Les questions éducatives n’ont jamais été considérées par les philosophes, ni par la philosophie universitaire, comme objet spécifique de la philosophie : d’une part la réalité de l’éducation n’est pas séparable des domaines de la politique et du droit, d’autre part les pratiques éducatives sont étudiées à partir de divers champs comme l’histoire, l’anthropologie, la sociologie, la psychologie, la pédagogie et aujourd’hui « la » didactique, au sens où ce que l’on nomme didactique consiste dans le phénomène anthropologique (les pratiques) de diffusion de savoirs, c’est-à-dire de culture. Cela dit, de nombreux philosophes, depuis Platon, se sont tout de même exprimés sur les problèmes de transmission de savoirs – et d’ailleurs philosopher a toujours signifié enseigner, même si le statut de professeur de philosophie n’est apparu que tardivement dans l’histoire. Irions-nous alors jusqu’à affirmer que « certains des problèmes cruciaux de l’institution scolaire d’aujourd’hui sont pour une part irréductible des problèmes philosophiques » (Kambouchner, 2013, p. 9) ?
Il me faut tout d’abord préciser ce que signifie faire un travail philosophique. On peut également s’intéresser à la manière dont la philosophie permet d’interroger le sens que l’on veut donner à l’éducation en examinant de plus près ce que signifie être professeur. Cela me conduira à prendre au sérieux ce que j’appellerais volontiers l’interrogation sceptique du métier de professeur, en vue de mieux cerner de quelle responsabilité le professeur est en charge. Finalement, la didactique peut-elle avoir à convertir dans son propre champ certaines des questions dites « philosophiques » ?
Que fait le philosophe ?
Depuis ses commencements dans la culture hellénique des vie et ve siècles, la philosophie peut être vue comme est une façon particulière de faire quelque chose que font tous les êtres humains : penser, réfléchir. Comme l’écrivait Gramsci en 1932 dans l’un de ses Cahiers de prison1, tous les humains réfléchissent, du moins dans certaines limites, celles du « sens commun » et de la variété des opinions existantes sur le monde. Mais la philosophie revendique une certaine manière de réfléchir, en utilisant sa capacité critique pour être à soi-même son propre guide, dit Gramsci, dans une institution de savoir appelée philosophie qui se veut donc la critique et le dépassement du sens commun. Mais que fait-on lorsque l’on fait de la philosophie ?
Si l’on admet aujourd’hui que « la philosophie n’est pas faite pour réfléchir sur n’importe quoi » (Deleuze, 1987) et ne peut s’arroger l’autorité de parler de tout à la place, notamment, de spécialistes des domaines considérés2, qu’est-ce alors que réfléchir en philosophie ? La philosophie est une praxis critique visant à dépasser le mode de penser qui existe et rendre « critique » une activité déjà existante3, car comme le disait Engels dans sa deuxième préface (1885) à Anti-Düring, l’art d’opérer « avec des concepts » n’est pas donné dans la conscience ordinaire. On peut alors voir la philosophie, dit Deleuze, comme un « athlétisme généralisé » (Deleuze, 1991, p. 10) pour des rivaux qui sont des prétendants à la « bonne idée », s’il s’agit en philosophie de fabriquer de bonnes idées, ou plus exactement de fabriquer des concepts en s’efforçant de produire une compréhension suffisamment nette d’une idée :
Si la philosophie existe, c’est qu’elle a son propre contenu. Si nous nous demandons : qu’est-ce que le contenu de la philosophie ? Il est tout simple. C’est que la philosophie est une discipline aussi créatrice, aussi inventive que toute autre discipline. La philosophie est une discipline qui consiste à créer ou à inventer des concepts. Et les concepts, ça n’existe pas tout fait, et les concepts ça n’existe pas dans une espèce de ciel où ils attendraient qu’un philosophe les saisissent. Les concepts, il faut les fabriquer.
(Deleuze, 1987).
