Des artistes dans l’école, pour changer l’école ? L’école républicaine à l’épreuve de l’art

DOI : 10.57086/lpa.793

Abstracts

L’entrée des artistes à l’école et plus largement dans le champ de l’éducation, permise et même voulue par la politique éducative mise en œuvre sous le sigle EAC (éducation artistique et culturelle) ne peut être considérée comme une simple « innovation pédagogique ». Bousculant le « partage du sensible » établi dans l’école, c’est la forme scolaire inhérente à l’École républicaine qu’elle secoue. La pratique de la création partagée, de l’art en commun entre l’artiste et la communauté scolaire, au premier chef les élèves, privilégie les relations égalitaires et émancipatrices. L’égalité esthétique y est posée comme principe, et met en question du même coup la conception de la démocratie et de l’émancipation sur laquelle repose l’École républicaine.

The entry of artists into schools, and more broadly into the field of education, enabled and even desired by the educational policy implemented under the acronym EAC (arts and cultural education), cannot be considered as a simple “pedagogical innovation”. By shaking up the “sharing of the sensible” established in schools, it shakes up the school form inherent in the republican school system. The practice of shared creation, of art in common between the artist and the school community, first and foremost the students, favors egalitarian and emancipatory relationships. Aesthetic equality is posited as a principle, and at the same time calls into question the conception of democracy and emancipation on which the republican school is based

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Il faudrait toujours commencer par là, par ce constat : s’il y a quelque chose de nouveau dans le champ de l’éducation artistique (qu’on l’entende comme éducation à l’art ou éducation par l’art), et même dans l’École d’aujourd’hui, c’est bien d’abord la possible présence d’artistes, plasticiens, chorégraphes, dramaturges et acteurs, musiciens, d’artistes en exercice et présents en tant qu’artistes. Elle ne peut être sans effets sans l’école même. La métaphore du Cheval de Troie (un Cheval de Troie pacifique) peut servir de guide pour analyser ces effets, et dégager le sens de ce recours aux artistes dans l’institution scolaire : ce cadeau de l’œuvre habitée par l’artiste, installé au cœur de la cité scolaire, porte en lui tous les éléments susceptibles de l’investir et de la transformer, et peut même trouver dans la place les « complices » nécessaires.

L’entrée des artistes à l’école, un fait nouveau

Supposez qu’un long et lointain voyage, comme dans l’une de ces fables dix-huitiémistes, vous ait longtemps éloigné des écoles, et que vous les retrouviez à votre retour ; l’un de vos étonnements pourrait porter, entre autres, sur la présence d’artistes, la place qu’ils peuvent y tenir ; cette présence et cette place étaient impensables au moment de votre départ. L’entrée des artistes dans l’école, voilà un fait majeur, dont il convient de mesurer la portée et la signification. Écartons d’emblée une objection. Des artistes à l’école, dira-t-on, cela ne concerne que quelques écoles, ce n’est pas un fait général. Deux considérations permettent de répondre à cette objection.

En premier lieu, l’entrée des artistes à l’école est voulue et portée par la politique éducative, inscrite dans les textes qui la définissent et l’organisent ; sa généralisation est son horizon. La place des artistes dans l’école, en France, est une des caractéristiques centrales de ce qu’on peut appeler la politique éducative des arts. En second lieu, l’histoire de l’éducation enseigne que les changements, les innovations, se font presque toujours dans les marges, qu’elles diffusent des marges vers le centre. La trop grande rareté et la marginalisation des dispositifs d’éducation artistique accueillant des artistes signalent les résistances rencontrées dans le système éducatif, présentes peut-être dès la mise en œuvre de cette politique éducative des arts. Considérés sous cet angle, ces dispositifs sont des îlots hétérotopiques implantés dans le système éducatif, ou plus précisément des îlots entretenant avec l’École des relations hétérotopiques, c’est-à-dire, si l’on suit l’analyse de Michel Foucault, des relations qui sont tout à la fois de représentation, de contestation et d’inversion, voire de suspension ou de neutralisation (Foucault, 2005 [1984]). En tant qu’hétérotopie, l’atelier de l’artiste installé à l’école à la fois prend en charge l’ambition éducative et la conteste pour l’accomplir. Comme l’écrit Guillaume Leblanc dans un autre contexte, « les marges renvoient à une instance centrale, l’institution, mais la débordent par la prolifération des productions qui s’y accomplissent » (Leblanc, 2022, p. 44). Cette réflexion vaut pleinement pour la relation complexe qu’entretiennent les interventions de l’artiste avec l’institution scolaire dans ces marges de l’école que sont les résidences.

À la croisée de l’histoire de l’art et de celle de l’école

L’entrée des artistes est un fait majeur, un marqueur social, culturel et politique, mais un fait insuffisamment compris, parce qu’on l’envisage le plus souvent sous le seul angle de l’école et des politiques scolaires : il y aurait des artistes dans l’école parce que l’École les a requis ; l’entrée des artistes dans l’école serait un moment de l’histoire de l’École s’ouvrant enfin à des disciplines, les disciplines artistiques, longtemps tenues dans les marges et à la portion congrue, s’ouvrant aux valeurs de la sensibilité, de l’imagination, du corps.

Ce point de vue unilatéral est très contestable, et même nuisible à la compréhension des enjeux de l’éducation artistique. Contestable, parce qu’il fait l’impasse sur un sens de la présence des artistes dans le champ éducatif qui relève de l’art lui-même, de son histoire et de l’évolution de ses pratiques et de ses esthétiques. Il faut donc le dire et le souligner : si des artistes aujourd’hui viennent faire œuvre dans les écoles avec des élèves, c’est aussi de leur propre chef ; s’ils répondent aux sollicitations de l’institution scolaire, c’est que leurs propres démarches les y incitent, que le premier pas y a déjà été fait. Et d’ailleurs la demande qui leur est adressée n’est pas de venir dans les écoles pour initier les élèves aux techniques de leur art, mais d’être selon la formule consacrée « des artistes en création », capable de faire vivre aux enfants comme à toutes celles et ceux qui s’engageront à leur côté, au premier chef les enseignants, mais aussi toute l’équipe éducative, voire l’établissement tout entier, l’aventure de la création artistique. L’entrée des artistes dans l’école est ainsi un fait qui appartient tout autant à l’histoire de l’art qu’à celle de l’École et des politiques éducatives, de l’éducation ou de l’enfance. L’objection de type économique – les artistes s’engagent dans l’École, le champ de l’Hôpital ou de la Prison, tout simplement parce qu’il s’agit d’un moyen de gagner sa vie de façon plus assurée, ce qui n’est pas le cas dans le champ concurrentiel du marché de l’art – trouve vite sa limite. Outre qu’il s’agit d’un procès d’intention qui témoigne d’une forme de mépris pharisien à l’égard des artistes, on sait bien que la vie et le développement de l’art reposent sur le mécénat : pourquoi alors le bénéfice d’un mécénat public mis en place par l’État sous forme de résidences d’artiste dans ces institutions essentielles que sont l’École, l’Hôpital et la Prison devrait-il conduire à soupçonner et disqualifier les artistes qui s’y engagent et en bénéficient ? Met-on en suspicion Twombly et son œuvre pour avoir bénéficié du « marché » ouvert pour le rideau de scène de l’Opéra Bastille ? Ou encore, en un autre temps, le Tintoret pour avoir bénéficié du « marché » des fresques de la Scuola Grande di San Rocco de Venise ?

Pour prendre la mesure de ce que recouvre cette entrée des artistes dans le champ scolaire (et dans d’autres champs, ne le perdons pas de vue), il faut prendre en considération les mutations esthétiques dont témoigne l’art d’aujourd’hui, puisque c’est bien l’art d’aujourd’hui, l’art vivant, qui entre dans l’École avec l’artiste en création. Et il faut sans doute aussi revisiter la philosophie de l’art, l’esthétique, comme l’a entrepris Arnold Berleant, en substituant au thème du désintéressement, de la contemplation désintéressée, hérité de la philosophie kantienne, la notion d’engagement esthétique (Berleant, 2022).

Création partagée, art en commun

Les artistes intervenants dans les écoles et dans d’autres institutions ne sont pas des individus isolés décidant de répondre à l’appel des politiques éducatives et culturelles. Ils sont pris dans un mouvement de l’art contemporain, qu’un artiste comme Yves Henri appelle la création partagée (Col., 2011) et l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual (2020) nomme art en commun, pratiques artistiques qu’il faut situer dans le prolongement et le dépassement de mouvements comme celui des performances – inventées par Allan Kaprow avec ses Happenings, au sein d’une institution universitaire expérimentale constituant un jalon dans l’histoire de l’éducation artistique, de l’éducation à l’art et part l’art, le Black Mountain College – ou encore Fluxus et l’esthétique relationnelle. Certains historiens de l’art montrent même que l’art contemporain avait connu avec ces mouvements et quelques autres, une sorte de tournant pédagogique1, comme on peut le voir chez un artiste comme Joseph Beuys.

La résidence du camp de Djénine

Yves Henri définit la création partagée en ces termes : « Pour moi, toute réalisation artistique ne peut l’être que s’il y a eu échanges, rencontres avec un groupe. Un groupe pas forcément initié au départ à la chose artistique. L’artiste et son projet ne sont que les déclencheurs de l’imaginaire de l’autre » (dans Col., 2011, p. 13-15). C’est cette pratique qu’il met en œuvre par exemple à l’occasion d’une résidence artistique dans le camp palestinien de Djénine l’été 2002. Son projet est une sculpture, la sculpture d’un personnage qu’il nomme « guetteur ». Ce projet est proposé aux habitants de Djénine, hommes femmes et enfants, qui ont accepté de s’engager dans l’aventure ; cette sculpture sera conçue, fabriquée et installée avec l’ensemble du groupe. La création partagée telle que la conçoit et la pratique Yves Henri prend racine dans les problématiques du groupe social avec lequel il travaille, et passe par de nombreuses discussions avec ce groupe. Ainsi, à Djénine, plusieurs participants engagés dans la démarche voulaient que le guetteur soit un martyr, et en mimaient la position recroquevillée. L’artiste a dû convaincre de donner à cette sculpture une dimension plus universelle, non sans peine ni débats, et un compromis a pu être établi. De même, certains voulaient que ce « guetteur » soit enterré, et exhumé après la guerre, mais, après discussion, convaincu que le guetteur devait être installé en un lieu visible et qui fasse sens, tout le groupe s’est mis à l’œuvre pour mobiliser aides et ressources, et rassembler les débris métalliques qui allaient permettre de dresser à la frontière du camp la tourelle de ferrailles récupérées, au sommet de laquelle le Guetteur de Djénine serait hissé, surplombant l’horizon menaçant. Ce guetteur allait rester en place une année entière, avant qu’un char israélien ne le vise et l’abatte. Il avait pris sa place parmi ce qu’Yves Henri appelle son « petit peuple des guetteurs », un ensemble d’autres sculptures élaborées dans le cadre d’une création partagée, et toujours installées sur une frontière symbolique, comme ce Guetteur guetté de la prison de Villefranche-sur-Saône, selon le nom que lui avaient donné les détenus qui l’avait conçu et accompagné dans sa fabrication, dans le cadre d’une résidence artistique du sculpteur dans cette maison d’arrêt. Il a été installé à l’extérieur des bâtiments pénitentiaires comme l’avaient voulu les détenus, et il interpelle ainsi les passants.

