Introduction
Le chant fait partie des pratiques qui se maintiennent dans l’histoire de l’école maternelle et des salles d’asiles des années 1830, aux classes maternelles contemporaines. Son histoire ne semble avoir cependant fait l’objet d’aucune étude à part entière relevant de l’histoire de la pédagogie du préscolaire. Les travaux contemporains sur le chant enfantin s’interrogent plutôt sur l’histoire du répertoire des chants traditionnels (Damon-Guillot et Macaigne, 2022) ou sur les relations entre chant et littérature enfantine (Rayna, Séguret et Touchard, 2015 ; Gaiotti et Hamaide-Jager, 2020). L’examen historique des usages pédagogiques du chant, des attentes normatives que les enseignants associent à cette activité, mais aussi des méthodes d’apprentissages qu’ils valorisent pour concrétiser ces attentes, reste à entreprendre.
L’étude qui suit s’appuie exclusivement sur des textes prescriptifs. Elle s’inscrit dans une démarche philosophique relevant de l’histoire conceptuelle de la pédagogie : il est ici question d’interroger les discours par lesquels les pédagogues1 réfléchissent sur ce que les pratiques doivent être, selon eux. En ce sens, cette histoire n’est pas une histoire des pratiques usuelles dominantes des salles d’asile et des écoles maternelles : elle relève de l’histoire des idées.
L’hypothèse est la suivante : si, entre 1835 et 1896, les prescriptions pédagogiques sur le chant évoluent en suivant le mouvement général de la pédagogie du préscolaire, la particularité remarquable du chant réside dans la façon dont celui-ci doit permettre un conditionnement affectif amenant l’enfant à aimer non seulement le fait de chanter, mais aussi à aimer ce qu’il dit ou fait en chantant. Ce faisant, le chant devient une manière de moraliser les enfants en amenant à faire ce qu’ils doivent comme quelque chose qu’ils veulent. Mais la spécificité du chant ne s’arrête pas là : il n’est pas simplement une façon de créer ce lien affectif au devoir, mais il consiste aussi à l’exprimer. L’enthousiasme que l’enfant met dans le chant et que l’on peut constater en regardant l’enfant chanter, est traité par les pédagogues comme une forme d’expression authentique de l’adhésion de l’enfant à ce qu’énoncent les paroles du chant.
Notre étude s’appuie exclusivement sur les articles de L’Ami de l’Enfance portant explicitement sur le chant durant toute la durée de vie de la revue, c’est-à-dire entre 1835 et 1896. Suivant ce principe, un corpus d’un peu moins d’un article par décennie se détache (1835 ; 1846 ; 1858 ; 1869 ; 1882 ; 1896). Précisons toutefois que quatre articles de Caroline de Barrau, en 1883, ont été laissés de côté car leur contenu reproduisait de près ceux des articles de 1858 et de 1869 – cela sera précisé dans l’analyse de l’article de 1882. Le corpus retenu ne peut cependant prétendre rendre compte de façon exhaustive de tous les articles qui traitent du chant dans L’Ami de l’Enfance. Les notes pédagogiques, les rapports d’inspection, les comptes rendus d’épreuves de concours peuvent, parfois au milieu d’autres sujets, traiter de la question du chant (c’est par exemple le cas des « Notes pédagogiques » du numéro du 15 novembre 1886). En ne retenant que les articles de fond sur le sujet, le corpus ici analysé semble toutefois assez représentatif des différentes voies que les pédagogues de la revue ont pu emprunter pour réfléchir sur le chant dans les salles d’asile ou à l’école maternelle. L’analyse des articles est découpée en trois périodes marquées par des particularités pédagogiques différentes : la période 1835-1846, qui met l’emphase sur la dimension moralisante du chant, s’inscrit dans la continuité de la politique éducative de la monarchie de Juillet ; la période 1858-1869, où l’on prête une attention toute particulière aux aspects esthétiques du chant, illustre certaines des préoccupations pédagogiques suscitées par la réception française des propositions de Fröbel ; la période 1882-1892, où le thème du l’apprentissage de la langue française vient au premier plan dans le contexte de l’unification linguistique de la Troisième République.
1835-1846 : l’importance de constituer un répertoire de chants moralement édifiants
Battelle, « Du chant dans les salles d’asile » (janvier-mars, 1835)
C’est dans le numéro de janvier mars 1835, qui est aussi le numéro inaugural de la revue, que le premier article de L’Ami de l’Enfance sur le chant est publié. Rédigé par Battelle, il s’intitule « Du chant dans les salles d’asile ». Le chant y est présenté comme une pratique déjà bien établie en Suisse, en Allemagne (il est plausible que Battelle fasse référence aux propositions de Pestalozzi et de Fellenberg) et, surtout, en Angleterre. L’accent mis sur le modèle anglais n’est pas surprenant : c’est avant tout sur l’Infant School britannique que se modélise la salle d’asile française (Luc, 1997 ; Vergnon, 2023). Le travail de Marie Vergnon permet d’ailleurs de constater que les usages du chant dans les salles d’asiles des années 1830 – les marches, les leçons chantées, les chants religieux – sont très proches de ceux des Infant Schools (Vergnon, 2013 ; 2023).
L’objet principal de l’article de Battelle est d’exposer les raisons d’adopter le chant dans les salles d’asile françaises. La première de ces raisons, c’est que chanter est une bonne façon de délasser les élèves entre les leçons.
Le maître s’aperçoit-il que l’attention des enfants a été fatiguée par une explication sérieuse et difficile à saisir, il se hâte de recourir au chant pour faire trêve à leur lassitude, pour reposer leur jeune imagination. Et à l’instant vous voyez les figures s’épanouir, la joie briller sur tous les visages
(L’Ami de l’Enfance [dorénavant noté AE], janvier-mars 1835, p. 50).
Cette préoccupation pour le maintien attentionnel des enfants est tout à fait représentative de la méthode des salles d’asile que Jean-Denis Cochin expose dès 1833 dans son Manuel des fondateurs et des directeurs des premières écoles de l’enfance, connues sous le nom de salles d’asile. Dans ce manuel, Cochin explique que cette méthode s’appuie sur un vaste répertoire de situations permettant de relancer continuellement l’intérêt des enfants.
