Questions à Augustin Berque

DOI : 10.57086/lpa.328

p. 11-19

Notes de la rédaction

Questions rédigées par Frédérique-Marie Prot, Anne-Laure Le Guern, Loïs Lefeuvre, Nicolas Kœssler, Henri Louis Go.

Texte

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La question de l’enfance est d’abord ce qui a été raté dans l’histoire humaine. Nous conjecturons qu’un des éléments sur lequel il faut s’interroger est de repenser un lieu pour l’enfance, pour préserver la part d’enfance des enfants et transformer les conditions de transmission de la culture. Au regard de cette nécessaire reconstruction, vos travaux nous semblent à bien des égards permettre de penser à nouveaux frais l’espace et le temps dits « scolaires ». Nous avons tenté d’organiser en huit moments les questionnements que nous souhaitions vous soumettre. Nous avons essayé de construire nos questions de façon à vous les proposer sous plusieurs aspects.

Q1. Votre concept de mésologie, science qui étudie les milieux, permet de penser le « milieu » en tant qu’il est toujours expériencié, notamment en rapport avec l’action humaine, milieux d’ailleurs « pas seulement objectifs mais vécus par des sujets » (Berque, 1990, p. 94). Dès l’enfance, notre mémoire inconsciente est habitée de toutes sortes de mots liés à des expériences corporelles et affectives, qui cherchent une place dans l’expression langagière et dans le vécu corporel ultérieur. C’est ainsi que se nouent les relations entre les enfants et un lieu, dépassant la supposée limite entre un dedans et un dehors, car ces deux dimensions ne cessent de s’interpénétrer. Le lien aux autres inclut le rapport au lieu, qui est forcément chargé d’affects. Partant, la mésologie peut-elle selon vous intéresser les sciences de l’éducation ?

R1. Le principe d’un milieu humain, c’est que l’être humain n’est pas seulement un corps individuel, mais aussi, et indissociablement, un corps médial, éco-techno-symbolique, autrement dit un milieu qui se forme et évolue tout au long de la vie, et en particulier au cours de l’enfance. Cela concerne donc directement les sciences de l’éducation, dont l’objet ne se borne pas à inculquer des savoirs plus ou moins abstraits, mais fondamentalement à assurer la transmission concrète de ce corps médial à chaque personne individuelle. En ce sens, on peut considérer l’éducation comme une mésologie active.

Q2. Vous êtes géographe et l’on vous dit aussi philosophe. Est-ce pour des questions d’ontologie ? De création de concepts ? Tenez-vous aux disciplines telles qu’elles se sont développées en France et résistent encore ? Les sciences de l’éducation sont considérées par certains à partir des « disciplines contributives » et la géographie est toujours oubliée… Il existe pourtant des recherches qui revendiquent d’être des géographies de l’école ou des recherches qui s’ancrent dans la géographie et qui prennent l’école et les phénomènes d’enseignement-apprentissage pour objet. On peut par ailleurs penser les sciences de l’éducation comme des « studies ». Quelle place peut avoir, pour vous la géographie ? (et quelle géographie dont la vôtre ?)

