Introduction : les antagonismes de l’éducation artistique
L’éducation artistique, c’est peut-être faire accéder l’enfant à une connaissance sensible de lui-même, c’est-à-dire développer ses perceptions, ses sensations, ouvrir une porte sur son monde intérieur, le dévoiler pour l’aider à devenir soi et cet accès à son unicité autorise la reconnaissance de l’autre différent de lui
(Lascar, 2000, p. 9).
Quelque chose s’esquisse, se murmure, avec prudence et incertitude… Évoquer l’éducation artistique demande peut-être de se confronter à ce que l’être humain a de plus singulier, de plus intime, de plus mystérieux. Comme pour Lascar dans cette citation, le projet éducatif se caractérise par son ampleur en même temps que sa difficulté : comment faire accéder l’enfant a une connaissance sensible de lui-même ? Comment comprendre même ce sensible ? Comment inscrire cette ambition, la plus ténue et la plus fine, dans les cadres organisationnels de l’école ? Réfléchir à l’éducation aux arts et par les arts confronte à leur « promesse éducative » (Kerlan, 2021) en même temps qu’au défi d’engager les pratiques éducatives et transmissives qui répondraient à cette espérance. Comme le montre également Kerlan (Kerlan et Teyssier, 2004), l’éducation artistique provoque au mieux des « bougés » dans la forme scolaire – des déplacements minimes qui laissent espérer de plus grandes évolutions mais dont il faut bien constater la faible ampleur.
Comment alors concevoir une éducation artistique qui scolarise le sensible ? Y a-t-il une spécificité des arts à l’école, ou ne faut-il pas considérer plutôt que les arts ouvrent la voie à une école différente, plus ouverte à l’intime et au subjectif ? Comment surmonter la dualité entre une ambition « descendante » de transmission et un projet éducatif davantage centré sur les élèves, leurs besoins, leurs préoccupations ? L’éducation artistique interroge simultanément les savoirs et les contenus que l’on peut chercher à transmettre, les relations pédagogiques entre élèves de même qu’entre élèves et enseignants, autant que l’organisation des activités – la forme des enseignements. En considérant les sujets, en favorisant les attitudes, en développant des pratiques créatives, elle est significative de toute philosophie de l’éducation en interrogeant comment le collectif permet l’individuel, comment l’imposé nourrit la liberté, et comment le passé soutient le futur. Quelles voies d’élaboration trouver à ces tensions constitutives ? Quelles ressources de pensée et d’action solliciter alors ?
L’article se propose de mobiliser la pensée et l’œuvre de Meschonnic afin d’élaborer la dualité entre transmission et éducation. Peut-être n’y a-t-il pas de solution aux contradictions qui constituent l’éducation. Entre immédiat et médiat, entre appel à la singularité et détour par une formation longue, entre ce qui relève d’une attitude et l’outillage nécessaire à la formation et à l’affirmation de cette attitude, Meschonnic montre qu’il n’y a pas de point de stabilité. Il importe d’abord d’avancer et de cheminer, de se confronter à l’inconnu en soi de même qu’à l’inconnu du monde. Face au risque de prononcer des dualités incompatibles et de renoncer à un aspect de la formation, il est nécessaire de penser conjointement les dynamiques subjectives et l’importance de la culture. Meschonnic montre ainsi comment le rapport à soi est toujours un rapport médiat, nourri par les œuvres appropriées comme les productions personnelles, rapport qui se joue dans une écriture où vie et langue se confrontent. Tel est le poème : lorsqu’une « forme de vie transforme une forme de langage et qu’une forme de langage transforme une forme de vie » (Meschonnic, 2001, p. 35). L’éducation artistique se joue alors dans ce rapport entre vie et langage – deux dimensions que noue le poème comme acte rythmique.
Meschonnic est enseignant-chercheur, traducteur et poète. Ces trois aspects sont complémentaires puisqu’il s’agit, inséparablement, de produire, de se confronter aux textes écrits dans des langues étrangères, et de réfléchir au travail conjoint de la langue et du sens. À la lumière de cet auteur, nous voudrions explorer les pouvoirs de la pratique littéraire et artistique, et ainsi mieux comprendre comment l’éducation artistique s’adresse à la part d’inconnu dans chaque sujet, en contribuant à son pouvoir de transformation. Une redéfinition se produit, un pas de côté qui fait écho à d’autres démarches, mais que Meschonnic éclaire singulièrement, par la complémentarité qu’il est possible de montrer, chez lui, entre considérations des finalités, des objets de savoir ainsi que des modalités d’enseignement. Ces trois aspects complémentaires constitueront les trois parties de l’article.
1. Clarifier les finalités de l’éducation artistique : permettre le sujet du poème
Il conviendrait d’apprendre aux enfants
à faire des poèmes (mais pas des vers, cette ânerie multiséculaire !) ; à apprendre à réfléchir sur eux-mêmes et à se rendre compte que s’ils écrivent ce qu’ils vivent, ils commencent à devenir des sujets ; leur apprendre aussi que les autres enfants sont des sujets
(Meschonnic, 2010, p. 36).
L’éducation artistique se caractériserait par l’ambition de permettre aux élèves de « faire des vers », cette activité apparaissant comme la voie majeure pour « devenir sujet ». D’où provient ce pouvoir de la poésie, et des arts plus généralement ? Et comment, alors, comprendre le fait artistique même ? Meschonnic donne une première orientation quand il oppose la poésie aux vers, « cette ânerie multiséculaire ». En effet, les vers renvoient à des modèles préexistants, fixés par avance et figés, qui obligent donc à se conformer à un modèle. Le poème, à l’inverse, est une totalité non prédéfinie, qui s’invente à mesure de son écriture. Il ne se réfère pas à un canon stylistique mais aux effets de sens qui s’inventent dans le travail de l’écriture et par l’anticipation sur les lectures à venir. Le poème ne se réduit pas à une forme, et pas non plus à un acte d’expression. Une commentatrice, M. Leopizzi, souligne bien qu’« écrire un poème ne signifie pas raconter ce qu’on sent mais implique le fait de se transformer et d’être transformé ».
Faire des poèmes, commencer à devenir sujet et à considérer les autres comme sujet : ces trois aspects engagent la littérature comme travail de la forme en même temps que travail sur soi. Le projet de l’éducation artistique pourrait être, à lire Meschonnic, de faire éprouver qu’il n’y a pas d’un côté des formes et des structures, et d’un autre des individus formés et déterminés. Pas de forme qui ne soit vécue et éprouvée – pas de forme qui n’informerait pas la sensibilité, la pensée et l’action, sauf à demeurer repliée en elle-même, immobile et lointaine. Mais pas non plus d’humain qui ne s’engage dans l’action comme centre temporel saisissant le passé pour se projeter dans le futur, qui ne s’ouvre à d’autres humains en s’affirmant comme foyer de langue et de culture. Dès lors, l’enjeu éducatif consistera à renforcer cette activité, à la rendre plus consciente et plus active.
Cette invention en chemin qui caractérise l’écriture du poème ne se fait pas à l’aveugle – pas de manière aléatoire – mais dans une tension constante que la notion de rythme caractérise. La notion de rythme, en tant que logique immanente de développement des configurations formelles et subjectives occupe une place centrale dans la pensée de Meschonnic.
