Éduquer la volonté : Max Stirner et la question éducative

DOI : 10.57086/lpa.85

p. 10-29

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Introduction

Stirner doit principalement sa postérité à Der Einzige und sein Eigentum [L’Unique et sa Propriété], son principal ouvrage. Les autres écrits dont il est possible de lui attribuer, avec certitude, la paternité, en sont souvent considérés comme des marges. Ils possèdent toutefois un intérêt incontestable. Le présent article s’efforcera de le montrer en se penchant sur deux d’entre eux : « Gegenwort eines Mitgliedes der Berliner Gemeinde wider die Schrift der siebenundfünfzig Berliner Geistlichen: Die christliche Sonntagsfeier, ein Wort der Liebe an unsere Gemeinen [Réplique d’un membre de la paroisse berlinoise contre l’écrit des cinquante-sept pasteurs berlinois : la célébration chrétienne du dimanche, une parole d’amour à notre paroisse] » et « Das unwahre Prinzip unserer Erziehung, oder: Humanismus und Realismus [Le Faux Principe de notre éducation ou Humanisme et Réalisme] ». Ils abordent une question quasiment absente de L’Unique et sa Propriété, l’éducation, et témoignent de l’évolution de la pensée d’un auteur engagé dans les débats théoriques de son temps.

Nombreuses, pourtant, sont les lectures de son œuvre qui font abstraction de son contexte de production. Combien de fois Stirner s’est-il vu qualifié d’anarchiste, voire de libertarien, alors qu’il est mort avant que ces courants politiques ne prennent véritablement forme ? Il est vrai que certains de ses propos rendent l’anachronisme séduisant. Son style tranchant, son humour, ses sarcasmes, ses jeux de mots ou encore le caractère poétique de certaines de ses formulations confèrent à son œuvre une portée qui déborde largement ses concepts. C’est toutefois à travers ces derniers qu’un retour au texte — et au contexte — sera ici opéré. L’objectif poursuivi n’est pas, nonobstant, de restreindre l’horizon de ses usages, mais de redonner plus de poids à ce qui reste son principal matériau et plus de visibilité à la manière dont il est travaillé.

Ce parti pris nous conduira, d’abord, à examiner pourquoi les considérations éducatives de Stirner sont indissociables de sa critique (proprement jeune-hégélienne) de la religion. Nous montrerons ensuite comment certains éléments de cette critique se retrouvent dans la récusation, d’un même geste, de deux tendances dominantes de la réflexion pédagogique de l’Allemagne de l’époque : l’éducation humaniste et l’éducation réaliste. Nous verrons, enfin, comment le véritable dépassement de ces dernières suppose, aux yeux de Stirner, non plus un apprentissage de savoirs, mais une éducation de la volonté.

De la prédication à l’éducation

Publiée sous forme de brochure à la fin du mois de janvier 1842, la « Réplique » est interdite au début du mois de février de la même année1. Rien d’étonnant à cela ! Dans la plus pure veine jeune-hégélienne2, et alors que la Réaction3 est en marche, Stirner donne une réponse railleuse au texte qu’ont fait paraître, à l’occasion du Nouvel An 1842, 57 pasteurs berlinois. Voyant leurs lieux de culte de moins en moins fréquentés, ces derniers ont lancé un appel à leurs paroissiens, afin qu’ils ne désertent point l’office dominical. La nouvelle ne manque pas d’amuser les Freien4 et Stirner profite de l’occasion pour tirer à boulets rouges sur le christianisme. Son texte, comme il l’avoue sans détour, relève de l’« audace tranchante » (Stirner, 1972c, p. 27) davantage que de « l’argumentation réfléchie » (Stirner, 1972c, p. 27). Ce persiflage est, néanmoins, loin d’être dénué de contenu.

