Un récit inédit en français
Dans le cadre de ce modeste texte, nous proposons de revenir sur une publication récente, Foucault en Californie (2021). Son auteur, Simeon Wade (1944-2017), a la particularité d’avoir enseigné dans différentes universités américaines avant d’officier comme infirmier dans plusieurs contextes hospitaliers. Pour les nombreux amateurs de Foucault, cet ouvrage présente deux particularités. Tout d’abord, il ne s’agit pas d’une production de Foucault. Ce n’est pas une intervention, ou même le matériau inédit d’un travail en gestation entre deux livres à succès, mais un livre au sujet d’un des nombreux déplacements de l’intellectuel français. Ensuite, ce n’est pas n’importe quel voyage qui est évoqué ici puisqu’il est question du récit de la venue de Foucault en Californie. Ce déplacement a donné lieu à des interventions et des échanges, mais cet épisode est également connu des spécialistes de la trajectoire du philosophe pour une anecdote devenue presque mythique : une « soirée inoubliable » (selon les mots de Foucault lui-même) pendant laquelle il consomma certaines substances ; un « moment » d’une grande intensité qui aurait donné lieu à une réorientation de sa pensée et de son œuvre. Cette anecdote est bien connue et il est bien difficile, rétrospectivement, de distinguer les faits de la légende.
L’ouvrage Foucault en Californie, traduit de l’anglais au français par Gaëtan Thomas, vient donc documenter cet épisode, et il se compose de parties très différentes. Le lecteur découvre tout d’abord une préface signée par Heather Dundas. Ces quelques pages présentent le manuscrit de Simeon Wade mais elles permettent à son autrice de revenir sur ses premières réactions au sujet de cette découverte. Elle entend parler de ce « roadtrip » en 2014 lorsqu’elle est en thèse à l’université de Californie du Sud. Dans cette préface, Dundas n’hésite pas à évoquer son parti-pris initial à l’égard de cette anecdote :
Toute cette histoire me paraissait absurde et elle fit monter en moi quelque chose de très sarcastique. Je détestais la « théorie ». Je détestais Foucault, il semblait incarner tous les privilèges et l’arrogance de la philosophie critique
(p.5-6)
Convaincue que le « manuscrit gonzo » en présence est une invention de l’auteur, c’est en consultant les diapositives conservées par l’auteur et représentant ce voyage dans la Vallée de la Mort que Dundas change d’avis, ce qui témoigne de l’importance de la conservation des photographies et d’autres documents. En d’autres termes : en parcourant ce texte, le lecteur ne rencontre donc pas l’esprit imaginatif et original de Wade mais se confronte à une archive relative à la vie de cet intellectuel de renommée internationale qu’est Michel Foucault.
Scènes et coulisses de la vie intellectuelle
Le cœur de l’ouvrage se constitue de la traduction du manuscrit écrit par Simeon Wade à la suite de la venue de Foucault en Californie. Ce périple est reconstruit à partir de seize scènes. Les « prolégomènes » permettent d’« objectiver » ce qui intéressait ce jeune enseignant dans l’œuvre et la trajectoire de l’intellectuel français et de se représenter la passion qui pouvait accompagner la réception de la pensée foucaldienne1 et d’autres auteurs français à l’étranger :
Je sentais que Foucault et Deleuze avaient non seulement produit la réflexion la plus avancée pour la révolution moléculaire, mais qu’ils transformaient en même temps notre compréhension des sciences humaines
(p. 24)
Cette première « scène » permet également de prendre conscience de l’« événement » qui était en train de se profiler et de son caractère imprévu : Wade est alors maître de conférence à Claremont, dans un environnement décrit par l’auteur avec des mots peu valorisants et son « projet », pour reprendre une formulation contemporaine, est d’arriver à faire venir Foucault, de passage dans la prestigieuse université de Berkeley, dans la petite ville dans laquelle œuvre l’auteur2. La deuxième scène, « La formule », traite justement du projet mis en œuvre par Wade, et qui ne se cantonne pas simplement à faire venir ou à faire parler le philosophe, mais repose sur la mise en place d’une expérience :
[…] j’eus une révélation. Si j’arrivais à faire venir Foucault, je conduirais une expérience. Je concocterais une formule dont j’imaginais qu’elle possédait un pouvoir psychique analogue aux prodiges de la science-fiction, quelque chose s’approchant du Dr Morbius dans Planète interdite3, ou de l’alien du premier épisode d’Au-delà du réel4
(p. 25)