R2. Notre système éducatif a traditionnellement associé l’histoire et la géographie (d’où nos « profs d’histoire-géo »). Le fondateur de l’école française de géographie, Paul Vidal de la Blache (1845-1918), a commencé sa carrière comme historien, et par la suite, il n’a cessé d’insister sur l’interrelation de l’histoire et de la géographie dans les milieux humains. Cela le fit insister sur la contingence historique des réalités géographiques, récusant ainsi le déterminisme qui dominait alors les écoles de géographie allemande et anglo-saxonne. Cette position épistémologique a été qualifiée de « possibilisme » par l’historien Lucien Febvre (1878-1956). Cela signifie que, l’environnement naturel serait-il à peu près le même, des sociétés différentes pourront développer historiquement des civilisations différentes. Ce principe correspond à ce que le grand naturaliste germano-balte Jakob von Uexküll (1864-1944) a expérimentalement démontré pour le vivant en général, à savoir que, le donné environnemental (Umgebung) serait-il le même, des espèces différentes y développeront chacune son propre milieu (Umwelt). C’est ce processus de « contre-assemblage » (Gegengefüge) entre l’espèce et son milieu, ou entre la société et son milieu, qui m’a mené au concept onto/logique (à la fois logique et ontologique) de trajection, qui veut dire primordialement que la réalité n’est ni seulement un pur objet, ni seulement une pure représentation subjective, mais qu’elle est trajective, c’est-à-dire qu’elle va et vient entre les deux. Or ce qui m’a conduit à cette position, qu’on peut qualifier d’ontogéographique, c’est justement la géographie, qui m’a forcé de constater qu’un même donné environnemental peut avoir une réalité très différente selon les humains concernés. C’est dans le droit fil de la géographie vidalienne, mais ce qui m’a fait pousser la question jusqu’au plan onto/logique, c’est le contact approfondi avec une culture très différente de la mienne : le Japon. C’est en ce sens, celui en somme d’une écophénoménologie, que j’ai repris le terme désuet de « mésologie », mais en modifiant le sens qu’il avait à l’origine (une écosociologie déterministe). Cela correspond désormais à ce qu’Uexküll appelait Umweltlehre (« science du milieu », par distinction avec Ökologie, science de l’Umgebung), et Watsuji (Watsuji Tetsurô, 1889-1960) fûdogaku, par distinction avec l’écologie (seitaigaku), science de l’environnement objectif. Il s’agit de savoir en tant que quoi – en tant que quelles choses concrètes –, pour tel ou tel être, existe ce que sont en soi, c’est-à-dire abstraitement, les objets de l’environnement (l’Umgebung). Autrement dit, en tant que quel milieu l’environnement existe pour l’être concerné. Par exemple, la même neige (H20) peut exister en tant que ressource pour le vendeur de skis, en tant que contrainte pour l’éleveur qui doit faire stabuler ses vaches, en tant que risque pour l’automobiliste, ou en tant qu’agrément pour le skieur. Au niveau du vivant en général, comme l’a montré Uexküll, un même en-soi – par exemple une même touffe d’herbe – existera concrètement selon un certain « ton » (Ton) : en tant qu’aliment (Esston) pour une vache, en tant qu’obstacle (Hinderniston) pour une fourmi, en tant qu’abri (Schutzton) pour un scarabée, etc. En fonction de l’être concerné, ce sont des choses (des réalités) différentes, bien que l’objet soit le même ; et c’est cela que veut dire la trajection, qui correspond à ce qu’Uexküll appelait « tonation » (Tönung).

Q3. Quelle que soit la réalité factuelle des choses physiques, et quelle que soit la perception que quelqu’un peut en avoir, un milieu se manifeste comme « un ensemble de prises avec lesquelles nous sommes en prise » (Berque, 1990, p. 101). Car qu’est-ce qu’une « prise » ? C’est « la branche quand la main la saisit, l’aspérité si l’orteil s’y cale » (ibid., p. 100). Autrement dit, c’est une prise pour celui qui s’en sert comme une prise. Dans la perspective de penser un idéal d’école, quels éléments selon vous pourraient faire « milieu » et faire « prise » dans un lieu partagé et partageable par tous les enfants ? Comment décririez-vous une école de culture écouménale ?

R3. Il ne s’agit pas seulement de perceptions différentes d’une même réalité, mais bien de réalités différentes, qui par effet en retour influencent l’être, ce qui va conditionner l’histoire, et, à une autre échelle de temps, conditionner l’évolution. C’est ce que la mésologie résume par la formule « l’être se crée en créant son milieu ». Les divers êtres ont des prises différentes sur le donné physique, et cela les conditionne eux-mêmes en retour. Pour les milieux humains, dont l’ensemble forme l’écoumène, je parle de prises écouménales. Il y a là réciprocité : ces prises nous donnent prise, et nous avons prise sur elles. Elles seraient autres si nous étions d’autres êtres, et pourtant, ce seraient physiquement les mêmes objets. « Prise » a ici un sens proche de celui d’« affordance » chez le psychologue James Gibson (1904-1979). Or prendre conscience de cette trajectivité des choses, en somme reconnaître qu’un même objet peut exister différemment pour autrui, c’est le B A BA du respect d’autrui, de la convivialité, et en ce sens, c’est le B A BA d’une bonne éducation. C’est ce qui, entre autres, permet d’éviter les guerres de religion, et c’est le fondement de la démocratie : accepter qu’autrui puisse voir les choses autrement. Une école de culture écouménale, autrement dit un enseignement d’inspiration mésologique, reposerait sur ce principe. Je joins un texte récent, où je détaille un peu cette relation entre mésologie et démocratie. Mais attention : il ne s’agit pas là de relativisme culturel, ce qui mènerait à mettre sur le même plan démocratie et totalitarisme. Pourquoi ? Parce que la singularité des milieux n’abolit pas l’universalité de l’environnement, qui reste la base objective de tout milieu singulier. Ce rapport entre l’universel et le singulier, c’est une vieille question philosophique, trop complexe pour que je la détaille ici, mais la mésologie montre justement, onto/logiquement, comment l’universel et le singulier se supposent l’un l’autre. Il n’est évidemment pas question de faire comprendre ça à des enfants, mais les enfants peuvent très vite comprendre pourquoi, concrètement, la réalité diffère selon les êtres, et pourquoi nous devons respecter autrui pour vivre ensemble.

