Si cette recension qui est en lien avec une recherche doctorale en cours d’élaboration ne constitue pas une analyse exhaustive de la thèse de Guy Vincent, elle plaide néanmoins en faveur d’une relecture de ce travail extrêmement stimulant. Je tiens à remercier Xavier Riondet pour ses encouragements et ses conseils de lecture.
Origine d’un concept à succès
La notion de « forme scolaire » est aujourd’hui très largement employée dans le domaine des sciences humaines et sociales, parfois en lui attribuant des significations multiples, confuses voire contradictoires. D’autres termes sont utilisés au niveau international, comme « schooling » ou « grammar of schooling » (Hofstetter & Schneuwly, 2018), permettant parfois d’apporter des éléments complémentaires dans cette réflexion sur la scolarisation, son histoire et son actualité. En France, et plus largement dans l’espace francophone, on ne compte plus le nombre de journées d’études, colloques, dossiers de revue, articles et ouvrages collectifs consacrés à cette notion définie aujourd’hui de manières assez diverses dans les recherches portant sur l’éducation1.
Le problème le plus fréquent dans la conceptualisation de la « forme scolaire » et ses usages contemporains repose dans le fait de considérer la formulation « forme scolaire » comme une autre manière de parler de l’« école ». Il faut admettre que la confusion (ou l’amalgame) est compréhensible. Le terme « école » entretient une certaine proximité avec le terme de « forme scolaire » mais on ne peut en déduire pour autant une parfaite synonymie entre les deux termes. En tant que la forme scolaire désigne « le mode de socialisation caractérisé par une relation inédite – pédagogique – entre un maître, ses élèves et des savoirs au sein d’un espace et un temps spécifiques, codifiés par un système de règles impersonnelles » (Vincent, Lahire & Thin, 1994)2, cette notion sert à saisir ce que fait une école. Cependant, la notion de « forme scolaire » ne se restreint pas nécessairement à l’enfance et à l’école. Comme le rappelle Maulini et Montandon, celle-ci peut être utilisée pour montrer, comme dans le cas de « business schools » ou d’« école de parachutisme », que des configurations peuvent relever d’un même mode de transmission « qui distingue le moment de l’action “authentique” et celui de la formation, qui anticipe, codifie et planifie les apprentissages visés, qui impose des contraintes et des règles de fonctionnement basées sur l’asymétrie de l’instructeur (supposé savant et compétent) et de l’instruit (supposé ignorant) » (2005, p. 147).
L’élaboration de cette notion puis la diffusion de ce concept est à mettre au crédit de Guy Vincent3. Il faut reconnaître que ce concept a connu en quelques décennies une migration absolument remarquable. Depuis près d’un demi-siècle, de nombreux chercheurs se sont appropriés cette notion, parfois en l’adaptant à leur propre champ de recherche. Certains d’entre eux ont construit leurs enquêtes et leurs problématisations au plus près des définitions de Vincent, qu’il s’agisse de ses anciens collaborateurs (Lahire, 2008 ; Millet & Thin, 2012), ou d’autres souhaitant s’inscrire dans la même lignée mais en l’utilisant dans des champs très différents (Houssaye, 1998 ; Thévenaz-Christen, 20084 ; Larochelle, 2016). La « forme scolaire » a ainsi été largement utilisée en sociologie, donnant lieu à plusieurs types de définitions, comme en témoigne le Lexique de sociologie (6e éd.)5 ou ce qu’on peut lire sous la plume de Najate Zouggari6. On peut aussi retrouver d’autres usages de la « forme scolaire » au sein de collectifs de didactique, générant de multiples apports définitoires complémentaires. Gérard Sensevy et Henri Louis Go ont par exemple puisé dans les travaux de Guy Vincent dans le cadre du déploiement de la théorie de l’action conjointe en didactique (TACD), permettant d’élargir un peu plus les réflexions en lien avec le projet de reconstruction de la forme scolaire (Go, 2007 ; Sensevy, 2011). À partir de ces travaux utilisant de manière spécifique les réflexions de Vincent7, certains collègues ont pu proposer à leur tour d’autres approfondissements, à l’instar de ce qu’écrit par exemple Pierre Gégout pour compléter la définition de la forme scolaire :
La forme scolaire d’éducation, lorsqu’elle s’exprime à l’école, c’est la même action, effectuée par l’ensemble des élèves d’une même classe et souvent d’un même âge, au même moment et au même endroit en vue d’étudier un même savoir
(Gégout, 2017, p. 23).