Dans la double mission que se fixe cet universitaire américain (faire venir l’intellectuel s’attelant à la compréhension de l’articulation entre savoir et pouvoir et lui faire vivre une expérience), ce dernier se pense dans une sorte d’être-double : il sera un acteur de la situation (« Je serais l’alchimiste ») et il rendra possible la description de la situation (« je documenterai l’expérience »). Pour Wade, c’est dans le cadre de circonstances particulières que cette situation pourra devenir effective : l’expérience n’en sera une que si elle repose sur l’équation suivante : « Michel Foucault + la pierre philosophale + la vallée de la Mort (Californie) + Michael Stoneman » (p. 26). Cette partie permet à l’auteur de décrire les personnages en jeu. Outre le philosophe et l’universitaire local, il y a également un autre personnage important : Stoneman, le compagnon de Wade, décrit en ces termes : « un compositeur, un homosexuel et un fumeur ». Dans ce récit a posteriori, mis en scène par l’auteur, Wade énonce d’emblée ce qui semble être la conclusion de l’expérience : « Le périple dans la vallée de la Mort ne changea pas le monde, mais il transforma Michel Foucault qui dit que cela avait été la plus grande expérience de sa vie » (p. 27). Pour étayer cet avis, l’auteur évoque des échanges épistolaires avec le philosophe affirmant qu’il allait « prendre un nouveau départ », détruire le manuscrit qu’il venait de finaliser (le second tome de l’Histoire de la sexualité) et « tout recommencer à zéro », ce qui permit à Foucault, du point de vue de Wade, d’« adresser un dernier message relatif à l’“esthétique de l’existence” » (p. 27), en référence à ce que les commentateurs appellent souvent le « troisième Foucault ». En effet, lorsqu’il est en Californie, Foucault a déjà publié Histoire de la folie à l’âge classique, Les mots et les choses et L’archéologie du savoir. En 1975 paraît Surveiller et punir qui est le résultat de différents tâtonnements en lien avec ses cours au Collège de France (Théories et institutions pénales, La société punitive, Le pouvoir psychiatrique et Les anormaux) et les années qui suivent témoignent de l’évolution de ses intérêts (biopolitique, gouvernementalité, sexualité, souci de soi) et de ses lectures (détour par la philosophie antique).
Les scènes suivantes (« Irvine », « L’arrivée », « Chez Foucault ») décrivent l’arrivée du philosophe, sa conférence en français au sujet des discours sur le sexe au xixe siècle, puis la bifurcation opérée par Foucault pour réagencer son programme (afin de faire une conférence à Claremont et en profiter pour se rendre dans la Vallée de la Mort) et la rencontre concrète avec plusieurs personnages. L’auteur y restitue des dialogues, donnant de la chair et de l’humanité aux personnages qui abordent à cette occasion des sujets très différents : l’alimentation, la culture, la musique, le taoïsme, le yoga, la marijuana, les relations de Foucault avec des grandes figures intellectuelles (Chomsky, Illich, etc.). Le chapitre intitulé « Le périple dans la Vallée de la Mort » évoque l’organisation du voyage et l’arrivée dans ce lieu atypique. C’est dans les pages qui suivent (« Artist’s palette ») que l’auteur commence à décrire les conditions et les circonstances de l’expérience, après avoir atteint une sorte de poste d’observation permettant d’avoir une vue panoramique de l’environnement et du paysage. La suite du voyage est décrite par Wade avec précision. Les protagonistes reprennent la route, arrive à « Zabriskie Point » alors que les effets de l’expérience sont à l’œuvre. Les discussions portent sur le décor, la musique et la littérature. Après avoir regagné le ranch de Furnace Creek les trois personnages décident de prendre de nouveau la route pour accéder au « Dante’s View » avant de se rendre à la conférence de Foucault organisée à Claremont. Le soir de cette intervention est l’occasion d’organiser une fête qui surprend beaucoup le français. Le narrateur donne alors des détails de ce moment festif pour lequel un groupe de rock et une centaine de personnes ont été invités. Le lendemain, le trio prend la route en direction des montagnes, se mêle à un groupe de jeunes gens issus d’une sorte d’une sorte de communauté taoïste pour rendre visite à un homme prénommé David vivant alors dans une cabane. Cette scène décrite dans « Le sentier du Bear Canyon » donne l’impression d’un Foucault à la découverte d’autres lieux habités par des groupes d’individus partageant un mode de vie tout à fait spécifique, au contact de la nature et travaillant à un autre rapport à soi et d’autres rapports aux autres. Wade retranscrit quelques discussions entre ces personnes et Foucault autour de la philosophie (« Sous le porche ») où il est question de Merleau-Ponty, Sartre, Marx, Braudel, Gramsci et d’Althusser, avant qu’une ballade s’organise dans la montagne. Ce n’est plus la grande figure académique, icône