Il importe peu de commencer par un mode d’enseignement de préférence à un autre, et il faut bien se garder de les tenir longtemps sur une même méthode ; la variété, au contraire, est un moyen puissant de les fixer. La difficulté principale est de les empêcher de dormir et de s’ennuyer, et le moyen de les tenir en haleine se trouve dans le mouvement des bras, des mains, de la tête, dans un assis et un levé continuels, dans un ensemble de chant et de musique, entremêlé d’appel et d’attention par des explications nouvelles, des récits, des surprises, et tout un ingénieux concert de moyens pour les faire continuellement écouter, agir, parler et changer de place ; il faut sans cesse varier le sujet et le mode d’enseignement.
(Cochin, 1834, p. 228)
Dans le Manuel de Cochin, le chant est aussi utilisé pour faciliter une autre forme de transition : il accompagne les déplacements du groupe d’élèves dans la salle d’asile. L’Ami de l’Enfance publiera plus tard (AE, mai-juillet, 1835) la reproduction d’une partition du Manuel, un chant de Battelle intitulé « Plan-Plan », illustrant le type de chants qui pouvait accompagner les marches en rang (figures 1 et 2). Ici, le chant est utilisé comme un instrument de discipline permettant à l’enseignant de garder un certain contrôle sur un groupe qui dépassait souvent la centaine d’enfants2.
La deuxième raison de chanter dans les salles d’asile que propose Battelle est que chanter est un moyen efficace de mémoriser des informations.
Le chant offre encore un autre avantage : il donne la facilité de cultiver la mémoire : les paroles s’y gravent mieux par l’effet combiné de la mesure et de la rime. C’est un double moyen de mnémotechnique, d’autant plus utile à employer que, loin de coûter aucun effort à l’esprit, il se présente sous la forme d’un amusement et laisse, par ce motif, des traces d’autant plus profondes dans les souvenirs.
(AE, janvier-mars 1835, p. 31)
Une fois de plus, le Manuel de Cochin nous en apprend plus sur cet usage. On y trouve en annexe, une sélection de chants, notamment, un « Chant de l’alphabet », un « chant de l’épellation » (figure 3) et des chants intitulés « la numération », où l’on chante la comptine numérique de 1 à 100, « l’addition », où l’on calcule en série en ajoutant continuellement 2 au résultat précédent (2 + 2 ; 4 + 2 ; 6 + 2… jusqu’à 100) et, enfin, un « chant de la table de Pythagore » pour apprendre les tables de multiplication. Ici, la fonction mnémotechnique du chant doit permettre de faire mémoriser aux élèves des informations liées à l’apprentissage de la lecture et du calcul.
Relevons tout de même que la littérature sur la pédagogie des salles d’asile fait peu état de ce type de chant. En dehors du manuel de Cochin, on ne trouve, dans L’Ami de l’Enfance comme dans les divers recueils de chant qui ont pu être consultés, aucune partition de chant similaire. Néanmoins, des indications passagères ponctuelles dans certains articles3 suggèrent que la pratique reste dans les usages. Aujourd’hui encore, il faut le signaler, le « chant de l’alphabet », par lequel on récite les lettres sur l’air de Ah ! vous dirais-je maman, est couramment employé dans les crèches et les écoles maternelles4.
Troisième raison de chanter dans les salles d’asile : le chant peut être utilisé pour l’éducation religieuse et morale des enfants.
Il faut profiter de tous les avantages pour faire pénétrer dans ces jeunes cœurs des principes de religion et de morale. Qu’une douce et grave harmonie porte vers le ciel les accents de ces innocentes créatures. La prière en sera plus solennelle et sa sainteté en sera mieux comprise.
(AE, janvier-mars 1835, p. 31).
Battelle donne en citation deux chants qu’il tire du recueil d’Émilie Mallet, Chants pour les salles d’asile5. Dans l’avertissement de cet ouvrage (reproduit dans L’Ami de l’Enfance de mai 1836), Mallet justifie sa sélection de chants religieux et moraux en élevant en modèle le répertoire des Infant Schools.
Les chants des Infant Schools d’Angleterre sont, pour la plupart, encore plus simples et plus familiers que ceux-ci, et cependant ils laissent dans le cœur et dans l’âme des enfants des traces salutaires, parce qu’ils expriment des idées pures et saintes. Nous avons aussi cherché à faire naître quelques douces impressions de devoir et d’amour de Dieu, en même temps que nous tâchions de captiver l’attention des enfants ; car il fallait répondre à leur besoin naïf d’amusement et de gaîté.
(AE, mai 1836, p. 286)
Voici comment Battelle commente le chant intitulé « Ma Mère » :
Quels trésors de tendresse maternelle nous révèlent ces lignes ! quelle suavité de sentiments ! quelle leçon de piété filiale ! Ah ! plaignons celui dont l’œil resterait sec à la lecture de ces touchantes paroles !
Oui ! voilà les modèles que nous proposons pour les cantiques pieux, pour l’expression de l’amour et de la reconnaissance des enfants envers les auteurs de leurs jours.
(AE, janvier-mars 1835, p. 35)
Il y a ici un retournement : dans un premier temps, le chant, alliant « douce » mélodie et « touchantes » paroles, provoque une émotion que l’on traite comme une forme d’adhésion personnelle à ce que le chant énonce. Dans un second temps, la pratique du chant est décrite comme une expression émotionnelle qui va au-delà de la simple exécution du chant en rendant manifestes les émotions que le chant provoque chez celui qui chante et, par suite, son adhésion à son contenu moral. En ce sens, les chants religieux et moraux doivent permettre l’intériorisation de règles morales tout en les extériorisant comme des règles pour lesquelles on est déjà engagé.
Cette double dimension d’intériorisation et d’extériorisation, particulièrement visible dans le cas des chants religieux et moraux, est aussi présente dans les autres formes de chant évoquées précédemment. Qu’il s’agisse d’une marche ou d’un chant de multiplication, il est toujours à la fois question d’amener l’enfant à adopter un comportement défini tout en s’assurant qu’il le fasse avec joie – état émotionnel qui transparaît dans l’entrain qu’il met dans le chant.