Comment juger du bien-fondé de telles prétentions ? Dans cette question se dessine la tension entre l’arrogance de la philosophie qui s’octroie la possibilité de parler parfois pour les autres ou au nom des autres4, et la présomption de celui qui entend emprunter la voix philosophique (Cavell, 2003, p. 27-28).
Quand on réfléchit en philosophie, c’est que l’on s’intéresse à un certain problème, et que l’on éprouve une difficulté. Étymologiquement, ce que l’on appelle problème c’est ce qui fait obstacle : πρόϐλημα, « ce qui est placé devant, obstacle »… La philosophie étudie ce qui ne va pas de soi, des problèmes, leur réalité, leur degré d’importance, elle travaille à les caractériser. La philosophie est une institution qui s’attache à dire s’il y a vraiment problème, quel est le problème et comment le décrire. C’est ce qu’a fait Socrate à Athènes au ve siècle avant notre ère, et c’est ce qu’a fait Platon après lui, cherchant à élucider par exemple le concept de justice. Pour Socrate, le spécialiste des questions embarrassantes, les problèmes ne méritent ce nom que s’ils ont le caractère de l’événement, que s’ils nous tétanisent (comme l’indique par exemple ce célèbre passage où l’aristocrate Ménon déclare être comme « engourdi » par les questions socratiques auxquelles il ne peut répondre) :
Tu me parais tout à fait ressembler [dit Ménon de Socrate] à ce large poisson des mers qui s’appelle une torpille. Celle-ci engourdit quiconque s’approche d’elle et la touche. Tu m’as fait éprouver un effet semblable : je suis vraiment engourdi de corps et d’âme et je suis incapable de répondre.
(Platon, Ménon, 80a-d).
Dans le socratisme la rencontre d’un problème peut être vue comme frappant de stupeur celui qui reste sans voix, et elle peut conduire jusqu’à l’aporie. Ce que l’on appelle dans cette philosophie un étonnement, c’est l’expérience d’une foudre qui s’abat sur notre conscience des choses, des situations : Θαυμάζειν : « s’étonner »…
Il est tout à fait d’un philosophe, ce sentiment : s’étonner. La philosophie n’a point d’autre origine.
(Platon, Théétète, 155d).
Or, apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance.
(Aristote, Métaphysique, Livre A, 2, 982b 13-17).
Du coup, penser au sens philosophique ne pourrait être que cela : être réellement arrêté dans la pensée au sens où le problème provoque une rupture dans le régime de nos évidences. Dans Le Banquet, Socrate qui se rend avec Aristodème chez Agathon marche en se laissant distancer, « l’esprit appliqué à des pensées intérieures » [174d] ; un peu plus tard on apprend qu’au lieu d’entrer chez Agathon, Socrate est sous « le porche des voisins, où il est en plan » [175a], et que « c’est son habitude de parfois s’écarter ainsi et de rester en plan là où parfois il se trouve » [175b]… Le problème, c’est ce qui fait ralentir non seulement la pensée mais l’action, en nécessitant la délibération. En effet, la figure de l’obstacle sur le chemin dont parle Sartre, est ce qui nous « réveille », nous éveille à penser ou ce qui tient en éveil notre pensée :
Tel rocher, qui manifeste une résistance profonde si je veux le déplacer, sera, au contraire, une aide précieuse si je veux l’escalader pour contempler le paysage. En lui-même […] il est neutre, c’est-à-dire qu’il attend d’être éclairé par une fin pour se manifester comme adversaire ou comme auxiliaire.
(Sartre, 1943, p. 538).
Il n’y a donc de production conceptuelle en philosophie que parce qu’il y a rencontre d’un obstacle :
Tout concept renvoie à un problème, à des problèmes sans lesquels il n’aurait pas de sens, et qui eux-mêmes ne peuvent être dégagés ou compris qu’au fur et à mesure de leur solution […]. En philosophie on ne crée de concepts qu’en fonction de problèmes qu’on estime mal vus ou mal posés.
