Louis Marmoz a signé en 2020, chez L’Harmattan, l’ouvrage : Éducation et conscience politique. Gelpi, Roorda, Postic, Loureiro, Mialaret, Ardoino et Freire.
Dans cet ouvrage de 238 pages, Louis Marmoz pose une question fondamentale : l’école peut-elle aider à forger une « conscience politique » nécessaire à la vie en société, à la démocratie et qui permettrait d’éviter une autodestruction de l’homme ? Pour ce faire, il recourt à l’œuvre de sept grands penseurs de l’éducation. Il extrait de leurs écrits sept conditions qui balisent la construction de cette conscience politique : la prise de conscience de la situation économique et sociale, le courage d’en dénoncer les défauts, le sens de la responsabilité, la nécessité de l’intégration, le souci d’une connaissance vérifiée, la capacité de maîtriser un projet et celle de s’engager et d’intervenir.
Avec Ettore Gelpi (1933-2002), qui fut longtemps responsable de la formation d’adultes à l’UNESCO, l’auteur recommande une prise de conscience de la situation économique nationale et internationale. Gelpi porte un regard critique sur la nature du travail qui s’est répandu dans les sociétés capitalistes, accroissant son emprise sur une grande partie de la population mondiale, pour finir par l’aliéner. Le pouvoir quant à lui échappe désormais aux États. Il est passé entre les mains des structures sécuritaires (armée, police…), des multinationales, des réseaux de communication et d’information et des plus puissants centres de recherche. Ce pouvoir doit revenir aux travailleurs. Il convient de retrouver les cultures locales et professionnelles qui ont été évacuées des nouvelles formes de travail et des systèmes de formation. L’éducation et la formation doivent permettre aux travailleurs de se réapproprier leur vie. Aussi les conditions doivent-elles être créées pour parvenir à cette fin. Il convient de : « permettre une utilisation plus collective des structures culturelles et éducatives ; favoriser les activités éducatives et culturelles qui dépassent le simple fonctionnement de la vie et sa relation avec les institutions ; mettre l’accès à la formation permanente à la disposition de tous, atteindre de nouvelles formes d’identité culturelles par la conscientisation des réalités culturelles ». Il devient urgent dans le même temps d’éduquer à la paix et de développer des luttes non violentes, notamment celles conduites dans le cadre de la recherche scientifique qui doit se dégager de la tutelle des groupes et des pays dominants. Ainsi pour construire des lendemains ambitieux, il est nécessaire de développer le travail interculturel et interdisciplinaire que les hommes et les femmes ont jusque-là entrepris. Il en va de leur survie.
L’auteur fait appel à Henri Roorda (1870-1925), professeur de mathématiques qui s’est exprimé par ailleurs dans divers genres littéraires, pour mettre en évidence la nécessité de développer une pensée dénonçant les absurdités de la société dans laquelle nous vivons. L’école est au cœur des critiques de Roorda. Il dénonce son impérialisme, son fonctionnement totalitaire, interdisant tout enrichissement venu d’ailleurs. L’institution apprend à l’enfant à devenir docile, et même à se sentir coupable de ne pas toujours savoir ce qu’elle exige de lui. Elle le juge en le soumettant à des classements au lieu de lui apprendre à étudier les choses et les êtres avec soin. Elle lui fait perdre son temps. La spécialisation des éducateurs, le découpage des enseignements en disciplines, le traitement relativement uniforme des élèves sont autant d’obstacles à une école qui formerait des esprits libres. Aussi Roorda propose-t-il quelques possibilités d’évolution pour l’école : valorisation de la collaboration entre élèves ; prise en compte des capacités des élèves par l’éducateur qui devra éviter d’inculquer brutalement les principes moraux. L’école doit proposer des activités qui se distinguent du travail salarié, elle doit être généreuse. C’est par l’humour qu’Henri Roorda a sans aucun doute pu surmonter le fait de ne pas voir advenir rapidement ces changements qu’il espérait. Jusqu’à ce qu’il n’accepte plus de jouer le jeu de sa propre vie et y mette alors lui-même un terme.
Marcel Postic (1930-2015), pédagogue et chercheur soucieux de l’enfant et de ses formateurs, est convoqué par l’auteur pour évoquer le sens de la responsabilité. Une des fins de l’école est de rendre l’élève, futur adulte, autonome, c’est-à-dire lui donner la possibilité d’être responsable. Pour ce faire, il convient de lui donner des balises. L’enseignant peut être de ces balises. Il a la responsabilité de savoir être présent et ensuite s’effacer pour que l’élève fasse ses choix. Pour être pertinent dans sa fonction, l’enseignant doit pouvoir se situer dans la société, dans son institution et dans la relation pédagogique. Car l’enseignant doit être lucide quant aux fondements et aux limites de son autorité. Notamment parce que tout acte éducatif impose une loi et que l’enseignant doit contraindre l’élève. Mais il doit le contraindre à chercher sa voie et non pas lui imposer une voie. D’une certaine manière, nous pourrions dire que l’enseignant porte la responsabilité de permettre à l’élève d’être responsable.