La résidence du vaisseau fantôme de Leros

La résidence de l’île de Leros, accueillie par la municipalité de cette petite île grecque du Dodécanèse, portée par l’université de Rhodes et l’université de Lyon 2 (laboratoire ECP), ainsi que par la direction des écoles du Dodécanèse, mobilisait autour de la médiathèque et de son directeur un groupe d’habitants volontaires, et dans leur établissement les élèves de trois classes (CP, 6e de collège, et seconde de lycée) ainsi que leurs enseignants2. S’y étaient joints, à la demande du directeur de l’hôpital psychiatrique de l’île, des patients, et aussi, à la demande des responsables HCR, un groupe d’enfants réfugiés ; Leros est proche des côtes de la Turquie, et les réfugiés y débarquent en nombre. Le projet cette fois n’était plus la sculpture d’un guetteur, mais celle d’un vaisseau fantôme ; la forme, le « concept », changeaient, mais la thématique demeurait, un vaisseau fantôme est une sorte de guetteur. Acteur moi-même de cette résidence au titre de philosophe, à la demande de l’artiste lui-même que je connais bien et dont je connais bien et apprécie l’œuvre et la démarche – il s’agissait expressément d’une « résidence artistique et philosophique » – je peux en témoigner de façon directe, « en première main ». Pour l’artiste, il s’agissait de souligner et d’amplifier les dimensions philosophiques inhérentes à sa démarche, et bien entendu je partageai ce point de vue. Les rencontres, débats et controverses qui ont jalonné la conception et la fabrication du Vaisseau fantôme de Leros ont bien révélé cette dimension philosophico-anthropologique de la démarche. L’histoire et la mémoire de l’île y étaient profondément engagées : une lourde et douloureuse histoire psychiatrique – l’île est encore l’hôpital psychiatrique de tout le Dodécanèse, son économie y a été longtemps liée dans un système d’hôpital « ouvert », les habitants hébergeaient les patients et pouvaient même les employer, et certains commerces le font encore ; également une mémoire encore vive du conflit de la Seconde Guerre mondiale, Leros ayant été occupée par les Allemands et les Italiens comme base de défense contre les Alliés, et son sol en garde des traces profondes, creusé qu’il est de multiples tunnels et abris témoignant de ce passé. Et de plus aujourd’hui la présence de nombreux migrants, dont le camp d’hébergement voisine l’hôpital, vient croiser ces mémoires prises dans un très sensible imaginaire insulaire. Le choix du lieu dans lequel pouvait être installée l’imposante sculpture du Vaisseau fantôme de Leros – 12 mètres de long, 5 mètres de haut, en tubulures de récupération soudées et peintes en noir, construite dans un vaste Hotspot désaffecté mis à disposition – révélait l’affrontement de ces mémoires. Quelques personnes voulaient que le Vaisseau fantôme de Leros soit dressé près du musée de la Guerre ; d’autres souhaitaient qu’il prenne place au centre d’un rond-point, au cœur de la petite ville portuaire de Lakki, abritée dans la plus vaste baie de l’île, et certains l’auraient volontiers reléguée du côté de l’hôpital psychiatrique. La municipalité et son maire ont finalement tranché, en lui offrant d’être au creux de la baie de Lakki, qui avait joué un grand rôle au cours de la Seconde Guerre mondiale, face à l’horizon, dans le voisinage de l’école primaire et des élèves directement associés à la résidence, et de surcroît sur le passage des migrants lorsqu’ils se rendent en ville. Cette installation s’est faite en 2016, elle s’y trouve toujours et un cartel interpelle les passants, en grec et en français : « Passant, passante, toi qui devant le Vaisseau un instant t’arrêtes, et t’interromps, de quoi te souviens-tu quand tu regardes à ton tour l’horizon ? ».

L’expérience esthétique pour réinventer les formes du collectif

La résidence artistique en milieu scolaire – le dispositif d’éducation artistique donc – s’inscrit dans le dispositif d’ensemble de création partagée et en est partie prenante. Les élèves des classes mobilisées ont connaissance du projet et y contribuent à leur façon. Enfants et adultes sont ensemble les acteurs d’une création commune. Dans chaque classe concernée nous intervenons bien sûr pour présenter le projet et y associer les élèves, mais aussi et d’abord pour les préparer à entrer dans une expérience esthétique. Nous utilisons une bâche de plastique fine et légère, avec laquelle les enfants peuvent « jouer » comme il le souhaite et aussi comme nous les guidons. La légèreté de ce matériau fait que le moindre souffle ou la moindre impulsion qui lui est donnée le gonfle et le soulève, il se fait à la fois eau et vagues, vent et air, et aussi abri, grotte translucide. C’est ainsi tout un imaginaire bachelardien des éléments qui est ainsi mis en branle et viendra soutenir tout le processus de la création partagée ; une analyse des sensations éprouvées et des pensées ou images associées à cette manipulation complète cette démarche de sensibilisation. Ce matériau sera aussi l’un des principaux composants utilisés pour la fabrication des vaisseaux dans laquelle se lanceront les élèves, individuellement et collectivement. Ces vaisseaux seront exposés dans l’école proche du lieu où a été installée la sculpture, exposition ouverte dans la foulée de l’inauguration publique du Vaisseau fantôme de Leros. C’est au pied même de cette sculpture que les enfants réfugiés ont installé leurs propres vaisseaux. Les créations des enfants – parfois même en famille – arriveront jusqu’à la dernière minute ; nous avons vu venir ensemble un père et son fils portant leur vaisseau commun.

Un autre partage du sensible

La création partagée élargit aux classes et aux enfants ce que les pratiques artistiques contemporaines qu’Estelle Zhong Mengual rassemble sous l’appellation d’art en commun proposent à des groupes sociaux et politiques, comme ces anciens mineurs d’Orgreave que l’artiste Jeremy Deller invite à participer à la reconstitution historique de l’émeute ouvrière anglaise de 1984, ou encore les habitants d’un quartier du Bronx que Thomas Hirschhorn convie à la construction d’un monument en l’honneur du philosophe Antonio Gramsci. Sous ces deux appellations voisines et peu différentes, on trouve des pratiques artistiques attachées à « réinventer les formes du collectif en contexte démocratique », selon la formule qui sous-titre l’ouvrage d’Estelle Zhong Mengual consacré à l’art en commun. La création partagée, comme vecteur d’éducation artistique, a bien avec l’art en commun cette « spécificité majeure de reposer sur un dispositif de participation, qui permet de transformer la création d’une œuvre, pratique habituellement individuelle et réservée à un petit nombre, en un processus collectif. Cette particularité confère d’emblée à cette pratique une double portée, artistique et politique » (Zhong Mengual, 2020, p. 12). L’auteure souligne comment « le dispositif de participation, en tant qu’outil artistique », a pour effet de « reconfigurer la relation esthétique traditionnelle entre artiste, œuvre et public » (idem). L’extension volontaire de cette reconfiguration au champ de l’éducation artistique à l’école constitue un événement pédagogique et politique qui doit être souligné comme tel ; elle y introduit l’exigence d’un autre partage du sensible que le partage traditionnellement imposé, concernant aussi l’enfant. L’expérience esthétique est alors la mise en œuvre d’une reconnaissance réciproque, au sein d’une socialité élargie à l’enfance. Dans une perspective qu’avait déjà théorisée la troisième critique kantienne ([1790], 1974), la sensibilité esthétique peut alors être considérée et mobilisée comme le véritable sens commun. À Leros, les enfants étaient intégrés au dispositif en tant qu’élèves bénéficiant directement d’un travail avec l’artiste en résidence, mais aussi en tant qu’habitants de l’île. Le processus était soutenu dans sa durée par divers événements, performances et conférences performées. Ainsi, l’artiste chaque jour travaillait quelques heures à la fabrication d’un modèle réduit du Vaisseau fantôme, qui allait être offert à la médiathèque de l’île après avoir été mis à l’eau dans le cadre d’une performance, en forme de cérémonie publique. Ce travail se faisait sur la terrasse du lieu d’hébergement, face à la mer que longeait une route côtière. Régulièrement, quelques élèves impliqués par leur classe dans le projet et que nous avions donc rencontrés, venaient à vélo observer l’avancée de l’œuvre, et, vraisemblablement, en rendaient compte aux camarades, à la classe et aux parents.

Certes, qu’une intervention d’éducation artistique en vienne, comme à Leros, à se développer en dispositif engageant, potentiellement, une population tout entière n’est pas la situation la plus courante. La volonté d’enrôler le plus largement est bien toutefois une caractéristique remarquable de ces dispositifs, et elle est même portée par les institutions qui les pilotent. Dans une autre résidence, effectuée celle-ci en 2019 dans un lycée, le lycée Jacques Brel de Saint-Christol-les-Alès, sur le thème « Traces et migrations », si une classe avait été retenue comme classe support de la résidence – il s’agissait d’une classe de seconde professionnelle « Logistique et transports » – la demande de la DRAC était d’élargir l’action à l’ensemble du lycée, et à l’ouvrir sur l’extérieur. Le vaisseau fantôme était, là aussi, le concept plastique proposé, en résonance avec les idées de « traces » et de « migrations ». Notre atelier était installé dans une très grande salle proche du hall du lycée, entièrement ouverte d’un côté sur un couloir très passager, en sorte que tous les élèves pussent voir ce qui s’y faisait. Certains demandaient à se joindre à leurs camarades, individuellement, ou par petits groupes, voire en classe entière avec l’accord de leur enseignant, comme ce fut le cas pour la classe terminale option arts plastiques. Dans l’atelier, il s’agissait de créer une vaste armada de petits vaisseaux, chaque élève créant les siens, armada qui allait occuper tout l’espace du haut du hall du lycée, au-dessus des têtes de quiconque entrait ou sortait. Chaque semaine de notre présence, la flotte – plutôt la constellation – prenait de l’ampleur, chaque vaisseau était installé dès son achèvement, et chacun voyait cette constellation au-dessus de lui s’accroître régulièrement. Au cours d’une cérémonie dans la cour de récréation, l’un de ces vaisseaux, élaboré en matériaux dégradables, a été lâché dans le ciel, emporté par un ballon gonflé à l’hélium. L’installation créée par la classe « logistique et transports » parallèlement à celle du hall, sur le thème « Traces et migrations » a été ouverte au public, et une performance des élèves a été donnée à la médiathèque voisine du lycée, elle-même investie par une nouvelle installation de « vaisseaux fantômes ».