Le comportement de l’enfant attendu dans le chant relève simultanément du conditionnement et de l’engagement personnel : ce que l’on attend de l’enfant, c’est sans doute qu’il obéisse ou qu’il automatise certains savoirs (en suivant la marche, en connaissant l’alphabet), mais encore qu’il obéisse et embrasse des automatismes comme des actes qu’il ne suit pas par obéissance ou par automatisme, mais par engagement personnel. Autrement dit, il s’agit d’amener l’enfant à faire ce qu’il doit comme quelque chose qu’il veut. On voit ici que le chant n’est pas tant une façon de faire obéir qu’une façon de transformer l’obéissance en adhésion spontanée.
Une fois que l’on a reconnu que la fonction principale du chant dans les salles d’asile est de donner les moyens aux enfants d’exprimer leur engagement dans le travail, on peut traiter les considérations pratiques sur les bonnes manières de chanter dans les salles d’asile comme autant de façon de réfléchir sur les conditions concrètes permettant de faire advenir cette expression.
Dans l’article de Battelle, cette réflexion concerne d’abord le répertoire à utiliser. Seuls des chants d’une certaine qualité affective permettent de susciter l’adhésion spontanée des enfants tout en les éduquant. Il n’est cependant pas aisé d’inventer de « douces » mélodies et de « touchantes » paroles, ce qui amène Battelle à faire appel aux poètes : il faut, suggère-t-il, ouvrir une « nouvelle branche de la littérature » mettant la créativité de l’artiste au service de l’éducation des jeunes enfants.
Ô vous, poètes illustres dont la France s’enorgueillit à si juste titre, Casimir Delavigne, dont la versification est si noble, si pure ; vous, Lamartine, que la religion a toujours si heureusement inspiré, nous refuserez-vous de descendre un moment des hauteurs où vous vous êtes placés pour venir montrer, dans le champ plus modeste où nous vous appelons, le génie de la poésie s’associant à celui de la bienfaisance ? […] Le pays attend de vous ce nouveau service et sa reconnaissance vous en récompensera. L’éducation nationale dont le législateur vient de doter la France crée une nouvelle branche de littérature, ouvre une nouvelle carrière, où il vous appartient, où il serait beau de vous voir entrer les premiers […].
(AE, janvier-mars 1835, p. 31-32).
Autre difficulté : pour que les meilleurs chants fassent effet, il faut pouvoir correctement les présenter aux élèves, ce qui exige des compétences musicales que les maîtres n’ont pas nécessairement. Pour pallier cette lacune, Battelle suggère l’utilisation d’un orgue garantissant une reproduction fidèle des notes. L’idée d’utiliser des instruments (orgue, harmonium, piano, accordéon, violon) est récurrente : les partitions publiées dans L’Ami de l’Enfance donnent souvent, avec la mélodie du chant, le relevé d’un accompagnement instrumental au clavier.
Il est un grand nombre de Maîtres qui, réunissant d’ailleurs toutes les qualités nécessaires pour diriger l’éducation de la première enfance, ne seront pas doués d’une organisation musicale, et n’auront ni assez de voix ni assez d’oreille pour faire exécuter aux enfants des exercices de chant. On a pensé que le moyen de remédier à cet inconvénient serait de venir à leur secours en les accompagnant d’un orgue, qui aura pour effet de procurer aux enfants une distraction agréable. Un orgue devra donc nécessairement faire partie du mobilier d’une salle d’asile.
(AE, janvier-mars 1835, p. 50).
Dans le numéro de septembre 1836, un autre article Battelle, proposé dans la section « Méthodes et exercices », expose des activités ludiques permettant de « développer les sens » de l’enfant et, en particulier, son ouïe.
Un enfant est placé derrière un rideau, tandis que le maître ou un autre enfant parcourt la classe, une sonnette à la main, et la fait tinter à différentes distances. À chaque fois qu’elle sonne, on demande à l’enfant : « À quel endroit a-t-on sonné ? » Et il répond, suivant sa perception : « À la fenêtre, auprès du poêle, contre la table, sur le gradin » et ainsi de suite. On reconnaît par-là, si l’enfant a pu, par le son qui l’a frappé, juger la distance à laquelle il a été produit, et cet exercice l’accoutume ainsi à mesurer l’éloignement par l’ouïe.
Voici un autre moyen qu’on emploie avec avantage. On cache une pomme, une noix ou une amande dans un endroit quelconque de la salle ; on charge un enfant de la chercher. À mesure qu’il s’approche ou qu’il s’éloigne de l’objet caché, on frappe, sur un verre, avec un petit bâton ou une aiguille à tricoter, en augmentant ou diminuant le son, suivant les circonstances. Si, au moyen de cette indication, l’enfant parvient à trouver l’objet, on le lui abandonne et on lui permet de le manger
(AE, septembre 1836, p. 326-327).
Dans cet article, la question de l’éducation de l’ouïe finit par rencontrer celle de l’éducation musicale à travers une citation du Médecin des salles d’asile du docteur Cerise. Opposant la musique au bruit, Cerise présente la pratique du chant comme un exercice permettant de perfectionner la sensibilité auditive des enfants. Selon lui, l’éducation de la sensibilité doit amener les enfants à mieux distinguer les choses qu’ils rencontrent dans leur environnement et, par suite, à intérioriser de façon plus exacte les choses que l’on veut leur apprendre. Cette réflexion l’amène à proposer que l’on donne aux enfants une formation musicale qui inclut l’identification, à l’oreille, des différents intervalles possibles entre deux notes.
On peut habituer les enfants à trouver l’octave, la quinte, la tierce et les sept intervalles, afin de les disposer à distinguer le son de l’accord et celui des sons simultanés dont l’accord se compose, la mélodie, c’est-à-dire la suite des sons, et l’harmonie, qui est une suite d’accords ayant des intervalles consonants.
(cité dans AE, septembre 1836, p. 328).