Q4. Vous reprenez les travaux du philosophe japonais Tetsurô Watsuji (1889-1960) pour montrer qu’en 1935 celui-ci avait déjà élaboré une distinction importante entre l’environnement (kankyô) et le milieu (fûdo). Cette distinction ne s’exprime plus au niveau général du vivant comme l’entendait le biologiste Jakob Von Uexküll (1864-1944), mais s’observe à l’échelle de l’humain, intégrant une dimension culturelle et symbolique. L’adéquation réciproque entre le sujet humain et son milieu constitue ce que vous nommez la médiance, concept s’inspirant de celui de fûdosei créé alors par Watsuji. Certains paradigmes pédagogiques alternatifs, comme ceux du mouvement de l’éducation nouvelle entre 1920 et 1940, vous semblent-ils avoir préfiguré l’intégration de quelque chose comme un modèle mésologique dans leurs cultures et pratiques scolaires ?

R4. Je vous corrige tout de suite : la mésologie d’Uexküll, avant même celle de Watsuji, fait bien la distinction entre environnement (Umgebung) et milieu (Umwelt). Elle a du reste été la première à le faire. En outre, en tant que science de la nature, elle l’a fondée sur la méthode expérimentale, tandis que la mésologie watsujienne, portant sur l’humain, ne pouvait le faire que sur la méthode historique. Le concept de contre-assemblage (Gegengefüge) entre l’animal et son milieu, chez Uexküll, correspond à celui de fûdosei chez Watsuji, que j’ai traduit par médiance. Il s’agit du même couplage dynamique entre l’être et son milieu. N’étant pas versé en histoire de la pédagogie, je ne peux pas répondre à votre question sur l’Éducation nouvelle. Vous êtes mieux placés que moi pour le faire… Tout ce que je peux dire, c’est qu’une éducation inspirée par la mésologie s’efforcerait de faire comprendre aux enfants qu’on n’est rien sans un milieu, c’est-à-dire sans autrui et sans notre interrelation avec les choses qui nous entourent. Cela représente un sacré décalage par rapport à l’hyperindividualisme contemporain, qui est fondamentalement inauthentique : nous croyons être de plus en plus libres, alors qu’en fait, nous dépendons de plus en plus de notre milieu éco-techno-symbolique. Sans cette médiance, l’être humain, aujourd’hui, serait incapable de survivre plus de quelques jours.

Q5. Le modèle type de l’école datant de la IIIe République comprend le bâtiment de la mairie au centre surmonté sur la façade de la devise républicaine, des écoles de filles et de garçons de part et d’autre, et les logements de fonction à l’étage. Actuellement, il est possible d’observer une diversité de bâtisses dont certaines s’apparentent à d’anciens bâtiments recyclés par la République : anciens hospices, anciens asiles, anciennes maisons d’école, etc. Il est aussi fréquent de trouver, dans les milieux ruraux notamment, de petites écoles issues des lois Ferry mais qui présentent aujourd’hui une fonctionnalité toute relative. Quel serait votre diagnostic de la forme scolaire classique qui domine encore dans nos écoles ? Quelles traces du paradigme occidental moderne classique relevez-vous dans notre forme scolaire actuelle ? Sous quelles formes et sous quelles figures ? La mésologie permettrait-elle de repenser l’aménagement et l’architecture en vue d’une recosmisation salutaire à la composition d’un monde soutenable, c’est-à-dire avant tout habitable, « Habiter comporte une fonction essentielle à ce qui tisse le monde » (Berque, 2007, p. 54) ? « Habiter l’école », est-ce selon vous possible ? Auriez-vous des pistes concrètes ou propositions à la mise en œuvre d’un tel projet ? L’éducation est-elle une dimension de l’habitation ?

