LPA1. Pour engager cet entretien, nous souhaiterions évoquer les « coulisses » du chercheur et ce qui, peut-être, continue depuis l’enfance d’inspirer son travail de quelque manière. Donc, Gérard Sensevy, quel genre d’élève as-tu été de l’école primaire au lycée, et que dirais-tu du rôle de tes parents dans ton propre rapport à l’école ?
GS : Mes parents étaient ouvriers. Très classiquement, ils considéraient l’école comme une chose très sérieuse, comme une ouverture pour moi, afin que je puisse obtenir un métier « meilleur que le leur ». J’ai été un élève passionné par la littérature, par les mathématiques, par le sport. Des professeurs m’ont beaucoup marqué, particulièrement René Merle2, professeur de lettres à l’époque, homme d’immense culture, grâce à qui j’ai découvert qu’on pouvait lire un texte en profondeur, et à René Brizio, professeur de lettres, qui m’a fait comprendre que le cinéma pouvait être un art. Tous deux étaient communistes, à l’époque, au tout début des années 1970.
LPA. Que dirais-tu ensuite de ton expérience d’instituteur ? Pourquoi avoir fait ce choix de l’enseignement primaire ?
GS : Un peu par hasard, et parce que je ne voulais pas être écrasé par le travail, je voulais avoir des vacances pour faire autre chose que travailler. Mais très vite j’ai mis à profit ces vacances pour travailler le métier… J’ai été passionné par ce métier, dans lequel j’avais l’impression d’être confronté en permanence à des problèmes conceptuels fondamentaux, du genre, pour certains, de ceux qui ont pu intéresser Wittgenstein : par exemple cette idée que si l’on veut mieux connaître quelque chose, il faut se demander comment ce quelque chose a été appris.
LPA. Célestin Freinet s’est beaucoup ennuyé sur les bancs de l’école. On sait combien sa pédagogie a œuvré pour lutter contre l’ennui scolaire et la scolastique. Rétrospectivement, ton passé scolaire a-t-il un lien avec tes recherches en didactique ?
GS : Je ne sais pas. Très tôt, j’ai eu envie de mieux comprendre le monde. Encore très jeune, j’ai acheté un ordinateur Apple 2E, et à un ami qui me demandait pourquoi, j’ai répondu, sans crainte du ridicule : « pour découvrir les lois de la pensée ». J’ai au moins un peu progressé en dactylographie. Mais l’école m’a apporté, à un certain moment, dans l’enseignement de certains maîtres, comme ceux que je citais au début de cet entretien, l’idée que la culture était belle, et qu’elle pouvait émanciper, à condition qu’on sache la déchiffrer.
LPA. Tu t’intéresses depuis longtemps à la pensée et aux pratiques orientales, que recherchais-tu au départ dans cette culture ?
GS : Je ne sais pas bien. Sans doute un nouveau monde : l’Inde, le Japon, la Chine. Et puis cette curiosité m’a amené à rencontrer des personnes, comme B.K.S Iyengar3 et Itsuo Tsuda4 – que j’ai juste un peu côtoyé, mais qui m’ont marqué, en particulier Tsuda. Très jeune, Tsuda avait suivi l’enseignement de Marcel Mauss et Marcel Granet. Revenu au Japon, il avait étudié le nō, l’aïkido, la calligraphie, le shinto. Il était devenu une sorte de condensé de la culture japonaise, tout en connaissant en profondeur la culture occidentale – il parlait et écrivait un excellent français. J’ai lu aussi des sinologues, et en particulier Jean-François Billeter. J’ai eu très tôt le sentiment que la pensée asiatique, l’art asiatique, les pratiques asiatiques, abordaient le monde d’une manière tout à fait étrangère à l’Occident, incommensurable à la « pensée occidentale », pour tout dire. Mais Tsuda et les sinologues m’ont aidé à comprendre qu’il n’y avait pas d’incommensurabilité, rien d’exotique. Je pense que le travail théorique et pratique que nous faisons aujourd’hui peut gagner à l’étude systématique de ces modèles de culture.
