Refaire (le) monde

Ce que parler ne veut plus dire

DOI : 10.57086/lpa.171

p. 101-125

Plan

Notes de l’auteur

Cet article restitue un aspect des réflexions qui sont déjà conduites au sein d’un projet doctoral sous la direction du professeur Jean-François Lavigne. Le projet est provisoirement intitulé : Jardin et imaginaire cosmologique. Pour une éco-phénoménologie du jardin.

Texte

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« Il n’y a pas de planète B, il n’y a pas de planète bla-bla, bla-bla-bla, bla-bla-bla !
Mieux reconstruire… bla-bla-bla, économie verte… bla-bla-bla,
neutralité carbone d’ici 2050… bla-bla-bla !
Des mots. Des mots qui sonnent bien mais qui n’ont mené à aucune action.
Nos espoirs et nos rêves noyés dans leurs mots et leurs promesses creuses ».

Greta Thunberg.
Discours de Milan du 28 septembre 2021.

Introduction. Urgence de l’action, temps du questionnement

La Terre adresse à l’homme une injonction. Il y a urgence à changer de paradigme : organiser une mutation profonde de nos comportements, individuels et collectifs, de production, de consommation et d’habitation. Les avertissements naturels – effondrement manifeste de la biodiversité, récurrence de violents épisodes climatiques, problématiques de sécheresse et d’approvisionnement en eau même dans l’hémisphère nord comme en témoigne, depuis le début des années 2000, le désarroi des politiques californiennes – se multiplient. À ces alertes répondent des études sérieuses et le verdict non moins alarmant de nombreux rapports. C’est que les dernières anticipations du GIEC (Groupe d’expert intergouvernemental sur l’évolution du climat), communiquées en août 2021, ont de quoi susciter, sinon le catastrophisme, l’inquiétude. Nous devons nous attendre, sinon au pire, à pire que ces premiers bouleversements qui ne sont que des prémices : problématique généralisée de l’eau et appauvrissement des sols comme des denrées, processus de désertification et mutations morphologiques de nos territoires proportionnelles à la montée des eaux, instabilités politiques dans cette nouvelle course aux ressources nourricières et aux territoires habitables, intensification des flux migratoires dans un monde et une Europe de plus en plus protectionnistes et nationalistes.

L’injonction est celle d’une réponse anthropologique parce que la problématique est anthropologique. Si l’homme n’est pas l’unique origine de ces phénomènes, il porte la responsabilité de leur accélération transformant ces tendances en fulgurances naturelles. L’homme a donné un nom à cette accélération : l’Anthropocène. Le monde est entré dans l’époque des hommes. En d’autres termes, l’homme agit comme une force géologique, au même titre que le tectonique ou le climatique, dont l’activité transforme non seulement le paysage mais le processus générateur du paysage. Le faire époque anthropocène est donc à la fois historial et temporal. L’homme fait l’histoire et la temporalisation de l’histoire terrestre. C’est l’histoire géologique et climatique d’un monde qui se façonne – ou se dé-façonne – au rythme de l’activité humaine et de son accélération dégradante.

Des rapports scientifiques, des programmes politiques, des engagements électoraux : informations et promesses prolifèrent sur le sujet sans action réparatrice conséquente. L’Anthropocène tient donc aussi dans cette ambivalence : l’état du monde est tout autant le produit de l’action que de l’inaction des hommes. Par inaction il convient d’entendre l’abstention dans l’action mais aussi l’ostension de réactions inadéquates en proposant des solutions inconséquentes voire plus dégradantes encore. Pourquoi le langage – ce que nous disons et les informations que nous partageons sur l’état du monde naturel – n’a-t-il plus valeur d’engagement pour s’accomplir dans le désir d’une action juste ? Le projet de cette contribution relève d’une clinique du langage. Cette clinique du langage s’emploiera à comprendre les causes d’un symptôme spécifique : le bla-bla écologique. Autrement dit rendre compte de la rupture entre parler et agir dans ce contexte spécifique d’une urgence à agir. L’ambition de ce propos est donc d’évaluer la responsabilité du langage – notre conception et notre usage de la langue – au sein de cette problématique d’habitation.

Il faut évidemment louer les recherches de « solutions locales dans un désordre global ». Il y a là, en direction de ces initiatives, une recherche et une inventivité réparatrice qui ne demandent qu’à être écoutées, stimulées et financées. Mais les autorités publiques ont fait un autre choix. Juste au lendemain de la COP 26, nous nous trouvons en effet devant le fait accompli : la stratégie écologique française sera nucléaire2. Ce choix politique laisse donc apparaître au moins deux contradictions. La première : fondée sur le modèle de la croissance verte, notre stratégie écologique relève de ce que le philosophe et sociologue Bertrand Méheust appelle à juste titre une politique de l’oxymore. Le sinistre produit par l’arraisonnement technique de nos milieux naturels ne pourrait se régler que dans un supplément de technique et de dégradation. La deuxième contradiction est corrélative de la première : nos institutions dirigeantes fondent leur stratégie sur une logique de la priorité – ce motif galvaudé et saturé de l’empreinte carbone et du réchauffement climatique – quand une problématique systémique appelle justement à revivre le phénomène de monde dans son unité. Comprendre la responsabilité du langage c’est donc s’interroger sur l’idée de monde que reflète notre langue contemporaine.

Mais cette interrogation vise une responsabilité interne à notre langue directement productrice de notre désengagement et de notre inaction. Les mots sont démissionnaires et semblent ne plus être investis par la responsabilité de faire sens. Nous pouvons en effet parler en toute insouciance d’un compagnonnage de l’écologie et du nucléaire. Une clinique du langage ne peut donc pas faire l’économie d’une question fondamentale : celle du rapport entre le mot et la chose, celle de la relation entre le langage et le monde. Une pathologie du langage révèle une défaillance de cette relation, de ce qui fait λόγος. En d’autres termes, quelle est la place du langage dans l’aptitude des hommes à faire monde ? Mais la question peut être également envisagée à partir de sa réciproque : quelle est la place du monde dans l’aptitude des hommes à être des êtres de langage et des sujets parlants ?

Un changement de paradigme sera nécessairement éducatif. L’éducation est une condition de possibilité de notre transition écologique vers une révolution écouménale – en référence au verbe grec οίκέω signifiant « habiter ». Mais ce projet est sans avenir si le renouvellement demeure le renouvellement du même dans une école de la reproduction. Nous devons construire avec la jeunesse de nouvelles postures et stratégies d’habitation en redéfinissant les rapports entre nature et culture dans les liens entre monde de significations et monde de la vie. La révolution écouménale ne peut donc se fonder que sur un changement de paradigme didactique et sur une reconstruction de notre forme scolaire (Go, 2007 ; 2014). Comprendre la responsabilité du langage au sein de la problématique environnementale, c’est donc évaluer la responsabilité de notre forme scolaire dominante dans cette défaillance du langage. L’école ne fabrique-t-elle pas des générations passives pour lesquelles le langage ne provoque plus le désir d’agir et le désir de l’action juste ? Mieux donc que la grève de l’école : comment repenser nos institutions didactiques et l’institution de notre langue scolaire pour que les générations futures, mieux que les générations passées et présentes, soient des générations engagées et concernées par l’état du monde ?

Du monde du texte au monde de la vie

Considérations préliminaires de méthode : une poétique de l’action

Un changement de paradigme ne s’improvise pas. Il doit s’organiser depuis un paradigme du changement dont la responsabilité est de préparer justement les conditions d’une migration des sociétés d’un paradigme vers un autre. C’est ce que nous appelons une transition. Un changement consiste à reconfigurer les rapports entre espace d’expérience et horizon d’attente. Dans son analyse des catégories méta-historiques proposées par l’historien Reinhart Koselleck, Paul Ricœur souligne la fécondité sémantique de ces concepts pour penser les continuités et les discontinuités de l’histoire (Koselleck, 1979 ; Ricœur, 1985, p. 374-390). Les termes d’espace et d’attente y reçoivent une attention particulière en ce qu’ils rendent à l’histoire sa part d’indétermination propre à rendre compte d’une causalité complexe reliant événements et époques que les abstractions traditionnelles du passé et du futur ne suffisent pas à expliquer. L’espace d’expérience reformule donc le passé comme une réalité feuilletée faite de possibilités de parcours selon de multiples itinéraires d’expérience. Quant à l’attente elle désigne tout autant l’horizon protentionnel et présomptif d’un futur inscrit dans le présent, c’est-à-dire d’un futur-rendu-présent comme objet de mes anticipations que l’incertitude d’un présent ouvert vers le pas-encore. L’histoire devient une marge d’action et d’invention. Un changement peut donc être vécu comme une temporalité créative sachant dialectiser les termes de cette polarité.