R5. Cette question s’apparente à celle dont j’ai traité dans un opuscule à propos de l’architecture : Descendre des étoiles, monter de la Terre : la trajection de l’architecture (Éoliennes, 2019). L’idéal en ce sens, c’est de trouver, cas par cas, l’accord idoine entre l’universel et le singulier. On ne peut pas faire les écoles ni dispenser l’enseignement selon un modèle standard et ubiquiste, en ville comme à la campagne, dans un port comme dans un bourg de montagne. Il faut tenir compte du milieu. Les écoles, tout comme leur architecture, doivent être en harmonie avec le milieu où elles s’insèrent, et qui n’est jamais le même. C’est à cette condition qu’elles peuvent rendre les enfants heureux, l’enseignement efficace, et contribuer ainsi concrètement à faire vivre la société. Encore une fois, il ne s’agit pas de tomber dans le culturalisme, en l’occurrence le localisme. Il s’agit toujours de trouver, cas par cas – au lieu le lieu (sono ba sono ba) comme on dit en japonais –, un accord entre l’universel et le singulier, et c’est justement ce rapport qu’éclaire la mésologie.

Q6. En 1934, l’École Freinet (Vence, 06) a été conçue et construite par Élise et Célestin Freinet comme un espace scolaire qui est un véritable lieu autre. Cet espace scolaire différent constitue en soi une hétérotopie paysagère, que nous appelons, selon les concepts berquiens, un milieu paysagé. Cela signifie que ce lieu pour la pédagogie est un lieu aménagé pour prendre soin des enfants. La question des sensations éprouvées par les plus jeunes dans un lieu architectural est essentielle. L’espace fait l’objet d’une expérience d’abord corporelle, kinesthésique, sensorielle, et émotionnelle. La question du bien-être, en tant qu’il s’agit d’être bien et en harmonie, est centrale dans la pensée des Freinet, dans leur vie, leur biographie, et dans l’expérience de l’École Freinet. Considérer le milieu comme une valeur voire comme une norme en matière d’éducation suscite la nécessité de le penser, et de le reconnaître comme tel, terreau propice au bien-vivre de l’enfant. Il découle de cette réflexion que le bien-vivre met en jeu la question générale du sens éprouvé de la vie. Que pensez-vous de la perte d’intérêt que l’on peut observer notamment dans l’éducation pour ces questions du sens éprouvé de la vie ?

R6. Entièrement d’accord avec ce que vous venez de dire. La perte d’intérêt pour le sens éprouvé de la vie, dont vous parlez, fait partie de la tendance générale de notre civilisation à l’abstraction, ce qui est au fond une déterrestration : l’illusion mortifère selon laquelle l’être humain peut s’émanciper de son fondement terrestre, lequel n’est autre que la possibilité de notre vie sur Terre. C’est cette abstraction qui a conduit notre civilisation à déclencher la sixième extinction de la vie sur Terre. Nous devons absolument recouvrer nos liens avec la Terre, ce qui passe par le respect de la vie en général, donc nécessairement par le sens concret de la vie que nous devons inculquer à nos enfants. C’est à l’opposé du mécanicisme et du numérisme, bref de l’abstraction qui domine de plus en plus notre monde, et cette reconcrétisation est une tâche urgente, une urgence de vie ou de mort.

Q7. Vous semblez concevoir les chaînes trajectives dans une perspective de description où passant d’un S en tant que P à P' puis P'' (etc.) on peut ainsi se donner les moyens méthodologiques et épistémologiques de montrer comment ces points de vue (sur S) changent selon une certaine inclination. Mais cela renvoie beaucoup à des points de vue singuliers (vous insistez bien sur la ternarité de S en tant que P pour I). Quid d’une pensée collective sur S ? Il semble que vous envisagiez aussi la chaîne trajective à l’échelle d’une société, pour rendre compte d’une évolution voire d’une rupture radicale dans la chaîne de pensée au sein d’une société (à propos d’un objet du monde, comme la conception de l’architecture, par exemple). Concevez-vous que pour les institutions chargées de transmettre des connaissances, il puisse y avoir une description sous forme de chaînes trajectives de ce qui est à transmettre, et qui relèverait alors d’une normativité certaine (les P, P', P'' étant intentionnellement choisis, par ceux qui sont chargés de construire le point de vue sur S) ?