Selon Cerise, ce travail de la sensibilité et cette éducation musicale doivent permettre aux enfants de mieux percevoir le caractère émotionnel des chants, mais aussi, plus généralement, de les habituer à faire attention à ce qui se passe autour d’eux. Bien que Battelle ne l’affirme pas de façon explicite, l’éducation de l’ouïe, mais aussi la formation musicale, émergent ici comme des moyens de préparer les enfants aux pratiques de chant présentées plus tôt.
Les airs peuvent varier selon les impressions qu’on désire communiquer aux enfants. Il en est qui les reposent quand leur intelligence est fatiguée ; d’autres qui les portent à la marche et à l’action ; il en est aussi qui les rendent ou gais ou tristes, silencieux ou bruyants ; en général, les sons sagement modifiés peuvent exercer une grande et utile influence sur les dispositions naturelles des enfants ; ils sont surtout très propres à exciter la sensibilité de ceux qui semblent n’exister que pour eux-mêmes.
(cité dans AE, septembre 1836, p. 328).
Camille Jubé de La Perelle, « De l’enseignement du chant dans les salles d’asile » (janvier-mars, 1846)
En 1846, Camille Jubé de La Perelle relance la réflexion dans un article intitulé « De l’enseignement du chant dans les salles d’asile ». Opposant le chant aux cris, il s’interroge sur les moyens d’amener les enfants à chanter juste.
Tout le monde sait que les petits exercices des salles d’asile sont accompagnés de chant ; or, du moment où l’on chante, autant vaut-il chanter juste et en mesure que de crier faux et sans ensemble. Il était donc fort utile que le chant fût enseigné dans les salles d’asile.
(AE, janvier-mars 1846, p. 27).
Cette réflexion l’amène à poser de façon beaucoup plus explicite la nécessité de donner aux enfants une formation musicale à part entière. Il s’arrête sur la méthode Duchemin-Boisjousse, qui sera plus tard recommandée de façon officielle, dans le « Rapport à l’Impératrice et arrêté réglant le régime des salles d’asile » du 22 mars 1855 (Luc, 1982, p. 116). Telle qu’on nous la présente, la méthode Duchemin-Boisjousse modélise l’apprentissage de la musique sur celui du langage : on apprend d’abord à distinguer les choses en les nommant et, étant capable de nommer les choses, on apprend ensuite à les écrire et à les lire. Il est donc question d’aller ici beaucoup plus loin que la simple familiarisation des intervalles entre deux notes recommandées par Cerise et d’initier les enfants au solfège.
« Comment l’intelligence de l’enfant procède-t-elle pour apprendre à parler ? Il écoute d’abord ce qui se dit autour de lui ; les sons qui frappent son oreille, se gravent à peu dans sa mémoire ; il cherche à les répéter sans trop se rendre compte de leur valeur ; puis enfin, il leur donne un sens, et parle à son tour.
C’est cet ordre très naturel, très logique, qui fait la base de la méthode de M. Duchemin-Boisjousse. D’abord il fait entendre des sons, puis il les fait répéter lorsque l’oreille est assez exercée pour en saisir les différences ; enfin, il leur apprend à lire et, par conséquent, à écrire la musique. […]
Ainsi, lorsqu’il fait entendre un intervalle à ses élèves, non seulement il le chante, mais en même temps il le nomme ; les enfants répètent après lui, et gravent ainsi dans leur jeune cerveau, avec une rapidité étonnante, et le nom et la chose. Quelques mois ont suffi pour mettre les enfants de l’asile en état de chanter une leçon où tous les intervalles renfermés dans une gamme, sont parcourus en montrant et en descendant, et de revenir à leur point de départ avec une justesse parfaite ; justesse vérifiée avec succès au diapason
(AE, janvier-mars 1846, p. 28-29).
Cette réflexion sur la technique vocale n’efface pas cependant la question du répertoire. Pour profiter des effets positifs du chant, savoir chanter ne suffit pas, il faut aussi chanter les bonnes chansons. Opposant les chants édifiants valorisés par le ministère de l’Instruction publique à la vulgarité des chants populaires répandus chez les ouvriers, Jubé de la Perelle renouvelle l’appel de Battelle pour la constitution d’un répertoire de chants édifiants que les enfants pourront toujours chanter une fois adulte.
Sur tous les points de notre beau pays s’élevaient des générations façonnées, préparées pour une instruction musicale plus étendue, et capable d’apprécier les nobles efforts tentés par M. le ministre de l’Instruction publique, qui par l’institution d’un concours musical, cherche à leur préparer une suite de chants usuels, religieux et historiques, appelés à remplacer les chansons mauvaises dans leurs formes, pernicieuses en leur fond, et que répètent l’enfant, l’adulte, l’ouvrier. Ainsi concourraient vers un même but d’utilité pratique incontestable le modeste enseignement des salles d’asile, et les travaux plus relevés de la commission des chants religieux et historiques, qui, se prêtant un secours mutuel, parviendrait à rendre plus morales et plus intelligentes toutes ces jeunes générations, espoir de la patrie
(AE, janvier-mars 1846, p. 27).
Chez Battelle comme chez Jubé de la Perelle, la réflexion sur le chant aboutit donc à celle de la constitution d’un répertoire de chant propre à nourrir l’enseignement moral des élèves. La particularité du chant, c’est qu’il doit permettre d’amener les élèves à vouloir ce qu’ils doivent en mêlant le plaisir de chanter à des contenus linguistiques ou des comportements ayant une valeur normative. Les chants associés aux déplacements et à la mémorisation sont ici associés aux mêmes enjeux en ceci qu’ils correspondent aux devoirs de l’élève et donc que, en chantant l’alphabet, il est de nouveau question de vouloir ce que l’on doit faire. Cet objectif de moralisation reflète tout à fait l’esprit de la politique éducative de la monarchie de Juillet, portée par François Guizot, qui cherche à stabiliser l’ordre social et à écarter le risque d’une nouvelle révolution en rationalisant les masses par l’instruction morale et scientifique (Rosanvallon, 1985 ; Kahn, 2020).