LPA. Qu’est-ce qui a suscité ton désir de faire une thèse, puis de devenir universitaire ?
GS : J’ai commencé des études de mathématiques, en « cours du soir », alors que j’étais instituteur, pour mieux comprendre ce travail d’instituteur. Au moment de choisir la licence, j’ai bifurqué vers les sciences de l’éducation, où j’ai rencontré la didactique, avec Yves Chevallard, Samy Johsua, Alain Mercier, puis, presque en même temps (à la fin des années 1980) Guy Brousseau – pour moi le Galilée de l’éducation – et Gérard Vergnaud. J’ai eu l’impression d’entrer dans un monde nouveau, extraordinaire, qui n’avait rien à voir avec la manière ordinaire de considérer l’école et l’éducation, manière qui me paraissait étriquée, sans puissance, sans poésie, en comparaison. J’ai fait une thèse et je suis devenu universitaire par libido sciendi, essentiellement, je crois. Mais, d’une certaine manière, je n’ai pas l’impression d’avoir voulu devenir universitaire. Je ne me suis jamais vraiment senti chez moi dans cette profession. Fondamentalement, j’espère que je deviens de plus en plus un instituteur public, comme disait Joseph Pagnol, le père de Marcel.
LPA. Qu’est-ce qui fait, pour toi, de la didactique une discipline spécifique ? Quel est le rapport de la didactique avec les sciences de l’éducation ?
GS : La didactique, pour moi, c’est comme le dit Chevallard, d’abord le didactique. Comprendre que les pratiques humaines sont toujours denses en didactique, en moments où l’on enseigne et où l’on apprend. Pour moi, didactique et sciences de l’éducation sont étroitement liées, si l’on entend « sciences de l’éducation » au sens où l’entendait John Dewey. D’une certaine manière, la didactique, pour moi, est la science de l’éducation. C’est la science des faits de culture qui touchent, de près ou de loin, à l’éducation.
LPA. En quoi les cultures orientales nourrissent-elles encore ta pensée didactique – car on ne voit pas de traces des philosophies asiatiques dans l’œuvre de Guy Brousseau ou d’Yves Chevallard ?
GS : L’un des aspects principaux consiste selon moi dans le fait que les cultures asiatiques ont considéré les pratiques comme cruciales, loin de l’intellectualisme. Il y a dans la notion de dialectique une origine hégélienne, puis marxiste, certes. Mais j’y vois aussi une manière de considérer la pratique. Dans l’art du sabre japonais, on peut dire qu’il faut tenir le sabre comme on tiendrait un petit oiseau : trop serré on risque de faire mal à l’oiseau, trop lâche l’oiseau va s’envoler. Ce genre d’aphorisme, selon moi, est essentiel pour saisir la dialectique du trop et du pas assez au cœur de toute pratique. Mais la didactique a souvent tendance à l’intellectualisme, il me semble, dans la réification des savoirs, et dans l’oubli – ou du moins la mise à distance – de la pratique.
LPA. En tant qu’universitaire, quel est ton rapport à la recherche, et au travail théorique ? Peux-tu parler de ton travail de lecture, du fait d’y opérer des liens en t’appuyant sur des travaux très différents voire extérieurs à la didactique ? Comment penses-tu cette pratique, et comment la mets-tu en œuvre dans ta vie quotidienne ?