L’aventure esthétique, une dynamique collective

Les pratiques artistiques réunies sous le terme d’art en commun ou de création partagée, ont pour horizon une œuvre qui « n’est pas le fruit du travail de l’artiste seul, mais celui d’une collaboration en présence entre artiste et volontaires » (Zhong Mengual, 2022, p. 11). Si l’œuvre est un horizon, alors le chemin qui y mène, l’aventure esthétique, l’expérience esthétique collective, sont bel et bien au cœur de ces pratiques. Certes, les élèves et les classes bénéficiant d’une résidence artistique de ce type ne sont pas à proprement parler des volontaires, mais ils ne sont pas non plus un « public captif ». Leur engagement dans l’aventure est l’un des tout premiers enjeux pédagogiques pour l’enseignant comme pour l’artiste ; notons toutefois qu’il ne s’agit pas essentiellement d’une problématique psychologique de motivation : l’engagement ou l’enrôlement des élèves et, au-delà, de l’établissement, est tributaire d’une dynamique collective inhérente à l’aventure esthétique. Cette dynamique esthétique collective est à l’œuvre tant dans les résidences scolaires que dans des dispositifs développés au sein d’autres institutions. D’ailleurs, il faut le souligner, ce sont les mêmes artistes qui vont œuvrer dans les écoles ainsi que dans d’autres institutions, comme les prisons, les hôpitaux… C’est le cas, on l’a vu, de l’artiste sculpteur performeur et installateur Yves Henri, ou encore de l’artiste plasticien photographe Arnaud Théval, dont le travail passe par des résidences dans des lycées professionnels3, mais aussi dans des établissements pénitentiaires et des hôpitaux4. Notons aussi que cet art en commun ou cette création partagée ne se limitent pas aux seuls arts plastiques, mais qu’on les trouve également dans les résidences d’arts vivants, danse et théâtre, que leur dimension collective comme l’évolution de leurs propres esthétiques ont déjà mis en chemin sur cette voie. Ainsi de la chorégraphe Anne Lopez, qui fut, avec sa compagnie, au cœur de la première année du dispositif de classe artistique expérimentale du collège Les Escholiers de la Mosson, à Montpellier, autour de sa pièce Duel, en 2010-2011, et qui récidivait en 2023 : sa compagnie passait une semaine avec les élèves de CE2 de l’école Charles Dickens de Montpellier. Les élèves découvraient la pratique et l’écriture chorégraphique de la pièce Duel et la réadaptaient à l’occasion de deux représentations à l’école pour les parents, les autres élèves et le personnel de l’établissement. Le cinéma lui-même, en la personne du plasticien et cinéaste Éric Baudelaire, empruntait le même chemin de la création partagée en milieu scolaire, avec le long métrage intitulé Un film dramatique, réalisé avec et par des élèves de collège au cours d’une résidence de longue durée – quatre années – et dont le sujet était les collégiens eux-mêmes.

Décadrages

Ne lire l’entrée des artistes dans le champ scolaire que comme un moment dans l’histoire de l’école conduit à une vision progressiste pour le moins discutable, assurément erronée, d’une école parvenant par ses propres forces et sa détermination et celles de ses « militants » de l’art à donner enfin en son sein aux arts, après les avoir longtemps minorés et refoulés, la place éducative qu’ils méritent.

Analyser cette entrée à la croisée de l’histoire de l’art et de celle de l’école, et commencer pour cela à l’inscrire dans une histoire artistique, l’analyser à la lumière de l’histoire esthétique permet d’introduire dans l’analyse de ce qu’on appelle aujourd’hui EAC les enjeux politiques, culturels et sociaux engagés dans cette histoire. En 2019, le prix Marcel Duchamp, prestigieux prix d’art contemporain, a été attribué à Éric Baudelaire pour le long métrage Un film dramatique. C’est bien entendu un événement inscrit dans l’histoire de l’art ; mais il s’agit aussi d’un événement dans l’histoire de l’école et de l’éducation artistique, très significatif sur ces deux plans.

L’art en commun n’est pas seulement déplacement de la création de l’atelier à l’espace commun. S’inscrivant dans cet espace commun, c’est aussi cet espace, celui de la prison, de l’hôpital ou de tout autre lieu ou institution qui est alors travaillé par la création artistique. Celle-ci opère ce que Estelle Zhong Mengual appelle des « décadrages de situations sociales » (Zhong Mengual, 2022, p. 213). Ces décadrages sont, bien entendu, inhérents à la proposition artistique, voulus par l’artiste. Mais ils sont au cœur de la démarche d’art en commun ou de création partagée, inhérents à sa forme même. Il en va de même lorsque cette démarche est mise en œuvre au sein de l’institution scolaire.

La forme scolaire revisitée

L’entrée des artistes et de l’art vivant bouscule l’école et se heurte d’ailleurs à des résistances ; l’idée répandue selon laquelle l’art est toujours le bienvenu à l’école est surtout un vœu pieux. Ses effets sur la forme scolaire sont parmi les analyses consacrées à l’EAC, les mieux documentées.

L’espace-temps scolaire en porte-à-faux

Les pratiques artistiques bousculent tant l’espace que le temps scolaire. La salle de classe avec son mobilier standard et peu mobile se prête mal aux exigences d’un atelier d’art plastique ; ainsi au lycée Prévert de Saint-Christol-les-Alès il fallait, chaque fois que nous arrivions, réaménager l’espace dans lequel s’installait la fabrique des vaisseaux fantômes, accrocher au plafond les ficelles auxquels ils seraient pendus le temps de leur élaboration, afin que celle-ci s’effectue non pas dans un plan mais dans un espace à trois dimensions, et que dans l’usage des pistolets à colle les élèves soient comme contraints d’accepter les coulures de colle et intègrent ce hasard à leur œuvre. Peut-être plus encore que l’espace et l’exigence normalisée de maîtrise, le temps scolaire est une contrainte que bouscule la pratique artistique, quelle qu’elle soit ; elle ne s’accommode pas aisément d’une temporalité uniforme et imposée, elle produit son propre rythme, alterne les phases de tension et de détente. Les séquences de trois quarts d’heure du collège et même l’heure du lycée ne permettent pas ce déploiement temporel. Au collège les Escholliers de la Mosson, la classe artistique expérimentale a choisi dès le début d’installer les temps de résidence – 6 heures hebdomadaires – sur des plages de trois heures, liberté étant laissée aux artistes et aux enseignants de gérer selon les besoins les plages de pause. Séduits par cette temporalité ménageant les respirations, les enseignants et la direction de l’établissement ont décidé l’année suivante de l’étendre à l’ensemble du collège. Au lycée Prévert de la même façon, les temps de résidence s’étalaient sur 3 heures consécutives. Demeurait tout de même cette sonnerie intrusive marquant la fin de chaque heure de cours ; une innovation bien venue et propre au lycée faisait qu’au lieu de l’habituelle stridence, des enregistrements musicaux étaient utilisés, changeant chaque semaine selon la thématique décidée. La résidence s’est emparée de cette possibilité une semaine, celle au cours de laquelle elle allait s’achever : chaque sonnerie horaire était remplacée par la diffusion d’un poème où d’un texte enregistré dont la thématique était celle de la migration et/ou du vaisseau, menant ainsi l’ensemble du collège vers la cérémonie finale du lâché d’un vaisseau dans le ciel du lycée et « l’inauguration » de l’installation issue de la résidence.

Mais cet ébranlement de la forme scolaire s’effectue aussi quand il s’agit d’un simple atelier : on pousse les tables, on ménage un espace-temps approprié dans l’espace-temps scolaire, lequel lui demeure. Il en va différemment de la pratique de l’art en commun, de la création partagée. Ce partage et ce commun d’un espace autre et autrement partagé avec les adultes fonctionne aussi comme un révélateur, voire une dénonciation du formatage inhérent à la forme scolaire5.

La relation éducative à l’épreuve de l’égalité esthétique

L’art en commun dans l’école n’épargne pas non plus les autres aspects de la forme scolaire, bien sûr en tout premier lieu la domination du scriptural, concurrencée et dénoncée par les langages du corps, des images, des couleurs et des tracés, des sons et plus largement la domination du procédural dans la pratique scolaire dont la programmation et l’ordonnance ne laissent guère de place au surgissement de l’événement sans lequel cette pratique ne peut être pleinement une expérience.