(Deleuze, 1991, p. 22).
Cet obstacle annule toute autre occupation, c’est le sens de la méditation socratique telle que l’a illustrée Deleuze :
Chez Dostoïevski, les personnages sont perpétuellement pris dans des urgences, et en même temps qu’ils sont pris dans des urgences, qui sont des questions de vie ou de mort, ils savent qu’il y a une question encore plus urgente, ils ne savent pas laquelle, et c’est ça qui les arrête. Tout se passe comme si dans la pire urgence, il y a le feu, il faut que je m’en aille, je me disais, non non il y a quelque chose de plus urgent, quelque chose de plus urgent, et je ne bougerai pas tant que je ne le saurai pas. C’est l’idiot ça ; c’est l’idiot, c’est la formule de l’idiot. Ah ! mais vous savez, non non, il y a un problème plus profond, quel problème ? Je ne vois pas bien, mais laissez-moi, laissez-moi, tout peut brûler, il faut trouver ce problème plus urgent.
(Deleuze, 1987).
Mais la conceptualité philosophique doit être pensée comme une hétérogenèse dont il s’agit de préciser les composantes : « hétérogenèse » signifie que tout concept en suppose d’autres qui lui sont co-présents, les concepts étant qualifiés par Deleuze de centres de vibrations non discursifs (Deleuze & Guattari, 1991). Le concept n’ayant pas pour fonction de dire ce qui serait une essence objective des choses, les philosophes ne cessent de remanier les concepts en fonction des variations problématiques qu’ils ont en vue, et en fonction des contextes. On peut ainsi entrer dans la vie de véritables personnages conceptuels comme dit Deleuze en prenant l’exemple du personnage Je pense. Ce personnage conceptuel Je pense entre dans un devenir en passant d’un réseau conceptuel à un autre (chez Augustin, chez Descartes, chez Kant, puis Hegel, Kierkegaard, Nietzsche, Husserl, Sartre…) La philosophie crée des concepts mais en fait varier les articulations. Nous pourrions ainsi nous intéresser au personnage conceptuel J’enseigne…
Les philosophes ne font pas tous la même chose au sens où ils ne réfléchissent pas tous sur la même chose, mais ils le font tous de la même manière – ils ruminent dirait Nietzsche. Pourquoi ruminer ainsi ? Pour résister, répond le nietzschéen Deleuze, et pour « nuire à la bêtise »5. À condition que la philosophie ne soit pas strictement spéculative dans une épistémologie dualiste qui sépare théorie d’un côté, pratiques de l’autre, et il reste à savoir où se trouve, socialement, la bêtise (Rancière, 1983).
Cela dit, prendre la parole, trouver sa voie/voix, faire entendre sa voix, etc., cela est une arrogance qui ne procède pas forcément d’un narcissisme verbeux, mais qui entend assumer une place politique dans les controverses qui nous occupent à partir d’une polarité épistémologique, ici celle de la philosophie. L’usage commun du langage pose la question politique de la nécessité de la voix individuelle en démocratie et du dissensus – et à l’inverse, le conformisme consisterait dans une incapacité à prendre la parole. La tentative de « parler philosophiquement » implique donc de définir quelque chose comme « un droit à philosopher » (Cavell, 2003, p. 9) par l’expérience que l’on fait, sous l’apparence du partage d’un langage commun, de « vivre en contradiction avec le présent » (id.). C’est pourquoi l’une des questions majeures de la philosophie est politique : qui peut philosopher ? Suivie d’une seconde question de taille : qu’est-ce que critiquer ?
Si l’on reconnaît parfois au philosophe une « bonne pensée à l’égard des exclus » (Rancière, 1983, p. 290), depuis ses commencements la philosophie porte en elle la question de savoir comment produire « une possible identification entre ce qui vaut mieux6 et ce qui fonde l’égalité de tous » (ibid., p. 297). On peut alors avancer que tout « droit à philosopher » procède d’une nécessité à philosopher. Si ce thème irrigue bien sûr la philosophie depuis au moins Socrate, il est particulièrement central chez Marx en tant que dynamisme critique visant à rendre clairs certains problèmes effectifs dans la réalité sociale.