Il nous semble donc légitime et pertinent de s’interroger, dans le cadre de cette recension, sur la définition originelle de cette notion afin d’observer comment les usages en lien avec la « forme scolaire » ont pu évoluer. Relisons ce qu’ont noté Daniel Thin et Mathias Millet qui furent proches de Guy Vincent : « Réservé et discret, Guy Vincent ne se mettait jamais en avant et nous l’avons vu parfois surpris d’apprendre le « succès » et la diffusion (parfois jusqu’à la déformation) du concept de « forme scolaire » pour lequel il est connu » (Thin & Millet, 2018, p. 187).
Avant d’aborder la notion en elle-même, revenons tout d’abord sur l’itinéraire biographique du chercheur : formé à la philosophie, réalisant un travail de thèse sur l’histoire de la forme scolaire puis œuvrant au sein de la sociologie, Guy Vincent (1933-2017), philosophe et sociologue, a passé la majorité de sa carrière à l’université Lumière-Lyon 2 où il a exercé de 1961 à 20008. Après des études de philosophie, il obtient l’agrégation et commence sa carrière en 1959 en tant que professeur de philosophie et de pédagogie en école normale d’instituteurs et d’institutrices dans la ville de Moulins dans l’Allier en région Auvergne-Rhône-Alpes. En 1961, il devient assistant à la faculté de Lyon 2, où il y enseigne la philosophie. C’est le début d’une longue carrière dans le monde universitaire. Il est nommé professeur de sociologie à l’université Lumière Lyon 2 en 1981 puis professeur émérite en 2000. Au cours de sa carrière, Guy Vincent s’est associé à d’autres chercheurs et a gardé des liens avec plusieurs de ses anciens doctorants, comme Bernard Courtebras, Yves Reuter, Bernard Lahire, Mathias Millet ou encore Daniel Thin. Ces diverses associations ont permis à la notion de « forme scolaire » de s’étoffer et de gagner en visibilité9. Il laisse ainsi derrière lui une génération de chercheurs qui continuent de s’inscrire dans le sillage de ses travaux et une notion, celle de « forme scolaire », devenue incontournable dans les recherches s’intéressant aux questions éducatives.
Relire sa thèse aujourd’hui, plus de quarante années après sa publication, permet certainement de revenir aux fondamentaux de cette notion. Celle-ci, dont l’énoncé rappelle la Gestalt theorie, autorise une analyse exhaustive et approfondie de ce qui se donne à voir comme une « école » à un moment donné de nos sociétés, sans pour autant confondre l’un dans l’autre. C’est ce travail qu’a réalisé Vincent dans sa thèse L’École primaire française, étude sociologique soutenue en 1978 sous la direction de Raymond Aron10 à l’université Paris V-Sorbonne, un travail publié en 1982. Vincent a poursuivi son travail par la suite tout au long de sa vie universitaire, affinant davantage ses réflexions et analyses. L’ouvrage collectif L’éducation prisonnière de la forme scolaire ? publié en 1994 est d’ailleurs l’un des plus cités du fait de la définition très explicite qui y est faite de la forme scolaire11. Il a ainsi pu démontrer que la forme scolaire est un mode de socialisation particulier, en corrélation avec d’autres formes sociales. L’ouvrage de 1994 démontre également que la forme scolaire s’est étendue dans d’autres domaines de la société, en tant que mode de socialisation dominant. Pour autant, Vincent ne se considérait pas comme le père fondateur de cette notion sans pour autant parvenir à retracer précisément les premiers usages de celle-ci (Vincent et al., 2012). Dans une lecture critique du concept de forme scolaire, Hofstetter et Schneuwly (2017) ainsi que Riondet (2021) attestent effectivement de l’apparition de cette notion dans plusieurs productions d’Étienne Balibar et Pierre Macherey au début des années 1970. Il n’en demeure pas moins que c’est bien le nom de Guy Vincent qui est associé depuis de nombreuses années à la « forme scolaire ». Une question fort stimulante peut être ici formulée : comment et pourquoi a-t-il travaillé sur cette notion ?
