Esquisse pour Esquisses

p. 226-231

Référence(s) :

Jean-François Billeter, Esquisses, 2016, Paris : Allia.

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Recension

Texte

À la lecture du livre de Billeter (2016) dans le cadre du séminaire Action liée à la théorie de l’action conjointe en Didactique (TACD), je fus un peu décontenancée par la diversité des thèmes qu’il abordait à travers ce qu’il nomme des « esquisses ». Certains ont déjà discuté l’emploi de ce terme — Esquisses. Je n’y reviendrai pas. Mais entre toute chose, quelle thématique choisir ? Quelle entrée privilégier ? Et surtout quels liens tisser entre ces esquisses et ce qui nous mobilise aujourd’hui dans le Collectif de recherche en théorie de l’action conjointe en didactique (TACD) ?

Finalement, lorsque ma lecture fut achevée, que resta-t-il ? Quels fragments, mots, syntagmes, expressions, idées, thèmes, images… avaient trouvé une voie dans le fil de mes pensées ? Il me semble que ce phénomène de décantation fut assez rapide. Les quelques notes prises à la volée, ainsi que l’attention portée au souvenir de ma lecture, me conduisaient sur une piste jonchée de quelques mots clés se dégageant de l’ensemble : intégration, perfectionnement, sujet, liberté…

 

C’est d’abord dans l’esquisse 11 que Billeter s’emploie à étayer ce qu’il entend par intégration. L’intégration est un phénomène existant au sein de toute activité, dit-il, permettant l’émergence « d’un phénomène nouveau » à partir de l’assemblage d’éléments épars s’unissant ensemble. Une idée ne découle pas forcément de celle qui la précède, précise-t-il, et « l’idée de causalité par intégration permet de concevoir comme nécessaires des phénomènes qui semblent surgir de nulle part » (2016, p. 28). Billeter par là même nous invite à observer plus finement les apprentissages, qui relèvent dès le plus jeune âge de processus d’intégration. C’est à travers l’activité du corps que le phénomène d’intégration se produit, donnant lieu à un possible pouvoir d’agir (p. 29). Quelques esquisses plus tard — Esquisse n° 15 — Billeter aborde la question de qui pense ? Car, cela fût-il un peu surprenant, le sujet qui pense est avant tout un corps pensant. La conscience ne met en lumière que ce que le corps lui a dicté, rendu possible par l’activité intensifiée de ce dernier. C’est alors, comme le relève l’auteur citant Lichtenberg (p.36), davantage un « cela pense » qu’un « je pense ». En ce sens, l’exemple de l’hypnose détaillée par Billeter (p. 37) semble tout à fait intéressant en tant qu’expérience permettant de « voir le corps penser » (p.38). La condition de réussite de cet exercice de détachement pourrait-on dire, résulte alors dans ce que Billeter appelle une « double abstention » (id.) : un arrêt et un abandon profond. Le début de la seizième esquisse pointe de façon paradoxale la mise en mouvement du sujet dans cette sorte d’immobilisme :

Pour comprendre ce que nous sommes en tant que sujets, nous devons commencer par observer notre activité en respectant la double abstention. Nous devons ensuite examiner comment le langage modifie cette activité — afin de comprendre d’abord ce qu’est le langage, ensuite le rôle qu’il joue dans notre existence. C’est un rôle central. On ne peut pas étudier le sujet sans le langage, ni le langage sans le sujet.
(2018, p. 38).

Ainsi Billeter pose comme point de départ cette nécessité de nous observer, notre activité, par une position de retrait et de lâcher prise sur l’agitation, source de parasitage de la connaissance que nous aurions de nous-même et de notre propre activité d’intégration. Reprenant une thèse de Spinoza, Billeter propose dans l’esquisse n° 31 quatre points permettant une plus grande connaissance de soi-même, ce que le philosophe nommait la connaissance de « notre nature » (p. 75). Je les rappelle ici rapidement. Le premier point s’attache à spécifier que le « perfectionnement » du sujet passe par l’intégration de son activité. Le second point expose que c’est par l’idée même de perfectionnement que le sujet affine la connaissance qu’il a de lui-même, tout en prenant conscience « des lois de son activité ». Le troisième point permet à l’auteur d’expliquer que le sujet est d’autant plus libre, qu’il s’applique à un « travail » de connaissance de lui-même, et de son niveau d’intégration. Il achève par un quatrième point mettant en lumière la nécessité, ce qu’il appelle « le désir essentiel », de se conduire vers plus de perfection, donc vers plus de liberté. La fin de l’ouvrage — Esquisse n° 50 — permet à Billeter de conclure par une nécessité pour le sujet d’acquérir une connaissance de lui-même par la voie de la parole en tant qu’être de langage, mais aussi (et particulièrement pour ce qui nous anime dans ce propos) « que tout sujet peut acquérir de sa propre activité, par son observation et son perfectionnement » une connaissance de lui-même (p. 117).