Déclin de la religion et nécessité d’une éducation nouvelle

L’argument général est simple : l’appel des 57 pasteurs, qui sont les personnes, « sans doute possible, les mieux informées » (Stirner, 1972c, p. 12) sur le sujet, est une preuve irréfutable du déclin de leur religion. Les intéressés, certes, préfèrent se lamenter de la « perte du sens sacré de la célébration dominicale5 » et accuser des « comportements et des pratiques infidèles » (Stirner, 1972c, p. 11). Confrontés au spectacle du dépérissement de ce à quoi ils ont dédié leur vie, il est bien normal qu’ils tentent de se rassurer. Ils s’illusionnent toutefois en pensant que leur appel, du haut de sa posture paternaliste, puisse encore être entendu et, a fortiori, que les jours saints pourraient être rendus à leur pieuse destination primitive. Ce sont, en réalité, les symptômes du dépérissement d’une époque historique6 qui se laissent ici percevoir. Ce déclin, quoique bienvenu, est loin d’être achevé. Stirner s’efforce de penser les conditions de son plein accomplissement, c’est-à-dire de la disparition complète de toute religion, y compris celle qui sourd dans des modes de pensées ou des institutions qui se considèrent ou se déclarent laïcs. Au sein du panorama jeune-hégélien, il se singularise en s’aventurant dans un domaine dont ses camarades traitent assez peu, et qui n’est pas sans liens étroits avec son activité professionnelle d’alors7 : l’éducation.

Le terme doit toutefois être compris par-delà le simple problème de l’enseignement. Les réflexions exposées dépendent étroitement des débats menés en langue allemande, depuis la seconde moitié du xviiie siècle, à propos de la Bildung. Ce mot, qui ne connaît aucun équivalent exact en français, recouvre à la fois des notions telles que la « formation », « l’éducation », « l’enseignement » et la « culture ». Il est parfois distingué du terme Erziehung qui a trait, lui aussi, à de tels domaines. Parmi les différences qui font préférer l’emploi de l’un plutôt que de l’autre, il en est une particulièrement utile pour comprendre les propos ici tenus. Erziehung se trouve généralement utilisé pour désigner le processus qu’élabore un enseignant à destination de l’élève, afin de le former à certaines attentes. La Bildung, bien que revêtant aussi ce sens, fait, de surcroît, référence à ce que l’on pourrait appeler une culture de soi-même.

Pour Stirner, la célébration du dimanche ne relève pas d’un autre domaine. L’Église est donc jugée au même titre que n’importe quel autre établissement d’enseignement. En effet, elle produit et maintient la crainte, elle (con-)forme les individus et limite leurs désirs. Ses rangs désertés sont toutefois le symptôme de son inadaptation au présent et de la lente déchéance des idées qu’elle diffuse. Les reproches que les prêcheurs adressent aux fidèles ne servent à rien. Ils peuvent, durant un instant, « effrayer une conscience particulièrement réceptive et provoquer un repentir qui suscite momentanément de fréquenter avec zèle le temple », mais « le temps que cela dure et nous voilà déjà les pécheurs d’autrefois » (Stirner, 1972c, p. 12). Les préceptes des pasteurs, de même que leur manière de les transmettre, transpirent l’ennui. Voilà qui explique pourquoi « nous avons inconsciemment rompu le sortilège des églises, franchi les limites de la foi fervente » (Stirner, 1972c, p. 12).

Si la religion engage une manière d’enseigner, s’en débarrasser pleinement implique de ne plus éduquer de la même manière, sans quoi son retour reste possible. À l’enseignement de la soumission, il faut substituer une éducation à la liberté.

Rapport aux savoirs et posture du maître

Dans la « Réplique », Stirner semble se contenter de décrire l’éducation qu’il appelle de ses vœux d’un point de vue formel. Ses considérations reposent sur la distinction de deux types de discours. Le premier prétend dispenser une vérité incontestable, le second naît d’une parole libre. La manière de se rapporter au savoir paraît alors plus importante que le contenu du savoir. La lecture religieuse du texte sacré n’aboutit, selon cette perspective, qu’à une connaissance pétrifiée. Lorsqu’elle ne convainc pas, elle essaie de soumettre par la crainte. Pour ajouter un peu plus d’ironie à sa dénonciation, Stirner reprend cette distinction en la croisant avec celle, tirée de l’Évangile8, opposant la lettre (la littéralité), à l’esprit (au sens). Il lance ainsi aux pasteurs : « Nous éviterons la maison de Dieu, tant que la parole sera prisonnière de la lettre et tant que ses interprètes n’auront pas le droit de parler en esprits libres » (Stirner, 1972c, p. 22).