Quelques éléments contextuels autour de la thèse
Avant de décrire le contexte dans lequel la thèse circule, revenons sur ce « cube »12 particulier qu’est la situation de soutenance de thèse : un moment d’échange entre plusieurs personnes, dont la présence n’a rien d’anodin, dans un espace-temps très circonscrit précédant une intronisation symbolique dans le monde académique. Nous nous devons de souligner ici en premier lieu la qualité et la spécificité du jury de thèse de Guy Vincent. Ce jury se constitue de plusieurs grands noms des sciences humaines et sociales et de la recherche en éducation des années 1970. On y trouve tout d’abord en président du jury le sociologue et démographe Alain Girard, pionnier dans les travaux autour de l’influence de l’héritage socioculturel sur la réussite scolaire13 ainsi que l’historien Antoine Prost connu pour son engagement syndicaliste, ses travaux en faveur d’une nouvelle historiographie de l’éducation14 et aussi sa critique de la sociologie de la reproduction15 ; viennent ensuite le sociologue et philosophe Raymond Boudon, dont les travaux sur les inégalités sociales16 ont généré des débats dans le champ de la sociologie, notamment du fait de lectures déconstruisant les analyses marxistes et bourdieusiennes ; la sociologue Viviane Isambert-Jamati qui a participé à l’émergence de la sociologie de l’éducation en France17 ; et enfin le philosophe, sociologue et journaliste Raymond Aron, comme directeur de thèse, qui est alors professeur au Collège de France et occupe la chaire de « Sociologie de la civilisation moderne ». L’analyse de la composition d’un jury de thèse permet de mieux comprendre d’où « parle » et « pense » l’impétrant, mais également sur quoi et avec qui se fonde sa légitimité. Deux remarques peuvent être formulées. Tout d’abord, il faut reconnaître qu’il s’agit d’un jury prestigieux, pluridisciplinaire et sans doute emblématique du développement des recherches portant sur les questions éducatives. Ensuite, et nous y reviendrons ci-dessous, la composition de ce jury n’est pas anodine dans une conjoncture intellectuelle qui a vu se développer ce qu’on a appelé rapidement la sociologie de la reproduction (Riondet, 2021) puisque plusieurs membres de ce jury ont en commun d’avoir remis en question ce courant, ces productions et leurs références marxistes.
Au-delà des champs scientifiques, qu’en est-il du contexte social et scolaire ? À l’époque du travail doctoral de Vincent, la France est engagée dans un double processus de massification scolaire et de démocratisation de l’enseignement (Lapostolle, 2005). En effet, la réforme Berthoin de 1959 a prolongé l’obligation scolaire jusqu’à 16 ans et la loi Haby adoptée en 1975 a instauré le collège unique. Double processus dont on sait rétrospectivement les limites et qui sont, par la suite, l’objet de différentes politiques scolaires, dont l’éducation prioritaire à partir de 1982 sous le ministère Savary. Le travail de Vincent se situe dans cet entre-deux politique et s’inscrit dans une conjoncture intellectuelle critique marquée par une volonté de transformer l’école. Cette dynamique s’est notamment déployée dans le contexte contestataire des années 1960 (Schaepelynck, 2013) et a généré diverses réflexions et critiques nouvelles que Vincent rappelle lui-même dans son travail18. Ces réflexions et problématisations ne se restreignent pas au monde de l’édition scientifique puisque des publications très diverses circulent alors dans la société française en diffusant ces critiques de l’école et en rendant parfois compte d’expériences éducatives alternatives. Les éditions Maspéro constituent à ce titre un exemple intéressant. Parmi les titres diffusés, on trouve notamment Pour l’école du peuple (Célestin Freinet, 1969), et les travaux de sociologie d’influence althussérienne ou bourdieusienne, comme L’école capitaliste en France (Baudelot et Establet, 1971), Les déshérités de l’école (Wagner et Wark, 1974) ou Le capital, les travailleurs et l’école (Tanguy, 1976), ainsi que des ouvrages relatifs à la mobilisation et aux actions en lien avec la pédagogie institutionnelle, comme De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle (Oury et Vasquez, 1971) et Chroniques de l’école Caserne (Pain et Oury, 1972). En parallèle à ces productions, on peut également faire référence à tout un courant de pensée autour de la déscolarisation de la société, prolongeant les réflexions d’Ivan Illich et de l’ouvrage Une société sans école (1971) (Riondet, 2022).
Par conséquent, les sciences de l’éducation (créées en France en 1967 dans l’optique de contribuer au développement de la recherche en éducation) et plus globalement les sciences s’intéressant aux questions éducatives s’inscrivent et se développent dans ce contexte (Riondet, 2022) où, d’une certaine manière, il s’agit de penser avec et contre certains éléments évoqués ci-dessus. En France, deux des grandes références critiques pour penser l’École dans les années 1970 sont Althusser et Foucault et c’est avec « eux » que Vincent entend s’expliquer, indirectement, dans son travail. On doit au premier le concept d’Appareil Idéologie d’État qui est au cœur des travaux de Baudelot et Establet, et au second la notion d’institution disciplinaire qui caractérise le célèbre ouvrage Surveiller et punir (1975). Dans le cadre de sa thèse, Guy Vincent explicite donc à plusieurs reprises les différences d’analyse de l’école entre ces auteurs et lui. Il s’appuie également beaucoup sur les travaux de Durkheim, ses analyses de l’école et sa conception du social comme contrainte. Vincent convoque également d’autres références, comme celle de Maurice Merleau-Ponty19, un philosophe par lequel il a été marqué au cours de sa formation initiale.