Autre pilier de la forme scolaire tout particulièrement ébranlé par le mode de travail et d’enrôlement des élèves par l’artiste, la relation éducative distanciée qu’instaure celui que Jacques Rancière appelle « le maître explicateur », et auquel il oppose « le maître ignorant ». Dans son livre de dialogue avec Javier Bassas, Penser l’éducation, Jacques Rancière note que ce livre, « Le maître ignorant, lors de sa parution, n’a pratiquement été lu par aucun professeur. Il a été lu essentiellement par deux sortes de personnes : des psychanalystes et puis des artistes » (2021, p. 27). Quel intérêt y ont trouvé les artistes qui n’y ont pas trouvé les enseignants ? Prendre en considération ce constat n’est pas sans intérêt pour la réflexion engagée ici. Ces artistes, doit-on préciser, étaient des artistes du spectacle vivant, danse et théâtre, dont une bonne part du travail comme chorégraphe ou metteur en scène consiste à transmettre aux danseurs et danseuses, aux comédiennes et aux comédiens ce qui leur permettra d’habiter, d’incarner le geste chorégraphique inventé, la prosodie et la gestuelle voulues pour un personnage. C’est pourquoi ils disent ne pas être intéressés par les effets de leur intervention (de leur transmission). Ils ne raisonnent pas en termes d’effets, mais en termes d’appropriation, d’incarnation. Il ne s’agit nullement que la comédienne ou le danseur exécute parfaitement le modèle que le metteur en scène leur présenterait, mais qu’ils habitent, s’approprient, incarnent à leur façon ce modèle, lui donnent vie. La norme ici n’est pas une vérité d’exactitude, mais une vitalité présente. Sans cela, la chorégraphie comme le spectacle théâtral ne sera qu’une mécanique extérieure aux corps censés les faire vivre, un théâtre de marionnettes aux fils invisibles. La transmission, si transmission il y a, si ce terme peut encore être employé, se joue et se fait tout entière sur le terrain de la sensibilité esthétique en partage, terrain sur lequel la différence maître-élève s’efface ou n’est plus structurante. Chorégraphe ou dramaturge dans cette configuration ne sont pas ceux qui savent comment faire et vérifient ensuite que la danseuse ou le comédien réalise correctement ce faire ; ils prennent acte d’une incarnation que garantit le savoir-faire inventif des artistes qu’ils guident. Il en va un peu de même lorsqu’ils ont affaire à des élèves dans le cadre d’une résidence scolaire. L’observation montre que la conduite du travail de création y emprunte les mêmes voies que celles qui sont empruntées avec les comédiens de la troupe ou les danseurs et danseuses de la troupe chorégraphique. Ainsi une chorégraphe demandera aux élèves de traverser la scène en marchant comme s’ils marchaient pour la première fois, comme s’ils inventaient la marche en marchant, de même qu’elle le fait avec les danseurs et danseuses de sa compagnie : là aussi le terrain esthétique est un terrain commun, commun aux artistes et aux enfants. La création partagée a pour sol l’égalité esthétique. Il en va de même pour les arts plastiques. L’observation d’une scène de la vie ordinaire des résidences artistiques m’en a fourni une illustration. Elle concerne un artiste plasticien, Vincent Prud’homme, en résidence dans une école maternelle, dans le cadre d’un dispositif (hélas disparu faute de financement) qui était porté par la Ville de Lyon, le Centre Enfance Art et Langages6. Ce jour-là, il avait mis les jeunes enfants de la classe maternelle au travail par petits groupes, à partir d’un matériel varié. Debout et se déplaçant dans l’espace de cet atelier ménagé au sein de l’espace scolaire, il observait l’avancée du travail des enfants. Et soudain, le voilà qui s’arrête et s’accroupit, se mêle aux enfants et lui aussi se met au travail à leur côté, avec les mêmes matériaux. Il avait été interpellé, en tant qu’artiste, par les propositions plastiques des enfants, comme il aurait pu l’être par les travaux de collègues artistes. Non pas comme peut l’être un maître se penchant sur l’exercice des élèves pour les féliciter de leur réussite ou bien leur signaler des erreurs – toujours en quête de vérifier les effets de sa transmission, demeurant le « maître explicateur ». Ce passage de la verticalité initiale de surplomb très « magistrale » à l’horizontalité qui met l’artiste sur le même plan que les enfants dans ce moment-là n’est rendu possible que par l’égalité esthétique. Une formule régulièrement utilisée par les artistes au cours d’entretiens consacrés à leur pratique avec les enfants7 le dit expressément : « Égal à égal » ; avec les enfants, sur le terrain c’est « égal à égal ». Ce n’est pas, ce n’est plus le thème de « l’enfant-artiste », mais bien le constat que sur le terrain esthétique, la supériorité de l’adulte sur l’enfant n’est plus de mise. L’esthétique, la sensibilité esthétique s’y découvre comme le terrain d’une humanité commune à l’adulte-artiste et à tous les enfants. C’est également sur ce terrain d’une commune humanité – commune à tous les êtres humains, quelles que soient leurs situations, détenus ou surveillants, patients ou soignants, élèves ou maîtres – que se déploient les résidences en milieu hospitalier et en milieu carcéral.

L’art comme stratégie de la politique éducative ?

Les différents décadrages dans la forme scolaire et de la forme scolaire provoqués par l’entrée de l’art vivant dans l’institution scolaire que nous venons d’observer ne sont pas des dommages collatéraux – ni même des « bienfaits collatéraux » – ils sont les conséquences d’une politique éducative délibérée, de cette politique éducative de l’art mise en place sous les ministères Jack Lang dans les deux dernières décennies du vingtième siècle. Bien des indices repérables dans les discours et les conférences du ministre (notamment la conférence du 14 décembre 2000 sur les orientations pour une politique des arts et de la culture à l’école8) et de son entourage laissent entendre que le choix de faire une autre place à l’art dans l’école était aussi la volonté et l’espoir de changer par l’art une école qui ne changerait pas par elle-même, ne pouvait pas changer d’elle-même, sur ses seules bases, même si elle le voulait. Certes cette volonté politique n’a pas été formulée et diffusée « expressément » comme telle ; comment un ministre de l’Éducation aurait-il pu le faire ? L’histoire de cette politique éducative de l’art, d’une politique visant à faire de l’art un vecteur privilégié du changement dans l’école, un outil seul susceptible de venir à bout de ses blocages constitutifs, reste à faire, et constitue, au-delà d’une histoire strictement institutionnelle, un véritable défi philosophique et généalogique. Faute de le relever pleinement ici9, je verserai au dossier l’analyse d’un artiste, un cinéaste, qui fut l’un des acteurs engagés dans cette politique éducative de l’art. Dans son livre L’hypothèse cinéma, Alain Bergala témoigne et analyse ce qu’il appelle « la grande hypothèse de Jack Lang (…) celle de la rencontre avec l’altérité » (Bergala, 2002, p. 20) :

On a vu cette chose étrange : un ministre de l’Éducation nationale proposer de faire entrer l’art à l’école comme quelque chose de radicalement autre, et qui serait nécessairement en rupture avec les normes de l’enseignement et de la pédagogie classique, instituées. Cette hypothèse a eu le courage de distinguer l’éducation artistique de l’enseignement artistique – ce qui n’a pas manqué de perturber les enseignants des disciplines artistiques professionnelles –, et d’affirmer ceci : l’art, sans être amputé d’une dimension essentielle, se saurait relever du seul enseignement, au sens traditionnel de discipline inscrite au programme et dans l’emploi du temps des élèves, confié à un enseignant spécialisé recruté sur concours. Elle tire sa force et sa nouveauté de la conviction que toute forme d’enfermement dans cette logique disciplinaire en réduirait la portée symbolique et la puissance de révélation, au sens photographique du terme. L’art pour rester l’art, doit rester un ferment d’anarchie, de scandale, de désordre. L’art est par définition semeur de trouble dans l’institution
(Bergala, 2002, p. 20).

Une dé-dictactisation en marche

Ainsi, la politique éducative des arts non seulement fait entrer l’art à l’École dans une volonté d’y introduire un ferment de rupture, mais elle passe par ce qu’il convient d’appeler une dé-dactisation des enseignements artistiques. L’histoire des disciplines, notamment avec les travaux d’André Chervel (2006), permet d’éclairer les raisons de cette entreprise de dédidactisation. L’historien de l’enseignement du français montre qu’une discipline ne peut entrer dans l’école, devenir une discipline enseignable et enseignée qu’à la condition de se conformer aux exigences propres à l’École dans ses formes et ses fins. La didactisation de l’EAC, de ce point de vue, est une entreprise contradictoire, à contre sens de la rupture avec la logique disciplinaire que vise l’introduction de l’artiste et des pratiques artistiques partagées dans l’École. Ici, la distinction entre enseignement artistique et éducation artistique n’est pas une argutie, elle marque une différence paradigmatique.

L’entreprise de transformer structurellement l’institution scolaire en recourant aux arts et aux artistes a connu un précédent. Il concernait l’institution universitaire. Le Black Mountain College, fondée en 1933 aux États-Unis (Caroline du Nord) était une université libre expérimentale, conçue et créée par des enseignants désireux de rompre avec les formes traditionnelles de l’enseignement universitaire, à l’initiative notamment d’un proche de John Dewey, John Andrew Rice, qui en assura la direction. Établissement pluridisciplinaire – y était enseigné l’ensemble des disciplines, les sciences aussi bien que les langues et la littérature, les sciences humaines et sociales – sa particularité était d’avoir mis les pratiques artistiques au cœur de toutes les filières d’enseignement, ainsi que d’avoir promu une gestion collective et démocratique. La centralité des pratiques artistiques concernait donc l’ensemble des filières, et l’enseignement des sciences lui-même passait par la pratique des arts plastiques et de la danse, sous oublier la musique et la poésie. Le Black Mountain College fut contraint à la fermeture en 1957. Le choix d’asseoir les formations universitaires sur une éducation artistique – une éducation par l’art et à l’art – refait surface aujourd’hui dans le sillage de l’anthropologue britannique Tim Ingold – lui-même inspiré par la pédagogie de John Dewey – et de son ouvrage L’anthropologie comme éducation (2018). Il y a selon Tim Ingold dans la pratique des arts comme dans celle de l’anthropologie toute la propédeutique de l’armature intellectuelle nécessaire à toutes les autres formations. Jean-Charles Chabanne prolonge un propos qui « invite à considérer les arts dans leur apport spécifique à un socle commun » (Chabanne, 2022, p. 227) et défend l’idée de l’éducation artistique et culturelle comme tronc commun aux premiers cycles des universités.

La résistance structurelle de l’École

La politique éducative des arts mise en place par les ministères Jack Lang, et poursuivit vaille que vaille dans un cheminement marqué par des hauts et des bas, et même des infléchissements qui en trahissent l’esprit, visait donc le changement de l’école, et avait pour fondement la conviction que l’école ne changerait pas d’elle-même, par ses propres ressources, et que l’entrée de l’art vivant avait le pouvoir de la bousculer. Cela peut expliquer les résistances rencontrées, du moins en partie. En effet, d’une façon générale, le cheminement de l’art dans l’école, depuis l’époque révolutionnaire où dès sa création le musée a été pensé dans une fonction instructive et éducative, qu’il s’agisse de la transmission de l’art ou de l’éducation à l’art et par l’art, n’a rien de l’écoulement d’un long fleuve tranquille. Il a rencontré de nombreux obstacles et détournements. Comment l’expliquer ?

Quelles résistances ?