Le rapport au savoir qu’implique cette attitude à d’évidentes conséquences sur la posture de l’enseignant. La relation qui lie le prédicateur à ses ouailles est à l’image de son rapport avec les textes sacrés. Ne disposant pas de la liberté d’esprit qui lui permettrait de contester voire de rejeter ceux-ci, il reproduit sans cesse le discours qu’il a lui-même reçu. Par conséquent, son « ministère est de nous expliquer la Bible à la lettre, sans intervention de propre jugement, et d’honorer la parole biblique comme celle de Dieu » (Stirner, 1972c, p. 17). Il doit, si quelque incohérence se présente, « par toute sorte de tours de passe-passe de son esprit pénétrant, raffin[er] sur la parole et la retourn[er] jusqu’à ce qu’il en ait extrait un sens supportable » (Stirner, 1972c, p. 17). Seules des louanges peuvent être émises à propos du texte sacré ; rien ne peut y être blâmé. Le rapport entre le prêcheur et son auditoire relève du même modèle. Le livre est le médium entre Dieu et les hommes, lui est le médium entre le livre et les fidèles. Reproduisant un discours que ses hautes connaissances théologiques doivent toujours permettre de justifier, il contribue au maintien du dispositif qu’il sert et qui lui confère son autorité. Son enseignement se donne toujours sur un mode transmissif et descendant.

Le type d’éducation que défend Stirner s’oppose, point par point, à celui qui vient d’être présenté. Le maître doit être un esprit libre « que rien n’entrave ni ne tient en laisse » (Stirner, 1972c, p. 27). Le matériau dont est fait son enseignement est illimité, la notion de livre « sacré » n’a plus de sens ; il ne s’agit que d’un ouvrage parmi d’autres à l’égard duquel on doit appliquer une même liberté d’esprit. À l’instar du cas précédent, la relation que l’enseignant entretient avec les apprenants est à l’image de celle qui le lie au savoir. Le comportement de ceux-là ne doit pas être passif. Le but n’est pas qu’ils reçoivent des connaissances (encore moins qu’on les oblige à le faire), mais qu’ils se les approprient9 : « introduisez ce maître en ma présence, déclare Stirner, et laissez-le m’adresser ses hauts discours ; je les écouterai et, dans la mesure où ils me convainquent, j’en ferai ma propriété » (Stirner, 1972c, p. 15).

L’enseignement implique, certes, une certaine inégalité, qui peut conférer une sorte d’ascendant au professeur. Dans le modèle éducatif stirnerien, elle ne saurait, toutefois, se transformer en hiérarchie puisqu’elle est contrebalancée par l’égalité des volontés. Il n’en reste pas moins que la volonté doit être elle-même éduquée, arraché à son immédiateté — ce qui n’équivaut pas à la soumettre par la crainte. L’objectif du maître n’est pas de montrer le chemin de la Révélation, mais de faire se révéler (y compris par le conflit des volontés) l’élève à lui-même. Aucune piste concrète n’est toutefois livrée quant à la manière de le faire. L’axe central de la « Réplique » reste la revendication, dans ses plus grandes lignes, d’une liberté d’enseigner [Lehrfreiheit] qui ne devient effective que dans l’enseignement de la liberté.

À qui voudrait, malgré tout, préserver la cérémonie du dimanche, Stirner glisse un conseil sarcastique : « débarrassez-vous de votre esprit d’esclave, vous pourrez alors inviter des hommes libres ; sacrifiez votre crainte pitoyable sur l’autel de l’héroïsme, vous serez nos guides bien-aimés, célébrez la conquête de la liberté d’enseigner, ce sera volontiers que nous la célébrerons avec vous le dimanche » (Stirner, 1972c, p. 26). Il serait toutefois erroné de conclure, à partir de cette première description, que le jeune-hégélien en appelle à un simple changement d’approche ou à un renversement méthodologique. Ses considérations gagnent en épaisseur lorsqu’on les lit à la lumière de ses autres textes.