Les articles étudiés ici montrent encore comment l’objectif de moralisation par le chant débouche sur des réflexions concernant l’apprentissage du chant pour lui-même : pour que le chant atteigne son but, il faut que les enfants soient capables de bien chanter, ce qui suppose une instruction musicale.
1858-1869 : le tournant esthétique du chant des salles d’asiles
V. Badé, « Chant et poésie dans les salles d’asile » (avril 1858)
On trouve deux articles sur le chant dans le numéro d’avril 1858. Le premier, intitulé « De l’enseignement musical dans les salles d’asile », revient sur la question de la formation musicale des enfants, comparant l’apprentissage du solfège à celui de la lecture.
Les premiers essais du petit peuple des salles d’asiles dans l’art d’exprimer par le chant les sentiments purs et élevés ont une sérieuse importance. Ils sont le début de cette première éducation technique, par laquelle parviendra le goût musical si rependu dans les pays voisins. Qu’on se le dise, il faut que peu à peu les enfants en viennent à lire la musique aussi naturellement et aussi facilement qu’ils lisent une page quelconque d’un livre ; si on les initiait de bonne heure à cette lecture, et si on la poursuivait avec suite, la connaissance pratique des notes n’offrait pas d’obstacle plus insurmontable que la connaissance des lettres
(AE, avril 1858, p. 180).
La méthode Duchemin-Boisjousse, mise une fois de plus en avant, est alors présentée comme une méthode qui continue d’évoluer, notamment en s’enrichissant des propositions de Laure Collin concernant l’adoption de chants à deux voix (figure 4), « l’une chantée par les filles, l’autre par les garçons » (AE, avril 1858, p. 181). Nouveauté intéressante : ces nouvelles propositions sont justifiées par l’évocation d’essais en classes jugés concluants, illustrant ainsi la façon dont ces réflexions normatives sur le chant peuvent s’enraciner dans des observations ponctuelles, mais concrètes.
[Mlle Collin] imagina une méthode, comme une sorte d’extension complémentaire [à la méthode Duchemin-Boisjousse], une méthode d’harmonie très élémentaire […]. Les épreuves tentées, et définitivement continuées à l’asile Saint-Pierre du quartier Saint-Antoine, portèrent tous les fruits qu’en pouvait espérer Mlle Colin [sic]. […]
[M. Duchemin-Boisjousse] composa des chants simples à deux parties seulement, sur lesquels se récitent la numération, la multiplication, l’alphabet, l’épellation, etc. ; et il choisit pour cette nouvelle étude la salle d’asile de la rue Traversière Saint-Antoine. J’ai assisté à une de ces épreuves
(AE, avril 1858, p. 180).
L’article évoque aussi l’importance d’adapter les chants des salles d’asile à l’amplitude vocale des enfants : « aucune phrase harmonique ne dépasse sept notes » (AE, avril 1858, p. 183). Cette nouvelle exigence illustre déjà quelque chose que nous observerons tout autrement dans l’article suivant : les chants des salles d’asile doivent être adaptés aux capacités vocales naturelles des enfants ; il ne suffit plus que leur mélodie et leurs paroles soient belles.
Le deuxième article du numéro, signé par V. Badé, s’intitule « Poésie et chant dans les salles d’asile ». Il revient sur la dimension expressive du chant : union de la musique et de la poésie, le chant est un « langage » permettant d’exprimer des émotions.
On a tout dit sur le rôle qui doit être réservé à la poésie et au chant dans les salles d’asile et sur les ressources que présente l’union de ces deux arts pour instruire les enfants et pour les charmer. Dans tous les pays et dans tous les temps, les sentiments vifs, les émotions profondes se sont exprimés par les chants. Comment les enfants chez qui vibrent si fortement les cordes que l’âge rend trop souvent insensibles n’éprouveraient-ils point particulièrement le besoin de manifester par le langage musical les sensations qui les frappent de toutes parts ?
(AE, avril 1858, p. 180).
Pourtant, observe Badé, le chant des salles d’asiles ne fait pas toujours honneur à cette dimension artistique, notamment lorsqu’on fait chanter des chants religieux quand la classe est agitée.
[…] quand est-ce que l’on chante dans un asile ? n’est-ce pas, j’excepte le cantique ou prière qui précède la leçon, n’est-ce pas pendant les marches et contremarches, au milieu du bruit ? Or, je vous le demande […] est-il bien séant de chanter les louanges de Dieu au milieu du tumulte et du tapage ? Quelles impressions produisent les ainsi jetées au vent ? Et n’est-il pas à craindre que la prière ainsi faite ne paraisse bientôt une de ces formalités banales qu’on accomplit ou qu’on néglige à son gré ?
(AE, janvier-mars 1858, p. 206).
Quand le chant ne correspond pas aux circonstances, il manque son but : il n’a plus de prise émotionnelle et ne suscite aucun engagement. Ici aussi, mais d’une tout autre manière, le chant doit être adapté aux enfants en étant ajusté au contexte dans lequel ils se trouvent.
À la place des chants prétendus pieux dont nous parlerons ici, ne vaudrait-il pas mieux, pendant les évolutions bruyantes, faire réciter des couplets en harmonie avec les circonstances ? Ce sera dans d’autres instants qu’il sera bon d’entendre les hymnes à la Sainte Vierge, à l’Enfant Jésus, hymnes si douces dans les bouches enfantines lorsque ces bouches sont véritablement les interprètes du cœur. […] Non, pendant que les enfants marchent, frappent du pied, battent la mesure en se dandinant, ils ne peuvent s’adresser sérieusement à Dieu. Mettez donc ces instants à profit pour inculquer des chants moraux, mais gais, inspirés par les situations les plus vulgaires de la vie, mais dont la forme soit assez soignée et assez pure pour plaire […]
(AE, janvier-mars 1858, p. 206).
Ici aussi, ces propositions s’appuient sur des essais concrets dont le compte rendu permet de donner au lecteur une idée de la démarche à suivre pour enseigner un chant dans une salle d’asile.
Comment s’y prendre pour graver un chant tant soit peu long dans de si petites cervelles ? Permettez-moi de vous raconter simplement ce que j’ai fait moi-même et quel résultat j’ai obtenu.