La « résistance » de l’École en France tout particulièrement, de l’École républicaine, semble bien être d’ordre structurel. Ce sont pour partie des résistances inhérentes à la forme scolaire ; sans oublier toutefois que celle-ci s’inscrit dans les têtes et les corps qu’elle assujettit. Ainsi, dans l’expérimentation qu’était la classe artistique de Montpellier10, les six heures hebdomadaires d’ateliers consacrées aux pratiques artistiques ne s’ajoutaient pas au temps scolaire, elles étaient prises sur les horaires des différentes disciplines, avec l’accord des différents enseignants et de l’équipe éducative tout entière, et au prorata du nombre d’heures dues par chaque discipline : les disciplines les plus dotées (mathématiques et français) contribuaient donc le plus. En conséquence, les enseignants étaient tous tenus de « participer », d’être présents lors des ateliers inclus dans leur service horaire. C’est ainsi qu’un professeur de mathématiques ou de français pouvait se mêler aux élèves au cours d’un travail chorégraphique, et même danser avec eux, en suivant les consignes de la chorégraphe, comme ce fut le cas pour l’année de sixième avec la chorégraphe Anne Lopez et sa compagnie Les gens du quai. Les réactions les plus fortes face à cette entorse faite à la relation pédagogique pouvaient venir des jeunes élèves eux-mêmes, s’étonnant et protestant à haute voix : « M’sieu, pourquoi vous obéissez à ses ordres ? » Sous-entendu limpide, non exclusif d’une tonalité machiste, en effet l’enseignant est un homme, l’artiste une femme : « Le maître, le donneur d’ordre, c’est vous ! Vous n’êtes pas dans votre rôle ! » La relation éducative propre à la forme scolaire est inscrite dans la tête des élèves qui ne conçoivent pas de relation autre que hiérarchique, dissymétrique. Sur un autre registre, la demande initiale des enseignants du collège impliqués dans l’expérimentation était que le travail en atelier puisse nourrir leurs cours, et que les artistes les informent régulièrement à cette fin. La difficulté de répondre à cette demande et son incongruité du point de vue des artistes ont conduit à abandonner ce fantasme de toute puissance pédagogique. Cette seconde anecdote révèle que même des enseignants volontaires, porteurs et acteurs d’un projet d’éducation artistique innovant peuvent encore être dans l’idée que l’art à l’école n’est à sa place qu’à demeurer aux services des apprentissages. Cette tentative d’instrumentalisation s’est d’elle-même effacée lorsque la participation ou l’observation participante des enseignants aux ateliers artistiques a convaincu la plupart d’entre eux que ce que l’art pouvait apporter à l’éducation, sa propre contribution, c’était d’abord lui-même, et que c’était à eux d’avoir l’initiative de prolonger cet apport dans le cadre de leur discipline.

Que faire de l’art dans l’école républicaine ?

Les résistances à l’art dans l’institution scolaire ont des raisons et des enjeux profonds, irréductibles à des motivations et des enjeux simplement « pédagogiques ». Ils sont d’ordre politique, inscrits dans l’histoire, et concernent la conception même de la communauté politique.

Faut-il y voir un héritage platonicien ? Le legs profondément ambivalent d’un Platon dans la République chassant les poètes et autres faiseurs d’images de la Cité juste, leur déniant toute légitimité éducative, d’un côté, et de l’autre dans le Banquet portant l’idée de Beau au plus haut, glorifiant la quête du beau comme chemin vers les Idées et l’Être véritable ? Cet arrière-plan a sans doute son rôle, comme le montre son influence sur un Durkheim particulièrement suspicieux à l’égard de la culture esthétique et de l’art, tant dans son Évolution pédagogique en France que dans L’éducation morale. Je m’en tiendrai ici à une dimension historique restreinte à l’École républicaine.

Musée et instruction

Dans un ouvrage atypique et un peu passé inaperçu, sous le titre troublant de Nous n’irons plus au musée11, l’historien d’art Bruno-Nassim Aboudrar relève que « dès son origine révolutionnaire, la fonction d’instruction prêtée à l’art s’est trouvée confrontée à ce problème : prétendre véhiculer un savoir sensible dans une société toujours plus positiviste, où le savoir est nommé par l’envers de la sensibilité : la raison qui classe, calcule et critique » (Aboudrar, 2000, p. 82). Ce problème et cette contradiction sont d’abord à l’origine même du musée. Les musées d’art marquent l’entrée dans l’âge démocratique : devenues possessions de l’État comme personne morale, les collections privées des puissants s’ouvrent à la délectation du public. À l’ouverture du musée du Louvre le 10 août 1793, puis définitivement en 1802, les fonctions du musée sont au nombre de trois : fonction patrimoniale, fonction éducative, et une troisième fonction, « qui ne saurait être vraiment une fonction, mais plutôt une sorte de surcroît élevé – pour des raisons qu’il faudra tenter de comprendre –, à l’autorité d’une règle, le plaisir » (Aboudrar, 2000, p. 19-20). Conserver et exposer le patrimoine, éduquer et procurer du plaisir, donc. Cette fonction éducative, toutefois, est particulièrement incertaine, même si, dans le dernier quart du 19e siècle, l’instruction par le musée « n’est apparemment plus tout à fait un enjeu de la République, mais plutôt un principe acquis, un fait d’évidence » (Aboudrar, 2000, p. 26-27). C’est en effet du côté de l’instruction que penche d’abord la fonction éducative du musée. Mais de quoi le musée instruit-il ? Bruno Nassim Aboudrar montre que cette fonction éducative d’instruction est profondément tributaire de la première fonction du musée, de conservation et surtout d’exposition du patrimoine, et que cette dépendance la trouble profondément. Dans le sillage du comte d’Argiviller, directeur général des Bâtiments chargé par Louis XVI de la réorganisation des collections royales dans la perspective de leur présentation au public, « ce que la Révolution invente ce n’est pas l’idée de patrimoine “national” (au moins : délié de la personne privée du roi), ni l’idée d’une présentation publique du patrimoine public ou privé, mais l’épopée de l’offrande au public, à la collectivité, au peuple, de biens jusqu’alors injustement détenus par des personnes privées12 » (Aboudrar, 2000, p. 47). Mais de quoi peut bien instruire ce peuple une entreprise qui consiste à « montrer les richesses jusqu’alors enfouies dans les palais des nobles », à « les confisquer pour le peuple » (Aboudrar, 2000, idem) ? Que peut-elle susciter sinon « le désir de voir des richesses cachées » (Aboudrar, 2000, p. 51), laissant peu de goût pour l’art lui-même ? Serait-ce là ce « plaisir » dont le musée est la promesse ? Détournant l’art lui-même d’une appréhension directe par le public en l’exhibant comme un trésor de richesses confisquées et cachées, le musée s’enferme dans un paradoxe, masquant ce qu’il a pour charge de montrer, dissimulant sous le trésor exposé « à la vindicte admirative du public » des œuvres d’art « non pas tant libres que libérées » (Aboudrar, 2000, p. 48).

La conviction d’une réelle capacité pédagogique du musée et des beaux-arts survit au sein de la République à ce paradoxe, sous diverses figures. Celle de l’instruction civique, de la formation du citoyen, et même de la régénération de la conscience citoyenne fut l’une des toutes premières, et il arrive encore aujourd’hui qu’on la voit revenir. Cette figure et la conviction qu’elle porte reposent sur l’idée ancienne, très présente au sein de l’Église et de ses prêcheurs, d’une accessibilité plus aisée et plus immédiate de l’image que celle de l’écrit. L’image, on le sait, a longtemps été l’objet d’une forte suspicion au sein de l’École républicaine où elle a peiné à trouver sa place ; on pouvait lui reprocher de faire appel à l’émotion, et non à la raison, et nuire à un projet d’émancipation par la raison, que figure le célèbre adage repris par Kant dans un article consacré aux Lumières : Sapere Aude ! Ose penser par toi-même ! (Kant, [1794, 2006). Comme s’en interroge Bruno-Nassim Aboudrar, « l’émotion, en effet, peut-elle être réputée facteur d’instruction dans une société où la vocation de l’instruction publique est la divulgation de la raison ? » (Aboudrar, 2000, p. 81). Deux tendances opposées dans la conception du musée font dès l’origine l’objet d’un débat encore vif dans le champ de l’éducation artistique. Elles confrontent les artistes rassemblés dans la commission du Muséum national en charge, sous l’autorité de Roland, ministre de l’Intérieur, de l’organisation les collections, promoteurs d’« un art instructif, dont le ressort serait l’émotion », à Jean-Baptiste-Pierre Lebrun, qui envisage de libérer le potentiel instructif de l’art en l’inscrivant dans le système d’un savoir rationnel de l’art, celui qui s’organise selon les normes de l’histoire de l’art (Aboudrar, 2000, p. 82-83). Certes,

La question de l’instruction n’est pas directement soulevée par la querelle du muséum, mais on voit bien à l’œuvre l’opposition entre une conception scientifique et rationnelle de la muséologie et une conception sensible et « esthétique », l’une et l’autre engageant à leur tour des conceptions différentes des fonctions de l’art, entre charmer l’âme et le regard ou élever le savoir et la raison
(Aboudrar, 2000, p. 84).

C’est ainsi un paradoxe constitutif que la réflexion de Bruno-Nassim invite à placer au cœur de la problématique de l’éducation artistique, entendue au sens large : le paradoxe d’un « savoir sensible mis au service d’une définition toujours plus positiviste – toujours plus rationaliste – du savoir, et donc des contenus d’enseignement » (Aboudrar, 2000, idem). De ce paradoxe je mesure l’importance dans mes échanges, discussions et désaccords avec mes collègues didacticiens des arts.

L’éducation artistique en marche, entre émotion et raison

Les analyses de Bruno-Nassim Aboudrar permettent de distinguer plusieurs phases, plusieurs étapes de l’éducation artistique en France, depuis la Révolution de 1789. Elles sont corrélées aux évolutions du musée. L’auteur les présente, dans des formules fortement critiques et ironiques, comme les étapes d’une perte de sens :

De savoir qu’il est (et qu’il continue d’être, quoi qu’on en dise), l’art au musée s’est d’abord dépravé en moyen d’instruction, pour finalement atteindre à la gloire vaine d’un objet d’instruction. On a appris de la peinture, puis à travers elle, et maintenant (…) on doit l’apprendre. C’est instructif, certes, mais à condition d’être instruit
(Aboudrar, 2000, p. 28).