Éducation réaliste et éducation humaniste

Quelques mois après sa « Réplique », Stirner précise ses conceptions en matière d’éducation dans « Le Faux Principe de notre éducation ». L’article est publié, à l’origine, en quatre épisodes livrés en supplément aux numéros 100, 102, 104 et 109 (des 10, 12, 14 et 19 avril 1842) de la Rheinische Zeitung [Gazette rhénane]. L’une des questions centrales de ce texte fait écho au propos tenu dans la « Réplique » : « Notre disposition à devenir des créateurs, la développe-t-on consciemment ou ne nous traite-t-on que comme des créatures dont la nature n’admet qu’un dressage (Stirner, 1972b, p. 29) ? » Dans l’opposition créature/créateur, on retrouve la critique du christianisme — qui fait de l’homme la créature de Dieu — et l’invitation à devenir créateur (de soi-même) — qui débouchera, dans les écrits postérieurs, sur la figure de l’« unique ». Elle est d’autant plus fondamentale qu’elle contient l’enjeu de ce qu’on pourrait nommer la « question éducative », laquelle s’avère « aussi importante que peut l’être l’une, quelconque, de nos questions sociales ; elle est en réalité la plus importante, parce que celles-ci reposent sur cette base ultime » (Stirner, 1972b, p. 29).

Il faut ici, si l’on veut bien comprendre la position de Stirner, dire quelques mots concernant la manière dont il l’avance. Le genre de texte auquel appartient « Le Faux Principe de notre éducation » est bien difficile à cerner. Au premier abord, l’article revêt des allures de commentaire. Il apparaît comme une critique du « Konkordat zwischen Schule und Leben oder Vermittlung des Humanismus und Realismus, aus nationalem Standpunkte betrachtet [Concordat entre l’école et la vie ou la Réconciliation de l’humanisme et du réalisme, considérée d’un point de vue national] », un court écrit que le pédagogue et grammairien Theodor Heinsius vient de faire paraître. Il ne s’agit pourtant pas, à proprement parler, d’une recension. Le texte de Heinsius est surtout convoqué parce qu’il offre une exposition, jugée satisfaisante, d’une opposition qui traverse les écrits pédagogiques de l’Allemagne de l’époque : celle de l’éducation humaniste et de l’éducation réaliste. Stirner n’en critique pas moins, pour son caractère attendu et son manque de pertinence, le prétendu dépassement qu’en propose Heinsius et explicite en réponse les conditions d’un véritable dépassement.

Éducation humaniste

Le premier modèle, l’éducation humaniste, dominant jusqu’à l’Aufklärung, se fonde sur « ce qu’on appelle “la culture supérieure” », laquelle « restait, incontestée, aux mains des humanistes et consistait presque exclusivement dans la compréhension des classiques anciens » (Stirner, 1972b, p. 31). L’expression dépasse toutefois le simple cadre historique de l’humanisme. Par-delà ce dernier, un pan majeur de l’éducation religieuse a cherché son modèle dans l’Antiquité, tout en centrant son enseignement sur la connaissance de la Bible. Si l’on ne saurait confondre exactement ces cultures, elles n’en partagent pas moins des caractéristiques fondamentales qui permettent de les subsumer sous une même catégorie.

Elles se réfèrent d’abord à des grands textes qui, par leur excellence ou leur caractère sacré, autorisent à parler de culture supérieure. Elles s’ancrent ensuite dans le passé dont elles prétendent tirer le meilleur c’est la raison pour laquelle elles confèrent tant d’importance au latin et au grec. Elles se montrent, enfin, majoritairement formelles « et cela autant parce que seules les formes, pour ainsi dire les schémas de la littérature et de l’art étaient en état de subsister de l’Antiquité morte et depuis longtemps enfouie, que, particulièrement, de ce que la domination sur les hommes s’acquiert et s’affirme justement par une supériorité toute formelle : il ne faut à la supériorité sur les inhabiles qu’un certain degré d’habileté intellectuelle » (Stirner, 1972b, p. 32).

Celui qui reçoit cette éducation se trouve dans une posture d’apprenti. Il ne s’agit pas de « créer à partir de ce qui [est] notre originalité les formes de la beauté, et sur les fondements de notre raison le contenu de la vérité », il faut « d’abord apprendre ce que “sont” Forme et Raison » (Stirner, 1972b, p. 31). Une conception de l’universalité, comme aptitude à se saisir de tout matériau et à converser de tout, est ainsi défendue. Le risque alors encouru consiste à verser dans une instruction pleinement grammaticale.