1.1. Comprendre le rythme comme puissance d’invention et de transformation
Il est difficile de définir ce qu’est le rythme, tant il s’éprouve avant de se penser, en révélant un pouvoir d’invention et d’émergence du sens. Dans une première approche, on dira que le rythme est « une organisation paradigmatique et syntagmatique de l’énonciation » (Meschonnic, 1982, p. 12) : cette organisation engage des formes, mais celles-ci seront appréhendées dans leurs effets d’émergence d’un sens qui engage conjointement un sujet et une communauté. Le rythme est le pouvoir d’invention au présent de l’énonciation. Et ce pouvoir est force d’émergence des discours, en deçà de tout discours. Telle est bien l’entreprise de la critique selon l’auteur : remettre sans cesse en chantier la compréhension du rythme, dans la mesure où la notion se situe à l’interface – à la frontière – en contestant les dualismes qui aident pourtant à situer et à identifier les objets.
Par contraste, Meschonnic souligne que le rythme n’est pas la cadence ou la métrique : il ne consiste pas en une fixité formelle, une structure préexistante qui déterminerait l’exécution dans sa dimension temporelle. À l’inverse, le rythme peut être considéré comme une logique immanente de déploiement d’un discours, qui retient le passé et s’ouvre sur le futur. Le linguiste s’appuie sur un article de Benveniste consacré à l’étymologie du mot : Benveniste remarque qu’on a improprement attribué au mot rythme non seulement le sens de cadence régulière mais l’idée qu’il aurait été calqué par l’homme sur l’alternance des marées. S’il accepte de lier sémantiquement rythme et couler, Benveniste réfute l’association systématique de ce dernier terme avec « le mouvement régulier des flots » (Benveniste, 1976, p. 328). Le rythme est une forme du mouvant et non une forme fixe. En tant que « manière particulière de fluer », le rythme semble donc le terme « le plus propre à décrire des “dispositions” ou des “configurations” sans fixité ni nécessité naturelle et résultant d’un arrangement toujours sujet à changer (ibid., p. 333). En somme, pour Meschonnic après Benveniste, « le rythme est l’organisation-langage du continu dont nous sommes faits » (Meschonnic, 1999, p. 77).
La notion de rythme conteste en particulier les dualismes en considérant le sujet en action dans l’écriture. Cette notion se retrouve chez d’autres auteurs, avec des enjeux comparables, à savoir manifester une totalité dynamique, une unité se déployant dans le temps. Ainsi Dewey caractérise-t-il l’expérience comme une « stabilité qui n’est pas stagnation mais mouvement rythmé et évolution » (Dewey, 1915-2010, p. 55). Chez ce philosophe, le travail artistique même, comme élaboration de l’expérience, est également caractérisé par la formation d’un rythme :
L’artiste est le seul à faire, relativement aux qualités temporelles et sociales du matériau perceptif, ce qu’il fait relativement à tout le contenu de la perception ordinaire. Il sélectionne, intensifie et concentre par les ressources de la forme : le rythme et la symétrie étant inévitablement la forme que revêt le matériau quand il subit les opérations de clarification et de mise en ordre propres à l’art.
(Dewey, 1915-2010, p. 306)
Mais peut-être l’analyse de Meschonnic est-elle plus précise que celle de Dewey, pour qui le rythme est comparé à la symétrie, donc à une organisation de forme fixée. Donner accès au rythme n’est pas seulement un constat après coup – celui de la qualité de l’œuvre, mais un horizon du travail poétique et formatif. Il ne s’agit pas tant de constater « les ressources de la forme », comme pour Dewey, que de s’engager dans un travail de la forme et dans l’invention qu’elle implique.
Meschonnic se situe dans le présent de l’écriture pour autant qu’une écriture procède en avançant, mais dans une activité qui retient le passé et se projette dans le futur, en jouant de la continuité et de la rupture, des développements et des inflexions : le rythme fait du passé une force d’invention au présent en même temps qu’il éprouve le futur comme l’ouverture de son action. Dès lors, le sujet écrivant est solidaire du sujet lecteur, par un jeu comparable des temporalités où l’instance qui fait parler le texte dialogue avec l’individu lecteur. Le rythme opère donc à la jonction du scripteur et du lecteur, convoquant une communauté d’invention du sens. Il met ainsi en travail conjointement la forme et la signification : car nulle signification n’est donnée par avance mais, par l’écriture, un sens se cherche dans le texte même et qui tâtonne, en appelant reprises et précisions.
Meschonnic élargit donc la compréhension du rythme par-delà le phénomène esthétique et littéraire : « empiriquement, le rythme est partout, hors du langage et dans le langage. Chez tout le monde, à tout moment. Pas seulement chez les poètes » (1982, p. 9). Comme puissance temporelle et dynamique, le rythme considère tout présent en affirmant comment il s’inscrit dans une continuité en même temps qu’il ouvre des possibles inconnus. La notion devient ainsi une puissance de compréhension de l’art comme œuvre et comme pratique, en dialogue avec l’ensemble des pratiques humaines. Une éducation artistique aurait alors pour enjeu de favoriser l’expérience du rythme chez les élèves. Elle agirait pour leur permettre de surmonter les contradictions qu’ils rencontrent inévitablement (entre affirmation personnelle et ouverture à une communauté, entre singularité et culture, entre formes imposées de la langue et labilité de l’intention expressive) pour se construire comme sujets.
1.2. Développer le rythme comme pouvoir de se confronter à l’inconnu
Écrire des poèmes, devenir ainsi sujet : l’enjeu de l’éducation artistique, d’après Meschonnic, est d’aider à se confronter à l’inconnu, de se rapprocher des zones les plus obscures de l’expérience et du sens. L’éducation artistique se caractérise par l’importance accordée à ce qui échappe au manque à comprendre et à l’insaisissabilité du sens :
Un poème est un rapport à notre propre inconnu ; nous sommes tous potentiellement poètes, nous pouvons réfléchir sur notre propre inconnu et cela demande l’effort de reconnaître que ce que l’on sait n’est pas grand-chose par rapport à l’inconnu qui est en nous et à celui du langage
(Meschonnic, 2010, p. 40).
Il ne s’agit pas, bien sûr, de prôner un scepticisme qui conduirait à l’inaction mais bien de s’avancer vers l’inconnu en élaborant des propositions de sens que le poème élabore, fixe provisoirement, et donne à partager. L’enjeu d’une éducation artistique sera alors rien moins que de l’ordre d’une individuation, c’est-à-dire d’une possibilité pour l’élève de s’affirmer comme « sujet du poème », en se situant dans sa relation avec l’histoire et le social, en se connaissant à partir de sa pratique la plus personnelle de la langue. Soulignons, par exemple, que Meschonnic ne manque pas de s’opposer à une idéologie de la créativité individuelle (2009, p. 31), qui néglige le fait que l’humain développe sa pensée et son histoire dans un langage, en lien avec une histoire et une communauté. On ne peut « opposer l’individu au social » (id., p. 95) : c’est que l’individuation n’est pas séparable d’une subjectivation, celle par laquelle le sujet s’approprie la langue et les discours. L’individu se forme en subjectivant l’histoire et le social qui le constituent dans la multiplicité des discours. Le rythme travaille à une subjectivation des humains en opérant au plus près des formes dans leur déploiement. En effet, il soutient « la subjectivation d’un système de discours par un sujet qui s’invente par et dans son discours, qui invente une historicité nouvelle » (Meschonnic, 2008, p. 209). Prendre les arts au sérieux dans leur pouvoir éducatif, ce serait ainsi considérer comment ils favorisent les processus de subjectivation – une subjectivation qui advient à partir d’un « système de discours », selon la citation de notre auteur, ainsi que d’une culture considérée d’un point de vue anthropologique et historique. Ce qui pourrait se jouer dans une éducation artistique, ce serait ainsi « la subjectivation d’un langage par une vie » inséparable de la rencontre par les autres sujets. Ceci implique, comme l’affirme fortement Meschonnic, qu’« un poème est aussi un acte politique » (2002a, p. 123).