J’ai commencé par bien apprendre paroles et musique, afin que la surveillance générale ne souffrît pas de l’occupation particulière que j’allais entreprendre. Puis, avant l’heure de la classe, c’est-à-dire de 8 à 9 heures, je réunissais autour de moi quelques moniteurs ou monitrices auxquels j’avais appris les vers un à un, mot à mot, redressant la mauvaise prononciation et ne laissant échapper aucune faute. Quand le premier couplet était su, on attaquait le second, et ainsi de suite […]. Aux premiers enfants j’en adjoignais d’autres successivement, les choisissant parmi les plus âgés, je m’assurais ainsi un concours très efficace. Ceci fait, je m’occupais de l’air, de la musique ; mais cette seconde partie du travail nous occupait non au préau en en petit comité, mais en classe, à l’estrade, alors que toutes les oreilles écoutaient, et que le silence le plus profond était établi
(AE, janvier-mars 1858, p. 206).
On relèvera l’attention particulière au fait que les enfants connaissent bien les paroles du chant et qu’ils les prononcent correctement. Cette attention annonce certaines réflexions de Kergomard sur les compétences langagières impliquées dans le chant – apprendre à chanter est aussi une façon d’apprendre à parler.
Pauline Beauchet, « De l’influence de l’art en éducation » (novembre 1869)
Dans une série d’articles publiés entre novembre 1869 et mars 1870 intitulée « De l’influence de l’art en éducation », Pauline Beauchet relance la réflexion sur les exercices de sensibilité, proposant à son tour une série de jeux pour perfectionner le sens de l’ouïe.
Rien de plus aisé que de varier de mille manières les expériences se rattachant aux phénomènes de l’ouïe. Vous frappez, par exemple, sur le marbre d’une cheminée avec des ciseaux, un manche de couteau, un verre à boire, du verre ou du métal que vous venez de frapper. En très peu de temps vous obtiendrez d’excellents résultats, pourvu que les exercices soient bien gradués et que votre élève soit familiarisé avec les voix et les bruits qu’on lui fait entendre, car si vous allez chercher, pour frapper un coup, un corps qui lui soit tout à fait étranger, il ne pourra rien dire, sinon (ce serait très-beau) qu’il ne voit pas ce qui a produit le son. Mais l’enfant est toujours très humilié de dire : je ne sais pas, et un vague instinct se révolte en lui quand il sent qu’on lui demande l’impossible
(AE, janvier 1870, p. 206).
Comme Battelle, Beauchet considère l’éducation des sens comme une façon d’apprendre aux enfants à bien distinguer les choses qui se trouvent dans son environnement et, par la suite, facilitent pour lui l’accès à la charge émotionnelle des œuvres musicales. On notera cependant que, chez Beauchet, cette réflexion prend une tournure beaucoup plus esthétisante : l’éducation des sens doit permettre de développer le « goût du beau » (AE, novembre 1869, p. 25). En plus de contribuer à l’éducation physique et morale de l’enfant, l’éducation des sens participe aussi de son éducation esthétique.
Nous ne sommes pas tous destinés à exécuter des monuments, des statues, des tableaux, des symphonies ; mais nous sommes tous destinés à voir et à entendre les belles œuvres, à en jouir, à les juger, à nous élever par notre communion avec les plus hautes pensées des poètes, des musiciens, des sculpteurs, des peintres. Nous avons tous des sens qu’il faut respecter si nous ne voulons pas qu’ils nous mentent et qu’ils nous abusent. Nous avons autour de nous un petit monde à éclairer, à embellir, et une part de l’avenir à préparer. N’y a-t-il pas de quoi tressaillir d’émotion, à l’idée que nous avons le pouvoir de léguer à nos successeurs des joies si hautes, si pures : et de faire éclore des fleurs de beauté qui réjouiront les yeux des vivants, quand nous serons endormis ?
(AE, novembre 1869, p. 206).
Badé et Beauchet approfondissent ici manifestement les propositions précédentes en y ajoutant une dimension esthétique. Ici, il n’est plus simplement question d’associer un plaisir musical à un contenu linguistique, mais de mettre en résonance l’émotion d’une belle mélodie avec la vérité morale des paroles. Ces considérations amènent nos auteurs à repenser non seulement les exigences esthétiques des chants (en prescrivant des chants polyphoniques), mais aussi à réfléchir aux façons d’encadrer l’apprentissage des paroles pour que celui-ci soit plus efficace. Ce nouvel intérêt pour la formation esthétique de l’enfant peut sans doute s’expliquer partiellement par la réception de la méthode Fröbel en France depuis la visite de Bertha von Marenholtz-Bülow à Paris en 1855. D’inspiration romantique, la méthode Fröbel, celle des jardins d’enfants allemands, lie en effet la formation esthétique de l’enfant à sa formation morale (Alvis, 2021 ; Fröbel, 1909).
1882-1896 : une pratique liée à l’apprentissage du langage
Pauline Kergomard, « La musique à l’école maternelle » (1882)
Dans le numéro 15 d’avril 1882, un premier article de Pauline Kergomard sur le chant, intitulé « La musique à l’école maternelle », s’interroge sur la mauvaise réputation des Français quant à leurs compétences musicales – les Français, dit-on, manqueraient « d’instinct musical ». Pour Kergomard, il n’y a aucune raison de naturaliser cette faiblesse : les Français chantent mal parce qu’ils n’apprennent pas à chanter.
Pourtant, le peuple de France ne chante pas. S’il ne chante pas, c’est parce qu’on ne lui inculque pas le goût du chant, mais non pas, comme on le répète à la légère, « parce qu’il n’a pas l’instinct musical », « parce qu’il n’est pas né musicien ». L’enfant, avec une facilité merveilleuse, se façonne d’après le milieu dans lequel il vit. Voulez-vous qu’un enfant soit musicien ? Faites-lui un milieu musical. […] Si nous voulons que les enfants chantent, faisons-les chanter
(AE, janvier 1870, p. 206).