Éducation réaliste

L’éducation réaliste, tributaire en cela des Lumières, s’oppose à un tel formalisme. Elle critique le manque de prise sur la vie auquel celui-là conduit et lui oppose une formation pratique. L’adjectif employé sert autant à qualifier les savoirs enseignés que la façon de les prodiguer. Si l’éducation humaniste comptait pour unique matière la meilleure culture du passé, c’est nécessairement qu’elle supposait qu’il y avait bien peu de choses estimables dans le présent. L’éducation réaliste fait, pour sa part, le choix de l’épouser. Elle clame que les établissements d’enseignement ne devraient jamais se trouver séparés du reste de la société : « si l’on parvenait à introduire les matériaux de la vie à l’école, à offrir ainsi quelque chose d’utile à tous et, précisément pour cela, à gagner chacun pour cette préparation à la vie et le tourner vers l’école, il n’y aurait plus à envier les savants pour leur savoir particulier, ce serait la fin de l’état de non-initiation du peuple » (Stirner, 1972b, p. 32).

Si une aspiration à l’universalité est encore déclarée, c’est dans des termes bien distincts qu’elle se trouve exprimée. Aucun objet dont il faudra éventuellement que l’élève se saisisse un jour ne devra lui apparaître pleinement étranger. L’instruction donnée doit être la plus large possible et la connaissance pratique doit saper l’autorité que peut procurer l’habileté au maniement des formes. Avec l’éducation réaliste, « les principes des droits de l’homme acquirent, dans le domaine de la pédagogie, vie et réalité : l’égalité parce que l’éducation n’excluait personne et la liberté parce qu’on devenait expérimenté en ce dont on faisait usage et, par voie de conséquence, indépendant et autonome » (Stirner, 1972b, p. 33). Pour Stirner, cependant, si ce type d’éducation a bien procuré une certaine « indépendance à l’égard des autorités » (Stirner, 1972b, p. 33), elle s’est révélée incapable de conduire les individus à une autodétermination ou détermination de soi [Selbstbestimmung]. La liberté et l’égalité de « l’homme pratique » ne se définissent qu’à l’égard des autres.

Modèles éducatifs et des modèles socio-politiques

La présentation des deux modèles permet de mettre en valeur deux thèses fortes de Stirner. La première a trait à la culture. Alors que la « Réplique » s’intéressait surtout aux rapports aux savoirs et par extensions aux rapports entre enseignants et élèves, « Le Faux Principe de notre éducation » montre bien que les modèles éducatifs différents impliquent des types de cultures dont les caractéristiques divergent jusque dans leurs matériaux. Ils reposent aussi sur des ancrages temporels différents et des conceptualités spécifiques (comme l’illustre la revendication commune d’universalité, malgré des conceptions différentes de cette dernière).

La seconde thèse affirme le lien intime unissant modèles éducatifs et modèles socio-politiques. L’éducation confère non seulement du pouvoir, mais elle assoit aussi la structure hiérarchique en vigueur — laquelle pour se perpétuer doit mettre en place un système éducatif qui lui correspond. Le jeune-hégélien affirme par exemple, à propos de l’éducation humaniste : « abstraction faite de toute raison qui pouvait autoriser à une position supérieure, la culture en tant que puissance, élevait celui qui la détenait au-dessus des impuissants qui en étaient dépourvus, et l’homme cultivé valait dans son cercle ; aussi vaste ou étroit eût-il été comme l’homme qui a pouvoir, puissance, qui en impose : car c’était une autorité » (Stirner, 1972b, p. 30). Ce serait donc un non-sens, nous dit Stirner, pour un régime non démocratique, que de promouvoir une éducation populaire. Désirant rompre radicalement avec l’ordre établi, la Révolution ne pouvait donc, pour satisfaire véritablement ses desseins, ignorer la question éducative. Voulant « que chacun soit son propre maître » (Stirner, 1972b, p. 30), elle se devait de penser les conditions dans lesquelles ce principe pouvait devenir effectif. Le peuple devait sortir de son état, lequel le condamnait à rester subjugué par le souverain éduqué. L’idée d’une éducation pour tous s’imposa. Mais au risque de la simple massification de l’enseignement. L’éducation réaliste a le même caractère inachevé que la Révolution française10.