L’auteur convoque les travaux de João Evangelista Loureiro (1926-1986), professeur d’université soucieux de diffuser ses travaux, pour rappeler la vocation sociale et politique de la pédagogie. Pour Loureiro, l’élève doit d’abord apprendre à se connaître, à s’assumer comme personne pour ensuite assumer les autres. Résolument optimiste, Loureiro postule que chacun peut apprendre. Mais les enseignants doivent être à la hauteur de leur mission d’enseignement. Il est plus important pour un enseignant d’être un spécialiste du développement que d’un savoir. Loureiro a en ce sens largement milité pour une formation universitaire des enseignants, fondée sur les sciences à enseigner, les sciences de l’éducation et la formation pratique selon un modèle intégré et non plus successif. Pour transformer l’école, afin de développer l’humain, Loureiro a appelé à conjuguer moyens pédagogiques et moyens politiques. Ceci en développant une recherche ancrée articulée à la réalité du contexte dans lequel l’éducation se déroulait.
L’auteur prend appui sur les travaux de Gaston Mialaret (1918-2016), considéré comme un des fondateurs universitaires des sciences de l’éducation, pour mettre en évidence la nécessité de produire des connaissances scientifiques – en d’autres termes vérifiées – afin que l’école, et par conséquent la société, se démocratise. Un système de valeurs, un ensemble de méthodes et de techniques et une recherche scientifique doivent être tenus ensemble, s’enrichir mutuellement, pour que l’égalité démocratique voie le jour. À côté des savoirs réflexifs qui portent sur les faits éducatifs, à côté des savoirs documentaires qui constituent un ensemble de ressources pour l’éducateur, à côté des savoirs praxéologiques fondés sur l’expérience, ceux de la recherche doivent permettre de trouver des explications aux faits éducatifs. Mais une certaine prudence s’impose dans l’usage des recherches dans les pratiques tant pédagogiques que politiques. Mialaret s’est aussi employé à diffuser à un public large les connaissances produites en sciences de l’éducation. Il a œuvré à l’organisation des disciplines constitutives de ce domaine pour conférer à ce dernier une cohérence plus grande. Il n’a pas été seulement un fondateur, il a ouvert la voie à de nouvelles recherches qui devraient contribuer à la construction d’un avenir plus juste.
L’auteur retient de Jacques Ardoino (1927-2015), professeur dont l’œuvre est multiforme, la notion de projet, plus exactement de projets. Ardoino distingue deux types de projets : l’un est programmatique, technique en ce qu’il rationnalise un ensemble d’actions qui doivent conduire à un résultat, l’autre renvoie davantage à une visée, à une quête de valeurs, source de sens dont le programme n’est que la traduction stratégique. Quand le premier peut être contrôlé et évalué au regard de normes et de modèles, le second ne peut être qu’évalué au regard de finalités. Or quand la confusion règne entre ces deux types de projets, notamment en politique, c’est le contrôle qui domine, aboutissant au renforcement des règles de conformité, en même temps que l’évaluation perd son sens profond. C’est une des raisons pour lesquelles les réformes peuvent n’être que des illusions, qu’elles ne transforment par vraiment les réalités. Pourtant le projet politique ne peut être continuité de l’existant, il doit être création, révolution. Mais les révolutions, ainsi qu’en témoigne l’histoire, ne conduisent pas toujours à des évolutions souhaitables. La révolution est impossible dit Ardoino. Sauf si elle est éducation ou développement de l’esprit critique. En somme, un projet éducatif doit répondre à un projet politique. Encore faut-il que le projet « visée » soit explicité avant le projet programmatique.
Paulo Freire (1921-1997) est convoqué par l’auteur pour traiter de la question de l’engagement et de l’intervention. La pédagogie et la politique sont liées. L’éducation permet de connaître le monde pour le transformer. L’activité politique éduque. Freire propose ainsi dans sa méthode pédagogique quatre étapes : « lire le monde ; partager la lecture du monde ainsi lue, pratiquer l’éducation comme un acte de reconstruction du savoir et comme pratique de liberté ». Mais l’important se trouve dans le dialogue, plus exactement l’échange et l’écoute qui sont établis dans la relation éducative. Ce dialogue est nécessaire pour conduire à une prise de conscience critique indispensable à tout engagement. Car le formateur est bien engagé, mais il ne saurait agir dans une position de surplomb sur ceux qu’il est censé libérer, avec la prétention d’être un sauveur. Dans ces conditions, l’éducation devient libération des spontanéités et doit laisser la place aux utopies.
L’ouvrage que propose Louis Marmoz rappelle que ces penseurs de l’éducation ont conduit des travaux et mené des réflexions sur l’éducation, qui conservent toute leur actualité. Ces penseurs permettent sans aucun doute une prise de distance avec les récentes orientations des politiques d’éducation, mais également avec des recherches en éducation qui versent dans une expertise animée par un souci d’efficacité et d’utilité immédiate. Car la domination de ces deux valeurs, efficacité et utilité immédiate, n’est pas toujours propice au développement d’une « conscience politique » éclairée et lucide. Bien au contraire, cette domination contribue à passer sous silence des questions fondamentales telles celles qui sont relatives aux finalités de l’éducation, aux pédagogies à développer, aux liens entre éducation et société. En quelques mots, la domination de ces valeurs nous a éloigné des questions politiques, des choix que nous pouvons faire en matière d’éducation pour qu’une société plus juste et plus démocratique advienne. Louis Marmoz, en rassemblant judicieusement ces sept auteurs, nous a rappelé que leurs pensées pouvaient contribuer à revivifier une « conscience politique » qui semble s’être étiolée lors de ces dernières décennies. Il remet au goût du jour une question qui semble avoir été oubliée dans bien des travaux contemporains sur l’éducation. L’ouvrage est de ce point de vue rafraîchissant et bienvenu.