Que fait le professeur ?
Cette pratique conceptuelle peut donc se vouloir comme attitude contre la mode (Foucault, 2001, p. 1381-1397) en s’employant à problématiser son rapport au présent, ce que Foucault appelle un rapport réflexif au présent :
Il y a longtemps qu’on sait que le rôle de la philosophie n’est pas de découvrir ce qui est caché, mais de rendre visible ce qui est précisément visible, c’est-à-dire de faire apparaître ce qui est si proche, ce qui est si immédiat, ce qui est si intimement lié à nous-mêmes qu’à cause de cela nous ne le percevons pas.
(Foucault, 2001, p. 540-541).
Si l’éducation ne peut consister seulement à conformer les nouveaux venus à des normes pré-données, éduquer devrait engager l’éducateur à assumer un discours sur le monde et des formes d’action éducative. Le problème est que les différentes visions du monde procèdent d’un relatif arbitraire. Partant de là, tout l’enjeu par exemple d’un « agir communicationnel » (Habermas, 1987) serait de rechercher les conditions de possibles consensus :
[mais] avec son « agir communicationnel » censé nous permettre d’organiser la discussion la plus démocratique, Habermas dégonfle à bon compte la question qui aujourd’hui nous saute à la figure : qui détermine les règles du jeu auquel nous sommes tous conviés à jouer… et à perdre ? […] L’échange est un flux qui n’a d’autre critère de validation que le consensus auquel nous parvenons.
(Castejon, 2009, p. 85-86).
Si la quête démocratique du consensus peut sembler une solution insuffisante à l’arbitraire individualiste, elle laisse surtout en suspens l’autre question démocratique, celle de l’expression du dissensus.
L’acte de création philosophique peut alors être vu comme la responsabilité intellectuelle d’un engagement « contre la mode ». Pour ce qui nous intéresse, à savoir la mission éducative de la sphère médiane7 qu’est l’école, dans la confusion actuelle des conceptions de l’enseignement et des rhétoriques portées soit au déclinisme soit à l’angélisme, la tâche de la philosophie peut consister à réaffirmer la nécessité de préserver chez les élèves leur capacité à apprendre, et donc de la confirmer comme étant la finalité même du système d’enseignement.
En matière d’éducation scolaire, la philosophie peut travailler au moins sur deux types de problèmes complémentaires :
- le problème de la transmission/construction de normes culturelles et éthiques préparant l’enfant à vivre dans un monde qui lui préexiste ;
- le problème de la transmission/construction des normes épistémiques entraînant l’élève, selon une formule chevallardienne, à questionner le monde et rencontrer des œuvres.
D’un point de vue déontologique, le professeur est tenu d’assumer certains choix que nécessite le sens de sa profession. Que fait le professeur ? Il est porteur d’une intention d’enseigner, d’instruire ses élèves de quelque chose, et institue dans la classe un polylogue en plaçant la relation didactique au cœur même de la diffusion du savoir. Le professeur, par définition (le nom masculin professor signifiant « celui qui cultive »), devrait donc faire preuve de conscience professionnelle, en manifestant la conscience qu’il a de la dignité de son activité exercée en vue d’un bien commun (Prairat, 2013).