Pour Kergomard, l’apprentissage du chant suppose que les enseignants aient d’abord une certaine formation musicale, qu’ils soient non seulement initiés à la pratique instrumentale (elle défend longuement la nécessité d’apprendre le piano à l’école normale), mais aussi qu’ils aient un minimum de goût artistique. L’instituteur, dit Kergomard, « doit être un artiste ».
Donc : étude du chant à l’école normale, étude tout aussi obligatoire d’un instrument, et, concurremment éducation du goût par de fréquentes auditions de bonne musique. L’instituteur doit être un artiste, et ici j’entends par artiste, non pas un individu que l’art émeut, que l’art élève moralement
(AE, 1er octobre 1881, p. 99).
Revenant succinctement sur les objectifs que le chant permet de concrétiser, on constate d’abord que les usages du chant que Battelle pouvait mettre en avant en 1835 (discipline, mémorisation, moralisation) sont toujours d’actualité en 1882. Un nouvel objectif, qui s’annonçait déjà timidement chez Badé, s’ajoute toutefois à la liste : le chant est aussi un bon exercice de prononciation.
Pourquoi doivent-ils chanter ? […] Ils doivent chanter parce que, dans nos écoles maternelles si encombrées d’élèves, le chant est un des meilleurs auxiliaires de discipline.
Ils doivent chanter, parce que le chant grave dans leurs souvenirs, d’une manière ineffaçable, la plupart des leçons qu’on leur a faites.
Ils doivent chanter, parce que le chant est un excellent exercice de prononciation.
Mais ils doivent chanter, parce que la musique donne du courage aux faibles et exalte celui des forts ; parce que c’est une langue idéale, qui rend plus beau ce qui est beau, et meilleur ce qui est bon
(AE, 1er octobre 1881, p. 99).
Kergomard se distingue cependant de ses prédécesseurs en considérant que l’apprentissage du chant ne doit pas prendre la forme d’un apprentissage théorique. Ce qui compte en premier lieu, c’est que l’enfant comprenne les paroles, sans quoi on ne peut attendre de lui un chant authentiquement expressif, où il exprime ses « sentiments à lui ».
Oh ! vous m’avez déjà devinée ! vous savez, j’en suis sûre, à fond toute ma méthode. À l’école maternelle, l’enfant doit chanter comme l’oiseau chante ; il ne saurait être question pour lui de théorie.
Il faudra d’abord qu’il aime le chant que vous voudrez lui enseigner. Mais pour l’aimer, il faut qu’il le connaisse : chantez-le-lui, une fois, puis une autre, puis une autre encore, pas coup sur coup, au moins ! Mais de temps en temps, comme récompense.
Les paroles jouent un grand rôle dans un chant, elles ont aussi leur rôle pédagogique. L’enfant devra en comprendre non seulement le sens général, mais le sens de chacun des mots en particulier. Ces paroles seront l’expression de sentiments à lui et non de sentiments factices ; elles amèneront une larme dans ses yeux ou le sourire sur ses lèvres. L’expression juste, les nuances viendront dès lors, presque d’elles-mêmes. Un petit enfant qui m’est cher, et auquel je reproche souvent de se tenir voûté, me disait un jour : Quand je chante quelque chose de la France, je me tiens fier !
(AE, 1er octobre 1881, p. 99).
Pauline Kergomard, « Chants et évolutions » (1896)
Dans un article du publié dans le numéro du 1er février 1896, intitulé « Chants et évolutions », Kergomard exprime à nouveau ses réticences pour les méthodes à la Duchemin-Boijousse. Ce type de méthode reste manifestement assez populaire à l’époque de Kergomard. En 1883, Caroline de Barreau publiera quatre articles où elle présentera la méthode Collin qui, dans les grandes lignes, est une méthode Duchemin-Boijousse actualisée, où il est question de former l’oreille musicale de l’enfant, mais aussi de lui apprendre à lire et à écrire des notes sur une portée.
L’éducation de l’oreille n’existe pas à l’école maternelle ; l’enseignement du chant y est extrêmement négligé. On chante et c’est tout. Il vaudrait mieux, en ce cas, ne pas chanter.
C’est étrange ! Mais au moment même où j’écris ces lignes, je m’aperçois que, pendant les dix-sept années qui se sont écoulées depuis que j’inspecte, je ne suis jamais arrivé dans une école au moment où une maîtresse enseignait un chant ; j’ai bien assisté à contrecœur à la lecture des notes, j’ai même entendu réciter une définition de la musique, mais, je le répète, je ne suis jamais arrivée au moment de l’étude d’un chant ; les emplois du temps sont, me semble-t-il, muet à ce sujet. Ce n’est pas d’eux-mêmes pourtant que les enfants de quatre à six ans possèdent un chant nouveau !
(AE, 1er février 1896, p. 132).
Si Kergomard refuse ce type de méthodes, c’est que celles-ci laissent de côté la question des paroles. Selon elle, pourtant, le chant est avant tout un exercice de langage. Comme cela a été relevé précédemment, la dimension expressive du chant s’enracine dans la compréhension, ce qui s’y énonce.
Il y a d’abord l’étude des paroles, et il suffit d’écouter les enfants qui chantent, pour se rendre compte qu’elles sont en général étrangères au gros de la troupe. Le premier couplet, passe encore ! le refrain va à peu près tout seul, ma le second couplet ! mais le troisième, s’il y en a trois !… La défection est complète. C’est la directrice seule qui chante, et, grâce au bruit d’une centaine de pieds, on ne l’entend pas. […]
L’étude des paroles a donc une grande importance et elle se décompose comme celle des poésies :
1° Récit en prose de la petite fable, du petit conte, du petit drame qui en est le sujet ;
2° Reconstruction par les enfants ;
3° Lecture des vers par la maîtresse ;
4° Étude des vers par l’audition, en commençant par un enfant qui articule bien, en continuant par un second, puis un troisième, puis par tout le monde ;
5° Exercice spécial pour ceux qui ont une certaine difficulté ; pour ceux qui ont moins de mémoire ou qui prononcent mal ;
6° Étude du chant, non pas d’un bout à l’autre, mais par phrases musicales ; non pas par tous les enfants à la fois, mais par sélection, comme nous l’avons indiqué pour l’étude des paroles, en écoutant chaque son, comme naguère on écoutait chaque mot, en faisant rectifier tout son faux, comme l’on a fait rectifier tout mot mal prononcé
(AE, 1er février 1896, p. 132).