C’est pourquoi un changement de paradigme est une invitation à élargir notre horizon épistémologique en diversifiant nos méthodes de recherche. Il ne s’agit pas simplement d’archiver le passé, de comprendre le présent ou d’anticiper le futur mais de préparer une action transformatrice du réel. Une telle épistémologie ne doit pas être simplement prospective mais poétique. Elle inscrit son activité dans l’intervalle entre le probable et le possible. Sa vocation n’est pas la prédiction de ce qui va probablement arriver – l’effondrement climatique par exemple – mais l’invention de possibilités réparatrices, la découverte de parcours jusque-là inenvisagés pour rompre la chaîne causale du probable. Des promesses et des passés avortés, des fictions sous-estimées constituent un répertoire et un laboratoire d’actions.

Aussi l’imagination reçoit-elle un statut privilégié au sein d’une telle épistémologie. Paul Ricœur a valorisé cette fonction imaginative au sein de ce qu’il appelle une éthique de l’imagination. Elle consiste en une herméneutique de l’homme agissant qui règle, calcule et augmente sa puissance d’action depuis le déchiffrement des textes et des symboles. Poétique cette épistémologie l’est donc au double sens de son étymologie ποιεϊεν comme faire et créer. Elle vise une création d’agir, un renouvellement de notre répertoire d’actions. L’imagination n’est plus seulement cette faculté irréalisante et néantisante de la conscience thématisée dans l’existentialisme sartrien, ou ce domaine de la sensibilité affectant ma capacité judicative théorique et pratique – mon aptitude à juger juste et à agir bien – de la tradition philosophique.

C’est en héritier de la phénoménologie husserlienne que Paul Ricœur se ressaisit du statut mélioratif que Husserl avait déjà su accorder à l’imagination par le jeu de la variation imaginative. Son rôle est déterminant au sein du projet gnoséologique husserlien puisque l’imagination y structure le processus de réduction eidétique comme réduction du fait à l’essence. C’est la variation imaginative qui permet d’identifier l’invariant sous l’horizon des variations et de comprendre la structure de variabilité d’un phénomène. Par exemple la rubescence du rouge dans les rouges de la rose et d’un champ de coquelicots, d’une goutte de sang, d’un lever ou d’un coucher de soleil ou d’un tableau de Marc Chagall. Dans l’emblématique § 70 des Ideen I, Husserl invite à méditer ce pouvoir épistémique sous-évalué de l’imagination :

[…] la liberté de la recherche éidétique exige nécessairement que l’on opère dans l’imagination.
[…] il s’agit naturellement […] d’exercer abondamment l’imagination à produire la clarification parfaite ici exigée, à reconfigurer librement les données imaginatives […] Il y a un profit extraordinaire à tirer des données offertes par l’histoire ; dans une mesure plus grande encore, par l’art et, en particulier, par la poésie ; certes, ce sont des fictions ; mais, pour l’originalité dans l’invention des formes, l’abondance des détails, la cohérence sans lacune de la motivation, elles l’emportent hautement sur les productions de notre imagination ; et, de plus, la puissance de suggestion que détiennent les moyens artistiques d’exposition fait qu’elles se changent avec une particulière facilité, pour qui en saisit le sens, en des imaginations parfaitement claires.
C’est ainsi qu’on peut effectivement dire, si l’on aime les paradoxes, et dire en toute vérité – à condition de bien comprendre le sens ambigu de la formule – que la « fiction » forme l’élément vital de la phénoménologie, comme de toute science éidétique.
(Husserl, 1913, 2018, p. 207-208)

La perspective ricœurienne n’est pas gnoséologique mais pratique. La fiction littéraire fait varier les possibles pour augmenter notre acuité et notre activité dans l’action. Le monde du texte peut être réinvesti dans le monde du lecteur comme refiguration du réel (Ricœur, 1985, p. 287) et résolution poétique des apories (id.). La force inchoative et réfléchissante du symbole donne à penser et à voir autrement. Le texte est un voir comme ouvrant vers le réel des perspectives nouvelles et salvatrices. Le philosophe Jean-Philippe Pierron, théoricien et promoteur de cette épistémologie insolite, résume de manière éclairante cette dialectique du réel et de la fiction au sein de l’imagination :

[…] l’imagination investit la pratique humaine qu’elle dynamise, de part en part, en y déployant sa créativité. L’imagination est la faculté du possible pratique.
(Pierron, 2012, p.11)

C’est la méthode que nous nous proposons d’expérimenter dans le traitement de la question qui nous occupe. Le texte de Pascal Quignard, paru en 1993 sous le titre Le nom sur le bout de la langue, thématise admirablement cette défaillance qui affecte parfois le langage. Tout le monde connaît – et a sans doute vécu – ce phénomène ordinaire qui déstabilise la communication. Une amnésie passagère, une intention suspendue, un mot coincé à mi-chemin dans le parcours du dire entre apparition et disparition. Le signifié ne retrouve pas son chemin vers le signifiant. Cet accident de la langue ou plutôt cet événement provoque l’obsession jusqu’à la sidération. Nous sommes captifs du mot qui ne demande qu’à pointer vers la parole. Le mot nous absorbe jusqu’à l’absence, il invertit notre attention pour la tirer vers le dedans. Il paralyse le corps.

C’est ce phénomène que Pascal Quignard met justement en intrigue pour raconter « le rudiment d’un conte dans lequel la défaillance du langage était la source de l’action » (Quignard, 1993, p. 9). Ce récit initiatique raconte en effet la quête d’un mot perdu. Le texte offre un double intérêt heuristique. D’abord le déploiement de l’action permet de comprendre par l’effet d’une question en retour la source de la défaillance. Il s’agira donc de relever les articulations significatives du récit : d’une part celles qui aident à comprendre la perte initiale du signifiant, c’est-à-dire l’élément perturbateur au sein du schéma narratif ; et d’autre part celles qui mettent en évidence les obstacles épistémologiques ralentissant la reconquête du signifiant. Ensuite il conviendra d’être attentif à la résolution poétique proposée par le récit dans le processus d’anamnèse. Cette lecture est commandée par les deux versants d’une clinique du langage : le versant diagnostique et le versant thérapeutique. L’intention directrice du texte peut se formuler dans la question suivante : qu’en est-il de la définition traditionnelle de l’homme en tant qu’être doté de parole héritée de la formule aristotélicienne zôon logon echon ?

Le nom sur le bout de la langue ou la faillibilité du langage

Résumons d’abord l’intrigue générale de ce conte.

Dans le petit bourg de Dives de la province de Normandie au ixe siècle, la jeune brodeuse Colbrune est éperdument amoureuse du beau tailleur Björn – dont le nom se prononce Jeûne – qui habite la maison d’en face. Elle dévoile l’intensité de ses sentiments au jeune homme qui consent à l’épouser à une seule condition : que la jeune brodeuse reproduise trait pour trait et jusque dans ses moindres détails la ceinture historiée qu’il porte autour de la taille. Après des jours et des nuits d’ouvrage, Colbrune est désespérée de ne parvenir à confectionner les motifs aussi variés et enchevêtrés qui ornent la ceinture originale.

C’est alors qu’un étrange Seigneur frappe à la porte de la jeune fille au milieu de la nuit pour conclure avec elle un pacte faustien. Il lui confie l’exacte réplique de la ceinture en échange d’une promesse : que la jeune fille n’oublie pas son nom et qu’elle puisse le lui répéter le jour où il viendra lui rendre visite dans un délai d’une année sans quoi elle lui appartiendra à jamais. Retenir ce nom Heidebic de Hel ne semble pas une épreuve difficile pour la jeune brodeuse qui accepte la proposition. La jeune femme épouse donc le tailleur. Mais après neuf mois d’une heureuse union, Colbrune se rappelle la visite de ce sombre Seigneur et la promesse qu’elle lui a faite. Elle réalise alors qu’elle a oublié son nom. Qu’il affleure sur le bout de ses lèvres, qu’il flotte quelque part dans sa tête sans qu’elle ne parvienne à le prononcer. Elle sombre dans une profonde dépression qui menace l’avenir de son union et finit par avouer à son époux le marché conclu avec le visiteur.