En effet, l’insertion dans un champ professionnel implique l’incorporation d’usages spécifiques, et notamment un certain usage de soi. Cette fatalité d’un usage professionnel de soi nous entraîne-t-elle vers des dispositifs-gadgets du management technique de soi et de l’auto-coaching ? Par « faire usage de soi », j’entends le fait d’assumer pleinement une position de praticien du langage ordinaire commun, et développer une confiance en soi dans l’expérience que l’on fait de ce langage. Avec les syntagmes « usage de soi » et « travail sur soi », il est donc question de savoir si l’on réfère le soi à une intériorité, ou si au contraire l’on postule un caractère non référentiel du je. C’est en fonction de cette alternative que l’on pourra évaluer la pertinence de l’idée d’un travail sur soi. La connaissance que chacun essaie d’avoir de soi-même ne peut être que très partielle, mais c’est le départ de toute philosophie. Tout projet d’enquête sur soi-même s’avère forcément difficile, car il s’agit de dépasser le règne du sens commun alors que nous avons transféré aux institutions la tâche de penser (Douglas, 1999).
Nous pouvons inscrire cette réflexion dans deux perspectives complémentaires.
Premier point : un professeur est quelqu’un qui dit « je » en position publique, et qui le dit forcément, du fait de sa fonction, au nom de tous – car il se porte responsable du monde (Arendt, 1972) – dans le langage ordinaire que nous partageons, où se font, se défont et se refont perpétuellement les significations, le langage n’étant pas une nomenclature comme nous l’a montré Saussure. Le fonctionnement du langage ordinaire consiste dans le fait, pour celui qui est un « je », de pouvoir dire « nous » : lorsque quelqu’un parle, c’est dans le langage commun. Le caractère commun et ordinaire du langage rend possible et compréhensible, pour chacun et pour tous, une prise de parole. L’action d’un professeur suppose donc l’accord préalable avec son public dans un langage qui renvoie à des usages incorporés par tous : le professeur et les élèves sont préalablement institués dans des usages collectifs construits. Si ce n’était pas le cas, les élèves n’auraient jamais aucune chance de comprendre un professeur, et jamais aucun professeur ne pourrait commencer son métier si une concordance dans le langage ordinaire n’existait préalablement avec ses élèves. Cette concordance autorise techniquement et logiquement le professeur à dire « je » au nom de tous. Il s’agit d’une thèse à la fois didactique, éthique et politique.
Deuxième point : si Arendt définit la fonction d’un professeur comme un se-porter-responsable-du-monde, en disant aux élèves « voici notre monde », c’est parce qu’il entre dans cette fonction une autorité d’un type particulier, celle d’être devant les enfants le représentant de tous les adultes, et des générations antérieures. L’école n’est pas le monde, et le professeur n’est pas lui-même le monde, mais l’école est cette institution nécessaire qui fait médiation entre le monde et la dimension sociale de la vie des nouveaux-venus. C’est en ce sens seulement que la profession d’un professeur exige de lui d’être d’abord un « conservateur », puisqu’il présente un monde qui vient du passé : l’éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité, et contribuer à le sauver de la ruine qui serait inévitable sans cette arrivée des jeunes (Arendt, 1972). Or, c’est le langage commun ordinaire qui nous permet d’être d’accord sur ce qu’est notre monde, lorsque nous prenons la parole. Le monde que présente le professeur est ainsi garanti par un ensemble d’usages communs qui percolent dans le langage, et auxquels il renvoie de facto : le langage nous offre comme un accès naturel au monde qu’il a précisément absorbé.
Mais s’il est un fonctionnaire ayant des obligations, le professeur est également un éveilleur à la démocratie. À ce titre, il ne peut se contenter d’être ce que Rancière (1987) appelle un explicateur, dont l’action viendrait concourir à l’abrutissement de masse en poussant les élèves dans la voie du consensus. La question se pose donc d’une mise en jeu de l’égalité intellectuelle dans l’action du professeur, cherchant à rendre les élèves de plus en plus capables de penser par eux-mêmes et se comprendre comme légitimes à prendre part à la parole.
Intérêt de la thérapie sceptique
Dans l’usage de soi que l’on attend d’un professeur pour présenter le monde, une question sceptique pourrait s’insinuer. C’est ce que suggère Stanley Cavell dans toute son œuvre à propos du rapport au monde que chacun entretient : l’évidence du monde auquel naturellement le langage ordinaire nous permet d’accéder porte aussi la menace de nous enfermer dans le consensus et dans un conformisme que Cavell, reprenant Emerson, qualifie de « désespéré ».