Précisons le propos. Si le poème se définit comme une « organisation rythmique intégrée à son mode de signifier » (1982, p. 413), l’enjeu sera bien de permettre aux élèves d’écrire des poèmes, c’est-à-dire de rentrer dans ce travail de subjectivation, de rencontre de la langue et des autres sujets. Cette notion de subjectivation apparaît comme la capacité à « faire sien » le langage, à s’en rendre familier, par ce qui est compréhension (cognitive) et sentiment d’autorisation. Si la langue peut apparaître comme une réalité extérieure et imposée, représentant une norme transcendante, sa subjectivation approche de son énigme, montre sa cohérence, aide à « entrer dans le rythme » de son histoire passée et future. Une telle subjectivation se caractérise par le fait qu’elle n’a pas de fin : de poème en poème, l’enjeu de l’écriture n’est pas seulement de l’ordre d’une expression qui chercherait à rendre compte de l’extension de l’expérience. Mais l’important est bien le caractère réflexif et intersubjectif, l’exercice critique qui naît du fait que le parcours proposé par le texte, et le rythme qui l’anime, ne sont toujours que des propositions, des constructions provisoires. De telles propositions ne sauraient épuiser la signification puisqu’elles font naître, à l’inverse, des significations nouvelles.
Il peut être intéressant de remarquer que notre auteur, dans sa volonté de se situer et de caractériser son projet poétique et éducatif, rencontre certains aspects de la psychanalyse. Pour une part en effet, le linguiste ne manque pas de dénoncer les interprétations réductionnistes qui renvoient l’œuvre à des problématiques psychologiques en prétendant découvrir des significations sous-jacentes aux œuvres. Mais, dans d’autres textes, il se réfère à des recherches comme celles qui portent sur le « Moi-peau » chez D. Anzieu (1985) : « Et le “Moi-Peau”, dont parle Didier Anzieu, ne nous quitte pas » (Meschonnic, 1982, p. 22). De fait, le poème peut se comprendre comme une « peau », interface protectrice et sécurisante en même temps que projective. Il opère avant de signifier. Il est le lieu et l’agent actif d’une interface entre le sujet et ses pensées de même qu’entre le sujet et le monde. La complémentarité entre clôture et ouverture, entre travail des formes et travail de la signification, peut ainsi se comprendre comme transitionnalité. S’ouvrir à l’inconnu demande une disponibilité en même temps qu’une capacité à mettre la langue en travail pour dépasser les stéréotypes, une confiance dans la culture et ses ressources qui caractérisent les enjeux de l’éducation artistique.
1.3. Conclusion : le co-avènement du sujet et du poème
À lire Meschonnic et ses considérations sur l’éducation littéraire, il apparaît que l’éducation artistique pourrait occuper une place spécifique mais non marginale au sein de l’école. En travaillant au plus près de la subjectivité, en mobilisant la langue qui n’est pas seulement un outil mais le tissu même de la pensée et de la conscience de soi (Vygotski, 1934-1997 ; Cassirer, 1923-1972), la poésie engage le sujet dans son rapport à lui-même et au monde, dans le fait même d’exister en lien avec un groupe social et une culture. La perspective poétique devient alors inséparable d’un point de vue anthropologique pour autant que « l’anthropologie est toujours, nécessairement, une “enquête sémantique” portant sur des “êtres humains comme faiseur de sens” » (Meschonnic, 2009, p. 45). La question littéraire et artistique renvoie au cours d’une vie et à l’inconnu de toute vie ; et elle ne se résout pas tant dans un savoir, extérieur à la vie, que dans une pratique poétique, celle d’un dire qui engage tout le sujet, jusque dans son corps. Selon le poète : « Présent absent, facile et difficile, le corps ne peut pas ne pas être en relation avec le langage, ni le langage avec le corps. Tous deux partagent la même histoire, dans un individu » (Meschonnic, 2009, p. 663).
Au centre de l’éducation poétique se situe donc le phénomène subjectif et non les individus déterminés, le sujet dans son rapport à l’inconnu, cherchant à tisser une continuité et à produire un sens. Mais cette finalité éducative se précise dans un travail précis de la langue, qui se donne des objets d’attention et de travail. En promouvant les notions de formes, de rythme et de poème comme des appuis pour la pensée et l’action, s’esquisse un programme éducatif.
2. Fonder l’éducation artistique sur le travail réciproque des formes de vie et des formes de langage
Permettre aux élèves d’écrire des poèmes : l’enjeu est double, comme nous l’avons vu. D’une part, favoriser l’individuation d’un élève capable d’affirmer des choix, des valeurs, un sens donné au monde. Et d’autre part, inséparablement, aider à l’écriture. Le projet anthropologique et politique est inséparable, dans l’éducation poétique de Meschonnic, d’un enjeu de compréhension de la langue, de pratique d’écriture, de production de poèmes. La réflexion éducative se donne un objet précis de travail, à savoir une « théorie du langage » :
Il faudrait enseigner quelque chose qu’on n’enseigne nulle part, et que j’appelle la théorie du langage : le rapport d’interaction qui tient ensemble et transforme l’une par l’autre les choses du langage, du poème, de l’art, de l’éthique et du politique
(Meschonnic, 2002b, p. 128).
Sans définir plus précisément les contenus d’une telle théorie du langage, Meschonnic offre différentes pistes qui marquent un certain déplacement des contenus d’enseignement – ou du moins une conscience renforcée que les rapports d’objets ne sont pas sans impliquer les sujets, donc que les objets enseignés sont inséparables des arrière-plans éthiques et politiques qui leur donnent sens et valeur. Les notions de rythme, de poème et de formes, acquièrent ainsi un pouvoir renouvelé pour penser le projet éducatif dans sa plus grande généralité.
2.1. Le rythme comme vecteur d’attention et comme lieu du travail
Précisons ce qu’il en est du rythme et de la manière dont la notion peut devenir objet d’enseignement, c’est-à-dire d’attention pour les enseignants comme pour les élèves. Peut-être faut-il, pour cela, souligner l’extension très grande des notions, qui dépasse le seul champ littéraire. En reprenant d’ailleurs une image courante, toute production est poème – aussi bien linguistique que musical ou plastique. De même peut-on souligner la prégnance de la notion de rythme dans l’ensemble des arts (musique, arts plastiques, danse, architecture, etc.). Dès lors, il peut être intéressant d’élargir la réflexion de Meschonnic à l’ensemble des arts pour autant que tout art est mise en travail réciproque d’un sujet et d’une langue dans une écriture.