Le jeune époux s’élance alors dans la quête de ce nom perdu. Pris lui-même d’une étrange amnésie durant sa quête, c’est au bout du troisième voyage vers l’Enfer, la terre du Seigneur, que Jeûne offre à son épouse le trente-et-unième jour du douzième mois le présent de ce nom qui la libère de sa promesse.

Dans ce conte la promesse y reçoit le rôle du motif principal. C’est l’histoire d’une double promesse que la jeune brodeuse fait d’abord à celui qui deviendra son époux et ensuite à son visiteur énigmatique. Ces deux promesses répondent successivement à deux conditions : celle de réaliser un ouvrage et celle de ne pas oublier un nom afin de pouvoir le répéter une fois le moment venu. Ces deux conditions agissent dans le récit comme des injonctions qui soumettent la jeune fille à ce que l’on pourrait appeler l’épreuve de la promesse. Qu’est-ce qu’une promesse ? Une situation de langage dans laquelle on s’engage à faire ce que l’on dit. La promesse articule le dire et le faire, c’est une causalité symbolique qui oriente le dire vers son accomplissement dans l’agir.

Mais la jeune fille se trouve livrée à une terrible contradiction. La promesse faite au visiteur annule cette parole qu’elle a donnée à celui qu’elle désire comme époux. Pouvoir répéter le nom la dispense de réaliser l’ouvrage. Dire la dispense en quelque sorte de faire. Aussi le thème du mariage sur lequel s’ouvre l’histoire ne sert qu’à mettre en évidence une intrigue plus essentielle du divorce, celle narrative du risque de désunion entre les jeunes époux et celle symbolique d’un protagoniste qui se désengage de sa parole. Colbrune cède à une injonction qui désolidarise dire et agir. En faisant la promesse de dire elle fait ipso facto la promesse de ne pas faire. Son désir prévaut sur la vérité en même temps que le dire se substitue à l’agir. Parler devient alors un faire semblant.

La défaillance du langage tient donc dans cette rupture symbolique qui déstabilise la signifiance du signifiant. Le nom sur le bout de la langue est l’histoire du mot qui se suffit à lui-même. D’ailleurs le fait phénoménologique le montre bien : c’est s’obstiner à retrouver un mot disparu, interrompre le circuit du sens et de la communication quand d’autres mots suffiraient à traduire notre pensée. Ce n’est donc pas la recherche du mot juste mais juste la recherche du mot. Le signifié ne retrouve pas son chemin vers le signifiant parce que le signifiant a renoncé à faire itinéraire vers son référent. Le langage renonce à sa vie intentionnelle pour devenir un signifiant mort et inerte. Pierre Bourdieu et Augustin Berque ont chacun thématisé ce fétichisme de la langue. Sur le versant sociologique le phénomène désigne le capital symbolique et culturel qui introduit la distinction au sein du tissu social. La langue devient un instrument de pouvoir au service de l’idéologie dominante dans l’économie des échanges linguistiques (Bourdieu, 1982). Sur le versant mésologique il signifie l’acosmicité du langage au sein du paradigme épistémologique moderne qui ne fait plus monde avec les choses. Il introduit la distinction entre le subjectif et l’objectif, entre la conscience et le monde pour fonder l’émancipation anthropologique sur la domination et l’exploitation de la nature et de ses ressources (Berque, 2010).

Deux passages du récit méritent d’être soulignés et commentés. Nous proposons d’abord de les reproduire. Le premier est un extrait significatif de la discussion entre Colbrune et le ténébreux visiteur lorsque celui-ci avertit la jeune femme des conséquences de leur pacte si celle-ci venait à oublier son nom. Le deuxième extrait survient un peu plus loin dans l’histoire lorsque Colbrune avoue à son époux le marché conclu avec le visiteur et s’étonne d’en avoir oublié le nom.

Extrait no 1 :

— Comment vous appelez-vous ? demanda Colbrune.
— Je m’appelle « Heidebic de Hel » répondit le Seigneur.
Colbrune ne put s’empêcher de rire. Elle frappa ses mains. Elle dit :
— Comment oublierais-je un nom aussi simple : Heidebic ? Je pense plutôt que vous vous moquez de moi.
Le Seigneur dit :
— Je ne moque pas de toi, Colbrune. Mais ne ris pas si fort. Car si dans un an, le même jour, à cette même heure, au milieu de la nuit, tu as oublié mon nom, alors tu seras à moi.
Colbrune rit de plus belle.
— C’est facile, dit-elle, de retenir un nom !
(Quignard, 1993, p. 28)

Extrait no 2 :

Qu’est-ce qu’un nom ? [dit Colbrune à Jeûne] Qu’y a-t-il de plus facile à retenir qu’un nom ? Le mot ceinture, comment l’oublier ? Le mot amour, comment ne pas le retenir ? Ton nom, je mourrai en l’ayant sur les lèvres. Pourtant ce nom m’a échappé.
(id., p. 37)

Le diagnostic se précise encore dans l’attention portée à ces extraits. La défaillance du langage met d’abord en évidence la faillibilité des hommes dans leur maîtrise du langage. Mais cette faillibilité du sujet parlant vient justement de ce que l’homme pense avoir la maîtrise de son langage. Il semble n’y avoir rien de plus facile que de retenir un nom. Retenir un nom, l’expression est déjà très significative : c’est tenir bien en main, avoir prise sur les mots. La mémoire devient une faculté de possession, une manière de capitaliser la langue et de faire provision et collection de mots. La facilité, elle, n’a pas d’existence objective. Elle désigne une certaine modalité de ma relation avec les événements et les choses. Elle appartient au registre de la prédicabilité, c’est un produit de ma faculté judicative et de mon jugement. Je juge qu’une tâche est facile. Nous pouvons situer la défaillance du langage dans l’erreur de ce jugement. C’est parce que je juge facile cette tâche langagière que je cesse de vivre le mot comme l’épreuve du langage. Le langage cesse d’être une tâche sérieuse.

La défaillance de notre langue contemporaine, héritage de notre épistémologie moderne et produit de notre paradigme sociétal capitaliste, tient donc dans ce renoncement à vivre l’expérience du langage. Autrement dit de ne plus vivre le langage en tant qu’expérience. Qu’est-ce qui caractérise une expérience en tant qu’expérience ? Le mot « expérience » est porteur d’une forte sédimentation de sens se trouvant donc convoqué dans de multiples jeux d’usages. C’est pourquoi nous nous emploierons à ressaisir le sens de ce terme depuis ses racines étymologiques qui demeurent le témoignage intact de la fonction que ce mot a dû assumer durant son histoire. Nous nous appuierons ici sur la très belle analyse philologique proposée par le philosophe Jean Greisch3.

L’auteur met en évidence la dégradation de sens dont l’idée d’expérience a pu faire l’objet jusqu’à l’inversion même de son sens originaire au sein de l’expérience scientifique. L’expérience prend avec la modernité la tournure d’une expérimentation comprise comme un processus expérimental dont nous pensons pouvoir contrôler le déroulement même si son dénouement demeure hypothétique. L’auteur nous invite donc à examiner le foyer originaire de sens depuis la racine indo-germanique per- présente dans le terme grec empereia. Celle-ci connote la référence à l’ennemi ou au péril – aussi la retrouve-t-on dans le terme periculum – et plus précisément encore à l’idée d’une traversée ou d’un passage qui se résorbe dans la possibilité d’une authentique percée. Toute expérience contient donc cette saillance sémantique et symbolique d’une traversée périlleuse à « hauts risques », autrement dit dangereuse. Jean Greisch propose par ailleurs un rapprochement significatif entre le terme allemand Erfahrung – équivalent germanique du mot français « expérience » désignant l’idée d’un itinéraire et d’une traversée – avec le terme Gefahr signifiant le danger et le péril. L’expérience s’articule donc au temps et à l’espace d’une épreuve qui « nous tombe dessus, qui nous prend à l’improviste, au dépourvu » (ibid., p. 598).

La guérison du langage passe donc par la reconquête de cette expérience et du sens de faire expérience. La question est donc de savoir ce que c’est que faire l’expérience de la langue.

Parler c’est mettre au monde

L’expérience de la langue : du nom perdu au nom retrouvé

Poursuivons notre lecture de ce conte très pédagogique. Ce récit n’est pas que l’histoire d’une défaillance mais aussi celle d’une action dont la défaillance est la source. La défaillance du langage déclenche le processus d’une quête à la recherche du nom perdu. Nous envisagerons cette quête comme la reconquête du langage en tant qu’expérience. Il s’agit donc de comprendre ce qui constitue le langage en tant qu’épreuve, c’est-à-dire à quel danger s’expose le sujet parlant en tant qu’il est être faisant usage de la parole.

