font que cette association se situe potentiellement à l’intersection de ces acteurs et des institutions puisqu’elle entend travailler sur trois aspects bien délimités : la valorisation des patrimoines pédagogiques européens, la mise en lien des acteurs évoqués ci-dessus et le développement de la recherche en histoire de la pédagogie. Seulement, il faut reconnaître que les différents acteurs évoqués ont du mal à être en lien les uns avec les autres, et qu’Héloïse n’a pas toujours eu les moyens et les ressources de ces objectifs et de ses missions. Depuis 2018, et après avoir traversé la crise de la COVID-19 et l’explosion des usages numériques, Héloïse est actuellement un réseau qui cherche à se relancer en prenant en compte les contraintes actuelles (notamment économiques et écologiques) avec des catégories d’acteurs qui, dans leur champ professionnel respectif, ont également d’autres défis à gérer (institutions scolaires, universitaires, culturelles, patrimoniales, etc.).
L’enjeu d’une histoire publique de la pédagogie
Ce texte sur l’aventure Héloïse ne cherche pas simplement à faire parler du réseau mais il tente d’objectiver ce qu’il se joue à travers cette expérience collective. Nous estimons en effet que le réseau Héloïse est une manière d’expérimenter ce que pourrait être une histoire publique de la pédagogie.
Il faut noter que plusieurs paris ont été tentés dans le champ de la recherche en histoire de la pédagogie francophone pour essayer de faire se rencontrer chercheurs contemporains, auteurs et autrices de textes pédagogiques oubliés et initiatives culturelles et muséales dédiées à l’éducation. La revue Les sciences de l’éducation – Pour l’Ère nouvelle avait lancé il y a plus de vingt ans une rubrique intitulée « musée pédagogique »22. Des collègues universitaires revenaient dans cette rubrique sur d’anciens textes pédagogiques jugés emblématiques pour les exhumer et les présenter aux lecteurs contemporains. Plus récemment, une autre revue, Penser l’éducation, a créé une nouvelle rubrique, « Les fonds du MUNAÉ » (Trémel, 2022), pour rendre compte des richesses du musée en question.
Il n’est pas illégitime de relier ces tentatives à des questions cruciales actuellement au sujet des relations entre histoire universitaire et public. L’historien des mentalités Philippe Ariès avait souligné au début des années 1950 ce qu’il estimait être un « fait essentiel » : « l’étude de l’Histoire a perdu le contact avec le grand public pour devenir une préparation technique de spécialistes isolés dans leur discipline » (1954, p. 273). Il apparaît aujourd’hui qu’il y a bel et bien une séparation entre l’histoire presque confidentielle des spécialistes et l’histoire à l’œuvre dans les processus de vulgarisation. Si Guillaume Mazeau considérait récemment dans un petit fascicule intitulé Histoire que « l’histoire savante résiste plutôt bien à la crise des institutions du savoir » (2020, p. 9) et que l’histoire universitaire vend encore davantage que la sociologie et la philosophie23, il concédait néanmoins que cela renvoie bien à « un tout petit monde » en comparaison d’autres formes de productions dites historiques, dont Stéphane Bern et Lorànt Deutsch sont les figures les plus médiatisées en France (ibid., p.10)24.
Beaucoup de collègues pensent que cette difficulté entre histoire universitaire et grand public s’explique de la manière suivante : il y aurait d’une part, l’histoire académique et plus largement les savoirs universitaires coupés du grand public, et d’autre part, des contemporains qui ne s’intéresseraient plus au passé. Alors que certaines voix contemporaines dénoncent l’amnésie de notre société contemporaine, des historiens comme Serge Gruzinski (2015) rappellent au contraire que ces sociétés sont au contraire saturées de références au passé : séries, films, émissions, publications, commémorations, etc. Évidemment, cette exposition à des références au passé n’est pas équivalente aux conditions de production et de légitimation de la recherche académique en histoire. À cet égard, on peut se rappeler ce qu’écrivait Philippe Ariès, lui-même brillant historien du dimanche, sur ces livres d’histoire à destination du grand public et qui se caractérisait, selon lui, par la pratique de l’analogie, de la mise en évidence du monumental et la valorisation des personnages (Ariès, 2019, p. 28-29). Potentiellement, ces formes très variées de production peuvent ainsi valoriser tout autant le nationalisme, des formes réactionnaires de sociétés, que le progressisme, mais ces productions témoignent bien d’un intérêt pour le passé et l’histoire. C’est dans ce contexte que plusieurs historiens ont commencé à s’intéresser à ces questions.
L’histoire de la pédagogie occupe ici une place atypique. Elle n’a pas toujours été réalisée par des historiens, mais plutôt par des acteurs du monde de l’éducation et par des philosophes, et elle n’a jamais eu pour ambition de se cantonner aux spécialistes de l’histoire. L’histoire de la pédagogie a principalement concerné les futurs éducateurs en leur présentant, via des cours, des conférences et des manuels, les institutions et les contextes éducatifs dans lesquels ils se destinaient à œuvrer, souvent pour leur insuffler le désir d’éduquer et de prolonger la grande œuvre collective des pédagogues (Riondet, 2024a, 2024b).