Considérons par exemple un dessin fait par un élève de sixième, Kevin, en cours d’arts plastiques. Kevin est perçu par son enseignante comme un élève rétif, éloigné des références du cours d’art plastique, et même isolé dans le groupe. Le lion qu’il produit en classe est peu valorisé par la classe comme par l’enseignant, probablement parce qu’il apparaît trop enfantin, trop maladroit, en même temps que trop représentatif et distant du domaine des arts plastiques tels que les pratique le collège. Pour l’élève même, la production restera peu investie et valorisée – le lion restant abandonné dans un coin de la classe avant d’être récupéré par le chercheur…
Si la figuration paraît enfantine et éloignée de la référence dessinée (un lion), considérer ses différents rythmes aide à construire le regard. On observera ainsi le rythme des hachures et la variation de leur sens (horizontal, vertical, en biais), de même que l’alternance des couleurs qui organisent un cheminement pour le regard, dans l’alternance entre jaune, orange et brun. On appréciera également la découpe du lion, même si elle ne suit pas précisément les contours de la forme : cette découpe, que réalise l’élève, sépare le motif du fond, fait jouer la limite entre l’objet dessiné et son environnement visuel, en renforçant la matérialité du lion comme figure. La découpe fait néanmoins apparaître les surfaces manquantes ; elle appelle le hors champ comme dialoguant avec la forme. L’incongruité qui peut résulter de ce découpage (en particulier en troquant la forme à l’arrière) est compensée par l’agrandissement progressif du lion, du museau aux pattes – agrandissement qui résulte en particulier de l’allongement de la patte arrière.
Le regard, en interrogeant les rythmes plastiques, dépasse l’impression globale et première pour se rendre attentif aux détails. S’ouvre alors, à partir du constat de la production, l’hypothèse d’une activité : le dessin du lion se laisse ainsi comprendre comme un essai plus ou moins conscient de lui-même, un projet qui se murmure plus qu’il s’affirme mais qui espère être entendu… Le mouvement de l’analyse rythmique fait donc passer de l’objet vu aux formes qui l’animent et qui le structurent ; mais ces formes renvoient à un sujet à l’œuvre, sujet qui agit et qui cherche d’instant en instant, qui fait des choix successifs qui ne relèvent pas d’un plan initial mais d’une subjectivation en marche. Le rythme aide, en effet, à dépasser la déception ou l’impression d’un « n’importe quoi » pour ouvrir sur l’hypothèse d’un sujet à l’œuvre dans ce que l’on pourra appeler le poème. Ce sujet, dans ses rythmes, est travaillé, mais travaille aussi une manière de se situer par rapport au discours scolaire, à la situation d’enseignement des arts plastiques au collège, à un imaginaire et une iconographie du lion, tout autant qu’à un rapport personnel à ses goût, ses sentiments de capacité… Cette production appellerait alors une parole qui retrouverait ses rythmes et qui accompagnerait l’élève vers leur compréhension renforcée.
Constater les rythmes de l’œuvre renvoie à l’activité d’un sujet qui « fait avec » le langage et avec les significations, qui cherche à s’y affirmer, même de manière maladroite et timide. Au total, le rythme articule deux ordres d’interrogation : tout d’abord une attention que l’on peut qualifier de formelle, malgré les mises en garde de Meschonnic et en tenant compte de celles-ci. Comme on le voit dans ses propres analyses de poèmes, le rythme manifeste une matérialité de l’œuvre ; il peut être minutieusement décrit et caractérisé (dans le jeu des silences plus ou moins longs, des continuités et des interruptions, des accélérations et des ralentissements). Et cette attention à la matérialité s’articule avec une ouverture aux mouvements du sujet qui s’inscrivent dans les textes et qui s’en nourrissent. Deux ordres d’interrogation se déploient donc en dialogue, dans ce qui constitue une critique éclairée par une exigence que Meschonnic formule comme éthique, inséparable d’une politique. Le rythme est puissance sous-jacente mais aussi phénomène matériel et objectivable. Ainsi caractérisée, la notion aide à penser les enjeux d’une éducation artistique qui ne se limite pas à la poésie. Ce rythme est inséparable, comme nous l’avons observé de la pratique du poème, qui apparaît également comme un lieu de subjectivation mais aussi comme une pratique, et une œuvre qui s’ouvre à l’étude.
2.2. Le poème entre infralinguistique et transémiotique
En prolongeant l’exemple du lion de Kenny, la lecture de Meschonnic attire l’attention sur le pouvoir des élèves de produire, de mobiliser des formes pour s’engager dans un travail rythmique de recherche et d’affirmation de soi. Le poème manifeste, même en tant que production rudimentaire, un pouvoir que condense cette « simple petite phrase de Montaigne » qu’évoque Meschonnic : « j’y veux pouvoir quelque chose du mien » (Montaigne, 1965, p. 873, cité 2002b, p. 127). Considérer le poème dans son versant subjectif conduit à montrer la possibilité donnée à tous d’affirmer face au monde « quelque chose du mien ». D’où une extension très large, quand le poète propose l’expression de « poème de la pensée » : « Et j’appelle poème de la pensée l’écriture dans et par laquelle un sujet s’invente et se réinvente sans cesse » (Meschonnic, 2009, p. 67). Toute écriture, par quelque voie qu’il s’agisse, engage un sujet qui s’invente, dans une pensée qui n’est pas séparable de ses textes et qui se construit comme écriture. Le poème s’affirme comme objet d’apprentissage, dans sa double face culturelle et subjective, rythmique et signifiante.
Il devient alors possible de préciser l’analyse en donnant plus de consistance au poème. En effet, tout poème est événement langagier inscrit dans une culture et une communauté ; mais il l’est par rapport à ce qui le travaille sourdement, et qui relève des deux phénomènes liés de « l’infralinguistique » et du « transsémiotique » (Meschonnic, 2009, p. 10). L’infralinguistique renvoie à ce qui résiste à toute langue, à ce qui appelle une parole et qui agit en soubassement de tout discours, appelant par son pouvoir d’interpellation une pluralité des langues. Ces langues, dans leur diversité, déploient des discours multiples qui appellent reprise et critique. Les différents arts relèvent ainsi d’un transsémiotique, comme instance de mise en travail de tout langage par l’infralinguistique. Considérer le poème à partir du rythme revient à montrer comment il avance en réponse à un infralinguistique que l’on pourra interroger, non comme un objet saisissable mais comme l’arrière-plan des préoccupations du sujet historique.
Le poème apparaît donc comme un objet remarquable, à la fois texte offert à la lecture et au commentaire, et travail d’exploration. Ces deux facettes sont complémentaires et précisent un programme d’étude. Comme le souligne M. Leopizzi (ibid., p. 479), Meschonnic utilise le mot « poésie » dans deux sens distincts : un sens descriptif et un sens fonctionnel. Le premier touche à « l’ensemble des poèmes écrits, qu’il appelle le stock : « la poésie italienne, la poésie française, la poésie russe, etc. ; la poésie du xvie siècle, la poésie du xxe siècle, etc. ; la poésie de Ronsard, de Hugo, de Leopardi, d’Ungaretti, de Maïakovski ». Le second sens concerne « la condition, le fondement, l’activité d’un poème ». Il paraît important d’insister sur le fait qu’il n’y a pas opposition mais complémentarité : pas de poésie sans « stock » de poèmes. Et aucun écrit ne pourrait être perçu comme poème s’il ne mettait le lecteur en travail, s’il n’était vécu intimement, réécrit d’une certaine manière, dans une signifiance émergente et partagée. Chaque poème peut, en effet, se comprendre comme signifiance, c’est-à-dire écoute des significations qui se cherchent, dans l’« infralinguistique ». La compréhension du poème ouvre alors le projet d’une poétique qui considérera chaque poème comme un essai de signifiance, c’est-à-dire une manière propre d’écouter le travail du sens. Une posture d’étude se forme qui se caractérise par la disponibilité et l’intérêt pour la diversité : le projet d’une poétique, c’est-à-dire d’une étude de la poésie, se définit donc comme écoute. Plus précisément : « la poétique est l’écoute des autres écoutes » (1982, p. 22) puisque tout poème est écoute de l’infrasémiotique, recherche de sens. Transmettre les arts, ce sera alors construire une telle poétique chez les élèves, poétique qui met en tension ce qui se cherche et ce qui se formule, qui explore toutes les œuvres de la culture en interrogeant l’écoute qu’elles construisent et qui les nourrit.