Il faut à présent se montrer attentif à ce qui dans le récit favorise la réappropriation du nom perdu. C’est cette réappropriation du nom qu’il convient de problématiser pour savoir comment nous passons du nom perdu au nom retrouvé. La section centrale du texte est trop longue pour que nous puissions la reproduire mais nous tâcherons de restituer les articulations significatives de sa progression. Après l’aveu de son épouse, le jeune tailleur part à la recherche du Seigneur pour tenter de lui subtiliser le nom et le rapporter à sa jeune femme. Cette quête prend la forme d’un long voyage où le héros traverse de multiples milieux naturels. Depuis le village de Dives, qui campe en situation initiale le décor d’un huis clos, le récit organise le déploiement d’une géographie riche. L’intrigue se déterritorialise pour nomadiser vers un monde insoupçonné. Le jeune homme pénètre dans une forêt, nage sous un océan et gravit des montagnes.

Dans cette géographie auxiliaire qui sert d’adjuvance à la quête du protagoniste, celui-ci fait des rencontres salvatrices. Il reçoit d’abord l’aide d’un lapereau qui le conduit à l’entrée de l’Enfer par le trou de son terrier au milieu de la mousse tendre et fraîche de la forêt. Il rencontre ensuite une sole qui le raccompagne à l’entrée du sombre château dans l’eau écumeuse des vagues et sous la surface de l’océan. Une buse lui montre enfin le chemin vers la montagne minérale où l’accès aux Enfers s’ouvre dans une faille de la roche. C’est au frottement sensoriel de cette géographie diversifiée et de ses divers éléments – terrestre, aquatique et aérien – que le héros trouve sa réponse.

Le conte prend ici une dimension écouménale qui replace le signe dans une problématique d’habitation. Le héros se réapproprie le mot en même temps qu’il redécouvre une adhérence au monde. Sa présence au langage est gagnée dans sa présence au monde. Par opposition le huis clos du village symbolise ce confinement de la langue, ce mot qui prend les hommes et les femmes en otage. Le diagnostic se confirme : le fétichisme de la langue est bien l’élément perturbateur de la langue. La défaillance du langage vient de ce que le langage s’oublie d’oublier sa relation au monde et au vivant. Faire l’expérience de la langue, en d’autres termes, vivre le langage en tant qu’expérience c’est vivre la langue comme l’épreuve d’une relation. L’épreuve d’une relation avec le monde qui expose le sujet parlant à la possibilité de deux dénouements : le sens et le non-sens. Le langage est une condition de notre habitation. Comme condition il s’institue en promesse. La promesse peut être assumée comme elle peut se dédire. Le langage peut donc rendre le monde habitable comme le rendre inhabitable. Faire l’expérience du langage c’est donc avoir conscience qu’en parlant nous nous trouvons à l’intersection de cette alternative.

Augustin Berque souligne la menace qui s’exerce au sein de notre épistémologie contemporaine sur la vie concrète du langage, vie concrète que le géographe reconduit à cette étymologie éclairante concretus comme participe passé du verbe latin concrescere signifiant « grandir ensemble ».

S’agissant de fétichiser le signifiant, nous n’héritons pas ce vice que du structuralisme ; il est essentiellement moderne. Avant Saussure, nous le devons en effet au dualisme cartésien, et avant celui-ci, à la conception aristotélicienne du lieu, qui consiste à en détacher l’être de ce qu’il contient. En l’affaire, à séparer ce lieu de sens, qu’est le signe, du sens qu’il a concrètement, c’est-à-dire au sein de l’histoire et du milieu singuliers où les gens, les choses et les signes ont grandi ensemble. Cette abstraction-là, privant le signe de ce que dit le signe, c’est à peu près ce que dénonce le proverbe chinois : le sage montre la lune, et l’idiot regarde le doigt.
(Berque, 2010, p. 43-44).

Le jeune tailleur retrouve l’itinéraire qui laisse cheminer la chose vers le mot dans ces lieux où le monde, les signes et l’homme ont grandi ensemble tel ce chemin des ânes sur l’île de Sérifos dans la Mer Égée qui tire son nom des ânes transportant les hommes et accordant leurs pas aux aspérités adhérentes de sa topographie au rythme d’une chorégraphie collective (ibid., p. 23). Il est intéressant de se dire que le métier de tailleur consiste tout autant à tailler et découper que coudre et assembler les pièces de tissu. Faire l’épreuve du langage c’est donc prendre le risque de séparer là où il faut faire lien. Telle est donc l’expérience du langage : être sujet parlant comme être tailleur.

Attirons en même temps l’attention sur le personnage du Seigneur. Il s’appelle Heidebic de Hel. Heidebic de Hel incarne cette force séparatrice que son nom même laisse entrevoir – l’anglais Hell ou l’alleland Hölle désignant justement l’enfer –, il est ce versant diabolique du signifiant, c’est-à-dire ce διάβολεϊη qui fait en même temps du langage une puissance de mensonge. Mais nous proposons de voir ce protagoniste sous un autre aspect. Qui est-il sinon la figure même du langage faite chair ? Il est le produit d’une personnification et d’une prosopopée. Heidebic de Hel est une incarnation, un déploiement vers la chair. Il est ce corps qui nous rend visite, passe le seuil de la porte pour entrer comme pour sortir, celui à qui on rend visite jusque dans l’enceinte de son château. Il représente en même temps ce versant salutaire de la langue dans l’authenticité du σύμβολον. Autrement dit du langage dans sa vocation à faire lien avec le monde et à faire lien entre les hommes.

Cette nature pharmacologique de la langue, à être autant poison que remède, est soulignée par Pascal Quignard dans deux extraits significatifs. Il s’agit de ces deux moments où le jeune époux se trouve lui-même pris d’amnésie alors qu’il rentre chez lui pour révéler à son épouse le nom retrouvé. Car ce n’est qu’au bout d’un troisième voyage que l’intrigue trouve son action résolutrice. Il s’agit ici de comprendre ce qui déstabilise la mémoire du héros. Nous proposons de reproduire ces deux extraits avant de les commenter :

Extrait no 3 :

Il [Jeûne] gardait le nom bien en tête en le répétant. Il s’appliquait pour le redire.
Arrivé à la rivière, il vit le reflet de sa maison dans l’eau. Il s’arrêta. Il trouva belle cette image qui flottait sur la Dives. Il posa la main sur le parapet. Il contempla le reflet de sa maison qui brillait à la surface de l’eau. Tout à coup il eut faim.
En se redressant, il chercha à réciter le nom : il était là, tout près de lui, il était sur le bout de sa langue. Il flottait autour de sa bouche comme une brume. Tantôt il s’approchait, tantôt il s’éloignait du bord de ses lèvres. Mais quand il fallut le dire à sa femme, le nom lui fit défaut.
(Quignard, 1993, p. 40).

Extrait n° 4 :

Il le gardait bien en tête en le répétant. Il s’appliquait à le redire.
[…] Sur le pont, il vit sa femme qui courait vers lui en l’appelant. C’était une journée si douce. C’était le crépuscule. Sa femme criait son nom. Derrière sa femme le soleil se couchait. Aussi vit-il son ombre immense qui courait devant elle, que l’astre couchant projetait sur les pavés de bois du pont. Il avait faim, il était fatigué. Il s’immobilisa devant cette ombre immense qui venait vers lui.
Quand il prit sa femme entre ses bras et qu’elle lui demanda s’il avait retrouvé le nom et qu’il voulût bien le lui confier, il ne le trouva pas aussitôt : ce n’est pas que le nom fût loin, il était là, tout près de lui, il était sur le bout de la langue. Il flottait autour de sa bouche comme une ombre. Tantôt il s’approchait, tantôt il s’éloignait du bord de ses lèvres. Mais quand il fallut le dire à sa femme, le nom lui fit défaut.
(id.).

Ces extraits mettent en évidence une nouvelle problématique. Le monde fait ici diversion. L’attention du jeune homme se détourne du mot en faveur du monde. Il est doublement fasciné, à la fois par le reflet de sa maison et par l’ombre de sa femme. Reflet et ombre comme deux figures de la cécité : être aveugle de trop voir et être aveugle de ne pas voir assez. Ce sont les deux problématiques de l’éblouissement et de l’assombrissement. La problématique est proprement phénoménologique. Le mot disparaît à la fois dans un excès et dans une carence d’apparition. C’est que le langage n’est pas le monde mais que le monde n’est pas non plus le langage. Le récit nous invite donc ici à problématiser la question de l’apparaître et du faire apparaître dans la langue.