Après ce tour d’horizon, on peut faire un premier constat : derrière un titre faisant explicitement référence à l’école primaire et son histoire, le travail de Vincent s’invite dans un espace symbolique de dialogue entre histoire et sociologie et dans lequel l’usage de références philosophiques est un aspect déterminant. Cette première remarque permet d’être plus attentif aux autres spécificités qui caractérisent ce travail de thèse.
Spécificités
Concrètement, la thèse se compose d’une introduction, de dix chapitres (« L’éducation et l’école » ; « La forme scolaire » : « Pédagogie et politique » ; « École et industrialisation » : « La révolution pédagogique » ; « Langue et discipline » ; « Calcul et idéologie » ; « L’école et la nation » ; « L’école éclatée » et « Leçons et devoirs »), d’une conclusion et de trois annexes (« L’analyse du contenu des manuels d’arithmétique » ; « Lire et écrire de F. Furet et J. Ozouf » et « Les écoles du département du Rhône et la fréquentation du théâtre pour enfants »). Nous proposons de revenir sur quelques éléments significatifs de cette thèse conséquente qui mériterait par ailleurs de nombreux commentaires supplémentaires.
Dans le cadre de ce travail que nous venons de contextualiser, l’auteur s’intéresse à la « boîte noire »20 qu’est l’école, pour en comprendre son fonctionnement intrinsèque et organique. Il explique son projet dans les premières pages du chapitre I :
Sans prétendre posséder à la fois le métier d’historien et le métier de sociologue, on voudrait donc ici décrire de façon précise la forme scolaire – c’est-à-dire l’ensemble et la configuration des éléments constitutifs de ce que nous appelons l’école – et, partant du principe que celle-ci n’est ni éternelle ni universelle, rechercher quand et comment cette forme s’est constituée
(Vincent, 1982, p. 821).
Puis il précise plus loin : « rechercher comment est apparue, dans nos sociétés, la forme scolaire, c’est rechercher à quelles autres transformations sa constitution est liée » (Vincent, 1982, p. 10). Pour cela, l’auteur nous livre un travail que l’on aurait du mal à classer aujourd’hui d’un point de vue disciplinaire puisque la thèse mêle différentes approches : historique, sociologique, philosophique22 et également, d’une certaine manière, didactique, en se concentrant sur l’école primaire, ou plus globalement l’école cherchant à s’adresser au peuple et au plus grand nombre.
L’originalité de son travail consiste à mieux comprendre les spécificités de l’école et les surdéterminations au sujet de l’école. Dans les premières pages, Vincent cherche à distinguer son projet des travaux portant sur « l’école capitaliste » reproductrice des inégalités sociales. Vincent cherche à ne pas circonscrire ses analyses à ces constats. Derrière la fondation de l’école républicaine à la fin du xixe siècle, n’y a-t-il pas des « écoles antérieures » à cet événement ? Si une généalogie des formes scolaires peut être identifiée par-delà l’émergence du capitalisme23, pourquoi associer strictement école et capitalisme ? En d’autres termes ; dès les premières pages, Vincent cherche à opérer un pas de côté par rapport à la vision supposée fonctionnaliste des travaux des althussériens qui serait à l’œuvre dans la formulation « école capitaliste » qui sous-entend un lien de fonctionnalité entre les deux et une nécessité réciproque24.
Aussi les premiers chapitres aspirent à rendre compte du contexte dans lequel des formes scolaires sont apparues et développées. Si les révolutions industrielles successives ont contribué à faire évoluer nos sociétés, elles amènent également des changements paradigmatiques. De nouveaux moyens apparaissent conjointement à de nouveaux besoins, de nouvelles catégories sociales émergent et d’autres s’amenuisent, les mœurs évoluent et les paysages se transforment. Dans de pareils contextes sociaux, politiques et économiques, les formes scolaires se multiplient afin de toujours mieux répondre aux injonctions et enjeux de chaque époque. Guy Vincent montre avec clarté les évolutions (ou tentatives) de formes scolaires qui se sont succédées. Pour le montrer, il s’appuie sur différentes références comme les textes de pédagogues praticiens dont la notoriété et l’héritage sont toujours d’actualité (Jean-Baptiste de La Salle, Charles Démia, Célestin Freinet) ou de politiciens décisionnaires qui étaient alors au pouvoir et en responsabilité (François Guizot, Jules Ferry) pour illustrer des tendances plus profondes. Par le recours à ces références25, Vincent tente une immersion au cœur des considérations didactiques-pédagogiques de leurs époques permettant ainsi de mieux comprendre la multiplicité de « moyens » employés pour parvenir à des fins plus ou moins similaires. Dans le chapitre II intitulé « forme scolaire », Vincent évoque explicitement Le Règlement pour les écoles primaires de l’Arrondissement de Lyon et la Conduite des écoles chrétiennes, et il insiste sur l’esprit de continuité qui semble perdurer au xixe siècle, et en particulier la loi Guizot de 1833 alors que l’État enseignant commence à structurer. Au sujet de cette relative continuité entre l’école des frères et ce qui devient plus tard l’école laïque, plusieurs éléments sont mentionnés : la surveillance, la place du maître (mobilisant silence et distance), la répartition en classes ou encore la « répétition » comme méthode d’apprentissage. Par-delà la continuité, il pointe également de nombreuses ruptures concernant la salubrité de l’espace scolaire, la propédeutique du mobilier et de l’agencement spatial26 de la classe, l’ajout de la « cour »27, la compétition entre élèves et l’attribution de rangs, la « prééminence de l’instruction morale sur l’instruction religieuse » (Vincent, 1982, p. 62) ainsi qu’une révision des contenus d’enseignement avec l’ajout de la grammaire et de l’orthographe et un changement de méthode d’apprentissage de la lecture. Vincent note également que de nombreuses prescriptions furent édictées concernant la position géographique, la spatialité et l’architecture des écoles dont les fonctions moralisatrices étaient déjà reconnues à l’époque28. C’est bien une forme spécifique qui se met progressivement en place au fur et à mesure d’un processus de scolarisation qui se développe.