Soulignons encore qu’une telle poétique ne saurait s’affranchir des œuvres : Meschonnic souligne que l’on ne saurait « prétendre qu’il existerait une science antérieure aux œuvres » (2009, p. 33). De fait, tout métalangage et tout métadiscours ne sont que les voies d’une telle écoute de l’écoute, sans surplomb ; et la pratique même de la critique par Meschonnic montre une telle inventivité dans l’interrogation du discours poétique et la réinterprétation de ses notions principales. « Transmettre les arts » demandera donc à se mettre à l’écoute des œuvres dans leur singularité, en tant que poèmes dotés d’unité rythmique, cette unité où interagissent formes de vie et formes de langage.
2.3. Formes de vie et formes de langage
Si le poème est inséparablement œuvre singulière et lieu d’un acte d’énonciation, c’est qu’il est le lieu d’une interaction entre sujet, langue et monde, lorsqu’une « forme de vie transforme une forme de langage et qu’une forme de langage transforme une forme de vie » (Meschonnic, ibid.). La notion de forme est importance : elle rattache Meschonnic à une longue tradition philosophique, même si l’auteur insistera plus sur la pratique des formes que sur leur pensée. C’est aussi que, comme Simondon, il considère que les formes ne peuvent être pensées indépendamment de leur opérativité, lorsque les formes deviennent « informations » et nourrissent le processus d’individuation (Simondon, 2005). Pour Meschonnic, la pensée et l’écriture se confrontent à ce qui caractérise la forme et à son pouvoir, pouvoir formatif d’une forme qui « donne forme »… pouvoir qui n’a pas d’autre source que la forme même, et des « jeux de forme » qui caractérisent les arts. Le rythme manifeste le langage dans ses formes car ce qui fait forme, au fond, c’est le rythme, à savoir une certaine manière d’avancer, d’organiser le continu temporel. Et, dans la mesure où le rythme est appréhendé et vécu par des sujets, il engage également des formes de vie. La forme mise en travail par la poésie n’est ainsi pas une structure fixe ni un déterminant préalable mais une instance en recherche et qui s’invente. Il demeure que le projet d’une éducation artistique pourra se fonder sur la dualité complémentaire des formes de vie et des formes de langage, comme objets d’attention et d’étude. On considérera alors leur matérialité en même temps que leur pouvoir formatif dans l’écriture du poème.
Pour préciser cet effet subjectif, il est intéressant de relever l’expression « forme de vie ». Celle-ci se trouve, en effet, au cœur d’une réflexion contemporaine sur les conditions d’existence à partir des travaux d’Agamben (1993) faisant suite à Wittgenstein ou Foucault (cf. Savard, 2016 ; Ferrarese et Laugier, 2015). L’enjeu de ces approches est de mettre en évidence les conditions sociales et politiques de toute vie, la manière dont les existences comme les évaluations morales s’originent dans des formes qui les déterminent : « les modes, les actes et les processus singuliers du vivre ne sont jamais simplement des faits, mais toujours et avant tout des possibilités de vie, toujours et avant tout des puissances » (Agamben, 1993, p. 13). Les formes de vie révèlent les configurations qui rendent possibles certaines vies, et certaines manières de vivre, en en interdisant d’autres. L’analyse politique et l’action morale devraient donc s’ouvrir à ces conditions de possibilité qui touchent à la vie même, dans sa dimension la plus biologique. L’expression « forme de vie » renvoie ainsi à une instance organisatrice de l’expérience – la forme s’exprimant dans le cours même de la vie, avant même toute analyse politique ou sociale, comme une strate originelle du sens.
L’approche de Meschonnic, si elle retrouve l’interrogation sur les relations entre art et vie, si elle cherche à montrer les voies complexes par lesquelles l’art soutient l’individuation, paraît beaucoup plus sensible à une expérience quotidienne. En considérant le rythme plutôt que l’œuvre, en concevant la forme dans son travail – qu’il soit de lecture ou d’écriture –, Meschonnic montre la poésie aux prises avec l’inconnu le plus intime, dans l’interrogation de la manière dont une vie, un moment de vie, peut prendre forme et se doter de sens (à la fois signification et direction). Un exemple pourrait tenter d’illustrer ce qui nous paraît se jouer : écoutons le « jingle » d’annonce des « Histoires du pince oreille » tel qu’il était diffusé sur France Culture il y a quelques années. Une phrase très simple (nous transcrivons les silences constitutifs du rythme par des points de suspension dont le nombre indique la longueur) : « Ce soir, je me suis bien débrouillé… Je reste au fond de mon lit… et j’écoute… les histoires du pince oreille… sur France Culture ! » Dans cette accroche, formes de vie et formes de langage interagissent. Le plaisir et l’excitation qui naissent des jeux de suspens et de ralentissement montrent combien l’heure du conte qui s’annonce sera riche et forte. La vie prend forme : un moment particulier s’annonce, qui dialogue avec les autres instants de la journée. L’heure du conte est le moment qui anticipe le sommeil, où l’enfant revient à lui-même en se remémorant sa journée. Par le langage, dans le temps de l’écoute, la vie prend la forme de l’heure du conte qui devient riche d’émotion et de sens. Réciproquement, le plaisir engage la diction dans ses arrêts et ses suspens. Le langage prend forme au contact de la vie qui le nourrit : il s’organise en totalité temporelle et signifiante, dotée d’un rythme qui lui donne sa puissance. Entre vie et langage, les formes s’enrichissent réciproquement.
Les formes s’offrent ainsi dans leur dualité complémentaire. Structures, organisations qu’il est possible de décrire et d’analyser (ainsi en mesurant les silences, les interruptions, les enjambements dans les discours), elles sont ainsi des propositions de pensée et de vie, des abris pour le sens et l’émotion. L’éducation artistique travaille cette dualité en transmettant une histoire des formes comme une diversité des esthétiques qu’elle relie à leurs enjeux de subjectivation.
2.4. Conclusion : une conceptualité originale
Entre point de vue de l’élève et compréhension de la culture, entre affirmation de savoirs et centration sur l’individuation, l’éducation artistique, telle que l’éclaire Meschonnic, accompagne les élèves. Elle les aide à explorer l’inconnu et à affirmer leur pouvoir d’écrire. Le poème est cette unité fragile, à la fois activité et œuvre, qui se développe selon un rythme qu’il faut ressentir en même temps qu’il est objectivé par l’appareil critique et poétique. En considérant que le poème est le lieu d’une mise en travail réciproque des formes de vie et des formes de langage, l’accompagnement trouve des appuis notionnels et méthodologiques. L’attitude d’accueil et de disponibilité envers les élèves se précise dans des pratiques où l’inventivité des formateurs (enseignants comme artistes) peut s’exprimer. Pour préciser ce que pourrait être un enseignement faisant écho aux préoccupations de notre auteur, nous relèverons différentes propositions de pratique qui nous paraissent rencontrer des ambitions semblables, à savoir favoriser l’appropriation de la culture par les élèves comme une réalité vivante, ainsi que leur permettre de s’engager dans une écriture sans nier l’inconnu qu’elle manifeste, mais en s’engageant avec confiance.