Contre la conciliation des deux modèles

Ces deux modèles, pourrait-on penser, possèdent des avantages et des inconvénients. Stirner, refuse, toutefois, ce genre de position conduisant à préférer tel ou tel modèle sur la base de choix pragmatiques. L’ancrage des deux modèles dans l’histoire est aussi le signe de leur appartenance à l’histoire. Ce sont des moments du développement de cette dernière. La preuve en est que lorsqu’ils parlent d’universalité, ils n’arrivent pas à s’entendre ; ils n’en ont qu’une conception abstraite et unilatérale.

Ce serait une autre erreur que de chercher à concilier les modèles en s’efforçant de tirer ce que chacun a de meilleur. C’est là la position de Heinsius. Stirner la singe en comptant ainsi les points :

Les humanistes ont raison en ceci qu’il y va principalement d’une éducation aux formes, tort en cela qu’ils la refusent à la maîtrise de tout matériau. Les réalistes sont dans le vrai quand ils exigent que l’on enseigne toutes les matières à l’école, dans le faux lorsqu’ils ne veulent pas voir dans l’éducation aux formes le but principal. Le réalisme peut, à condition d’exercer un juste reniement de soi et de ne pas se laisser aller aux séductions matérialistes, parvenir à surmonter son adversaire et en même temps se réconcilier avec lui (Stirner, 1972b, pp. 34–35).

Ce n’est là qu’illusion. Si Stirner s’oppose au point de vue de Heinsius, c’est justement parce qu’il parle « avec cette douceur et cet esprit de conciliation qui pense respecter le droit de chacun et, par là, font à la chose même le plus grand tort parce que l’on ne peut servir sa cause que par une franche décision » (Stirner, 1972b, p. 30). Ce ne sont là que des propos de médiateur11. Le jeune-hégélien s’oppose à cette similidialectique qui ne prend pas l’opposition au sérieux. Avec l’éducation réaliste, l’homme à la culture formelle [der formell Gebildete], que l’on considérait jusqu’alors comme le tenant d’une culture supérieure [höher Gebildeten] et universelle se révèle le représentant d’une culture unilatérale [einseitig Gebildeten]. Les réalistes, quant à eux, comme leur rejet de la philosophie contribuera ensuite à le mettre en valeur, reculent d’épouvante devant l’abstraction et la spéculation ; en cela, ils sont eux-mêmes abstraits et tout aussi unilatéraux. Les deux modèles « veulent de toutes leurs forces rester limités au lieu de devenir illimités » (Stirner, 1972b, p. 36). Ils sont inconciliables parce qu’ils s’opposent radicalement tout en partageant un même principe : l’idée que l’éducation vise à procurer une certaine habileté. Aucune reconnaissance n’est possible entre eux, tous deux doivent disparaître. Pour le dire dans une langue plus métaphorique :

L’élégance vide de l’humaniste, du dandy, ne pouvait échapper à la défaite ; seulement le vainqueur reluisait du vert-de-gris de la matérialité, il n’était rien de plus qu’un industriel sans goût. Dandysme et industrialisme se disputent la proie d’adorables jeunes gens et jeunes filles et souvent échangent trompeusement leur armure, le dandy faisant montre de son cynisme grossier et l’industriel de sa lingerie fine. En tout état de cause, le bois vivant de la massue industrielle aura tôt fait de briser la cane desséchée du dandysme dégénéré ; mais, vivant ou mort, du bois reste du bois, et la flamme de l’esprit vient-elle à luire qu’il doit se consumer dans le feu (Stirner, 1972b, p. 34).

Éducation humaniste et éducation réaliste ne se verront dépassées que dans un nouveau principe. L’éducation qui le porte, que Stirner appelle de ses vœux parce qu’elle est le fruit du développement historique, c’est celle qui forme l’individu à être son propre créateur et à pouvoir se recréer perpétuellement, c’est celle qui forme la volonté. On en revient donc à ce qu’annonçait la « Réplique ». Mais il est désormais possible de replacer cet appel dans la perspective historique qui est celle de Stirner.