L’essentiel de la séquence pédagogique proposée ici par Kergomard concerne l’étude des paroles de la chanson : il faut d’abord les comprendre, puis savoir bien les prononcer et, enfin, les mémoriser. La dimension proprement musicale arrive plus tard, en contrôlant et en corrigeant la performance de l’enfant, mesures après mesure, sans considérations théoriques. Cet ancrage du chant dans le domaine des exercices de langage et les articles de la revue se situe à un autre niveau : entre 1891 et 1896, la revue publiera un peu moins d’une trentaine de chants, tous composés par Henriette-Suzanne Brès et Laure Collin, à mettre en lien avec un conte du même titre, presque toujours écrit par Brès (figure 4).
Cette inscription nouvelle du chant dans le domaine des exercices de langage est, une fois de plus, tout à fait cohérente avec les évolutions pédagogiques de l’époque. À cette période, les articles de L’ami de l’enfance mettent la maîtrise du langage au centre de presque toutes les situations pédagogiques : dans le chant, mais aussi dans les jeux, les leçons de choses, les récits, etc. Cette préoccupation pour le langage doit certainement être mise en relation avec le projet d’unification linguistique qui fait partie de la politique éducative de la Troisième République. Dans un rapport aux académies de Toulouse, de Clermont et de Bordeaux en 1881, Kergomard fait de la question de l’apprentissage de la langue française une question pédagogique d’actualité :
Les enfants ne comprennent pas. Au moins dans les régions que j’ai inspectées ils ne comprennent pas et, en effet, ne peuvent pas comprendre. Si nous traçons une ligne transversale qui, partant de l’embouchure de la Garonne, aboutisse aux Alpes, nous avons au sud toute une partie de la France où l’on parle un dialecte quand ce n’est pas une langue, comme le basque. Quelques grandes villes font exception, il est vrai, mais ici je généralise. Les enfants parlent patois chez eux, dès qu’ils peuvent parler ; ils entendent le patois dans la rue, sur la route, aux champs ; c’est leur langue à eux. Quand ils arrivent à l’école maternelle, on leur parle français et l’on fait bien. Mais que leur dit-on en français ? Leur parle-ton des vêtements qu’ils portent, de la nourriture qu’ils mangent, de leur animal favori, de leur jouet de prédilection ? S’adresse-t-on à leur intelligence d’enfants, à leurs sentiments d’enfants ? Leur donne-t-on des mots pour exprimer ce qu’ils voient, ce qui les intéresse, ce qu’ils craignent, ce qu’ils aiment ?
(cité dans Kergomard & Kergomard, 2000, p. 343)7
Conclusion
Cette brève exploration de L’Ami de l’Enfance a permis de constater comment les objectifs pédagogiques que l’on attache à la pratique du chant ont pu varier en suivant les préoccupations pédagogiques de cette époque. Malgré ces variations, l’objectif de moralisation reste lié à la pratique du chant.
Mais il faut sans doute ici dire encore un mot de l’expression « moraliser ». Moraliser, au sens classique, cela veut dire amener une personne ou un groupe de personnes à agir d’elle-même / de soi-même par devoir. L’homme moral, c’est cet homme capable d’auto-contrainte, qui n’a pas besoin d’être sous la menace d’une autorité extérieure pour faire ce qu’il doit faire. Ici, l’homme moral, c’est l’individu autonome au sens kantien : c’est une personne capable de s’obliger elle-même.
La moralisation kantienne, comme, d’ailleurs, la morale laïque de l’école primaire de la Troisième République, est cependant une morale qui est censée s’acquérir par l’exercice de la raison : c’est en comprenant ce que l’on doit faire qu’on s’approprie les règles morales. Les textes que nous venons d’examiner nous amènent dans une autre direction. Pour les enfants d’âge préscolaire, il ne peut être question de faire comprendre les règles. On peut néanmoins les faire aimer. Dans les salles d’asiles et à l’école maternelle, le moteur de la formation morale, c’est l’affectivité.
Les propositions pédagogiques de L’Ami de l’Enfance sur le chant illustrent une des formes que cette éducation affective peut prendre. La particularité du chant, c’est qu’il permet simultanément d’instituer un lien affectif et de l’exprimer. Dans un premier temps, le chant amène l’enfant à associer une émotion à un contenu ou à une action. Dans un second temps, le chant exprime l’émotion que suscite ce contenu ou cette action. La proposition peut laisser sceptique : rien ne garantit avec certitude que l’enfant qui chante aille vraiment plus loin que le plaisir de chanter une mélodie qui lui plaît. Les propositions de Bauchet et de Kergomard suggèrent que, pour autant que l’on insiste tant pour que l’enfant connaisse les paroles de la chanson et qu’il les comprenne, il doit bien arriver que l’enfant chante sans vraiment bien comprendre ce qu’il chante. Il est donc tout à fait possible que ce que l’on cherche à instituer par le chant échoue complètement – et c’est sans évoquer la possibilité d’une expression hypocrite capable de feindre l’enthousiasme. Il n’empêche que de telles attentes, avec ses limites, attestent d’une volonté d’amener les enfants dans un régime d’action autonome.
La stratégie qui consiste à chercher des preuves de l’autonomie scolaire de l’enfant à travers des actes d’expression de soi, si elle est toujours critiquable, reste cependant d’actualité. Le récent travail d’Amélia Legavre (2022) sur l’expression de soi dans les écoles alternatives montre, dans un tout autre contexte, que c’est sur la base d’attitudes identifiées comme des actes d’expression de soi (affectif ou discursif) que les enseignants reconnaissent l’autonomie de leurs élèves. En ce sens, l’examen des pratiques de chants prescrites au xixe siècle pourrait bien servir de point de départ à une réflexion plus globale sur les attentes d’autonomies et d’expression de soi en milieu scolaire.