Là réside l’ambiguïté constitutive du « geste professoral », comme geste dont la signification émane d’une collectivité. Arendt ne parvient d’ailleurs pas à nous rassurer sur le conservatisme inhérent au métier de professeur, lorsqu’elle affirme que c’est pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant, que l’éducation doit être conservatrice. On ne voit pas comment pourraient surgir spontanément de l’institution, dans les usages et dans le langage commun, des forces de transformation du monde. Seule, la parole conservatrice ne peut qu’entraîner à répéter le monde. Or, répéter le monde, c’est renoncer à se choisir. Le problème est posé à la fois pour déterminer ce que doit viser une instruction des enfants, et ce que peut autoriser un professeur.
Le scepticisme que veut réhabiliter Cavell en philosophie va nous être ici fort utile. Dans le geste professoral, ce qui est public est le plus ordinaire et le plus proche. Comme nous l’avons vu, le jeune professeur doit partir de cette proximité langagière et de cette proximité, pour lui, du monde, et de normes incorporées. Mais c’est cette familiarité du monde qui risque de le rendre encore plus opaque à lui-même, et comme étranger à lui-même s’il n’est qu’une somme de conformismes non interrogée. Car le monde que le professeur présente est hérité, le langage que le professeur parle a été parlé, tous ses mots sont constamment condamnés à être ceux d’un autre, et ce monde hérité est problématique comme nous l’avons vu plus haut. Noyé dans cette publicité, comment peut-il savoir en personne ce qu’il dit ? Comme tout individu, le professeur risque de s’enfoncer dans une existence proprement insignifiante, s’il ne la vit aucunement sur le mode de l’expérience personnelle ou sur le mode d’une subjectivation suffisamment politique. En tant que professeur, il est en passe de se réduire à n’être qu’un fonctionnaire exécutant un programme institutionnel. Nous découvrons ici une difficulté qui inverse la préoccupation première du professeur, consistant pour lui à s’enfermer dans les usages professoraux et dans la police institutionnelle.
En effet, cela paraît contradictoire avec le sens du mot professeur, dans lequel on doit entendre une revendication de soi, et de formation de sa propre parole. L’idée qu’un professeur puisse renoncer à donner voix à ses pensées, à sa pensée, est une aporie sur le métier dans une optique démocratique. L’articulation du métier de professeur au sens politique de la démocratie doit pourtant être prise en charge. Si l’on pense au plan des principes, le cadre républicain de l’institution scolaire étant donné institutionnellement, il fait obligation au professeur de se tenir dans une position dite laïque. Mais comment la pratique professionnelle du professeur prend-elle en compte l’horizon démocratique ? C’est une question de forme scolaire. Nous savons ce qu’est la forme scolaire républicaine, nous savons moins bien comment construire une forme scolaire démocratique. Reformulation de l’aporie : la forme scolaire républicaine demande au professeur une position neutre face au monde. Cependant, une forme scolaire démocratique aurait besoin de la vigueur intellectuelle du professeur qui sait exercer son jugement critique dans le métier et sur le monde.
Il va donc falloir envisager le scepticisme en direction de l’usage de soi que peut faire un professeur exerçant sa profession. Cette profession n’existe pas sans sa publicité première, et pourtant elle se contredit si elle s’y enferme. En démocratie, le professeur doit à la fois parler (instruire) au nom de tous, mais il doit aussi pouvoir parler (penser) en son propre nom, tout en incitant les élèves à prendre part à la pensée. Comment le professeur peut-il à la fois accepter d’être le porte-parole du monde, revendiquer l’usage de sa propre voix dans l’exercice de son métier, et autoriser les élèves à penser avec lui ? Comment peut-il à la fois assumer la charge de représenter le monde, et dire son éventuel désaccord avec certaines façons de présenter ce monde ?