presque inaccessible pour les gens ordinaires, il apparaît comme un être humain lambda arpentant des lieux, découvrant des milieux en s’adonnant à des expériences sociales et culturelles. Ce basculement se joue dans l’écriture où « Foucault » laisse parfois la place à « Michel ». Quelques pages plus loin, alors que Wade décrit comment ce groupe parvient jusqu’à un bassin et s’adonne à une baignade improvisée, le narrateur insiste une nouvelle fois sur la teneur des interactions dans lesquelles les références philosophiques se mêlent à des réflexions personnelles sur la vie et sur le rapport aux autres hommes, avant de reprendre le chemin du retour, l’occasion de nouvelles conversations sur la culture, le cinéma, le monde étudiant, l’actualité sociale et politique. On peut mettre en lien ces pérégrinations avec cet intérêt croissant qui anime Foucault au début des années 1980. Les derniers volumes de l’Histoire de la sexualité écrits par Foucault abordent en effet les pratiques et exercices de soi. Si, dans ces ouvrages, le philosophe se concentre sur l’Antiquité, Philippe Artières (2019) a montré récemment que son attention s’était également portée sur des pratiques contemporaines, à l’image du « dossier sauvage » dans lequel fut conservée une documentation relative aux individus s’étant retirés de la société pour y vivre différemment, rappelle certaines figures cyniques évoquées dans ses cours au Collège de France.
Les chapitres suivants portent sur le retour de Foucault sur le campus avant son départ pour la France. Wade reconstitue notamment à partir d’un enregistrement sonore des échanges particulièrement stimulants entre Foucault et des étudiants locaux dans la « Salles des Fondateurs ». Il est intéressant de relever que les questions formulées par l’auditoire témoignent d’une très bonne connaissance des travaux du philosophe. La conversation porte sur les relations entre savoir et pouvoir, le panoptique de Jeremy Bentham, l’identité disciplinaire de Foucault (historien ou philosophe), l’archéologie du savoir, le travail mené autour de l’idée d’événement, mais aussi sur des éléments en lien avec le marxisme (dialectique, contradiction, travail, etc.). Effet de la retranscription partielle ou constat effectif, il se trouve que Foucault répond aux étudiants avec entrain alors que certains échanges avec des universitaires locaux semblent le laisser relativement indifférent. Ce type de matériau (échanges avec les étudiants) était déjà présent dans d’autres publications ; on peut songer aux conférences prononcées par Foucault à Dartmouth College en 1980 (Foucault, 2013) et à l’université Victoria de Toronto en 1982 (Foucault, 2017). L’ouvrage de Wade donne à voir un Foucault incisif et très engagé rappelant par passages des formules que n’aurait pas reniées un philosophe comme Nietzsche5 :
J’aimerais écrire des livres-bombes – c’est-à-dire des livres qui soient utiles juste au moment où ils sont écrits et lus. Ensuite, ils disparaîtraient peu après avoir été lus ou utilisés. Les livres devraient être des sortes de bombes et pas autre chose. Après l’explosion, on pourrait rappeler aux gens que les livres ont produit de très beaux feux d’artifice. Bien des années plus tard, les historiens, entre autres, raconteraient que tel ou tel livre a été utile en tant que bombe et beau en tant qu’artifice
(p. 125)
Wade revient ensuite sur quelques conversations dans un café, le « Sambo’s » dans lequel Foucault Michael, Stoneman et lui-même se sont restaurés. À l’occasion de ces échanges sur le mode de vie américain, leurs mentalités et ce qui le distingue de ce qu’on peut observer en Europe, Foucault fait tout d’abord le constat de l’uniformité qui sévit selon lui aux États-Unis à l’exception des universités avant de formuler une remarque plus globale : « L’animosité entre les gens casse une énergie qui pourrait et devrait être dirigée contre les systèmes de pouvoir qui nous oppressent » (p. 130). En se dirigeant vers l’aéroport, ces échanges se prolongent ; c’est l’occasion d’aborder des sujets très différents : le mariage entre homosexuels, la pédagogie et les relations avec les enseignants6 ou encore les médias et leurs manières de déformer la réalité. À cette occasion, certaines des remarques de Foucault apparaissent presque prophétiques. En effet, lorsque Wade lui demande comment il serait possible de restituer sa propre histoire et transmettre les histoires de notre vie sans que les médias déforment la réalité quand ils s’en emparent, le philosophe français lui répond : « Servez-vous des dernières technologies. Avec le magnétoscope et les camérascopes, vous pouvez faire vos propres émissions, raconter vos histoires et les partager avec vos amis » (p. 136).