Selon Vincent, on pourra difficilement réduire ce processus à une entreprise de moralisation des classes populaires ou à une mise en quarantaine des jeunes déshérités. Ce qui s’y joue, c’est également un rapport à l’enfance spécifique comme le rappelle l’auteur dans le chapitre III. La finalité recherchée, selon lui, toutes formes scolaires confondues, est d’instruire, d’éduquer mais surtout de façonner axiologiquement les individus29. Une coercition volontaire s’installe alors aussi bien par le catéchisme que par le règlement30. De plus, cette scolarisation n’est pas mixte, filles et garçons, pauvres et riches, l’accès à l’enseignement n’est ni égalitaire ni paritaire. Dans ce chapitre, il se distingue des analyses marxistes de l’école pour expliquer un élément central dans la compréhension de la forme scolaire :
La clôture de l’espace scolaire, l’enfermement des enfants quelle que soit leur condition, la séparation de l’école par rapport au monde et à la vie, n’apparaissent pas comme la conséquence de la division capitaliste du travail, d’une séparation entre travail intellectuel et travail manuel liée à la contradiction capital-travail, mais comme un moyen d’assurer une emprise que ne permettent pas les interventions tardives et intermittentes dans le milieu. De même, on l’a vu, l’emploi du temps scolaire et la méthode simultanée dont il est inséparable ne répondent pas à un impératif de productivité, mais à l’instauration d’un nouveau type de pouvoir : soumission constante et totale à des règles impersonnelles et non plus acceptation momentanée de volontés imprévisibles
(Vincent, 1982, p. 105).
Afin de mieux percevoir les continuités et les ruptures dans l’histoire de la forme scolaire, l’auteur s’intéresse dans le chapitre IV à l’émergence et au déclin des écoles mutuelles (issu du monitorial system britannique développé par Andrew Bell et Joseph Lancaster) dans le premier tiers du xixe siècle. L’enseignement mutuel permettait une instruction massive, rapide et économique. Un seul maître pour des centaines d’élèves divisés en classes administrées par des moniteurs, dans un système hiérarchique aux vertus méritocratiques sur fond de préceptes behaviouristes. Ces éléments ne seront cependant pas retenus dans les formes scolaires suivantes. En revanche, un élément qui a certainement persisté depuis (repris pas Guizot et Ferry) est la soumission volontaire et consentie à la règle impersonnelle. Comme l’explique Vincent, la règle est ici intégrée par les élèves, contrairement aux écoles chrétiennes. La différence dans le paradigme est celle de l’éducation par opposition au dressage31 :
D’abord l’élève saura se conduire, ce qui n’est pas le cas si on le conduit toujours par la main. […] À la différence de l’écolier dressé, l’élève qui a assimilé les règles sait quoi faire lorsque son maître n’est pas ou n’est plus là, et sait s’adapter aux circonstances changeantes
(Vincent, 1982, p. 162).
Au-delà d’une simple analyse descriptive de la forme scolaire, Guy Vincent offre une lecture critique de l’idée d’institution disciplinaire chez Foucault et du concept althussérien d’appareil idéologique d’État (AIE)32 tout en se positionnant dans le champ des réflexions sur l’éducation mobilisant parfois d’autres références marxistes (comme celle de Gramsci33 par exemple) :
Or si l’analyse de la fonction idéologique de l’école ouvre un champ de recherches important et permet de comprendre le contenu de l’enseignement, elle laisse de côté toute une série d’aspects auxquels le concept de disciplines s’applique mieux que celui d’idéologie. Autrement dit, on ne saurait réduire l’école à sa fonction idéologique
(Vincent, 1982, p. 123).