Cette atypie de l’histoire de la pédagogie n’empêche pas une situation inconfortable, puisque la recherche en histoire de la pédagogie doit faire face à une concurrence redoutable, comme en témoigne une note de bas de page de Pierre Caspard suite à une observation dans une grande enseigne de la distribution de produits culturels :
Son rayon « pédagogie » présente pas moins de douze ouvrages « mémoriels », alternant luxueusement, pour la plupart, photos, documents et illustrations d’époque sur papier couché en quadrichromie et sous couverture reliée ; les titres en sont évocateurs : Le Temps de l’encre, Sur les murs de la classe, Les Écoliers d’hier et leurs instituteurs, Carnets de dictées, Carnets de leçons de choses, Cahiers de l’école rurale, Cahiers de récitations, Cahiers de mathématiques, Nos années baccalauréat, Paroles d’enfance, Mémoire de maîtres, Paroles d’élèves, Manuel de l’instituteur primaire. 1831. La plupart renvoient aux années 1880 à 1950. Ces albums voisinent avec quinze ouvrages de réflexion sur l’école, dont il est affirmé – pour en résumer le titre ou l’esprit – qu’elle est abandonnée, en question, sous influence, folle, finie, dépourvue de sens, crétinisante, inefficace, vide, impuissante, démissionnaire, arnaqueuse, impossible, à l’agonie ou au tombeau. C’est l’école actuelle que jugent ces ouvrages, mais par confrontation, mi-explicite, mi-subliminale, avec un passé mythique et magnifié, celui-là même qu’illustrent les luxueux albums mémoriels sus-cités. En regard, la même librairie présente en tout et pour tout un seul livre d’histoire de l’éducation, consacré aux femmes pédagogues. Le rapport de forces numérique entre ces trois types d’ouvrages illustre assez bien le contexte mémoriel dans lequel travaille aujourd’hui l’historien de l’éducation
(Caspard, 2009)25.
Malgré cette concurrence déloyale, on pourrait estimer que l’histoire de la pédagogie reste un champ fondamentalement traversé par cet enjeu de rencontre entre histoire et public. Plusieurs discussions menées depuis plusieurs années autour de l’histoire publique, mais également du temps présent et de l’histoire appliquée (Noiret, 2023), traduisent un souci de réfléchir à l’utilité de l’histoire pour le présent. Or, on pourrait se demander si l’histoire de la pédagogie n’est pas d’emblée une histoire publique. Premier argument : l’histoire de la pédagogie repose sur l’étude et la valorisation d’œuvres pédagogiques qui, précisément, se caractérisent par leur publicité. Ces œuvres se sont constituées via des processus collectifs, elles ont été médiatisées et ont rencontré un public. L’historien de la pédagogie s’intéresse à des initiatives qui ont laissé des traces et ont connu un engouement et des répercussions symboliques et concrètes. Deuxième argument : l’histoire de la pédagogie s’adresse à des acteurs du monde éducatif et à toute personne s’intéressant à l’éducation. L’histoire de la pédagogie a pour enjeu de circuler, d’essaimer, d’inspirer et de transformer. Certes, elle nécessite de l’érudition, mais elle est tournée vers les effets qu’elle peut et veut produire (Riondet, 2024a, 2024b).
Ainsi, on pourrait faire l’hypothèse qu’à travers l’expérience d’Héloïse se joue un pari aussi stimulant que complexe : celui d’une histoire publique de la pédagogie. Ce pari pourrait se décliner en trois niveaux.
Le premier, c’est la circulation des savoirs historiques liés à la pédagogie dans l’espace public, en lien avec les évolutions des technologies et du numérique. L’histoire académique s’est souvent restreinte à des cercles particuliers : les communautés de spécialistes, le monde de la culture, le monde politique, etc. L’évolution de la technologie n’a pas seulement affecté certaines sphères professionnelles, éducatives et domestiques, elle a également questionné les usages du monde de la recherche et de la culture. Au-delà de la seule question de vulgarisation, cela concerne plus largement les processus de médiatisation et de transmission. Le deuxième niveau où se joue l’histoire publique de la pédagogie, c’est la co-construction des savoirs avec le public. Il y a les savoirs des spécialistes universitaires, il y a également d’autres formes de savoirs qui peuvent porter sur l’histoire de la pédagogie. Il faut reconnaître qu’il y a peu d’espaces facilitant la rencontre et le dialogue entre ces différents types de producteurs de savoirs. Combien de fonds d’archives dorment dans les réseaux pédagogiques alors que des chercheurs pourraient y consacrer leur temps de recherche ? Combien de fois ces mêmes réseaux estiment que les chercheurs ratent l’analyse de certaines sensibilités pédagogiques spécifiques ? Enfin, le troisième niveau, c’est la question de la reconstruction de l’espace public au prisme de cette histoire de la pédagogie. On peut l’entendre a minima comme le fait de préserver certains lieux mémoriels, mais cela peut renvoyer à un geste beaucoup plus conséquent consistant à repenser l’espace public pour rendre possible l’actualisation de ce qui est en jeu avec ces sites et œuvres pédagogiques. Il s’agirait de reconstruire l’espace public à partir des idées et des pratiques éducatives, artistiques, culturelles, mais également des valeurs et des principes, qui étaient en jeu dans ces œuvres pédagogiques. Il faudrait prolonger cette hypothèse de travail et cette esquisse de théorisation autour de l’idée d’histoire publique de la pédagogique et ses différents niveaux d’actions, mais ce sont bien ces enjeux qui sont apparus dans l’expérience du réseau Héloïse.