3. Concevoir l’éducation artistique comme une pédagogie de l’écoute et du cheminement
Apprendre à écrire, c’est apprendre à innover. Le résultat de l’activité d’écriture en effet est toujours inédit : pour le sujet qui le produit, le texte est indéfiniment ouvert. Chaque tâche d’écriture est essentiellement nouvelle, pose des problèmes particuliers et implique la mise en chantier, sur la base d’acquis antérieurs, d’un « programme » ad hoc. À chaque instant, l’écrivant doit procéder à des choix – à quel moment introduire tel personnage, quand placer tel argument, comment faire parler untel, quelle présentation faire de tel objet dans quel type de discours… etc. – de telle sorte que chaque lieu ou moment de choix résulte d’une prise de décision et engage un processus décisionnel
(Halté, 1989, p. 8).
L’éducation artistique manifeste conjointement espérance éducative et pesanteur de la forme scolaire. En considérant les exigences de la production d’écrit, comme le fait Halté, en montrant la succession des choix nécessaires, il devient possible de défendre des conceptions où pratiques pédagogiques et valeurs éducatives se complètent à partir de la compréhension de l’activité du sujet, entre passé et futur, culture et communauté, contrainte et liberté. Avec Meschonnic, cette liberté est à comprendre en situation et en acte. En effet, si « apprendre à écrire, c’est apprendre à innover » comme l’écrit Halté, les choix qui se font à chaque instant ne manquent pas de renvoyer à une culture appropriée et vécue, comme ressource et comme orientation de l’action. La référence à Meschonnic, et particulièrement sa critique du rythme, enrichissent la réflexion et guident l’action à partir de ce que l’auteur nomme une « théorie du langage », que nous pourrions qualifier de « pédagogie du rythme ».
Quelle pédagogie du rythme concevoir et pratiquer ? Comment accompagner les élèves dans la succession de leur choix et comment leur permettre d’en faire ? L’analyse, très générale, que nous développons dans ce texte, ne prétend pas guider pas à pas l’enseignant. Mais elle considère son action dans ses avancées et ses essais – dans son propre rythme, oserait-on écrire. Peut-être convient-il de considérer le travail enseignant dans son inventivité quotidienne. Cette inventivité s’expérimente dans la diversité des aspects et des niveaux de la forme scolaire : des grands cadres qui s’imposent (l’emploi du temps, la hiérarchie des disciplines…) mais surtout des possibilités de bricoler dans la forme scolaire, de la faire légèrement bouger. Car c’est une qualité de la notion de rythme que d’orienter l’attention vers le présent des situations en lien avec leur continuité temporelle. Il devient alors possible de considérer des inventions de formes (scolaires) à l’intérieur des contraintes organisationnelles, par le biais de dispositifs comme les projets pédagogiques. Mais on observera aussi, de manière plus quotidienne, les inventions de rythmes dans les situations d’enseignement. En éducation artistique, les deux dimensions de la réception et de la production des œuvres, « poèmes », sont complémentaires mais peuvent être distinguées.
3.1. Construire le rapport aux œuvres comme historicité en acte
Si le rythme met en relation sujet et culture, de même que formes et significations, alors une éducation au rythme, et par le rythme, impliquera de s’ouvrir à la pluralité des formes et significations, d’instaurer un dialogue fort et critique avec les cultures. Il suffit de lire Meschonnic pour constater l’ampleur de sa culture, la multiplicité des langues qu’il pratique, la richesse et la diversité de ses références culturelles. Éduquer aux arts implique de « transmettre les arts », c’est-à-dire de donner accès à une multiplicité des langues qui ouvrent au « transsémiotique » : c’est en effet par l’expérience de la pluralité des langues que s’éprouve la relation entre langue et signification, que se manifeste la manière dont toute œuvre fait naître des significations chez le lecteur. La lecture ne saurait jamais épuiser le registre du dicible mais elle fait naître, à l’inverse, l’appréhension de significations nouvelles qui restent à dire. L’enjeu est peut-être d’introduire non seulement à une histoire mais à l’historicité comme compréhension de la tension entre l’histoire et le sens, entre des configurations liées à des contextes précis et une problématique du sens qui relie tous les sujets.
Soulignons encore que ce projet implique de refuser toute position de surplomb : Meschonnic oppose ainsi l’historicité à l’historicisme. Car si l’historicisme prétend intégrer les faits dans une structure qui leur impose une signification et une place, l’histoire au contraire « est un rapport, qui reste rapport » (2009, p. 30). Elle refuse de rabattre le sens sur une structure qui en délivrerait la signification. Le lecteur, historien, se confronte à des poèmes singuliers et s’ouvre à leur dynamique propre en tant qu’être situé en même temps que capable de déplacement, faisant jouer au plus fort le langage « comme activité de sens des sujets » (id., p. 45-46). Par le rythme, le lecteur retrouve une expérience du sens, une recherche qui fut celle du scripteur ; il s’engage ainsi dans un cheminement interrogatif qui traverse les temps et les espaces en s’ouvrant à une communauté du sens et de la subjectivation de l’expérience. Considérer l’historicité des œuvres demande d’accepter
le statut contradictoire entre une situation historique donnée, qui est toujours la circonstance d’une activité, et la capacité de cette activité à sortir indéfiniment des conditions de sa production en continuant d’avoir une action, et d’être continuellement présente à des présents nouveaux
(Dessons et Meschonnic, 2005, p. 234).
« Transmettre les arts » relève d’une telle historicité : ce projet demande d’inscrire le présent dans une histoire qui indique des circonstances mais qui ouvre aussi à des « présents nouveaux ». L’intensité chercheuse qui est celle du rythme ouvre le futur en construisant un temps en développement. « Transmettre les arts », ce sera donc se mettre à l’écoute des œuvres autres, se donner les outils pour les accueillir et s’ouvrir à leur force d’interrogation et d’altérité, circuler entre les époques et les cultures. Il est possible de lire les propositions pédagogiques d’une chercheuse comme Cendie Waszak (2022) à la lumière de Meschonnic. Celle-ci accompagne la lecture des romans du xixe siècle en proposant aux lycéens avec qui elle travaille un double mouvement : tout d’abord, il s’agit de retrouver l’horizon d’attente qui était celui des lecteurs contemporains de la publication initiale. La démarche s’appuie sur la notion d’horizon tel que la développe Jauss (1975), comme système des attentes et des précompréhensions qui guident la lecture. La notion d’horizon n’est pas sans affinité avec celle de rythme dans la mesure où elle exprime une anticipation non définie, une appréhension de l’œuvre consciente de sa distance et de l’inconnu qui accompagne sa perception. Chercher à retrouver l’horizon de lecture des lecteurs contemporains opère un « cadrage » qui permet d’engager la lecture en accompagnant le déplacement temporel. Un tel cadrage veut aider les élèves à se déplacer dans le temps pour retrouver les enjeux initiaux de l’écriture des romans du xixe siècle et pour leur faire sentir le déplacement nécessaire à la rencontre avec de telles œuvres. Il ne s’agit donc pas de dégager une signification « en soi » des romans ni de les rattacher à leur contexte historique (ce qui constituerait un historicisme). La visée didactique est de faire retrouver une force des romans au regard de leur situation historique, et d’éprouver le déplacement nécessaire par une sensibilité renouvelée. Les appuis pour ce cadrage seront par exemple la présentation de fac-similés de l’édition originale ou la présentation d’une riche documentation iconographique qui restitue « l’ambiance » de l’époque (Waszak, p. 140). Le détour par l’image affirme une matérialité, voire une corporéité, des textes ; il ouvre pour les élèves un accès au transémiotique et à l’infralinguistique. La densité de références construite par la documentation élabore une attente envers l’œuvre qui va être lue. Elle le fait par un déplacement, en inscrivant dans une dynamique temporelle qui s’ouvre simultanément vers le passé que matérialise l’iconographie comme vers le futur du texte à lire. Il s’agit bien de se mettre « à l’écoute des textes », en retrouvant certains de leurs enjeux d’époque mais aussi l’inconnu de leur langue, de leurs références, de leur construction.