R7. Le principe des chaînes trajectives vaut à toutes les échelles spatio-temporelles, l’histoire humaine comme l’évolution des espèces, et le collectif comme l’individuel. Pour ce qui concerne les sociétés humaines, il y a donc des pensées collectives sur S. L’exemple type, ce sont les religions. Dans le même ordre d’idées, l’analogie entre les chaînes trajectives et les « chaînes sémiologiques » dans les Mythologies (1957) de Roland Barthes (1915-1980) aide à comprendre comment cela fonctionne. Il en va de même pour les paradigmes scientifiques, bien que la science repose sur le principe inverse de celui de la religion : elle vise à saisir l’en-soi de S (qui est ici l’objet), autrement dit à absolutiser S, tandis que la religion absolutise P (la Parole, qui n’est autre que Dieu, comme le résume exemplairement le préambule de l’Évangile selon saint Jean). Toutes les idéologies, y compris le scientisme, tendent en fait à absolutiser P, alors que la vraie science sait bien que le fait même de saisir S est le saisir en tant que quelque chose (S/P : S en tant que P). On n’accède donc jamais qu’à un « réel voilé » (autrement dit S/P : une chose, jamais l’objet en soi), comme disait le physicien Bernard d’Espagnat (1921-2015) ; et cela parce que, comme l’a écrit l’un des plus grands physiciens du xxe siècle, Werner Heisenberg (1901-1976), « la méthode transforme son objet ». Autrement dit, elle en fait S/P (une chose), ce qui n’est pas S (l’objet pur). L’autre différence essentielle entre science et religion, c’est que la science remet constamment en question ses paradigmes, alors que pour les croyants, les dogmes religieux sont sacrés. Il est sacrilège de les remettre en question. D’où les fanatismes et les guerres de religion, qui sont des réalités humaines. Cela concerne directement la pédagogie, car l’enseignement, qui s’adresse concrètement à des êtres humains, doit être modulé en fonction du milieu où il est pratiqué. Notre école publique est laïque, ce qui ne veut nullement dire qu’elle doit imposer un athéisme universel, mais faire en sorte que puissent coexister en paix les diverses religions, donc les traiter avec respect. Ce respect nécessaire de l’altérité pour pouvoir vivre ensemble, c’est ce que n’ont pas compris bon nombre de nos enseignants, d’où des drames comme celui de l’assassinat de Samuel Paty à Trappes.

Q8. S’il s’agit de tenter de faire parcourir des chaînes précises, toute la question didactique consiste alors à passer de cette entreprise de normativité sur S à un point de vue concret et adopté par chacun sur S ; faire en sorte que chacun chemine, pour lui et en lui, en tant que P puis P' puis P'' (y compris en construisant une singularité de pensée sur S) est chose complexe. Le chacun serait ici l’élève dans l’institution scolaire. Cela pose la question de la textualisation des savoirs en lien avec le recours aux chaînes trajectives mais surtout la façon d’y parvenir (par reconstruction de la forme scolaire) pour, à la fois, construire collectivement ces chaînes tout en laissant la possibilité à chacun de s’émanciper au travers de ce cheminement. Que pensez-vous de cette tentative de penser l’école… « À l’école d’Augustin Berque » ? Que pensez-vous des propositions qui sont faites ? Comment définiriez-vous une formation mésologique au métier d’enseignant ? Quelles transformations du modèle de formation impliquerait-t-elle ?

R8. L’idéal d’un enseignement d’inspiration mésologique, ce serait d’imiter ce que fait la vie : actualiser (réaliser) indéfiniment l’universel en termes singuliers, dont chacun renvoie indéfiniment à l’universel. C’est justement ce que ne font pas les machines, qui dupliquent indéfiniment le singulier à l’identique. La vie, qui est une, n’existe qu’en des millions d’espèces et des millions de milieux, dont procèdent des milliards d’individus, sans lesquels ni ces milieux, ni ces espèces, ni la vie n’existeraient. En termes de pédagogie, cela signifie qu’un enseignement, tout en se situant dans un cadre général abstrait (un programme), doit toujours s’adapter concrètement aux circonstances où il se réalise. Même si le programme est le même à Trappes et à Auteuil, on ne doit pas le plaquer identiquement à Trappes et à Auteuil. Trouver la Tönung – la trajection – idoine, c’est le B-A BA de la pédagogie, qui procède d’une règle morale de base : respecter autrui, pour pouvoir vivre ensemble.

Palaiseau, 23 avril 2022.

Bibliographie

Berque, Augustin (1990). Médiance. Belin.

Berque, Augustin (2007). « 3. Qu’est-ce que l’espace de l’habiter ? », dans T. Paquot (dir.), Habiter, le propre de l’humain. Villes, territoire et philosophie, p. 53-67, La Découverte.

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Référence papier

La Pensée d’Ailleurs et Augustin Berque, « Questions à Augustin Berque », La Pensée d’Ailleurs, 5 | 2023, 11-19.

Référence électronique

La Pensée d’Ailleurs et Augustin Berque, « Questions à Augustin Berque », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 5 | 2023, mis en ligne le 20 octobre 2023, consulté le 28 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=328

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La Pensée d’Ailleurs

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Augustin Berque

Géographe et orientaliste, directeur d’études retraité à l’École des hautes études en sciences sociales.

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