Dans un premier temps, l’art muséal se voit assigner « une double fonction didactique » (Aboudrar, 2000, p. 67). Il doit d’une part contribuer à la formation des artistes, et c’est à cette fin que le musée rassemble un ensemble de chefs-d’œuvre, qui leur sont donnés à étudier, notamment par la copie. D’autre part, il doit jouer un rôle dans « l’instruction des populations » (id.). Ce rôle, souligne Aboudrar « demeure ambigu » (id.). Il l’a été dès l’origine, et l’est encore. La première fonction didactique, tournée vers les artistes, est progressivement tombée en désuétude, et la seconde, l’instruction du peuple, a occupé le devant de la scène. Cet abandon de l’une et l’ascension de l’autre marque le début de l’histoire du rôle et de la fonction de l’art dans l’éducation républicaine. Comme invite à le remarquer Bruno-Nassim Aboudrar, maniant à nouveau l’ironie :

On ne voit plus guère, comme c’était encore le cas il y une trentaine d’années, d’étudiants ou d’amateurs occupés à copier les maîtres anciens. Mais on y amène dûment les classes des écoles, et surtout, l’appareil didactique autour de l’art y a pris des proportions étonnantes
(Aboudrar, 2000, p. 67-68).

Mais en quoi peut bien consister l’instruction du peuple en matière d’art ? Il ne peut s’agir que de l’instruction du citoyen, que de forger les consciences citoyennes. Cette visée peut emprunter deux voies : celle de l’émotion, de la sensibilité, et celle de la raison et du savoir. Du côté de l’émotion s’impose la figure de Jean-Jacques Rousseau, conférant à la sensibilité la faculté de fédérer les subjectivités, comme dans le modèle de la musique, du chant collectif ; du côté de la raison, du savoir et de l’universel, c’est la figure d’un Condorcet qui s’impose : au portrait de l’homme éclairé, « ayant reçu une éducation complète », que dresse Condorcet au début du troisième des Cinq mémoires sur l’instruction publique, et qu’il présente comme une sorte de prototype de tout citoyen qui aurait bénéficié d’une instruction publique, commune à tous les hommes et femmes, aux traits qui signalent ce prototype du citoyen éclairé, « le goût et l’habitude de l’application », « ses connaissances dans les diverses parties des sciences », et que Condorcet se plaît aussi à voir « s’entourer de livres, chercher à connaître les hommes éclairés, rassembler autour de lui les productions les plus curieuses et les plus utiles du pays qu’il habite » (Condorcet, [1793], 1989, p. 153), on peut ajouter, en écho à cette rationalité classificatrice qu’est le goût de la collection, cet autre trait, la connaissance de l’universel de la culture humaine dont le musée veut être le lieu. Bruno-Nassim Aboudrar cite un texte attribué aux promoteurs des musées dans lequel la figure de Condorcet est bien présente :

Il faut que tous les spectateurs reçoivent des impressions profondes qui les portent à penser, à combiner des idées et enfin à tirer leurs propres réflexions de grandes vérités. En leur élevant l’âme, elles les rendent meilleurs et les attachent davantage à leur sol, à leurs lois, à leur gouvernement et à leur patrie
(dans Aboudrar, 2000, p. 59).

La voie rousseauiste : émotion et citoyenneté

Dans un premier temps, l’éducation artistique révolutionnaire emprunte la voie rousseauiste, celle de l’émotion, qui semble permettre de lier étroitement l’art présenté au musée « au dessein révolutionnaire dans ce qu’il a de plus sublime : la redéfinition du destin de l’homme et l’instauration concomitante d’un lien social nouveau » (Aboudrar, 2000, p. 57). Le musée est supposé pouvoir élargir à la vue la communion que permet le chant : « L’art, dans son état patrimonial, pourrait assurer en permanence la fonction de communication des sensibilités que le chœur assume excellemment13 mais dans les limites de sa propre durée » (Aboudrar, 2000, p. 60). D’où la place singulière accordée à la fête. La commémoration est une forme de fête que la République ne cessera de mobiliser, et c’est sous le signe de la commémoration que le Louvre s’ouvre au peuple pour la première fois le 10 août 1793, le jour même de la « Fédération républicaine », commémoration de l’anniversaire de la destitution du roi. « Quand le chant ne fédère peut-être que dans le moment où l’on chante, le musée assure une sorte de pérennité mémoriale de la fête » (Aboudrar, ibid.). Le lien entre l’art et la République se noue ainsi sous le double signe du patrimoine et de l’union civique des consciences ; on peut encore aujourd’hui le constater tant du côté de la politique culturelle que de la politique éducative.

Dans le même temps où est empruntée la voie rousseauiste, le musée s’engage dans une démarche qu’on pourrait qualifier de démocratisation du regard, fait de la visibilité des œuvres un enjeu central ; là où les salles du musée accumulaient les œuvres, dans l’esprit du trésor, comme on peut encore le voir dans certains musées italiens, le Louvre libère l’espace, organise le vide dans lequel l’œuvre peut apparaître et fait entré la lumière partout, bref ménage cette transparence chère à Rousseau. Devenant à la fois plus visible et mieux lisible, l’œuvre se donne au spectateur dans un régime qui semble surmonter l’opposition de la sensibilité et de la raison. Le musée paraît ainsi faire écho à l’invention de l’esthétique qui s’accomplit dans le même temps dans l’œuvre d’Emmanuel Kant, ou du moins renaît après qu’au milieu du 18e siècle Baumgarten l’eut inventée et baptisée. Certes, comme l’écrit Bruno-Nassim Aboudrar, « il serait absurde de soutenir que la philosophie kantienne “inspire” le musée républicain » (p. 58) ; mais on se doit de relever ici ce « fait d’époque » (idem) qui voit, d’un côté, un souci d’ordre théorique conduire un philosophe à penser le plaisir esthétique, l’expérience du beau, comme pont entre la sensibilité et la raison, entre l’émotion et la rationalité, et même à concevoir le terrain de l’esthétique comme possibilité de la communication intersubjective, de la reconnaissance mutuelle, articulation libre du singulier au collectif, dans laquelle « l’homme connaît ensemble son irréductible singularité et son appartenance à l’humanité » (Aboudrar, 2000, p. 58), et, de l’autre côté, se mettre en place une politique de l’art, culturelle et éducative, chargeant le musée d’organiser l’espace public propice à « mobiliser la communion intersubjective » (idem) par la médiation des œuvres, et participer ainsi à la formation des consciences citoyennes.

Cette fonction éducative de l’art va devenir une conviction, une évidence, rarement réinterrogée dans ses fondements, en dépit de ses échecs patents que documentera impitoyablement la sociologie, sous l’impulsion tout particulièrement de Pierre Bourdieu (1965, 1966, 1979), en montrant que le rapport à l’art est d’abord un opérateur de « distinction », et témoigne bien plus des inégalités socioculturelles que de la communion intersubjective. Aujourd’hui encore, nombre des contributions sociologiques à l’étude de l’éducation artistique tournent autour de ce constat, et même faudrait-il dire « tournent en rond » autour de ce constat.

L’impasse du « plaisir désintéressé »

L’évidence indiscutée de la fonction éducative de l’art (et du musée, de l’art comme patrimoine) repose à la fois sur le pilier de l’émotion et sur celui de la raison et des savoirs, comme on peut le constater lors de la visite au musée, notamment celle des classes, au cours de laquelle la médiation hésite, va et vient entre la mobilisation de la sensibilité et des éléments d’histoire de l’art et de biographie des artistes.

Mais de quoi est-on « instruit » lors de la visite au musée, qu’y apprend-on ? Un savoir de l’art répondra-t-on. Mais, nous apprend l’historien d’art, « c’est bien le musée qui [a pris] là la décision de faire de l’art l’objet de son propre savoir – en fait d’“instruction” » (Aboudrar, 2000, p. 28). La peinture et son histoire comme savoir, savoir rationnel, classifié, historisé, qui déroule avec assurance les siècles et les « écoles » dont les œuvres se succèdent sur les cimaises dans l’organisation des salles14, ordonnance qui parvient même à intégrer l’art moderne, mais bute sur l’art contemporain devenant alors inaccessible. On est ainsi passé du « savoir de l’art à un savoir sur l’art » (Aboudrar, 2000, p. 29), dont on ne sait pas trop en quoi il instruit. On est aussi passé du plaisir, de l’émotion, au savoir, passage largement facilité par l’adoption de la conception kantienne du plaisir esthétique comme plaisir désintéressé, qui offre la possibilité du tour de passe-passe consistant à intégrer et dépasser la différence, pour ne pas dire l’opposition entre l’émotion et la raison dans l’idée de désintéressement qui peut être aussi la caractéristique du savoir rationnel. C’est encore aujourd’hui ce désintéressement, ce plaisir paradoxal qui est attendu des élèves comme de l’ensemble des visiteurs, et qui dicte la conduite qu’on attend d’eux, l’instruction par l’art se dégradant en un apprentissage des bons usages, et devant souvent affronter la « trivialité » des élèves et autres visiteurs manifestant des émotions « déplacées », c’est-à-dire trop « intéressées ». On est là fort loin de l’enthousiasme républicain et de la communion des consciences citoyennes. Mais le plus souvent c’est le désintérêt qui règne aussi bien du côté du plaisir esthétique que du savoir de l’art comme objet. En quoi, en effet, « un savoir qui a son propre objet pour fin exclusive peut-il être intéressant ? » (Aboudrar, 2000, p. 28).

Il faudrait, en guise de préambule à toute réflexion sur l’éducation artistique (qu’il s’agisse de transmettre l’art ou d’éduquer à l’art et par l’art), commencer par prendre acte du malaise que peut susciter la visite au musée, et que le désintérêt de beaucoup et notamment des élèves manifeste de façon accrue. Il révèle la perte de sens de l’art ainsi exhibé, perte que ne parvient plus à masquer l’évidence de la fonction éducative de l’art, la croyance en cette fonction sui generis. Déplorer le désintérêt des élèves et du public est une politique de l’autruche.

Il faut plutôt s’aviser que l’évidement du sens est tel, pour un art voué sur des kilomètres de cimaises à sa simple et pure exhibition, qu’il crée un malaise. Et ce malaise (…) est un mal de sens. Il y faut donc des mots. Un savoir postiche à quoi se raccrocher, qui vienne papoter à la place de l’art, réduit, lui, au silence majestueux de l’accrochage. Le savoir solipsiste sur l’art est ainsi, jusque dans ses effets, le corrélat de son « splendide isolement » au musée
(Aboudrar, 2000, p. 29-30).

Ce « splendide isolement » est-il propre au musée ? On peut au contraire penser que le musée des beaux-arts, le musée patrimonial, a valeur de paradigme, et que toute la réflexion à laquelle conduisent les analyses de Bruno-Nassim Aboudrar vaut aussi en matière de musique, et sans doute aussi en matière de théâtre et de littérature.