Faire l’expérience de la langue signifie donc faire l’épreuve de faire apparaître. Au sein du langage, mot et chose ne se contentent pas d’apparaître dans leur union. Cette union requiert une posture du sujet parlant.

Langage et nomination : qu’est-ce que nommer la chose ?

Quand nous parlons nous nommons des choses. Mais qu’est-ce que nommer une chose ? Les dernières méditations du philosophe Martin Heidegger ont justement anticipé ce questionnement (Heidegger, 1951, 2006). Pour comprendre cette magistrale analyse, il faut quitter le terrain d’une définition traditionnelle de la langue qui porte en elle de coûteuses présuppositions. Il y a déjà là une indication précieuse sur le langage. C’est parce que l’on croit savoir ce qu’il est que nous passons à côté de l’énigme du langage. En d’autres termes du mystère qui en fait justement toute l’expérience. Nous nous situons encore, même au sein de cette pensée tardive, dans l’héritage phénoménologique initié par Edmund Husserl. Le questionnement heideggerien est initié par le geste d’έποχή phénoménologique. Suspendre notre jugement pour être reconduit – reconduction qui est le sens originaire de la réduction phénoménologique au sens étymologique de re-ducere – vers l’essence du phénomène.

Quelle est donc cette présupposition qui anticipe et compromet notre compréhension du langage ? Celle qui consiste à penser le langage comme faculté d’expression, c’est-à-dire comme extériorisation et exhibition de nos vécus intrapsychiques que sont par exemple nos pensées ou nos émotions. C’est cette conception de la langue qui commande d’ailleurs ce trouble du langage raconté par Pascal Quignard. Le langage est déstabilisé par ce mot qui vient du dedans et qui se refuse à l’extériorité. Il ne s’agit donc pas de renoncer à cette définition – ce qui serait déjà faire thèse sur le langage, adopter une position quant à sa définition – mais de la neutraliser pour revenir à cette chose-même de la langue.

Il faut donc commencer par revenir vers ce que le langage nous dit de lui-même parce que « la parole est parlante » (id. p. 15)4. Nommer une chose, nous dit la langue, c’est appeler une chose par son nom.

Ce « nommer », quel est-il ? Ne fait-il qu’affubler de mots des objets et événements connus et représentables – neige, cloche, fenêtre ; tomber, sonner ? Non. Nommer ce n’est pas distribuer des qualificatifs, employer des mots. Nommer c’est appeler par le nom. Nommer est un appel. Nommer rend ce qu’il appelle plus proche. Sans doute, cet approchement ne fait-il pas venir ce qui est appelé pour le déposer au plus proche dans le cercle du déjà présent et l’y mettre en sécurité.
(ibid., p. 22-23).

Nous quittons ici une approche structuraliste de la langue, héritée en particulier de la linguistique saussurienne, pour cesser de penser l’en soi du langage, autrement dit comme un univers autonome arraché à ses conditions vivantes de production. Cette conception du langage comme langue – au sens précis du structuralisme et selon la distinction que celui-ci prend soin d’établir entre langue et parole – a pour effet d’introduire une objectivation du langage au sein même de la parole. L’objet de la science linguistique se prolonge dans l’usage vivant que nous en faisons. L’expérience vivante se réifie, le mot se chosifie. Par opposition, le langage est ici pensé dans la sphère de l’agir comme un geste. Nommer c’est appeler une chose à venir dans la proximité pour la mettre en sécurité. Le motif de l’approchement s’articule à celui du ménagement récurrent dans l’œuvre tardive de Martin Heidegger. Ce n’est pas un hasard si l’idée de ménager au sens d’abriter et de mettre en demeure reçoit la même attention dans la conférence de 1951 intitulée Bâtir, habiter, penser. La conception heideggerienne du langage nous reconduit vers notre problématique d’habitation.

Mais qu’est-ce que signifie mettre une chose en sécurité ? « Lors de leur nomination, les choses nommées sont appelées et convoquées dans leur être de chose » précise Martin Heidegger (ibid., p. 24). Mettre en sécurité c’est donc a-ménager un site pour permettre à la chose d’être selon son être de chose. Le langage est ce site où la chose est préservée dans sa choséité. Mais qu’est-ce alors qu’une chose ? La question posée dans ce texte par le philosophe semble nous faire prendre un détour. Cette réception du texte consisterait justement en un fâcheux contresens. Il n’y a pas de détour à ce que le langage selon sa vocation première revienne à la chose-même. Si détour il y a, c’est le détour que cette conception du langage fait prendre à la définition traditionnelle de la langue prisonnière du paradigme de la représentation. Re-présentation comme copie intrapsychique de la chose.

Ainsi venues en appel, toutes ces choses rassemblant auprès d’elles le ciel et la terre, les mortels et les dieux. Les Quatre sont, dans une originale unité, mutuellement les uns aux autres. Les choses laissent auprès d’elles séjourner le Cadre des Quatre. Laisser ainsi séjourner en rassemblant, tel est l’être-chose des choses (das Dingen der Dinge). Ce cadre uni de Ciel et Terre, Mortels et Divins, ce cadre qui est mis en demeure dans le déploiement jusqu’à elles-mêmes des choses, nous l’appelons le « monde ».
(id.).

Nous reconnaissons ici cette pensée du Quadriparti qui marque la pensée du dernier Heidegger. C’est à partir de lui que nous devons comprendre à présent la chose selon son être-de-chose et en même temps une conception unifiante du langage. Il y a en effet comme un paradoxe : l’être-de-chose de la chose ne désigne plus l’autarcie d’une essence. Nous quittons le modèle de la présence comme substance ou parousie. L’essence n’est plus pensée sur le modèle antique et traditionnel de la quiddité, c’est-à-dire de l’invariant et de l’invariabilité de l’essence mais sur le modèle du déploiement et de l’acheminement. Nous levons donc ce paradoxe dès lors que nous abordons le langage comme ce déploiement qui appelle la chose à rassembler. La chose est rassemblement. Que rassemble-t-elle, qu’est-ce qui se tient uni et à l’unisson dans ce rassemblement au creux de la chose ? Ce que nous appelons « monde ». « La parole parle […] en disant aux choses de venir au monde, et au monde de venir aux choses » précise encore Martin Heidegger (ibid., p. 27). Le geste du langage qui façonne le langage en tant qu’expérience peut s’énoncer dans la proposition suivante : parler c’est donc mettre au monde. En ce sens le langage reçoit une autre dimension. Faire l’expérience du langage c’est prendre conscience des conséquences de notre parole. Parler est toujours une question de vie ou de mort. Le langage a une responsabilité phénoménologique, il a la responsabilité de ce faire apparaître le monde au risque de le faire disparaître. Nos espoirs et nos rêves noyés dans leurs mots et leurs promesses creuses.

La mort est encore un motif significatif de l’œuvre heideggerienne qui traverse toute l’histoire du corpus depuis le texte majeur de 1927 Sein un Zeit jusqu’aux productions les plus tardives. Nous le trouvons ici sous l’expression des « mortels ». Il faut revenir ici au projet initial d’Être et Temps et à son Analytique du Dasein. Le Dasein se caractérise par sa condition d’être-jeté (Geworfenheit), c’est-à-dire qu’il fait l’épreuve de son et de sa déréliction dans le monde en tant qu’il est jeté dans le monde malgré lui et livré à une situation qui lui échoie et depuis laquelle lui est manifestée la responsabilité de se choisir selon ses possibilités propres. Le Dasein est mortel en ce sens qu’il peut la mort. Le Dasein se rapporte à sa mort entendue comme sa possibilité la plus propre et à partir de laquelle il se réconcilie avec cette temporalité ekstatique, originale et authentique (eigentlich), qui l’ouvre à toutes ses possibilités comme à celle d’une relation privilégiée à l’être de l’étant. Le motif heideggerien de la mortalité prépare donc le Dasein à son émancipation du mode inauthentique (uneigenlich) de l’existence en laquelle se déploie tout le dévalement du bavardage et du on-dit. C’est bien sa condition de mortel qui permet donc à l’homme de réinvestir cette responsabilité du langage. Celle de « mettre au monde ».