L’auteur ajoute que la lecture de la forme scolaire par le prisme de l’AIE peut nous exposer « à méconnaître qu’il existe des écoles avant que naisse un système scolaire » (Vincent, 1982, p. 123)34. La critique ainsi adressée à l’AIE et aux analyses de l’école capitaliste permet de considérer la forme scolaire décrite par Vincent comme un système à deux faces. D’une part, l’école est reine de la règle impersonnelle et sert à inculquer une obéissance à la règle par l’apprentissage. D’autre part et c’est ce que l’auteur explique dans le chapitre V, l’école est un enjeu de pouvoir pour chaque régime politique35, c’est pour cela que l’on peut distinguer plusieurs formes scolaires entre le xviie siècle et nos jours. Vincent précise que depuis la Réforme et jusqu’à la Révolution française, les transformations du lien entre Église et État ont entraîné des conséquences significatives sur le rapport au pouvoir des sociétés, modifiant de fait les formes sociales et donc la forme scolaire. C’est pour cela que l’école est une modalité du pouvoir toujours en tension : « Devant contribuer à l’ordre et à la prospérité de la Cité, l’école est « causa mixta » entre l’Église et l’État » (Vincent, 1982, p. 119).
Il y aurait donc des formes scolaires, et celles-ci se revendiquent de différents paradigmes selon les époques, donnant lieu parfois à des chevauchements et à des jeux de concurrence. Il explique dans ce même chapitre que les répercussions sont également pédagogiques, et les instituteurs de la fin du xixe (bien que toujours distants) doivent enseigner le « bonheur » aux enfants, non pas comme une fin mais comme un moyen d’instruction. Par le développement de la psychopédagogie, l’instituteur ne dresse plus mais il « règle » l’enfant, il suscite son imagination sans trop l’exagérer au risque de le dérégler. Celle-ci « sera contre balancée par la mémoire et réglée par la raison » (Vincent, 1982, p. 201). Car l’école de la fin du xixe est celle du triomphe de la raison sur l’arbitraire36. Mais que l’on ne s’y méprenne pas, l’auteur nous rappelle que les finalités sont identiques aux formes scolaires antérieures, c’est-à-dire la recherche de l’ordre social et de la soumission. Cela entraîne alors irrémédiablement une relation d’ascendance, de domination et d’assujettissement qui induit alors une socialisation particulière au sein de l’école et que Guy Vincent théorisera par la suite comme le mode scolaire de socialisation (en référence au « mode de production » chez Marx).
Ce sont justement les contenus d’enseignement de l’école de la fin du xixe que l’auteur analyse dans les chapitres VI, VII et VIII. Il revient sur les différents processus qui se jouent dans le développement de la forme scolaire et permettant la diffusion d’une certaine idéologie des classes dominantes ainsi que l’inculcation de règles et de contraintes. Un premier vecteur – que l’on pourrait qualifier « d’explicite » – passe par les cours de morale, l’apprentissage des règles ainsi que l’application des régimes de punitions et sanctions (allant jusqu’aux sévices corporel). Ce premier vecteur nécessite de fait une architecture et un agencement des espaces bien spécifiques qui sont alors pensés pour cette finalité. Peut-être pouvons-nous ici pointer, a posteriori, un écart entre la lecture que Vincent fait du travail de Michel Foucault et ce qu’on pourrait en dire, maintenant, au prisme des nombreuses publications (notamment les cours au Collège de France) qui permettent d’appréhender avec plus de nuances certains passages de Surveiller et punir37. Procédant à une sorte d’analyse historico-didactique, Vincent évoque également un second vecteur, davantage implicite. Par une analyse exhaustive des supports pédagogiques faisant références à l’époque, il montre comment les « disciplines » au sens de matière d’enseignement (histoire, géographie, chant, dessin, etc.) et principalement l’écriture, la lecture, la grammaire38, l’orthographe et l’arithmétique concourent à façonner la forme scolaire comme instrument de diffusion d’une idéologie : « L’enseignement de l’arithmétique est enfin, par son contenu, instrument de diffusion d’une idéologie. Mais ici encore, la lutte (idéologique) de classes ne peut rendre compte de la matière enseignée et son rôle est de surdétermination » (Vincent, 1982, p. 276). L’étude des énoncés et des manuels scolaires montre une diffusion de l’idéologie des classes sociales dominantes dont Vincent affine davantage les lectures habituelles39.