Des débats ont lieu actuellement pour préciser ce qu’il faut entendre par histoire publique, mais il est évident que les pistes évoquées ci-dessus, qui sont déjà présentes dans l’expérience Héloïse en tant que germes et parfois en tant qu’orientations implicites, devront faire l’objet d’une réflexion plus ambitieuse pour clarifier ce qu’on entend par « public » et les subtilités entre les différentes variations que l’on peut utiliser (public, publiciser/publicisation, espace public, opinion publique, etc.), pour les situer au sein d’une pluralités de références (Dewey, Habermas, etc.) et pour argumenter au sujet de la spécificité de la question pédagogique dans ces réflexions.
La création d’un « fil » d’histoire publique de la pédagogie
Nous ne pouvons pas revenir en détail sur ces questions dans le cadre de ce texte, mais ce souci d’articuler histoire et public est sans doute au cœur de l’histoire de la pédagogie et également à l’œuvre à travers le réseau Héloïse. C’est paradoxalement l’expérience du confinement et le développement des usages numériques qui ont fait émerger cette réflexion alors, pourtant, que ce sont ces mêmes éléments de conjoncture qui ont ralenti les activités de l’association. En lien avec cet enjeu d’une histoire publique de la pédagogie, le réseau Héloïse s’est lancé dans une première aventure via les réseaux sociaux. Indéniablement, la culture numérique, le rapport à internet et les réseaux sociaux ont bouleversé nos pratiques sociales, culturelles et scientifiques. Depuis quelques années, plusieurs chercheurs se sont mobilisés sur ces questions. Le réseau Héloïse, dans une configuration resserrée autour de quelques acteurs majoritairement universitaires, a tenté, à son échelle, de participer à ces réflexions.
En utilisant son compte sur l’ancien réseau social Twitter (devenu X), le réseau a choisi de diffuser des notices présentant sous la forme d’un « fil » (thread) des éléments d’information et de contextualisation portant sur des acteurs et des œuvres pédagogiques à l’intention du grand public. Dans le langage de ce réseau, un fil est une suite de courts messages formant un ensemble organisé présentant et vulgarisant une réflexion sur un sujet. Dans le cas d’Héloïse, ces fils ont permis de revenir sur l’itinéraire de quelques acteurs importants de la pédagogie. Plusieurs figures, reconnues ou oubliées, de l’histoire de la pédagogie ont alors été évoquées par différents collègues : François Goblot, Boghoss Kevorkian, Pierre Giolitto (Xavier Riondet) ; Jacques Kerhoas (Julien Fuchs) ; Mary Cromwell (Fabienne Serina-Karsky) ; Max Fourestier (Sébastien Laffage-Cosnier) ; Albert Thierry (Jean-Charles Buttier). Il ne s’agit évidemment que d’une étape parmi d’autres, car il faudra s’atteler à plusieurs défis (rendre visibles ces acteurs et ces œuvres, et les rendre accessibles pour le grand public) qu’il sera sans doute possible de relever grâce à l’évolution de la technologie et des usages numériques, mais c’est assurément une première tentative, certes modeste, qui positionne cependant le réseau sur cet enjeu d’histoire publique de la pédagogie. Ces premières notices permettent à la fois de valoriser davantage ce qui est déjà en jeu dans le réseau et de repérer d’autres figures et d’autres lieux qui pourraient être l’enjeu d’une dynamique patrimoniale. Si la dynamique de projet d’itinéraire culturel du Conseil de l’Europe repose sur le pari difficile de coopération effective et réussie entre différentes professionnalités26, la question de l’histoire publique sous-entend l’évolution du rôle et des pratiques du chercheur spécialisé en histoire de la pédagogie.
Revenir sur l’histoire et l’actualité d’Héloïse en s’attachant à en expliciter les enjeux permet de repenser le rapport que les chercheurs spécialisés sur ces questions peuvent entretenir à la pédagogie et à son histoire au moment où les forces engagées sur ces enjeux se sont considérablement réduites. Expliciter ces quelques éléments dans une publication, c’est aussi sans doute faire un appel au peuple pour inviter les collègues intéressés à s’engager dans cette aventure. To be continued…