Retrouver les chemins de l’art qui éduque

Ainsi, l’instruction par l’art est-elle passée d’un « excès » de sens – un grandiose projet de civilisation dont l’universalité est l’horizon, associant la culture et la fondation d’un lien social nouveau, la citoyenneté, mais habité par la tentation de la propagande d’une iconographie monumentale, comme l’a montré la peinture de David – à un déficit de sens, un évidement du sens que masque la certitude, l’évidence jamais interrogée de la fonction éducative de l’art. En conséquence, cette déficience ouvre la fonction éducative de l’art à toutes les instrumentalisations, à tous les détournements, et aujourd’hui à son enrôlement néo-libéral au profit des « compétences » qu’exige des individus l’économie concurrentielle, comme en témoigne l’intérêt que lui manifeste l’OCDE, l’organisation de coopération et de développement économique15.

Restaurer le sens social et politique de l’art

Comment l’art pourrait-il pleinement faire sens dans l’École, s’il ne fait pas aussi et d’abord sens dans la société ? C’est bien d’abord le déficit du sens social de l’art qui fait problème. La confiscation patrimoniale du sens social et politique de l’art le confine à la célébration du passé, et l’institutionnalisation via l’histoire de l’art d’un art instructif ancré dans le patrimoine en est l’instrument. Sous l’Ancien Régime, la fonction sociale et politique assignée à l’art via la première ouverture du musée était de l’exhiber, tel un trésor un moment dévoilé, livré à la fascination du peuple. Un art instructif ancré dans la célébration du patrimoine est une version nationaliste et impérialiste de cette fonction. La place et la fonction que la Révolution entendait accorder à l’art était pourtant une rupture avec ce statut d’un art exhibé à des sujets du Roi, maintenus dans cet assujettissement par la fascination des trésors royaux dévoilés ; rupture visant à l’instauration d’un « ordre politique juste – au sens propre, démocratique », remettant « l’art dans sa juste fonction » (Aboudrar, 2000, p. 100). Toute la question est alors de dire qu’elle est cette juste fonction politique de l’art, et donc d’abord de s’entendre sur ce qu’est la démocratie. La réponse de Bruno-Nassim Aboudrar semble s’en tenir à la réponse que donnait initialement la Révolution française : la fonction de l’art doit être « la formation du demos, du peuple citoyen, du citoyen » (idem). « L’art, écrit-il, forme des citoyens. Par sa connaissance, chacun, de sa place dans la société, participe au dessein civique : la perpétuation du pacte social » (p. 100-101). On peut s’interroger : la place qu’occupe chacun dans la société ne relève-t-elle pas de ce que Jacques Rancière appelle le « partage du sensible » ? Rappelons ce que désigne ce partage. « J’appelle partage du sensible ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des arts exclusives », écrit-il. (Rancière, 2000, p. 12). La rupture républicaine était rupture avec le partage du sensible institué, imposé, tenant le peuple, par la fascination, à distance du plaisir esthétique, de l’engagement esthétique, de la jouissance de l’art. La rupture de cette distance met-elle chacun à même d’y accéder ? La connaissance de l’art y suffit-elle ? Les ouvriers saint-simoniens auxquels Jacques Rancière a consacré ce très beau livre, La Nuit des prolétaires, réservant à l’écriture, à la poésie, à la création et à la philosophie ce temps de sommeil normalement réservé, dans l’ordre qui répartit les places et les parts, à la reproduction de la force de travail, avaient répondu par leur engagement même et leur conviction que cet engagement dans l’art et la pensée était la vraie voie de l’émancipation. Le sens social et politique de l’art doit se situer à l’articulation de l’individuel et du collectif, et passe par la considération de ce que Marcuse appelait « la dimension esthétique », dans laquelle réside « le potentiel politique de l’art » (Marcuse, [1977], 1979, p. 12)

Celle-ci est au cœur de l’art en commun, de la création partagée. Lorsque la création partagée (ou l’art en commun) entre dans l’École, qu’elle enrôle ensemble des élèves et leurs enseignants, des classes, voire un établissement tout entier, que de surcroît elle ouvre l’École sur la Cité, c’est bien à une formation du citoyen qu’elle contribue ; mais y est engagée une autre conception de la citoyenneté et de l’émancipation, passant par la relance du partage du sensible imposé. Elle le fait aussi parce qu’elle est portée par des artistes dont l’existence16, comme l’œuvre, attestent de la vitalité de l’art d’aujourd’hui, de cet art dit « contemporain », qui n’est pas encore muséifié.

Pour retrouver les chemins de l’art qui éduque, il faut aussi accepter de revisiter ce plaisir esthétique réputé « désintéressé ».

Réhabiliter le plaisir esthétique, l’expérience esthétique

Le plaisir esthétique, « plaisir désintéressé » ? C’est bien là l’héritage kantien dont l’École républicaine s’est emparée, et qui conforte son approche positiviste et intellectualiste de l’éducation artistique. Le « beau » serait ce qui procure ce pur plaisir dans lequel le sujet accède à une jouissance pure, à laquelle aucune satisfaction de ses intérêts ne participe. Il s’agirait d’un plaisir strictement interne, subjectif et de portée universelle – le beau étant ce qui plaît universellement sans concept – signalant l’accord gratuit de l’entendement et de l’imagination – sans bénéfice sensible, pas même celui du plaisir de la possession de l’œuvre, moins encore quelque plaisir du corps. Voilà donc ce qui fait le prix de la conquête « démocratique » d’accès à l’art ? Non seulement l’art ne devient instructif que lorsqu’il devient une science – celle de son histoire – mais de surcroît il ne se donne qu’à ceux qui sont capables d’un plaisir sublimé, ineffable, capables de tenir tout intérêt à distance. On pourrait rêver de conditions pédagogiques plus favorables et plus égalitaires, et l’on comprend sur ce plan la portée de cette notion d’engagement esthétique, les conséquences démocratiques de « cette réorientation esthétique vers une incitation à l’engagement actif de l’appréciateur » (Berleant, 2022, p. 11). La conception de l’attitude esthétique comme contemplation désintéressée exclut en effet que le plaisir du beau, que le plaisir de l’art, ait la moindre utilité sociale. Elle barre la route à l’affirmation centrale des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de Schiller, selon lequel, comme il l’écrit à la fin de sa Lettre 2, « c’est par la beauté qu’on s’achemine à la liberté » (Schiller,). Elle entérine « l’inutilité du beau » et « sa démission de toute fonction sociale », ainsi que « l’évidement de la notion de plaisir » (Aboudrar, 2000, p. 104).

Il faut pourtant incessamment le dire : l’art, l’accès au « beau » et à bien d’autres critères d’appréciation esthétique, n’ont pas même d’existence sans que s’instaure une relation spécifique aux œuvres – mais aussi, mais d’abord au monde – la relation esthétique, dont l’émotion, un certain type d’émotion, est la manifestation quand elle est réussie, établie. Toute autre fonction ou finalité de l’art en sont tributaires, et du coup également la fonction éducative.

Il faut donc bien que soit réinvestie en éducation cette émotion propre à l’art, à la fois sensation et sentiment, oscillation entre sentiment et sensation, corporel et spirituel. Ce que permet la conception de l’expérience esthétique développée par John Dewey faisant de l’expérience ordinaire, dès lors qu’il s’agit d’une expérience accomplie, menée à son terme, le prototype de l’expérience esthétique ; ou encore quand elle s’attache à souligner la dimension esthétique à toute expérience véritable, ayant son unité, son unicité son déroulement et son achèvement (Dewey, [1934], 2005).

Ces expériences sont rares dans le monde moderne, et c’est bien leur disparition que signalait Walter Benjamin dans un célèbre texte des années 1930, Expérience et Pauvreté ([1933], 2000), c’est aussi cette disparition que signale aujourd’hui en amplifiant le constat Giorgio Agamben ([1977], 2002), lorsqu’il décrit le vide expérienciel d’une journée de l’homme des temps modernes, entre le métro, l’autoroute et la lecture du journal, et c’est encore ce que tente de conjurer Didi-Huberman (2009) en célébrant dans le sillage de Pasolini, la « survivance des lucioles ».

L’art à l’École, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de résidences de création partagée, y introduit cette rare expérience sous sa forme la plus achevée, l’expérience esthétique, y fait événement, injecte de l’expérienciel dans le procédural du monde scolaire. La portée éducative de l’art est indissociable de cette expérience que lui seul peut porter à ce degré d’intensité, une expérience de surcroît capable d’enrichir notre relation au monde et aux autres. L’aventure de la création partagée fait sens parce qu’elle est une expérience tout à la fois intellectuelle et émotionnelle, individuelle et collective. Parce que le partage du sensible y est toujours une dimension de l’aventure artistique : s’y articulent d’un côté un plaisir individuel, subjectif, mais qui n’est pas réduit à une jouissance solitaire ; de l’autre une portée sociale qui contribue à l’individuation.

République et ou démocratie ?

« Il n’y a pas de meilleurs citoyens que les artistes : voilà l’idée que l’on voudrait défendre », écrit Joëlle Zask en ouverture de son livre Art et démocratie. Peuples de l’art. Et elle ajoute aussitôt : « de même il n’y a pas de pratiques plus emblématiques d’une conduite démocratique que les pratiques artistiques » (Zask, 2003, p. 1). Un peu plus loin dans son développement, au chapitre 2, intitulé « Enseigner la liberté » l’auteure lance ce propos qui ne peut manquer d’interpeler le lecteur : « L’enseignement artistique est entré en démocratie, les autres enseignements sont restés en république » (p. 57).