La méthode proposée par la didacticienne opère selon deux versants complémentaires : vers le passé, en retrouvant l’horizon d’attente des premiers lecteurs mais aussi vers le futur, en suscitant des écrits dits « d’appropriation ». De tels écrits veulent favoriser des pratiques d’actualisation de l’œuvre par des propositions comme le détournement, le pastiche et diverses réécritures qui autorisent un rapport plus libre aux œuvres. L’historicité se joue ainsi dans ces deux temps, compréhension de l’œuvre dans son époque en même temps que de son pouvoir contemporain de plaisir et de liberté. Dans un double mouvement, vers le passé et l’inconnu d’une écriture ancienne, en même temps que vers le futur et les pouvoirs d’invention que cette écriture soutient. Le rythme agence ces deux mouvements. Un tel rythme pourra encore aider à saisir la dynamique qui résulte des pôles hétérogènes que met en évidence Waszak. La lecture se joue en effet selon le double axe « lecteur singulier/communautés interprétatives », et « texte/littérature » (p. 125). Il s’agit, d’une part, de considérer la complémentarité entre l’implication de lecteur singulier et la constitution d’une communauté interprétative qui accompagnera ce lecteur – communauté qui s’enrichira en retour des propositions de celui-ci. Considérer d’autre part la spécificité d’un texte, sa matérialité et sa singularité, en lien avec un ensemble des textes, une littérature qui aide à saisir la spécificité et la force des « formes de langage ». La démarche didactique vise donc à accompagner les élèves dans leur exploration de la littérature, à les aider à trouver un rythme personnel d’avancée.
Comme le montre le projet de Waszak, éduquer aux arts, c’est développer une capacité à dialoguer avec les œuvres, à s’en affecter, à en développer une critique, à s’en nourrir… Au total, l’enjeu du rapport aux œuvres relève de ce que Meschonnic nomme une « lecture-écriture ». En effet, « tout acte de langage suppose sa propre historicité, non seulement comme situation dans une histoire, mais comme invention de sa propre historicité, quand c’est une écriture » (Meschonnic, 1970, p. 176-177). Faire que l’étude des œuvres soit une écriture, qu’elle se confronte à leur inconnu sans les rabattre sur des catégories et des significations arrêtées, qu’elle soit expérience d’historicité et d’invention : les principes affirmés par la théorie du langage de Meschonnic nourrissent le rapport aux œuvres et éclairent l’action des enseignants. La lecture devient inséparable d’une écriture, dont il faut également soutenir le développement.
3.2. Accompagner les élèves dans leur cheminement
L’enjeu d’une éducation artistique, comme nous l’avons vu au début de ce texte, est d’apprendre aux enfants « à faire des poèmes… à réfléchir sur eux-mêmes et à se rendre compte que s’ils écrivent ce qu’ils vivent, ils commencent à devenir des sujets […] » (Meschonnic, 2010, p. 36). Ce projet montre bien combien poèmes et sujets émergent réciproquement : une éducation artistique ne vise pas à produire mais à former les enfants dans leur appréhension de ce qui, en eux, est forme de vie comme de langage. Pas de formalisme de la « belle œuvre » mais pas non plus d’incitation à l’expression ou à l’affirmation d’une individualité figée. Selon Meschonnic, « l’important est que l’émotion passe du sujet qui pense, du sujet qui sait, qui veut, qui a des émotions, au sujet du poème » (2002a). Le « sujet du poème » se situe au-delà de soi, comme subjectivité expérimentale et interrogative. L’objet d’intérêt de la poésie et de l’éducation artistique est donc bien ce pouvoir d’un sujet d’écrire, et d’écrire des poèmes, ce qui est inséparable de la subjectivation. Cette ambition engage une éthique de l’enseignant comme accompagnateur et comme soutien : comment favoriser cette venue du « sujet du poème » chez l’élève ?
L’accompagnement des élèves se joue alors dans l’anticipation de l’acte final de présentation. Mais il opère au cours même de la pratique. Évoquons, par exemple, les propositions de Claude Clément : l’autrice distingue ses interventions pour des projets d’écriture en fonction de l’âge des élèves. En effet si, pour les plus grands (à partir de la classe de quatrième), il est possible de faire écrire en autonomie à partir d’une consigne ouverte, pour les plus jeunes en revanche, il lui semble préférable de travailler collectivement, dans une recherche animée par elle en dialogue avec la classe. Faire advenir un « sujet du poème » demande en effet que soient travaillés réciproquement des formes de vie et de langage : si les plus âgés ont l’expérience et les connaissances qui leur permettent de saisir de telles formes, le travail en direction des plus jeunes visera à la compréhension de ce qui se joue dans les deux notions complémentaires. Cette exigence de subjectivation conduit l’autrice à mettre en garde contre les temps imposés d’écriture : « l’écriture naît d’un bouleversement et c’est ce dérèglement qui crée l’incantation » (Clément, 2006, p.79). Il s’agit de faire vivre le bouleversement et la manière dont celui-ci appellera un travail de la langue, qui suppose des formes de langage et l’horizon d’une communauté. Face à l’exigence d’écrire apparaît le risque d’« une solitude qui n’en est pas une » : cette formule exprime ce que vivent souvent les élèves, à savoir une solitude qui n’est qu’un esseulement. Faute de ce qui constituerait une communauté de langue et de vie, les élèves se trouvent confrontés à l’injonction à écrire, une injonction vide et désespérante. C’est par rapport à ce risque qu’il faut retrouver un rythme : aider l’élève à avancer en lui permettant de recueillir des formes de langue à sa disposition ainsi que de s’ouvrir au texte à venir. Le collectif animé par l’écrivaine autorise un tel rythme par la sollicitation des propositions des élèves (quelle histoire raconter ? Avec quels personnages ? ...), Puis par l’élaboration de ces propositions que montre l’écrivaine, manifestant l’écriture comme dialogue des formes en rapport à l’inconnu du poème à inventer. L’écriture collective éprouve la langue et la met en mouvement, en manifestant le rythme par lequel le texte avance, essai fragile de signifiance. La recherche collective s’appuie donc sur une oralité qui se prolonge dans la restitution. Clément propose en effet que le texte produit soit mis en voix : « Le texte est mis en bribes de respirations à plusieurs voix de manière à générer une lecture dynamique et polyphonique, de mettre en valeur certains passages ou certains mots » (p. 81). C’est bien la valeur de poème du texte qui s’éprouve ainsi, entre oral et écrit, texte singulier et collectif, œuvre présente et rencontre de l’inconnu.