GS : Il y a, dans le travail de beaucoup de chercheurs il me semble, une tension entre deux nécessités, en liaison avec le nécessaire travail théorique et empirique propre à ce qu’on étudie. D’une part la nécessité de se cultiver, d’appréhender des œuvres en tant que pratiques, aussi différentes que possibles. Je me souviens du mot de Piaget qui disait en substance que lorsqu’il travaillait sur un livre, il avait pris l’habitude de ne rien lire du sujet, mais de lire beaucoup « autour ». D’autre part la nécessité d’élever les abstractions qu’on absorbe ou qu’on construit ainsi au concret. C’est une manière de faire que j’aime mettre en œuvre, dans mes modestes limites. Mais ce qui prend de plus en plus le dessus dans mon travail, c’est vraiment l’étude des accomplissements pratiques, de la manière effective dont les gens travaillent et transmettent. Il me semble que nous devons produire des collectifs en correspondance avec les différentes cultures, les différents modèles de culture autour de nous. Par exemple, Deleuze, dans son abécédaire, explique qu’après la parution de son livre sur Leibniz (Le pli. Leibniz et le baroque), des surfeurs lui avaient dit que ce dont il parlait dans son livre, c’était exactement ce qu’ils faisaient, eux, avec les vagues. Je suis convaincu que de telles correspondances peuvent s’établir et ont en elles-mêmes une grande valeur. Les ingénieries coopératives – qui, selon moi, devraient jouer un rôle majeur dans cette étude des accomplissements pratiques, des arts de faire – sont de tels collectifs. Au sein de tels collectifs, les professionnels sont des professionnels-chercheurs qui, en même temps, accomplissent la pratique et coproduisent les dispositifs dans lesquels elle s’accomplit en coopération avec des chercheurs sur la profession.
LPA. La TACD vise à éclairer le phénomène didactique à partir de ce qui a lieu lorsque plusieurs personnes (un enseignant et un enseigné) agissent ensemble. Elle le fait donc en convoquant de multiples références et son originalité dans le champ didactique tient aussi à cette ouverture. Mais envisages-tu cette théorie de l’action comme une contribution qui dépasse et déborde le champ didactique pour s’offrir en véritable philosophie de l’action ? Et quelle serait ta vision de l’homme en tant qu’être de culture ?
GS : Pour moi, la didactique devrait devenir la science de l’éducation, comme je le disais plus tôt, la science des faits de culture qui touchent, de près ou de loin, à l’éducation. Cette science, de mon point de vue, devrait être une science pauvre, pourrait-on dire, ancillaire. Ce qui est extraordinaire, me semble-t-il, c’est la culture des êtres humains, leurs modèles de culture, comme disait Ruth Benedict. Une science de l’éducation devrait donc être une science de la culture, qui tente de comprendre comment, de fait, les cultures et leurs modèles s’accomplissent, s’épanouissent, et se transmettent.
LPA. Tu es à l’initiative de la création d’un collectif de chercheurs (Collectif Didactique pour enseigner, CDpE) autour de la théorie dont tu es le fondateur (théorie de l’action conjointe en didactique, TACD) et créateur d’un séminaire de travail mensuel (le Séminaire action) qui fonctionne depuis plus de 20 ans. Qu’est-ce qui fait durer un tel collectif ?
GS : C’est que certaines personnes qui veulent mieux comprendre ce que c’est qu’enseigner, apprendre, transmettre, se sont trouvées réunies, se sont relativement bien comprises, et se sont mises à travailler ensemble, en accomplissant des travaux de recherche. Elles ont trouvé, au sein des instituts de formation, un lieu qui pouvait abriter leur travail. Elles ont ainsi créé, peu à peu, un collectif de pensée, comme disait Fleck. Ensuite, la difficulté consiste à développer ce collectif de pensée et le style de pensée qui le caractérise, avec densité, mais sans enfermement : au contraire vers plus d’ouverture, toujours plus d’ouverture, vers les personnes et vers les œuvres.
LPA. L’éducation connaît actuellement une crise sans précédent. La formation initiale des jeunes professeurs y est notamment pointée du doigt. Si l’on veut transformer le système d’enseignement, tu parlais il y a une dizaine d’années de cliniques de l’éducation, que faudrait-il selon toi faire en priorité aujourd’hui ?