Mettre au monde, c’est-à-dire nommer la chose pour que se rassemble en elle l’unité du Ciel et de la Terre, des Divins et des Mortels. Parler c’est former la jointure, la « couture du tailleur » entre ces quatre instances. La philosophe Céline Bonicco-Donato commente de manière éclairante ces quatre instances. En substance voici ce qu’elle nous dit. La terre comprend ce qui couvre les règnes minéral, animal et végétal, autrement dit tous « les éléments solides et organiques de notre monde » (Bonicco-Donato, 2019, p. 49). Elle constitue notre milieu nourricier d’êtres terrestres. Le Ciel désigne « les phénomènes temporels, climatiques et atmosphériques, l’impermanent et l’immatériel » (id.). C’est le milieu qui nous hisse vers la spiritualité. Quant aux Divins, les messagers divins préparent cette rencontre des mortels, du ciel et de la terre sous la surveillance du sacré. L’inviolable du sacré est ce Genius loci ou ce « génie du lieu » qui invite les hommes à comprendre le lieu selon sa vocation, c’est-à-dire « ce à quoi il aspire et donc ce qu’il réclame et exige de la part de ceux qui viennent y loger » (ibid., p. 51). Nommer la chose prend donc toute la valeur d’une responsabilité. Le sujet parlant doit inviter le monde à apparaître avec la responsabilité qui lui incombe de prendre soin de sa vulnérabilité.

Nous connaissons les deux paradigmes du pont (Heidegger, 1951) et de la cruche (Heidegger, 1949) qui illustrent cette conception écouménale et écologique du langage. Nous ajoutons à ces exemples un extrait du texte de Pascal Quignard. Alors que la jeune brodeuse est désespérée de ne pas retrouver le nom perdu, qu’elle est en pleurs, son époux attentif lui adresse ces paroles :

Tu pleures trop. Je t’appellerai Dives tellement tu pleures. Je t’appellerai comme le fleuve qui traverse notre village, dont l’eau fait nos fruits, où nos chevaux s’abreuvent, où nos vaches boivent, où notre linge trempe, qui fait notre soupe, qui nettoie nos visages et nos mains et où toute l’année les poissons ouvrent la bouche sans finir comme tu fais tout le long de la journée.
(Quignard, 1993, p. 36).

Nommer la chose révèle la chose en tant que lieu d’une articulation. La chose ainsi nommée déploie l’espace et l’histoire d’un compagnonnage entre nature et culture. Le fleuve nourrit et abreuve les fruits de la terre, fournit leur subsistance aux animaux comme aux hommes. Il redistribue aux vivants les dons de la pluie, de ses affluents et des neiges qui fondent au printemps. Le fleuve reflète ce cycle naturel de générosité. Son flot rythme le geste des rituels quotidiens. Il rafraîchit les corps qui souffrent des chaleurs de l’été. En hiver, il offre aux patineurs et leurs chorégraphies sa surface gelée. Il rappelle à l’homme la richesse de son inventivité : la transformation de son débit en source d’énergie, de son lit en flux de communication et de navigation. Il offre ses berges au sédentaire qui jouit de ses eaux et la force de ses courants au nomade épris de voyage. Le mot authentique rappelle ce que la culture des hommes doit à la nature. Dans le mot s’exprime toute la vie d’un milieu. C’est toujours un signe de gratitude.

Conclusion : parler pour refaire (le) monde

Le paradoxe de la prière : entre espace d’expérience et horizon d’attente

Perdre le sens des promesses, oublier la valeur des engagements a des conséquences. Les hommes perdent du temps dans cette urgence à réparer le monde. Mais se dédire est déjà une conséquence : celle d’une promesse dédite entre le mot et la chose. Le mot a divorcé de la chose. Le récit de Pascal Quignard se clôture sur la prière de Jeûne et Colbrune. Ils prient pour ne plus oublier cette promesse du langage :

Nous vous en prions, Seigneur, faites que ce cierge, consacré au souvenir de votre Nom, brûle sans s’éteindre, pour dissiper l’obscurité de cette nuit.
(Quignard, 1993, p. 52).

Le langage en l’homme n’est pas acquis. Il doit être le fruit d’une constante vigilance. Il y a dans le dénouement de ce conte un étonnant paradoxe. La prière ouvre un horizon d’attente comme un chemin d’espérance quand la fin du conte clôture justement l’espace de notre expérience de lecture. C’est que l’enseignement du texte est appelé à se prolonger dans le monde du lecteur. Autrement dit dans un monde en extinction. Mais l’extinction du monde vient d’abord de son occultation au sein du langage. Il y a une extinction de notre vocation langagière à dire le monde. Refaire le monde c’est donc commencer par refaire monde avec la langue.

La thèse ici soutenue est que notre forme scolaire participe depuis longtemps à l’extinction de cette vocation langagière. Non seulement l’école n’apprend plus aux élèves à dire le monde mais elle leur enseigne à ne plus le dire. Elle a déployé beaucoup d’ingéniosité et de moyens pour organiser cette rupture de l’enfance et du monde. Elle crée une enfance acosmique et produit des adultes pauvres en monde. La République a inventé des écoles carcérales à vocation hygiéniste et disciplinaire5. L’architecture de nos écoles en témoigne encore. Le monde est dangereux pour la santé et la sécurité de nos élèves, il est toxique pour le savoir. Et cette architecture reste commandée, malgré quelques efforts d’innovation au service du bien-être de nos élèves, par ce culte du dedans qui doit favoriser le repli sur l’intériorité. Notre forme scolaire, comme en témoigne encore notre langue pédagogique, est une école de l’intériorisation. Nous ne nous opposons au bien-fondé de cette expression. Mais le sens qui lui est réservé à l’école est déjà le produit d’un dévoiement du langage. Ce que l’école demande à ses élèves d’intérioriser à la consistance du vide.

J’aime ces murs nus. Je n’approuve point qu’on y accroche des choses à regarder, même belles, car il faut que l’attention soit ramenée au travail.
(Alain, 1976, p. 19).

Cette pensée du philosophe Alain a au moins le mérite de nous éclairer sur l’intention qui préside à la conception architecturale de nos écoles. L’espace scolaire est au service d’une police de l’attention. Il s’agit d’exercer un contrôle sur l’attentionnalité des élèves, c’est-à-dire leur faculté à donner de l’attention et à maîtriser la variabilité de leur acte attentionnel. Mais ne craint-on pas de diviser l’attention des élèves en dissociant l’attention de son désir ? Car l’attention n’est-elle pas le désir de mieux percevoir ? Le paradoxe se révèle avec toute la force de son absurdité dans ce que nous appelons l’enseignement des sciences naturelles que nous avons récemment rebaptisées « découverte du monde ». Nous pensons pouvoir enseigner et élucider avec nos élèves les mystères de la nature en les dispensant d’une expérience réelle et concrète de la nature. Jean-Jacques Rousseau nous a pourtant légué à ce sujet une réflexion que l’on peut prendre le temps de méditer :

Votre idée d’amuser un peu la vivacité de votre fille et de l’exercer à l’attention sur des objets agréables et variés comme les plantes me paraît excellente […] J’ai toujours cru qu’on pouvait être un très grand botaniste sans connaître une seule plante par son nom, et sans vouloir faire de votre fille un très grand botaniste, je crois néanmoins qu’il lui sera toujours utile d’apprendre à bien voir ce qu’elle voit.
(Rousseau, 2018, p. 15-17)6

Il faut souligner ici un idéalisme de l’école qui n’enseigne qu’une idée de monde. En d’autres termes, sa stratégie est démondanéisante réduisant le monde à son idée. Comment travailler, par exemple, la germination sans opérer un mouvement vers le jardin et ses pratiques, sans vivre avec nos élèves les joies de la fructification. Ce sont ces joies concrètes qui offrent un espace à l’étonnement et stimulent le désir d’apprendre. Aménager des jardins dans nos écoles ne semble pourtant pas bien difficile et reste moins dispendieux que la création de nouvelles centrales nucléaires. Comment s’étonner alors – comme il est bon ton de le dire aujourd’hui – que nos enfants ne sachent pas à quoi ressemble une aubergine sans même aller jusqu’à parler d’un panais ou d’un crosne ? Ces légumes que nous avons justement oubliés. L’inférence est donc claire : l’extinction du monde par son occultation au sein de la langue résulte d’une extinction organisée de notre expérience de nature. Anne-Caroline Prévot, chercheuse au CNRS au Centre d’écologie et des sciences de la conservation (CESCO) du Muséum national d’histoire naturelle, s’est intéressée à ce phénomène :

L’idée est la suivante : de génération en génération, les jeunes vivent de moins en moins en contact avec la nature (parce qu’il y en a moins et parce que leurs modes de vie limitent ces contacts), au moment même où ils construisent leur identité. […] Les conséquences de cette diminution apparaissent à l’âge adulte : avec une identité environnementale faible, ils sont moins en demande de nature dans leur vie quotidienne, ils l’intègrent moins dans leurs actions. L’extinction de l’expérience de nature peut donc avoir des effets insidieux et profonds sur la protection de la nature et de la biodiversité […]
(Prévot, 2015, p. 18).