Un dernier élément saillant de ce travail de thèse se dégage dans les chapitres IX et X dans lesquels l’auteur analyse la formation des maîtres et le rapport maître-élève (aussi bien au sens d’apprenant que d’enseignant). L’auteur étudie dans le chapitre IX les pratiques des enseignants de son époque en s’appuyant sur les démonstrations des chapitres précédents et des biographies d’enseignants à la retraite40 (ainsi que quelques observations libres dans les classes). L’intérêt de ces chapitres repose sur la volonté de relier l’histoire sur la longue durée et l’époque contemporaine (voire l’actualité) et sur le recours à d’autres types de recueil de données et de techniques d’enquêtes (l’entretien). Plusieurs aspects seraient ici à commenter. Il note dans ce chapitre que l’école d’après-guerre valorise le certificat d’étude comme moyen d’insertion sociale et professionnelle bien que « la valeur économique tardivement attachée au certificat est subordonnée à sa fonction essentielle : assurer l’emprise de l’école » (Vincent, 1982, p. 433). Ce chapitre mentionne également la pédagogie de Célestin Freinet, figure majeure du mouvement des écoles nouvelles et de la pédagogie française de la première moitié du xxe siècle et connu pour ses innovations didactiques et pédagogiques. Vincent ne cite pas directement Freinet mais l’évoque dans le cadre des entretiens réalisés avec des instituteurs. Il note ainsi que Freinet a exercé une influence dans les pratiques des enseignants mais qui, selon Vincent ne restera cependant que marginale41. Il s’intéresse en dernier lieu dans le chapitre X aux cahiers des maîtres et cahiers des élèves de différentes époques afin de mieux comprendre le lien entre formation initiale à l’école normale et évolutions des pratiques didactiques et pédagogiques. Ces chapitres corroborent les analyses précédentes de la forme scolaire42 avec cependant un changement non négligeable du contrôle des corps à travers l’éducation physique43.
Même si nous pouvons distinguer plusieurs évolutions dans la forme scolaire, la forme scolaire décrite par Vincent (et toujours valable aujourd’hui) est héritée de plusieurs siècles d’histoire, marqués par des processus complexes parfois contradictoires. Il montre que notre forme scolaire est moralisante à certains égards et assujettissante à d’autres égards, sans pour autant écarter la volonté première d’instruction et de savoir. L’auteur livre ainsi une conclusion d’une éblouissante clarté :
Écrire (à tous les sens du mot), dessiner, lire même, et plus généralement agir selon les règles ; régler l’imagination, le jugement, la sensibilité de l’enfant ; régler ses mœurs et ses manières jusque dans le détail de ses gestes : voilà en quoi consiste essentiellement l’« école » telle qu’elle apparut dans nos sociétés voici trois ou quatre siècles. Que fait l’école ? Elle éduque, c’est-à-dire assujettit à des règles ; en cela elle est un aspect du pouvoir
(Vincent, 1982, p. 528).
Évolutions, débats et lignes de fuite
Vincent nous a quittés en 2017, laissant derrière lui une œuvre précieuse et conséquente. Comme nous l’avons évoqué dans notre propos introductif, le concept de forme scolaire n’a cessé de nourrir les réflexions en sciences humaines et sociales, mais les différents usages qu’il a inspirés ont parfois contribué à déformer l’idée originelle (Thin et Millet, 2018). En réalité, certains aspects avaient déjà évolué du vivant de l’auteur. Vincent, quelques années avant sa disparition, est revenu sur la genèse de son travail de thèse dans deux entretiens accordés à Bernard Courtebras et Yves Reuter en 2012 dans la revue Recherches en didactiques. Ses propos témoignent des enseignements qu’il a tirés sur l’usage et les évolutions de son concept. Il en avait profité pour faire son autocritique et clarifier quelques confusions qui ont pu être faites au sujet de son œuvre.