À la lumière de Meschonnic, la démarche de Clément se comprend comme recherche d’une subjectivation de la langue, écriture collective d’un poème qui trouve son rythme dans l’alternance entre les propositions des différents élèves et celle de l’écrivaine intervenante, par son action de construction du texte à venir et de sollicitation des propositions, par la synthèse des possibles et l’engagement dans des choix provisoires, imparfaits mais nécessaires. Le travail collectif apparaît donc comme la manifestation du travail que chaque élève fera seul plus tard. Et les notions de rythme, de subjectivation, de poème rendent bien compte de ce qui se produit dans la construction d’un collectif d’écriture, dans la mise en évidence des voies d’une recherche sur le sens, dans l’anticipation d’une œuvre à produire.
Pour les élèves plus âgés et plus autonomes que ceux qu’évoque Clément, une pédagogie des arts fondée sur le rythme s’appuiera sur une consciente plus forte des formes de vie et de langage, une plus grande expérience de ce qu’est une forme de manière qu’une individuation plus affirmée. Il convient néanmoins de renforcer la compréhension de l’écriture comme signifiance et exploration de l’inconnu, de continuer à accompagner la formation des élèves en tant que « sujets du poème ». La notion de rythme peut, à nouveau, valoir comme clé d’observation et d’interprétation.
Si l’on considère par exemple le travail fait avec des étudiants inscrits en école préparatoire aux écoles d’art (Fabre, 2018, 2021), apparaît un dispositif de formation complexe qui joue de la complémentarité entre individuel et collectif de même qu’entre apports culturels et expérimentation, dans un soutien à la formation progressive d’une identité d’artiste. L’accompagnement des étudiants procède de visites d’ateliers où les formateurs rencontrent les étudiants, observent leur production et échangent avec eux pour les aider à approfondir leur projet, à mieux contextualiser leur action et à enrichir leurs propositions plastiques. Ce qui frappe alors l’observateur est la circulation qui s’instaure autour des œuvres : jeux de monstrations de certaines parties par les enseignants auxquels répondent les étudiants ; guidage du regard par le pointage de certaines parties ; alternance entre l’observation de la production et les échanges de regards. Les propos relèvent d’une circulation comparable : interrogation sur le projet, mais aussi propositions d’interprétation. Ainsi lorsqu’un enseignant1 formule son ressenti : « moi, je vois la relation au corps, au corps et à son enveloppe… » ; ou qu’il réinterprète une partie de la production : « ça c’est une couverture aussi… ». L’échange permet des mises en perspective ; un enseignante souligne ainsi : « le côté “règle du jeu”, obsessionnel et répétitif… c’est très présent dans l’art contemporain ». Des questions, parfois très ouvertes, relancent la réflexion : « il y a des éléments encore en travail, que tu chercherais à travailler autrement ? Des questions… ? ». L’élève est conduit à s’interroger, pour affirmer des choix autant que pour ouvrir des possibles, par exemple quand l’enseignante demande : « tu pourrais dire ce qui te satisfait, et peut-être moins ? ». À la lumière de Meschonnic, ces situations de dialogue formatif s’éclairent comme des mises en travail d’un « sujet du poème », sujet qui investit des problématiques personnelles, une culture faite d’œuvres, une langue. En interrogeant la production, en la parcourant et en l’habitant presque, l’enseignant la fait fonctionner dans ses rythmes.
Le rythme concerne le temps formatif, entre reconnaissance du passé de l’élève, anticipation du futur des concours et de la carrière, et présent de la production. Il touche de même la relation interpersonnelle, à la fois sécurisante et tonique, qui permet d’agir de manière autonome, à égalité avec les autres étudiants et les artistes. Il engage la production même, en particulier lorsque le travail d’accompagnement repose sur une notion de tension. C’est en effet, dans le langage des plasticiens, par la tensions entre des éléments plastiques hétérogènes qui se confrontent que l’œuvre interpelle le regardeur et produit des effets de signifiance. Comme le précise l’enseignant à ce propos : « on ne travaille pas sur une idée mais sur la relation entre deux choses ». Le rythme, en arts plastiques, pourrait ainsi se formuler dans ce jeu des tensions où l’œuvre trouve son unité en se situant à égale distance de sa production comme de sa réception. Se complètent ainsi remarquablement une « pédagogie du rythme », qui apprend à repérer le rythme d’une œuvre et les effets conjoints d’une lecture-écriture, de même qu’une « pédagogie par le rythme » qui engage l’étudiant dans sa formation et son propre développement.
Conclusion
L’éducation artistique cherche à concilier une école des sujets, soucieuse de leurs goûts, de leurs intérêts comme de leurs capacités avec une école des savoirs, qui ne néglige pas l’apport de la culture comme outillage nécessaire à toute invention (Kerlan, 2021). De même se confronte-t-elle à la tension entre de valeurs d’autonomie, de liberté, qui laisseraient les élèves agir par eux-mêmes avec la nécessité d’un guidage qui leur permette d’avancer et de ne pas s’enfermer dans ce qui ne serait que les effets d’une socialisation invisible (Rochex, 1995). Comment rendre fructueuses ces tensions ? Le risque est grand de ne considérer qu’un aspect, dans la simple valorisation de l’élève ou, à l’inverse, une « poétique des professeurs » réduite : « didactique, dogmatique, elle dédialectise, elle formalise… » (Meschonnic, 1982, p. 33). Comment tenir ensemble transmission et éducation ? Quelle dialectique élaborer, qui ne sépare pas la vie et le langage ?
L’exemple de la pensée poétique et pédagogique de Meschonnic nous a paru pouvoir contribuer à leur élaboration, sans prétendre les résoudre. En promouvant le « sujet du poème » ; distinct du sujet empirique, comme instance mais capable d’affirmer son pouvoir d’écrire et de donner sens à son expérience, le sujet scolaire apparaît comme une dynamique d’interrogation et d’affirmation qu’il faut accompagner. De même, les notions de poèmes, d’œuvre, de formes de vie et de formes de langage contribuent-elles à préciser les lieux du travail et ouvrent-elles la voie à un enrichissement du regard sur les élèves comme à l’action pédagogique.
Non sans faire écho à d’autres auteurs contemporains comme Dewey ou Simondon, l’auteur montre une direction cohérente et forte par laquelle un chemin est rendu possible. À le lire, nulle méthode mais, en élaborant une conceptualité originale, s’ouvre la voie à ce qui serait conjointement une éducation de la forme et du sens, du corps et de la culture. Ce qui se dessine caractérise l’éducation artistique comme une pratique outillée et capable d’affronter les obscurités du sens. Une pratique qui se vie au présent, dans un présent qui sollicite le passé pour se projeter dans le futur comme l’exprime le rythme. Ce qui se joue alors est, probablement, plus qu’un changement de la forme scolaire, une manière nouvelle d’habiter cette forme, d’inventer à l’intérieur d’elle, par rapport à un renouvellement de la conception du sujet, des finalités, et des objets de toute éducation.