Nous pouvons ajouter à la construction de cette identité environnementale la construction du sujet parlant et de son identité langagière. La langue scolaire – celle que nos élèves apprennent à l’école – reflète en effet cette même volonté d’effacer le monde. La langue participe à cette stratégie carcérale. Le monde disparaît au profit du monde de la langue. La langue scolaire est scolastique. Pierre Bourdieu et plus récemment Bernard Lahire ont montré comment le structuralisme linguistique façonne la praxis langagière des étudiants.

À la différence de l’orateur, le grammairien n’a rien à faire du langage que de l’étudier pour le codifier. Par le traitement même qu’il lui fait subir, en le prenant pour objet d’analyse au lieu de s’en servir pour penser et parler, il le constitue en tant que logos opposé à la praxis (et aussi, bien sûr, en langage pratiqué) : est-il besoin de dire que cette opposition typiquement scolaire est un produit de la situation scolaire, au sens fort de la situation de skholè, d’otium, d’inaction, qui n’a que peu de chances d’apparaître dans sa vérité aux esprits façonnés par l’institution scolaire ?
(Bourdieu, 1980, p. 53 ; Lahire, 2000, p. 137).

Le logocentrisme est le paradigme linguistique de notre forme scolaire : la langue n’est étudiée que pour elle-même pour devenir le propre centre de sa préoccupation. Bien sûr il ne s’agit pas de négliger cette maîtrise de la langue et la riche histoire de ses structures – son lexique, son orthographe ou encore l’inventivité de ses syntagmes – mais de valoriser, au sein de son apprentissage, la puissance de notre langue à dire le monde. Perfectionner sa connaissance de la langue pour développer l’intelligence de notre présence au monde et adapter les besoins de notre agir aux besoins de la nature. La forme scolaire doit travailler à ce compagnonnage entre notre expérience de la langue et notre expérience du monde. Une révolution écouménale devra accomplir le geste d’une révolution copernicienne en décentrant le monde de l’école pour déplacer son autarcie actuelle vers le projet d’une école du monde.

Du monde de l’école à une école du monde

La philosophe Hannah Arendt a produit une pensée de l’éducation riche mais pleine d’ambiguïtés. Contre une vision progressiste de l’éducation elle souligne l’importance de protéger ce qui fait la nouveauté des nouvelles générations en même temps que la nécessité de protéger ce qui fait le déjà-là de nos traditions et de notre culture. Cette dialectique de l’ancien et du nouveau résume parfaitement ce qui constitue l’enjeu de tout projet d’éducation.

[…] L’enfant a besoin d’être tout particulièrement protégé et soigné pour éviter que le monde puisse le détruire. Mais ce monde aussi a besoin d’une protection qui l’empêche d’être dévasté et détruit par la vague des nouveaux venus qui déferle sur lui à chaque génération.
(Arendt, 2011, p. 238-239).

Protéger les enfants du monde et protéger le monde des enfants. Il s’agit plutôt dans la forme scolaire encore actuelle de protéger les enfants du monde pour protéger le monde des enfants. L’école passe à côté de ce qui fait l’enjeu dialectique du monde éducatif. Bien sûr le concept de monde dans l’œuvre d’Hannah Arendt appelle une réflexion approfondie. Il ne s’agit pas du monde tel que nous l’envisageons depuis le début de ce propos. C’est le monde de la permanence, celui de la culture et des institutions. Le concept de monde est fortement sédimenté et abrite des conceptions très diverses dans l’histoire de la philosophie. Mais c’est bien là ce qui fait problème : l’état actuel du monde naturel montre aujourd’hui la nécessité de les penser ensemble. De rendre au monde l’unité qui fait son sens. Nos institutions doivent être des éco-institutions. Il faut réfléchir à un devenir écologique de notre culture.

À commencer par nos institutions didactiques, celles qui nous préparent à entrer dans le monde. Depuis quelques décennies, sur l’initiative du didacticien des mathématiques Guy Brousseau, la didactique intègre à sa réflexion la référence du milieu. Nous parlons maintenant de milieux didactiques. Le milieu didactique désigne cette structure problématique de la situation d’apprentissage, proposée par le professeur à ses élèves, pour favoriser à la fois la mise en activité des élèves et la production de savoirs. L’élève apprend par la résolution du problème au sein du milieu didactique. Par cette référence au milieu, la didactique espère apporter un surcroît de sens aux apprentissages : des situations problématiques pour stimuler chez les élèves des postures questionnantes et des comportements de dévolution, c’est-à-dire d’autonomie dans le travail (Brousseau, 1998).

Pourtant nombre de ces milieux didactiques sont des milieux hors-sol7. Des apprentissages sous éprouvette. La structure problématique de ces milieux didactiques manque de cette concrétude qui fait la médiance du milieu, de ce milieu où « les gens, les choses et les signes ont grandi ensemble » (Berque, 2010, p. 44). La didactique déploie beaucoup d’ingéniosité et les jeux ne manquent pas : jeux de lecture et d’écriture, jeux mathématiques. Mais si le monde est un jeu, il ne faut pas s’étonner de nos comportements contemporains qui jouent avec le monde. Le jeu favorise l’extinction du sentiment de responsabilité. Il virtualise notre agir et laisse se développer la conception d’un agir qui n’a aucune conséquence. Sans parler de la prolifération du numérique dans les classes – encouragée depuis 2016 par une politique du Plan numérique à l’école – qui virtualise encore davantage la virtualité du jeu. Le monde des enfants devient une virtualité de virtualité. La pédagogie s’emploie, selon l’expression berquienne, à discrétiser toujours plus notre expérience du monde. Un changement de paradigme écouménal doit travailler à une réconciliation du monde et du savoir dans le paradigme d’une école ouverte sur la vie.

Le texte libre et la prose du monde

Pourquoi valoriser l’aménagement et l’organisation d’un milieu concret à l’école ? Pour rendre au corps sa vocation épistémique, c’est-à-dire sa capacité à produire des savoirs. Notre langue est pauvre en monde parce qu’elle est privée de sa vocation à faire signe. Elle a quitté le circuit du geste. L’anthropologue Marcel Jousse propose à ce sujet une réflexion d’une prodigieuse fécondité. L’homme s’inscrit dans le monde comme au sein d’un mouvement universel et perpétuel d’interactions. Le monde est donc cet immense circuit et complexe d’interactions dont le Triphasisme constitue la loi première puisque chaque action agit sur une autre action. Ce cosmos rythmique et rythmé d’événements se réverbère en même temps dans l’anthropos qui est le miroir du réel ambiant. L’homme est donc programmé pour recevoir tout ce qu’il peut de ce réel par le jeu de ce que l’auteur appelle l’intussusception et le rejouer dans le mimisme. Autrement dit l’homme est joué du réel qu’il rejoue dans une action transformatrice. L’homme est un rythmo-mimeur et se construit dans ce processus du rejeu.

C’est par le Mimème que l’homme construit sa première expression qui est donc, non pas ce qu’on a appelé le Langage, mais le Mimage. C’est grâce à ce « Mimage » que fonctionne la Pensée. La Pensée étant simplement une intellection de « Mimèmes » […] C’est à partir du moment où l’Anthropos a joué en lui le geste interactionnel qu’il a pu se dire le microcosme qui réverbère le macrocosme.
(Jousse, 1969, p. 56 ; p. 59)

Bien sûr ce rejeu est sans aucun rapport avec ce que nous appelons le ludique. Il a toute la dimension vitale du sérieux. La pensée et la sémiotisation, c’est-à-dire notre faculté à produire et faire l’usage de signes, résultent donc d’un processus d’intellection qui transforme nos gestes en gestes de pensée et de langage. Le langage fait monde quand il s’inscrit dans la continuité du geste et ne s’est pas, selon l’expression joussienne, algébrosé en une creuse abstraction.