Si l’on ramène ces premières considérations sur le terrain de la TACD, il apparaît que le concept de « sujet » n’a pas encore pris toute la place qui decrait lui revenir dans le cadre de lcette théorie. C’est effectivement ce à quoi nous nous employons, modestement, dans les recherches que nous menons dans notre équipe nancéienne, sur nos terrains d’enquête — à savoir l’École Freinet (Vence), et l’école Montessori-Chevreul à Lyon1. Billeter nous amène à nous interroger sur une prise en compte plus qualitative du sujet-élève capable, sous certaines conditions, de faire progresser son activité propre2. Dans l’optique de creuser cette piste, celle d’une compréhension plus fine du sujet dans l’action conjointe, Il s’agit de s’accorder dans un premier temps sur ce que peut être un sujet. Billeter nous y invite tout au long de son ouvrage. Pour apporter un éclairage supplémentaire à ce qu’il avance, j’ajouterais que, du point de vue de la psychanalyse, nous pouvons considérer que « le sujet, est le sujet du désir que S. Freud a découvert dans l’inconscient. Ce sujet du désir est un effet de l’immersion du petit d’homme dans le langage […] » (2018, p. 555)3. Dès 1895, la méconnaissance de son désir par le sujet se présentait à Freud comme cause de son symptôme. Qu’est-ce que cela implique pour celui que l’on peut considérer comme un professeur-sujet ?

Car si la mission première d’un professeur est de transmettre une culture, il n’en reste pas moins un sujet. Sébastien Ponnou, dans un ouvrage très intéressant intitulé Lacan et l’éducation. Manifeste pour une clinique lacanienne de l’éducation (2015) pose cette question, pierre angulaire de tout travail éducatif : « Comment pouvons-nous aider un enfant à apprendre, à s’élever et à penser librement ? ». Voici sa réponse :

En posant clairement les contraintes et le cadre de notre rencontre. En demeurant attentif et soucieux des intérêts et des accroches qui l’animent. En nous appuyant sur les savoirs et savoir-faire susceptible d’éclairer et nourrir notre approche éducative. Enfin en faisant fond sur la singularité de notre désir de transmettre (ou, je souligne, ce que Sensesy nomme intention d’enseigner), mis au travail dans l’analyse personnelle, et régulé dans les instances appropriées, nouant chacune des dimensions précédentes autour des capacités créatives du sujet.
(2014, p. 110).

On comprend mieux, avec ce détour par la psychanalyse, l’intérêt d’une connaissance du sujet-professeur par lui-même, le gain pour lui de se « chercher professeur », par un travail sur lui-même et sur son propre désir de transmettre.

Je me suis employée, lors de ma thèse, à soutenir l’idée que le travail du professeur se situait à la fois sur le terrain du savoir mais aussi sur celui d’un travail nécessaire sur lui-même. Dans le « cas de Nathanaël », par exemple, j’essaie d’objectiver des pratiques professorales discrètes, à propos desquelles l’on peut remarquer une plongée dans l’humanité et dans la sollicitude sous la surface première des enjeux de savoir qu’assume l’école4. Mireille Cifali insiste sur le fait que le professeur doit renoncer à la toute-puissance que sa place rendrait pourtant possible. Mauco écrivait en 1967 :

Autrement dit, l’intérêt est moins dans l’habilité pédagogique et dans la matière enseignée que dans l’enseignant. C’est l’authenticité humaine du maître que les élèves recherchent, car c’est le maître qui doit servir d’intermédiaire entre la matière enseignée et l’élève. C’est cette relation qui donne à l’enseignant sa valeur humaine.
(Mauco, 1967, p. 188).

Il me semble, de façon plus récente, que le grand apport de Mireille Cifali aux questions d’éducation et de formation est d’insister sur l’importance pour le professeur de découvrir et d’accepter sa propre vulnérabilité. C’est alors une intéressante façon d’interpréter la part du maître dont parle Élise Freinet, selon ses deux versants : tout autant que l’assomption de la maîtrise, dans la relation didactique, celle de sa propre fragilité. Car si le pédagogue ne connaît pas la psychanalyse, cela ne l’empêche pas d’être aux prises avec des phénomènes comme le transfert. Ainsi, il est préférable pour ce que Cifali appelle « l’accrochage » que les professeurs puissent agir sur un arrière-plan de connaissance des dynamismes du psychisme. Il s’agit pour le professeur de travailler avec lui-même, avec ses angoisses, ses projections, ses affects car comme le mentionne Cifali, ceux-ci sont obligatoires dans la relation éducative et même nécessaires, pour que l’enfant investisse d’abord la personne par sa demande, et que le professeur y réponde par une orientation vers les savoirs.

Si nous pouvons souscrire à la proposition de Cifali de ce travail nécessaire du professeur à une attention à lui-même, la question se pose alors de savoir quel type d’institution serait à même de le guider dans cette démarche. De même, si Billeter soutient l’idée d’une possibilité de se connaître, et également tout l’intérêt que cela représente — notamment in fine par un gain de liberté par le sujet lui-même sur lui-même —, ce professeur-sujet se connaît-il vraiment ex nihilo ? Autrement dit, lui donne-t-« on » les moyens de faire cette rencontre avec lui-même, avec sa pratique, avec son désir ?