Ce qui sape l’utopie démocratique, c’est le conformisme, dit Cavell. L’individu doit constamment interroger le monde à l’aune d’une idée antique : celle du bien commun. Or un professeur est l’un des promoteurs du projet démocratique (auprès de la jeunesse), et il est l’un des responsables de la culture qui examine (publiquement, devant la jeunesse et avec elle) l’état de notre société, eu égard à sa raison d’être (l’intérêt général et le bien commun). Un trop grand conformisme dans la pratique professionnelle d’un professeur lui interdirait d’assumer la fonction que je viens de citer. Une distance critique au métier, et à soi-même donc, lui est nécessaire. L’exercice du métier de professeur nécessite donc une éducation de soi.
Je reviens à une antienne du débat sur l’enseignement : un professeur est-il qualifié par la seule (suffisante) maîtrise qu’il a du savoir qu’il doit transmettre, ou au contraire cette maîtrise ne peut-elle en soi lui garantir d’être pertinent dans sa mission ? Cavell nous ouvre un passage décisif. Ce que sait un professeur, c’est la somme actuelle de son instruction, c’est un passé. Or, le professeur va devoir parler avec le monde, en développant sa propre position critique dans le présent, à l’égard de soi et du monde. Toute la question de ce qu’est instruire est alors posée : s’agit-il de transmettre un savoir formel et figé sur le monde, ou s’agit-il de favoriser (pour les élèves) une expérience du monde, et l’augmentation d’un pouvoir pratique dans le monde ? Le monde récité par le professeur « conformiste » n’est qu’une fiction scolaire abrutissante.
La personne adulte continue d’avoir besoin d’une éducation, et l’éducation ne se limite pas à une affaire de savoir. Instruire implique aussi de faire grandir en humanité commune, en fonction de l’utopie qu’une société adopte. Pour nous, cette utopie est la démocratie. Cette construction continuée à l’âge adulte est donc aussi bien morale et politique. Affirmer que le jeune professeur a besoin d’une éducation (dite professionnelle), c’est affirmer qu’il ne sait pas réellement ce qu’il croit savoir. Pour connaître le métier, il a besoin d’engager une transformation de soi. L’élément dans lequel travaille un professeur étant le langage, c’est l’élément dans lequel il institue le jeu didactique. Tout ce que les élèves apprennent à l’école, ils l’apprennent dans le langage. Or, comme l’a montré Wittgenstein, apprendre dans le langage, ce n’est pas apprendre un catalogue raisonné de significations abstraites, c’est incorporer une multiplicité de « formes de vie », de pratiques apprises en même temps que le langage, et qui organisent tous nos « jeux de langage ». Formes de vie sur lesquelles nous n’avons aucune garantie autre que leur factualité, à propos desquelles il nous est loisible à tout instant d’entrer en désaccord.
La paradoxale responsabilité du « travail sur soi »
Pour Cavell, le changement doit donc s’enraciner dans ce qu’il appelle, empruntant lui-même ce mot à Emerson, l’aversion de la conformité. Pourquoi cette aversion ? Pour une raison essentielle à la vie démocratique : je ne peux me résoudre à suivre seulement par devoir et par habitude les conventions, dans la mesure où elles ne sont pas le produit de ma propre pensée. La personne autonome, en démocratie, ne se fonde pas simplement sur ce qui lui préexiste, mais sur son exercice de jugement à propos de ce qui lui préexiste. Il doit en être ainsi pour un professeur dans la pratique effective de son métier, si nous voulons avancer en pratique vers une forme scolaire démocratique.