Le philosophe Claude Tresmontant fut à la fois l’élève de Marcel Jousse et de Célestin Freinet. Il n’est donc pas étonnant de retrouver chez ces deux penseurs de l’éducation une profonde complicité.

Le monde moderne est un monde où l’homme n’ose plus jouer ses gestes. Le langage oral et écrit a remplacé le langage gestuel. Mais l’homme n’est pas l’association factice d’une « âme » et d’un « corps » : l’homme vivant est une unité psychosomatique. C’est pourquoi la pensée est geste, l’expression de la pensée est geste. Un homme qui inhibe en lui le geste, inhibe aussi sa pensée.
(Tresmontant, 1965, p. 100).

Cette complicité s’exprime en particulier dans cette pensée de l’écriture libre et du texte libre élaborée par Élise et Célestin Freinet. Le texte libre répond à de nombreux invariants pédagogiques. Il y a des exigences dont le professeur ne peut faire l’économie : liberté rendue à l’enfant d’écrire ce qu’il veut, quand il veut – ce qui ne signifie pas liberté de ne pas écrire mais liberté d’écrire dès qu’il en éprouve la nécessité. Pour autant nous n’insisterons pas sur ces invariants mais plutôt sur l’invariant qui préside à ses invariants et qui fait l’invariance de ces invariants. Il s’agit de la libération de l’attention par laquelle l’enfant reçoit l’autorisation de revenir au monde et à la vie. L’enfant éprouve le besoin d’écrire parce que son corps a des expériences à raconter.

À l’École Freinet, à Vence, le complexe pavillonnaire qui forme le bâti de l’école est cerclé d’une vaste forêt. Au centre de l’école se tient un grand chêne pubescent préservé par Freinet durant la construction de l’école (il était alors une jeune pousse). Ce chêne, les enfants aiment à l’appeler « le chêne de Papa Freinet ». Ils sont autorisés à y grimper et chaque moment vécu dans le parc de l’école est une occasion que les enfants ne manquent pas pour tâtonner leurs talents de grimpeurs. Aussi n’est-ce pas un hasard mais bien une loi pédagogique – naturelle dirait Freinet – si ce rituel d’escalade inspire de nombreux trésors d’écriture. Nous proposons de reproduire l’un d’entre eux avant de le commenter.

Un arbre sensationnel

Il est immense ! Avec sa chevelure hirsute de branches emmêlées et entrelacées, il ressemble à un ouragan ! Avec lui tous les exploits sont permis ! Dedans, on se sent comme des géants ! Tout près de notre tête se perchent des oiseaux aux multiples couleurs. De sa cime nous avons l’impression d’attraper les rayons du soleil et d’apprécier la caresse du coton des nuages… Quelles sensations magiques nous donne notre chêne !
Anaïs 8 ans 9 mois et Célia 8 ans 9 mois.

Ce texte écrit en avril 2015 dans la classe des Grands (CE2-CM2), produit d’abord à deux durant le plan de travail individualisé puis nettoyé coopérativement avant sa publication dans le Livre de vie Les Pionniers, ne décevra aucun enseignant soucieux d’une juste pratique de la langue. Il est le fruit d’un travail d’écriture surveillé, approfondi dans de multiples phases correctives et dans le circuit du tâtonnement expérimental freinetien. Bien écrire y est une affaire sérieuse à laquelle chaque enfant se consacre quotidiennement. Pourtant il est le fruit d’une conception radicalement différente de l’école. Différente des pratiques traditionnelles, différente des pratiques actuelles tournées vers les jeux d’écriture.

La langue sauvegarde en même temps une expérience riche vécue en pleine nature. Tout y fait monde. L’arbre cesse d’être cet isolat du dictionnaire pour être restitué au tissu et à la chair du monde. Son arborescence « hirsute » épouse les courants du vent dans un devenir ouragan. Ses branches accueillent le compagnonnage pacifique des hommes et des oiseaux. Même les sensations qu’il nous procure font monde dans un jeu de synesthésies où se mêlent sens propre et sens figuré. Un arbre sensationnel : un arbre qui fait sensation, un arbre qui donne sensations. Son immobilité s’ouvre sur le mouvement atmosphérique des nuages. Le chêne barométrique, le baromètre de notre croissance et du ciel au-dessus de nos têtes. Sa cime nous apporte un point de vue surplombant sur le monde et nous donne l’impression d’être des géants. Grimper dans son tronc nous permet d’accomplir des puissances. Nous grandissons avec le chêne. Mais son immensité nous rappelle aussi combien nous sommes petits. Il nous enseigne le juste équilibre, la juste mesure. Nos puissances ne sont pas dévastatrices. Nous nous sentons forts et fortifiés de bienveillance. L’enfance est l’avenir du monde et le monde est l’avenir de notre enfance.

2 L’énergie nucléaire serait propre puisqu’elle est entièrement décarbonée. Mais cette décision n’a rien de rassurant et moins rassurante encore est l

3 Greisch, J. (2003). Les multiples sens de l’expérience et l’idée de vérité. Recherches de Science Religieuse, 4, 91, 591-610.

4 Nous indiquons la page de la première occurrence. L’expression fonctionne en effet comme un leitmotiv tout au long du texte pour apparaître avec

5 Nous renvoyons le lecteur à un article que nous avons écrit pour le Congrès de didactique en Théorie de l’action conjointe didactique (TACD) qui s’

6 Il s’agit d’un extrait de la première des Lettres sur la botanique du 22 août 1771 adressée par Rousseau à Marie-Catherine Delessert qui sollicite

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Notes

2 L’énergie nucléaire serait propre puisqu’elle est entièrement décarbonée. Mais cette décision n’a rien de rassurant et moins rassurante encore est l’inexistante réaction de la communauté écologiste – partis politiques écologistes ou candidats présidentiables pourtant soucieux de la cause environnementale – au délire de cette annonce. Encore une fois certains feront et les autres laisseront faire. Les techniques chimiques dévastatrices d’extraction du minerai d’uranium et des traitements de concentration jusqu’à obtention de la « pâtée jaune » (yellowcake), intoxiquant sols, nappes phréatiques et air, seraient des pollutions bien négligeables au regard du danger carbonifère et de son impact sur le réchauffement climatique. Les catastrophes ukrainienne et japonaise de 1986 et de 2011, à Tchernobyl et Fukushima, n’auraient aucune chance de se reproduire. Pourtant l’alerte lancée par Mediapart fin novembre 2021, visant au plus près de nous le site nucléaire de Tricastin et sa mise en sûreté, fragilise quelque peu notre confiance en l’innocuité de l’atome. Quant à l’enfouissement des déchets radioactifs, il faudrait croire que ce que nous ne voyons pas n’existe pas.

3 Greisch, J. (2003). Les multiples sens de l’expérience et l’idée de vérité. Recherches de Science Religieuse, 4, 91, 591-610.

4 Nous indiquons la page de la première occurrence. L’expression fonctionne en effet comme un leitmotiv tout au long du texte pour apparaître avec récurrence et insistance.

5 Nous renvoyons le lecteur à un article que nous avons écrit pour le Congrès de didactique en Théorie de l’action conjointe didactique (TACD) qui s’est tenu à Nancy en juin 2021. Le travail, actuellement en ligne sur le site du congrès, y est intitulé : Une cabane d’amitié. Texte libre et contrat phénoménologique à l’École Freinet.

6 Il s’agit d’un extrait de la première des Lettres sur la botanique du 22 août 1771 adressée par Rousseau à Marie-Catherine Delessert qui sollicite le philosophe pour donner des leçons de botanique à sa jeune fille.

7 Nous recommandons la lecture du très bel article de Thibaut Gimenez-Bouchet intitulé Greffer une nouvelle pratique sur un milieu d’enseignement-apprentissage. Perspective mésologique et émergence de l’instance ingénieur. Il se trouve en ligne sur le site du deuxième Congrès TACD 2021.

Citer cet article

Référence papier

Nicolas Kœssler, « Refaire (le) monde », La Pensée d’Ailleurs, 3 | 2021, 101-125.

Référence électronique

Nicolas Kœssler, « Refaire (le) monde », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 3 | 2021, mis en ligne le 06 octobre 2022, consulté le 04 octobre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=171

Auteur

Nicolas Kœssler

Doctorant en philosophie, université Paul Valery Montpellier 3, Laboratoire CRISES, EA 4424.

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