Le modèle de formation que je propose dans ma thèse est un modèle clinique qui s’appuie sur les travaux de Foucault concernant la clinique médicale où le médecin forme non pas en émettant un discours différé sur la pratique mais en pratiquant. Ce modèle de formation dans le champ de l’éducation correspond à ce que j’appelle « des ingénieries coopératives de formation ». C’est un modèle qui permet de faire coopérer ensemble différents acteurs de l’éducation : professeurs novices, professeurs expérimentés, formateurs, chercheurs, doctorants, etc. L’idée est de former dans un temps long, avec une sorte de compagnonnage où les différents acteurs peuvent avoir des positions interchangeables. Lors d’un récent travail de notre collectif en TACD, qui donna lieu à la publication de l’ouvrage Didactique pour Enseigner, le glossaire définit, dans l’actualité de nos recherches, et dans la suite du travail de Sensevy l’ingénierie coopérative. Il est expliqué qu’une ingénierie coopérative, en tant qu’action conjointe, revêt un double aspect. Celui d’abord d’affiner la compréhension de la pratique dans la filiation des études anthropologiques, et celui d’agir, en fonction des fins définies par le collectif de pensée, en vue de transformer la pratique. Ces deux fonctions, tout à fait fondamentales, ne pourraient-elles pas s’articuler à un troisième élément : celui de la possibilité d’une attention soutenue portée à ce qui se passe en « nous » ? L’expérience récente de formation de professeures (expérimentées) sous la forme d’une ingénierie coopérative (de formation) que je conduis avec Henri Louis Go5, m’invite à y souscrire. Même si nous n’en sommes qu’aux prémisses de l’étude, les professeures se sont beaucoup exprimées sur leur « changement de place dans la classe », sur « l’évolution de leur rapport avec les élèves »… L’ingénierie coopérative de formation serait-elle le lieu de cette double abstention qu’évoque Billeter ? Une chose s’observe, dans le « retrait et l’abandon » le professeur est en mouvement, et aussi probablement le chercheur.

Bibliographie

Billeter, P. (2016). Esquisses. Paris : Allia.

Chemama, R., Vandermersch, B. (2018). Dictionnaire de la psychanalyse. Paris : Larousse.

Foucault, M. (2001). Dits et écrits, II (1381-1397). Paris : Gallimard.

Mauco, G. (1967). Psychanalyse et éducation. Paris : Auboer-Montaigne.

Ponnou, S. (2015). Lacan et l’éducation. Manifeste pour une clinique Lacanienne de l’éducation. Paris : L’Harmattan

Prot, F.M. (2018). Pour des « cliniques de l’éducation » : former les professeurs à la bienveillance : l’exemple des pratiques d’écriture à l’École Freinet. Enquête sur un programme « LéA » de l’IFÉ. Thèse de doctorat. Université de Lorraine.

Sensevy, G. (2020). À propos des lumières. L’intelligence et la coopération. In M. Fabre & C. Chauviré (Éds.), L’éducation et les Lumières. Enjeux philosophiques et didactiques contemporains. (pp. 236-254). Dijon : Éditions Raison et Passions.

Notes

1 Ces recherches sont conduites par Henri Louis Go, Xavier Riondet, Thibaut Bouchet Gimenez, Jean Astier et moi-même pour l’École Freinet de Vence, et par Bérengère Kolly pour ce qui concerne la pédagogie Montessori. Retour au texte

2 Sur cette question, et en appui des écrits de Freinet et Montessori, nous utilisons préférentiellement le syntagme d’enfant à celui d’élève : l’enfant conservant toute sa part d’enfance à l’école. Retour au texte

3 R. Chemama, B. Vandermersch (2018). Dictionnaire de la psychanalyse. Paris : Larousse. Retour au texte

4 Prot, F.M. (2018). Pour des « cliniques de l’éducation » : former les professeurs à la bienveillance : l’exemple des pratiques d’écriture à l’École Freinet. Enquête sur un programme « LéA » de l’IFÉ. Thèse de doctorat. Université de Lorraine. Retour au texte

5 Ce projet de recherche, initié en septembre 2020 à Nancy, s’intitule « Conception et mise en œuvre d’ingénieries coopératives de formation en école primaire ». Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Frédérique Marie Prot, « Esquisse pour Esquisses », La Pensée d’Ailleurs, 2 | 2020, 226-231.

Référence électronique

Frédérique Marie Prot, « Esquisse pour Esquisses », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 2 | 2020, mis en ligne le 22 novembre 2022, consulté le 11 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=151

Auteur

Frédérique Marie Prot

MCF, Université de Lorraine, équipe Normes & Valeurs, LISEC (UR 2310).

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