C’est là que nous retrouvons la précédente aporie : comment un professeur peut-il juger le monde dont il se porte responsable devant les élèves ? Cette transformation de soi du professeur peut-elle être impulsée par quelqu’un d’autre que lui-même ? L’aversion du conformisme doit m’entraîner à penser ceci : tout ce que je considère comme allant de soi, je l’ai absorbé en tant que forme de vie. Ce soupçon, et ce scepticisme, je peux décider d’en faire mon ascèse et je suis placé devant mes responsabilités. Un adulte a la responsabilité de continuer son éducation, c’est-à-dire ne pas abandonner le projet de s’émanciper. Il s’agit d’acquérir une autorité sur sa propre expérience, en renonçant à l’idée que l’éducation réside simplement en un ensemble de règles à suivre (la fabrique du conformisme), mais qu’elle s’exerce par la critique des façons de critiquer (Dewey, 1925). Cette autorité ne peut commencer à germer chez le professeur novice, que s’il accepte préalablement le moment sceptique de l’interrogation sur soi, et de l’interrogation du système des règles héritées.
La formation d’un professeur implique de lui demander d’envisager une transformation pratique de soi-même, qu’il doit amorcer de façon à être capable d’entretenir une discussion avec le monde dont il doit pouvoir se porter responsable. Pour que l’institution soit légitime, chacun doit pouvoir y faire entendre sa voix, et chacun doit pouvoir refuser toute réduction à une sorte de conformité morale de sa propre parole, pour que son insatisfaction le porte à l’action transformatrice. Toute la difficulté est maintenant de savoir si une institution peut prendre en charge une telle exigence.
L’orientation politique de cette analyse suppose une confiance dans la démocratie, qui revendique l’ordinaire des usages dans lesquels on peut exercer sa puissance sceptique. Ce rapport à l’ordinaire, Cavell l’enracine pour chacun dans la « confiance en soi », se faisant par là l’interprète d’Emerson. Pour Cavell, la confiance en soi est ce qui rend possible l’abandon de soi en vue d’une transformation (que nécessite pour nous, dans l’utopie démocratique, la formation professionnelle du professeur). En prenant au mot Arendt, ce n’est donc plus seulement se porter responsable du monde tel qu’il est, qui incombe au professeur, c’est se porter responsable du monde tel qu’il est à reconstruire. Il s’agirait de s’attacher, dans la pratique même du métier, à interroger toute la grammaire de l’action jusque-là héritée. Cette interrogation du métier devrait commencer par la mise en doute des catégories professionnelles élaborées. Il s’agirait de constituer désormais la possibilité d’une expérience du métier par une exploration pratique du métier. Cela implique d’assumer l’ordinaire constitutif de notre expérience, et de s’autoriser à l’examiner en pratique. C’est ce que signifie, pour Cavell, la force politique de la confiance en soi : l’activité pratique de refuser la conformité.
Que puis-je dire au nom de tous ? C’est certainement la question politique qui traverse notre réflexion sur l’exercice du métier des professeurs, et qui constitue un problème pour la philosophie. Travailler dans une institution ne me conduit pas à devoir en accepter tous les traits. La revendication, et la résistance comme pratique de (trans)formation n’ont pas besoin du prétexte de l’injustice, de la violence, ou de la dictature. Mais l’utopie démocratique doit impliquer logiquement une forme interne de résistance, la résistance au conformisme. Comment la didactique – ou l’épistémologie didactique, dans l’optique chevallardienne (Chevallard, 1996, p. 56) – peut-elle convertir un tel questionnement philosophique ?
Former un professeur, cela ne saurait être seulement lui faire incorporer les « règles du métier ». Au contraire, une formation conséquente devrait attirer l’attention du novice sur l’expérience qu’il fait de ces règles, en l’invitant à une attitude sceptique vis-à-vis de l’ordinaire du métier. Pour le professeur expérimenté, cela implique d’avoir su « décatégorisé » ses attitudes en ayant assumé une position d’aversion au conformisme de la règle, travaillant ainsi sur le caractère paradoxal de l’institution. Tout professeur peut engager un travail sur soi par le fait même de commencer à se faire confiance, cherchant à vivre pleinement l’expérience de se porter responsable du monde. Il interroge et mesure son accord avec le monde, et se demande dans quels mots siens il peut qualifier sa position professionnelle.