GS : Nous nous sommes récemment exprimés, Loïs Lefeuvre, Yves Chevallard et moi, sur le sujet. Il faut de ce point de vue reconstruire à la fois la profession de professeur et la profession de chercheur. Pour reconstruire la profession de professeur, une solution ambitieuse et simple existe : introduire systématiquement des unités de préprofessionnalisation durant la licence ; placer un concours professionnel exigeant sur le plan des savoirs en fin de licence ; consacrer les deux années de master à la formation au métier, au sein d’écoles ou d’instituts de formation universitaires autonomes, sur le modèle des écoles d’ingénieurs autonomes, comme les ENSAD, les professeurs en formation ayant le statut de fonctionnaires stagiaires, le mémoire de recherche professionnelle, centré sur la pratique de classe, étant accompli dans les meilleures conditions de coopération ; enfin, entériner la fin de ces deux ans de formation initiale par un master spécifique « sur titre de professeur », à l’instar de ce que font les écoles d’ingénieurs, un master qui permette aux professeurs d’éventuellement poursuivre en thèse professionnelle spécifique, modèle de thèse qu’il nous faut inventer. À la suite de cette formation initiale renouvelée, la formation continue doit être forte et régulière, fondée sur des collectifs de professeurs et de formateurs travaillant ensemble sur les problèmes fondamentaux de la pratique, en lien étroit avec des chercheurs, dans le développement continu d’une organisation coopérative du travail. Construire des liens étroits avec la recherche est une nécessité de la formation initiale et de la formation continue, et plus généralement une nécessité pour la profession. Imaginerait-on des avocats, des médecins, des ingénieurs, dont la formation se ferait sans lien étroit avec la recherche ? La profession de professeur doit gagner son autonomie, à l’instar de celles citées ci-dessus, et pour cela elle doit s’appuyer sur une véritable recherche professionnelle. Cette recherche n’est l’apanage d’aucune discipline de l’université, mais elle doit instituer comme son objet fondamental le travail même du professeur, dans sa signification première : la transmission intelligente des savoirs et l’étude des questions vives de la culture, on pourrait dire l’intelligence de culture et des modèles de culture qui la font vivre. Les recherches en éducation dont les objets sont autres sont bienvenues lorsqu’elles permettent de mieux comprendre l’action du professeur avec les élèves, mais l’important est que la recherche qui fait du travail du professeur dans les classes son objet de science soit significativement développée. Pour cela, l’infrastructure actuelle est insuffisante. En 2011, l’Institut français de l’éducation (IFÉ) a remplacé l’Institut national de recherche pédagogique. L’IFÉ est aujourd’hui une composante de l’École normale supérieure de Lyon. Là aussi, une forme d’autonomie doit prévaloir. Il faut construire, par exemple sur la base de cet institut – et notamment en développant les Lieux d’Éducation Associés qu’il fédère – ce qui pourrait constituer un INSERM pour l’éducation, un institut national de l’éducation et de la recherche en éducation, l’INÉRÉ, établissement public à caractère scientifique et technologique qui deviendrait un lieu crucial de la rencontre entre celles et ceux qui travaillent « dans » l’école et « sur/avec » l’école. Dans notre Collectif Didactique pour enseigner (CDpE), nous avons en projet l’institution d’une association, réunissant les personnes et les collectifs les plus divers, dont le projet consiste à affiner, mieux penser, et donner matière aux lignes qui précèdent.
LPA. Freud écrivait dans les Cinq leçons sur la psychanalyse « l’homme énergique et qui réussit, c’est celui qui parvient à transformer en réalité les fantaisies du désir ». Comment, d’après toi, serait-il possible de susciter davantage de désir chez les jeunes générations pour les métiers de l’enseignement tandis que nous traversons actuellement une crise vocationnelle sans précédent et que nous observons, dans le même temps, un désintérêt de beaucoup de jeunes pour les objets de la culture ?
GS : Pour moi, la crise vocationnelle dont tu parles est la conséquence logique de la destruction entreprise du métier de professeur, depuis une quinzaine d’années. Pour ce qui est du désintérêt pour les objets de la culture, c’est une question immense. Je suis plutôt frappé, moi, par la manière dont les personnes, jeunes ou vieilles, peuvent se prendre de passion pour les œuvres de l’humanité lorsqu’elles les rencontrent d’une certaine manière. Il me semble que l’école classique a failli, je dirais presque depuis toujours, à organiser la rencontre du plus grand nombre avec les œuvres. Péguy affirmait, de manière à la fois et performative et programmatique, que l’instituteur assure la représentation de la culture. Il me semble que l’école classique a presque toujours échoué à le faire, et qu’il est urgent de s’y mettre.