« Toute action exige l’oubli »
(Nietzsche, 1994, p. 97).
Qu’en est-il aujourd’hui de l’œuvre de Daniel Hameline1 ? Pour certains chercheurs en sciences de l’éducation et pédagogues, Hameline est incontournable – c’est l’une des grandes références dans notre discipline, comme nous le verrons dans ce dossier. Pour d’autres, il est un parfait inconnu. Lors d’un discours à l’Institut Catholique de Paris le 24 mars 20222, Hameline disait lui-même à ses auditeurs – non sans une certaine malice rappelant l’Ode à Cassandre de Ronsard – : « Vous avez oublié mes ouvrages, mais on oubliera aussi les vôtres ». C’est un fait que « trop de pédagogues, et parmi les plus illustres, ont entrepris d’édifier leurs systèmes en faisant abstraction de ce qui avait existé avant eux » (Durkheim, 1922, p. 87). Pas d’innovation sans péremption, disait avec lucidité Daniel Hameline : « dans la mesure où innover ne dit pas seulement le changement mais l’intention d’en changer, pas de volonté de faire du neuf sans intention de “faire du vieux” dans le même mouvement » (Hameline, 2017, p. 55).
Nous nous réjouissons de proposer ce petit retour vers les travaux de Daniel Hameline afin de le rendre à nouveau présent. Il ne s’agit aucunement – comme il le disait lui-même en 2009 dans sa préface à l’ouvrage D’ardoise et de plume sur un siècle d’histoire jurassienne de l’enseignement – de « faire mémoire », ce qui est une démarche cultuelle : « la commémoration est un regard cérémoniel sur le passé, convoqué à jouer un rôle de dévotion » (Hameline, 2017, p. 205). Nous ne commémorons pas Daniel Hameline, nous souhaitons donner à voir sa nécessaire présence dans les enjeux majeurs de l’éducation scolaire aujourd’hui.
Cette présentation fait certes un bond dans le passé des sciences de l’éducation. Il faut relire pour cela le fameux ouvrage de Daniel Hameline publié en 1971 chez Gauthier-Villars : Du savoir et des hommes. Qui se souvient de cet ouvrage aujourd’hui ? Beaucoup de revues scientifiques considèrent que les seules recensions autorisées sont celles qui présentent des ouvrages récents, sortis de l’œuf comme aurait dit Brassens. Nous avons la chance de pouvoir lire encore des textes somme toute récents, mais frappés, dans la plupart des revues, par l’obsolescence programmée des textes de sciences de l’éducation. Un bref compte-rendu de cet ouvrage avait été publié en 1972 sous la plume de Gilles Ferry dans la Revue Française de Pédagogie (p. 84-86). Du savoir et des hommes, ainsi que l’œuvre en général de Daniel Hameline, n’ont pas été inscrits dans une histoire monumentale des sciences de l’éducation. Histoire à laquelle, selon la formule nietzschéenne (1994, p.105), on peut d’ailleurs opposer un rire olympien et une sublime dérision – ce que fait pour l’élégance Daniel Hameline. Mais, ajouterons-nous avec Nietzsche (id.), à condition de croire en « la solidarité et la continuité de toute grandeur, [le non oubli] est une protestation contre la fuite des générations et contre la précarité de toute chose ». Protestation dont il s’agit cependant de « tirer un enseignement orienté vers la vie » (ibid., p. 107), et c’est en cela qu’il y a dans l’œuvre d’Hameline quelque chose d’inoubliable.
Nous espérons que ce dossier de La Pensée d’Ailleurs, par l’hommage qu’il rend à l’un des brillants penseurs de la pédagogie, incitera ses lecteurs à ne pas perdre de vue la leçon hamelinienne : s’efforcer d’offrir à l’intention d’instruire un champ modeste mais effectif.