Un entretien entre Heather Dundas et Simeon Wade vient conclure cet ouvrage atypique. Cet échange date de 2017 et comme le précise une note, il est « édité par souci de brièveté, de clarté et d’exactitude historique ». Cette suite de questions-réponses permet de clarifier le déroulement du voyage de Foucault et comment il est possible de l’interpréter dans la trajectoire du philosophe :
C’était une expérience transcendantale. Pour Foucault. Il nous a écrit quelques mois plus tard pour nous dire que c’était la plus grande expérience de sa vie et que ça a profondément changé sa vie et son travail
(p. 140).
On y apprend également que les correspondances entre Wade et Foucault se sont prolongées après ce périple et que l’auteur de Surveiller et punir avait songé à venir vivre avec Stoneman et Wade lors des derniers mois de sa vie, avant de décéder en 1984. Rétrospectivement, Wade pense que Foucault voulait « mourir comme Adlous Huxley »7.
Quelques réflexions au sujet du document
Au-delà de la curiosité que les personnes peuvent avoir pour la vie de Foucault, on peut reconnaître que ce document qui décrit les coulisses et rend visible ce qu’on appelle en d’autres lieux le « off » des activités intellectuelles et universitaires est à la fois précieux et stimulant. Précieux, car il intéressera les spécialistes des études foucaldiennes et, plus globalement, toute personne se passionnant pour cette figure de renommée mondiale. Stimulant, parce qu’il peut nourrir une réflexion à plusieurs niveaux. En effet, lorsque le lecteur termine cet ouvrage atypique dont il est difficile de démêler le fait historique de la mise en scène littéraire, deux interrogations peuvent émerger. La première : que penser aujourd’hui d’une telle séquence ? La seconde : que penser d’aujourd’hui à partir de cette séquence ? En lien avec cette dernière interrogation, nous formulerons plusieurs remarques en lien avec le propos du livre mais en sortant d’une analyse focalisée sur la compréhension de cet épisode de consommation de substances et de produits dans la trajectoire de l’œuvre de Foucault et sans aborder nécessairement le contexte hippie, les questions de sexualité et la consommation d’alcool et de haschich qui se jouent dans ce récit-témoignage.
Revenons pour cela sur un petit détail. Les lecteurs trouveront quatre clichés photographiques reproduits entre la page 64 et la page 65. Au sujet des photographies, l’anthropologue François Laplantine écrit : « Si leur fonction est de restituer, d’attester, ce qu’elles attestent est que le présent n’est plus (2023, p. 25). Notre commentaire va s’appuyer sur cette citation. Les quatre photographies « attestent » de ce déplacement de Foucault, de ses liens avec Wade et Stoneman, et globalement de cet épisode dans la trajectoire de l’intellectuel français, mais elles « attestent » peut-être également que ce présent atypique fait d’expériences n’est plus.
Première remarque : ce document permet aux lecteurs de se représenter un idéal de vie intellectuelle. Certes, ce livre est très spécifique puisqu’il traite des coulisses d’un déplacement d’un professeur au Collège de France en Californie et, de fait, les enseignants-chercheurs actuels se reconnaîtront sans doute assez peu dans les situations en question car ils éprouvent déjà des difficultés à organiser un déplacement professionnel à l’autre bout de la France. Par ailleurs, reconnaissons-le, peu d’entre nous jouissent d’une notoriété outre-Atlantique et pourront se prévaloir de l’aura intellectuelle, du statut académique, de la liberté de ton et des conditions de travail qui caractérisaient Foucault. À cet égard, ce livre apparaîtra très « exotique », voire « surréaliste » pour une grande majorité des collègues d’autant que Foucault lui-même avait pris ses distances avec ce qui peut apparaître comme le quotidien ordinaire de l’enseignant8. Cependant, on peut estimer que l’ouvrage en question est un précieux document mettant en scène une manière de concevoir la vie intellectuelle dans les années 1970 et à partir duquel on pourrait isoler plusieurs éléments caractéristiques de ce que devrait être la vie intellectuelle.