Nous l’avions déjà noté et nous devions y revenir : la conception que l’on a de la fonction éducative de l’art est tributaire de la conception de la démocratie et de la démocratisation. Il est temps de s’y arrêter. Arrivé à ce point de mon propos, ces quelques lignes de Joëlle Zask qui m’ont régulièrement interpellé depuis la toute première fois où je les ai lus me saisissent à nouveau. En quoi la différence, sinon l’opposition, entre Démocratie et République sont-elles engagées dans la problématique des fonctions éducatives de l’art ? Les réflexions que propose Joëlle Zask dans Art et démocratie ont pour point de départ – le fait est assez rare en philosophie pour être signalé – une enquête de « terrain », menée auprès d’artistes, de galeristes, d’artistes enseignant dans des Écoles des Beaux-arts, et aussi de quelques collectionneurs, bref dans le monde de l’art, l’un des mondes de l’art plus précisément, celui des plasticiens, des arts visuels. L’enseignement artistique dont il est question est donc celui que reçoivent les étudiants artistes plasticiens dans les Écoles des Beaux-arts. Il ne consiste plus aujourd’hui exclusivement ni même principalement dans l’apprentissage des savoir-faire du métier de plasticien, mais vise à la formation d’une personnalité artistique porteuse d’une œuvre future qu’il s’agit d’aider à advenir. Le terme « enseignement » est donc ici utilisé en un sens très large, qu’il convient d’entendre plus précisément comme une formation à l’art et par l’art, une éducation à l’art et par l’art, et c’est bien à ce titre que l’auteure s’y arrête : « Parce que les enseignements en arts plastiques visent à placer les étudiants aux commandes de leur vie personnelle, et ce par la production de travaux partageables, écrit-elle, ils ont une valeur exemplaire » (Zask, 2003, p. 69). Valeur exemplaire pour tout enseignement, pour l’enseignement institué, pour l’éducation scolaire. C’est en spécialiste et traductrice de l’œuvre de Dewey que Joëlle Zask (2003) entreprend d’articuler « enseignement artistique » et « citoyenneté démocratique ». De la pédagogie et de la philosophie éducative de Dewey, qu’elle considère comme « l’arbre de toute sa philosophie » (id.), et dont sa théorie politique, (et donc sa conception de la démocratie) n’est qu’une des branches elle retient la centralité de l’expérience, la dimension fondamentalement expériencielle de l’éducation – qui ne doit pas être réduite au mantra du « Learning by Doing » :

Le point de départ d’un enseignement démocratique est qu’aucune acquisition n’est possible sans la participation de l’élève à la constitution de son savoir. Et comme « participer » signifie apporter une part autant que prendre part, il est également requis que le milieu d’enseignement soit ouvert aux éléments personnels et concrets qui, parce qu’ils définissent les enseignés à leurs propres yeux, puissent être pris en considération, et utilisés comme support d’une formation
(Zask, 2003, p. 68).

Cette prise en considération des individus, des éléments personnels, est précisément centrale dans la formation des artistes. De plus l’expérience en ce sens est également au cœur de la démocratie selon Dewey. Il y a bien un lien entre la conception de l’éducation et la conception de la démocratie. Il est manifeste dans la manière dont la politique éducative et culturelle de la République envisage la « démocratisation » : son accomplissement se mesure et s’apprécie aux taux de fréquentation des institutions culturelles et des pratiques artistiques et culturelles, rapportés aux origines sociales, ou encore, sur le plan scolaire à l’horizon labellisé d’un « 100 % EAC ». « Démocratiser », selon cette perspective, signifie alors « mettre un même bien à la disposition d’un nombre croissant de gens » (Zask, 2003, p. 68). Mais il existe une autre perspective, pour laquelle démocratiser signifie « veiller à la distribution sociale des biens de sorte que l’individualité de chacun soit respectée et encouragée » (id.). C’est bien ici à la conception de la démocratie chez John Dewey, qui ne se réduit pas à un régime, mais vise un mode d’existence, que se réfère l’auteure ; et elle repose sur la visée de l’individuation. Joëlle Zask peut défendre l’idée que l’éducation artistique est un mode de formation entré en démocratie, tandis que les autres enseignements demeurent en république parce que l’éducation artistique par nature ne peut être ou ne devrait être qu’une éducation individuante17 :

Une société démocratique est une société dans laquelle chaque personne peut bénéficier des ressources qui progressivement la constituent comme personne, de la naissance à la mort, et même dans la mémoire de ceux qui lui survivent. Or c’est précisément cette conviction que les enseignements artistiques ont fait leur, et dont, en la pratiquant, même partiellement, ils démontrent pleinement la validité
(Zask, 2003, p. 68).

Conclusion

L’école républicaine résiste à l’éducation artistique. Parce que cette éducation et les pratiques artistiques qu’elle promeut mettent à l’épreuve la forme scolaire qui en est solidaire, certes. Mais, plus profondément, parce que cette éducation et ces pratiques interrogent la conception de la démocratie et de l’émancipation sur laquelle repose l’École républicaine.

Cette résistance met en lumière deux principaux verrous, qui ont bien à voir avec la question de la démocratie et de l’émancipation. Le premier met en avant les savoirs et la raison comme seule voie de l’émancipation, reconduisant le dualisme de l’intellect et de la sensibilité, de la raison et de l’émotion, la défiance à l’égard de l’imagination ; le second oppose l’individualité à l’universalité, l’individu étant supposé attaché à des particularismes entravant l’accès à l’universalisme citoyen.

La suspicion portant sur l’individu confond individualisme-individualisation et individuation. L’individualisation met l’accent sur la singularité. Mais, comme l’écrit Baptiste Morizot s’inspirant de Simondon, l’individuation est « un processus par lequel l’individu devient plus singulier, au sens traditionnel du terme : plus unique et différent des autres » (Morizot et Zhong Mengual, 2018, p. 90). De plus l’individu véritable, tel que l’envisage Simondon, n’est pas une entité close, figée ; il est un processus temporel « le processus même de l’individuation » (Zhong Mengual, 2018, p. 84). Ce qui signifie que chaque individu ne cesse de se transformer, qu’il est cette capacité même de se transformer. Et, surtout, l’individuation n’est pas fermeture sur soi, mais ouverture sur les autres, elle est relationnelle et se nourrit de ces relations. L’individuation est psychique et collective, comme Simondon prend soin de le préciser jusque dans le titre de son ouvrage (1989, 2007). Baptiste Morizot avance la notion de « rencontres individuantes » et estime que l’art est un terrain majeur de « rencontres individuantes » (2008, p. 81).

C’est pourquoi le champ de l’art et de l’esthétique peut aussi être considéré comme une voie d’émancipation. Si, comme l’écrit Jacques Rancière, « le terrain esthétique est aujourd’hui celui où se poursuit une bataille qui porta hier sur les promesses de l’émancipation et les illusions et désillusions de l’histoire » (2000, p. 8), alors il est possible de considérer que l’entrée des artistes dans l’école participe de cette bataille en la portant dans l’enceinte scolaire ; tout particulièrement quand le Cheval de Troie installé dans cette enceinte est celui de la création partagée et de l’art en commun, propices aux rencontres individuantes, à l’individuation tout à la fois psychique et collective.

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Notes

1 Cf. Amar Lakel et Tristan Trémeau (2002), « Le tournant pastoral de l’art contemporain ». Article en ligne : http://www.mickfinch.com/texts/TTAL.html. Return to text

2 Cf. Alain Kerlan et Yves Henri (2018). Chronique du Vaisseau fantôme de Leros. De l’art de la philosophie et de l’éducation comme performance. Éditions Naufragés éphémères. ISBN 978-2-490447-00-8. Return to text

3 Cf. Arnaud Théval (2008). Moi le groupe. Zédélé éditions. Return to text

4 Cf. Arnaud Théval (2017). La prison et l’idiot. Éditions Dilecta, et Arnaud Théval (2021). Hôpital cherche Nord. Éditions Dilecta. Return to text

5 Une exposition de la Friche Belle de Mai à Marseille en novembre 2021, proposée par le collectif Lieux fictifs, sous le titre Bleu Blanc Rouge, quand l’art travaille l’école, réunissait deux artistes, l’un plasticien, Arnaud Théval, l’autre, vidéaste, Florence Lloret et présentait leur résidence respective en lycée professionnel. Leur pratique de l’art en commun, photographique pour l’un, cinématographique pour l’autre, avait pour point commun une profonde interrogation du cadre et de la condition scolaire. Cf : https://www.lafriche.org/evenements/bleu-blanc-rouge-quand-lart-travaille-lecole/. Return to text

6 Cf. Kerlan, A. (2005) (dir.) Des artistes à la maternelle, Lyon, Scéren CRPD Académie de Lyon. Return to text

7 Cf. Jean-Paul Filiod, Alain Kerlan (2014). La relation artiste/enfant entre asymétrie et égalité. Propos et regards d’artistes en résidence en milieu scolaire. Dans Enfances d’aujourd’hui. De l’enfant citoyen à l’enfant artiste, les politiques de l’enfance. Numéro thématique Revue des Sciences de l’éducation. Presses de l’université de Montréal. Return to text

8 Le ministre y met en avant sa « volonté de rupture ». Return to text

9 Je me suis toutefois essayé à en poser quelques jalons. Cf. Alain Kerlan (2019) De quoi l’EA est-elle le nom ? Quelques éclairages généalogiques, dans Anne Barrère et Nathalie Montoya (2019) (dir). L’éducation artistique et culturelle. Mythes et malentendus. L’Harmattan, et aussi Alain Kerlan (2021) Éducation esthétique et émancipation. La leçon de l’art, malgré tout, Hermann. Return to text

10 Cf. Alain Kerlan, Céline Choquet, Françoise Carraud, Samia Langar (2015). Un collège saisi par les arts. Essai sur une expérimentation de classe artistique, Éditions de l’attribut. Return to text

11 Les principaux développements de cette partie de mon propos s’inspirent essentiellement de cet ouvrage de Bruno-Nassim Aboudrar. Return to text

12 Cette épopée d’une offrande au public n’est-elle pas aujourd’hui encore à l’œuvre, de façon radicalement éphémère, lors de la journée nationale du patrimoine ? Return to text

13 Comme on peut périodiquement le constater, la tentation d’utiliser le chant comme lien social est une constante de l’instruction républicaine. Return to text

14 Les débats et querelles d’aujourd’hui autour de l’instauration dans l’École de l’histoire des arts ou de l’art (une part de ces débats portant précisément sur le choix du pluriel « des » plutôt que du singulier « de ») s’inscrivent dans cette filiation. Return to text

15 Voir, sur le site de l’OCDE, l’affichage des pages de l’ouvrage édité par l’OCDE : Ellen Winner Thalia R. Goldstein, Stéphane Vincent-Lancrin (2014). L’art pour l’art ? : l’impact de l’éducation artistique. https://www.oecd-ilibrary.org/fr/education/l-art-pour-l-art_9789264183841-fr. Return to text

16 Cette précision peut sembler relever de l’évidence, mais tant de jeunes enfants s’étonnent devant le fait qu’un artiste n’est pas nécessairement mort qu’il convient de le souligner… Return to text

17 « L’enseignement traditionnel du dessin, écrit également Joëlle Zask, est à la citoyenneté consensuelle ce que désormais l’enseignement des arts plastiques est grosso modo à la citoyenneté participative (Zask, 2003, p. 69). Return to text

References

Electronic reference

Alain Kerlan, « Des artistes dans l’école, pour changer l’école ? L’école républicaine à l’épreuve de l’art », La Pensée d’Ailleurs [Online], 6 | 2024, Online since 28 octobre 2024, connection on 04 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=793

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Alain Kerlan

Professeur des universités émérite en sciences de l’éducation. Université de Lyon 2, laboratoire ECP.

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