On peut formuler trois remarques à partir de ce constat. Tout d’abord, la foisonnante thèse de Vincent a permis d’élaborer ce « concept d’origine socio-historique » (Robert, 2022, p. 99), forme scolaire, pour rendre compte de ces processus multiples (émergence d’une institution scolaire spécifique et développement de la scolarisation). Faisant cela, Vincent contribuait à faire avancer de manière décisive et stimulante la compréhension de l’histoire et de l’actualité de l’École en proposant une analyse mêlant histoire, sociologie et philosophie. Il faut rappeler que la recherche en histoire de l’éducation commence justement à se structurer à cette époque. La création du Service d’histoire de l’éducation en 1970 témoigne de ce processus44 et on peut également faire référence à la publication d’un ouvrage particulièrement significatif, L’éducation en France du xvie au xviiie siècle (Chartier, Compère et Julia, 1976), quelques mois avant la soutenance de Vincent. Néanmoins, est-ce que Vincent a pu rendre compte des innombrables lignes de fuite possibles qui pouvaient prolonger son travail ? Ces propos rétrospectifs en entretien laissaient apparaître une nuance qui s’était précisée au fil du temps en parlant de variations de la forme scolaire45. Reconnaissant en 1971 que L’école capitaliste en France constitue « un premier moment d’analyse », Baudelot et Establet précisaient en avertissement de cet ouvrage qu’il fallait, dans un second temps, « étudier l’histoire de la forme scolaire et le processus de constitution de l’appareil scolaire capitaliste en France » (1971, p. 7). D’une certaine manière, Vincent a répondu, à sa manière, au chantier prévisualisé par d’autres, mais a-t-il pu faire la description et l’analyse des changements et des variations de forme scolaire ? Malgré tout, certains concepts liés aux œuvres auxquelles répond Vincent restent probablement utiles et pertinents pour rendre compte des processus qui sous-tendent les variations en question (analyse des appareils, des champs, etc.)46. Par ailleurs, l’idée de « forme scolaire » est loin d’être étrangère au marxisme dans lequel on trouve notamment les notions d’appareil, de forme, de mode de production et de rapports sociaux. Or, si Vincent s’est distingué de certains usages et problématisations marxistes (et en particulier althussériennes) pour appréhender la spécificité de l’école et en mettant à distance l’analyse de ce qui se joue en dernière instance, à quel moment travaille-t-on sur cette contribution de l’école au système global ? Certains usages contemporains du concept de « forme scolaire » n’ont-ils pas contribué à produire un effet d’effacement de ces liens entre la forme scolaire et la formation sociale dans laquelle elle s’inscrit ?47
Ensuite, il faut sans doute bien saisir un autre apport du travail de Vincent. Celui-ci contribue à expliciter la réalité normative de l’école et de ce qui se joue dans la scolarisation. La forme scolaire est un ensemble normatif particulièrement robuste, qui, certes, évolue dans le temps, mais s’est maintenu dans la durée d’une manière assez remarquable. Cet aspect normatif est essentiel à saisir lorsqu’on s’intéresse, en tant qu’acteur, à l’évolution de la forme scolaire. Plusieurs raisons le montrent. Premièrement : cette entrée par les normes permet de comprendre que si la forme scolaire a investi bien d’autres secteurs que l’école et l’enfance, elle reste un modèle normatif qui peut connaître des crises importantes48. Rien n’est figé, ad vitam aeternam. Des bifurcations restent donc possibles selon les circonstances. Cependant, et c’est le deuxième point : en abordant la question par l’angle des normes, il apparaît évident qu’on ne change pas tout seul, par sa propre action individuelle, un système normatif. L’institutionnalisation de nouvelles normes est en effet un processus long et collectif49 et on pourrait estimer que le concept d’appareil propre aux althussériens a peut-être été congédié un peu rapidement. Si la forme évolue lentement sur la durée, sans doute les variations se jouent au niveau des jeux d’acteurs et de luttes collectives au sein des appareils en lien avec des circonstances. Dans ce cas, est-ce que les concepts d’« appareil » ou de « champ » ne sont plus à même de rendre compte de ces processus ? Troisième élément : les acteurs œuvrent au sein et depuis la forme scolaire. Cela signifie que le regard et les manières de réfléchir des acteurs sont toujours susceptibles d’être orientés par ces normes50, empêchant parfois de concevoir l’existence de différentes tentatives envisageant autrement l’éducation et les situations d’enseignement.
C’est l’adéquation de ces différents éléments qui permet de comprendre l’intérêt stratégique de ce concept de forme scolaire et en quoi revenir sur son sens originel et ses usages peut contribuer au développement d’un chantier comme celui de la reconstruction de la forme scolaire (Go, 2007 ; Sensevy, 2011)51, d’autant que des dynamiques concrètes de reconstruction scolaire se jouent actuellement, notamment autour des ingénieries didactiques coopératives en lien avec les instituts de formation des enseignants dont l’ambition est de changer l’École, de l’intérieur52. En d’autres termes : reconstruire la forme scolaire correspond à des aspects théoriques et à des dispositifs d’ingénieries, mais c’est également une lutte au sein de la forme scolaire ainsi que dans d’autres espaces que l’école. Or, cet aspect de résistances et de luttes au sein de la forme scolaire est sans doute sous-estimé dans la thèse de Vincent car on voit bien celles-ci renvoient à la fois à une vielle histoire mais également à une actualité53.
Précisons d’ailleurs que dans ce contexte se pose la question de l’apport des éducateurs scolaires (et plus globalement des personnels non enseignants) et des enjeux des situations hors classes dans l’institution scolaire. Cet aspect de la forme scolaire est souvent minoré, tant dans les enquêtes autour de ce concept que dans les multiples tentatives concrètes pour faire « bouger » l’institution, et appelle sans doute non seulement une relecture de la thèse de Vincent mais également d’autres enquêtes de terrain relatives à la vie scolaire.