En sortant du cas de Foucault qui, dans cet ouvrage, est parfois en lien avec la consommation de certaines substances, on peut estimer qu’il se livre, par ailleurs, à des pratiques relativement ordinaires (des promenades, des expériences d’observation, de descriptions désintéressées, de méditation et de contemplation) qui peuvent être effectuées sans ces produits. Le premier élément que l’on peut isoler du récit, c’est l’importance des rencontres et des expériences. Si l’écriture est individuelle, elle est toujours une pratique qu’il faut réinscrire dans des réseaux de sociabilité où circulent des références très variées qui renvoient à une pluralité d’expériences. Même lorsqu’il signe un texte comme auteur seul, il n’en demeure pas moins qu’il n’a pas été seul pour produire une pensée. Si l’on considère l’universitaire comme un intellectuel, on reconnaîtra que les contacts avec une pluralité d’individus, ayant des profils parfois très différents, peuvent jouer un rôle décisif dans la production intellectuelle. Ces contacts peuvent en être à l’origine, ils peuvent contribuer à (ré)orienter la pensée et ils peuvent également inciter à préciser certains aspects et à les rendre plus robustes et plus explicites. Beaucoup de choses peuvent se passer dans les échanges qui se déroulent dans les colloques (ou à la suite des colloques), tout comme dans l’activité d’enseignement car la manière dont les étudiants peuvent réagir dans ces situations peut également avoir des incidences sur la pensée développée. Au-delà du caractère social de l’activité intellectuelle et des échanges que cela peut générer, on perçoit bien ici comment l’intellectuel est au croisement d’innombrables flux de référence. À travers l’ouvrage, on perçoit l’éclectisme de la vie intellectuelle9. L’universitaire, en tant qu’être social et culturel traversé par des références très diverses, se distingue par des pratiques culturelles plurielles. Or, ces lectures, ces pratiques et ces expériences ne sont pas sans produire des effets sur le travail intellectuel. Enfin, ce qui est à l’œuvre dans Foucault en Californie, ce sont également ces pratiques de loisirs en lien avec des espaces concrets et articulés à des temporalités spécifiques. Cela renvoie à l’idée de ralentissement et cela sous-entend également que l’intellectuel se caractérise par des « moments » de retraite en faisant des pas de côté qui, en réalité, permettent aussi à la pensée d’évoluer, de voyager, d’accélérer ou de prendre des virages. Ces remarques ne se réduisent pas au cas Foucault et elles identifient quelques bribes de ce qui pourrait constituer, idéalement, la singularité et la possibilité de la vie intellectuelle.
Deuxième remarque : cet idéal de vie intellectuelle est peut-être de moins en moins actualisable. En effet, on ne peut pas faire ici l’économie d’un commentaire sur la vie intellectuelle des universitaires français aujourd’hui. Le livre de Wade permet en effet de se représenter certains aspects du quotidien du conférencier Foucault en même temps qu’il joue le rôle d’un miroir dans lequel le lecteur contemporain peut regarder, par un jeu de regard modifié, le décor dans lequel lui-même évolue. En guise de conclusion à ce compte-rendu, on peut faire l’hypothèse que les conditions de travail sont peut-être marquées par deux éléments.
Tout d’abord, le rapport au temps. S’il reste effectivement des dispositifs et des contextes dans lesquels il est possible de mener une activité scientifique et intellectuelle avec un certain confort et parfois des moyens (congés de recherche, délégation, etc.), la masse des universitaires français en sciences humaines et sociales est confrontée à des conditions de travail qui ne cessent de se détériorer. L’augmentation substantielle du nombre d’étudiants à s’occuper, d’heures d’enseignement à réaliser, de copies à corriger, de mémoires à diriger, de projets à réaliser pour obtenir des financements, et, de manière générale l’augmentation de tâches en tout genre sont venues impacter l’activité intellectuelle. Sans même aborder la question de la rémunération, du pouvoir d’achat ou de la reconnaissance, les conditions dans lesquelles est produit le travail intellectuel se sont modifiées car la maîtrise du temps échappe de plus en plus aux universitaires. Comment nouer des contacts avec des promotions parfois aussi conséquentes ? Comment dialoguer et échanger en profondeur pour diriger des travaux de recherche ? Comment se soucier de la circulation et de la réception de notre travail ? Comment ralentir pour faire le point sur son travail ? Comment explorer de nouvelles pistes ? Comment faire quand le temps nous manque et quand les contraintes guident à notre place notre propre rapport au temps et nous empêchent de penser ailleurs et de se confronter à l’altérité ?
Ensuite, un autre élément probablement en jeu pour distinguer les années 1970 et l’actualité, c’est la manière dont les intellectuels ont été peut-être dépossédés de leur travail critique par un double mouvement : d’un côté, on dénie aux intellectuels la légitimité d’exercer une fonction critique ; d’un autre côté, on se réapproprie le travail intellectuel produit parfois en neutralisant certains aspects. C’est la question de la place de l’intellectuel dans la société qui s’invite ici. Le récit de Wade montre ce qu’a été l’aura de la pensée critique française à l’étranger dans les années 1970. Ce n’est pas une nouveauté, le succès des intellectuels français aux États-Unis est un fait relativement bien connu. Après avoir parcouru Foucault en Californie, le lecteur contemporain ne peut néanmoins que s’interroger sur la place des intellectuels, de la philosophie et des sciences humaines et sociales dans la société contemporaine française. On peut sans doute faire l’hypothèse que la philosophie française n’a sans doute plus cette influence sur les campus, français comme étrangers, et en tout cas pas dans les mêmes proportions qu’avec les Foucault, Deleuze, Guattari, Derrida et autres Althusser. Mais, au-delà de cet aspect qu’il resterait à documenter et vérifier, il faut se poser la question de la conjoncture actuelle.
Il y a plusieurs décennies, Pierre Bourdieu avait évoqué l’opposition entre, d’un côté, l’idée de doxosophe, ce « technicien-de-l’opinion-qui-se-croit-savant » « qui voit un préjugé politique dans le fait de refuser la soumission profondément politique qu’implique l’acceptation inconsciente des lieux communs », et l’idée d’« intellectuel critique », remettant en question la doxa intellectuelle, se constituant comme « contre-pouvoir critique », et par conséquent comme condition de possibilité d’une « véritable démocratie » (ibid., p. 15-16)10. À ce titre, il est légitime de se demander où on en est aujourd’hui. L’universitaire peut-il encore être un intellectuel critique ? Alors qu’il y a quarante ans il était question d’institutions disciplinaires (Foucault), de machines de guerre (Deleuze), d’appareils idéologiques et répressifs d’État (Althusser) chez les grandes figures de la philosophie française critique, que sont devenues ces traditions de pensée ? Circulent-elles encore en dehors de leur espace d’origine et accèdent-elles à un niveau d’exposition significatif ? La question reste posée, notamment en France, alors que l’on a pu observer, il y a peu, comment le pouvoir politique et les experts médiatiques ont instruit, en contexte de mobilisation et de contestation, la référence au sociologue Max Weber pour réfléchir sur le sujet de la violence légitime de l’État sans que les spécialistes et les philosophes ne soient conviés à réagir à ces propos. Dans cette actualité où le mot « wokisme » désignerait, sans aucune preuve empirique solide, ces enseignants-chercheurs qui œuvreraient et militeraient pour une déconstruction radicale (sans que l’on sache trop ce que cela désignerait), l’universitaire travaillant dans le cadre des sciences humaines et sociales est donc condamné à la malédiction suivante : arrondir les angles en expurgeant son travail de la dimension critique (ce qui serait un non-sens par rapport au travail des sciences humaines et sociales) ou assumer la dimension critique en prenant le risque que la dimension scientifique de son travail soit niée par d’autres qui estiment que la critique ne fait pas partie du travail spécifique en jeu.
Terminons ce compte-rendu en soulignant deux paradoxes. Premier paradoxe : ces documents renseignant la vie intellectuelle sont utiles pour la recherche, ils font parfois le bonheur des éditeurs quand il s’agit des « grandes figures » intellectuelles, mais pourtant les institutions susceptibles de conserver ces « traces » sont peu nombreuses. Deuxième paradoxe : c’est sans doute en archivant et documentant l’activité intellectuelle et la dimension critique du travail en jeu que cette identité d’intellectuel critique peut perdurer et continuer d’être reconnue ; pourtant, mis à part les historiens, une grande partie de la communauté des sciences humaines et sociales peine à s’intéresser à la conservation et à l’exploitation des archives des enseignants-chercheurs.