Du philosophe à la personnalité libre

Philosophie et éducation

Il faut s’attarder sur un élément brièvement mentionné plus haut : la manière dont l’éducation humaniste et l’éducation réaliste considèrent la philosophie. Stirner rappelle, en citant Heinsius, que la première n’a jamais hésité, dans ses établissements, à enseigner aussi bien les systèmes des anciens que les considérations des modernes, même ceux qui présentent Dieu comme une hypothèse. La seconde se caractérise, par contre, par un certain dédain à l’égard d’une discipline dont le contenu n’est perçu que comme un ensemble de rêveries idéalistes dépourvues d’utilité pour la vie pratique. La philosophie est, en outre, décrite comme ayant abouti à d’interminables discordes n’apportant rien ni à l’Église ni à l’État. Elle ne ferait « que troubler l’esprit de l’époque » et conduirait « à l’incroyance et à l’athéisme » (Stirner, 1972b, p. 35). À ces affirmations, le jeune-hégélien s’empresse d’acquiescer12. C’est d’ailleurs pour cela que les réalistes ont tort de ne pas mieux considérer la philosophie, et c’est une preuve de plus de leur unilatéralité. Leur ancrage au présent les empêche de concevoir le nécessaire dépassement de l’ordre des choses qui y règne. Dans une perspective largement inspirée des propos que tient alors Bruno Bauer, Stirner loue la philosophie pour les potentialités destructrices de son pouvoir critique.

Le modèle éducatif stirnerien impliquerait-il alors de réserver l’enseignement aux philosophes ? Le jeune-hégélien se garde bien de tirer une telle conclusion. Les intéressés, dit-il, « s’y montreraient assez maladroits » (Stirner, 1972b, p. 36). Très vite, des limites sont posées à la défense, précédemment exprimée, de la philosophie, car « les philosophes aussi doivent aller à leur déclin » (Stirner, 1972b, p. 36). Ce déclin ne veut pas dire qu’elle ne présenterait plus d’intérêt, comme le pensent les réalistes. Eux « font abstraction de la philosophie pour atteindre, sans elle, le ciel de ses aspirations ». Ce faisant, ils « tombent dans l’abîme de leur propre vide » (Stirner, 1972b, p. 36). Le philosophe, pour sa part, marque un passage. À l’issue de son histoire, le discours dont il est porteur a conduit non seulement à une négation de la religion et des institutions existantes, mais aussi, dans sa radicalité dévastatrice, à sa propre négation. Le philosophe a toutefois, commente Stirner, cela de particulier qu’il sait mourir. Par-delà un évident mot d’esprit, ce clin d’œil permet de distinguer la personne de son domaine de savoir. La philosophie, comme telle, est arrivée à sa fin parce qu’elle a ouvert la voie à son propre dépassement. La mort du philosophe est sa mort en tant que tenant du savoir philosophique, et sa renaissance personnelle :

Le savoir et sa liberté ont été l’idéal de cette époque, enfin atteint sur les hauteurs de la philosophie. Ici parvenu, le héros édifiera son propre bûcher et sauvera sa participation éternelle à l’Olympe. Avec la philosophie, notre passé se ferme sur lui-même, et les philosophes sont les Raphäels de la période de la pensée, en qui le vieux principe trouve, dans le flamboiement d’une magnificence multiple, son achèvement, pour devenir, par rajeunissement, de temporel éternel. Qui veut maintenir le savoir le perdra, mais celui qui y renonce le gagnera. Seuls les philosophes sont appelés à ce renoncement et à ce gain. Ils se tiennent devant le feu déjà allumé et il leur faut, tel le héros mourant consumer leur enveloppe terrestre s’ils veulent que l’esprit qui ne passe pas devienne libre (Stirner, 1972b, pp. 36-37).

Savoir et vouloir

D’un point de vue historique, le dépassement de la philosophie — forme la plus aboutie du savoir, « savoir absolu » aurait dit Hegel — marque le dépassement de l’âge du savoir. Il fait signe vers une véritable effectuation de la théorie. Prenons l’exemple de la liberté. Si la philosophie a permis de concevoir la liberté, elle s’est révélée — quoiqu’en dise Hegel, et comme le montre la Réaction en cours — incapable de la réaliser autrement que comme liberté de penser. Or cette dernière ne concerne que notre vie intérieure, notre conscience. Elle ne nous empêche en rien d’être dans un état d’esclavage ou de soumission. Elle doit donc se concrétiser en liberté extérieure. Pour que ce soit le cas, la liberté doit devenir liberté de la volonté. Tel est l’objectif de l’éducation nouvelle.

On comprend alors pourquoi ce n’est pas aux philosophes que cette dernière doit être confiée, mais à « ceux-là seuls qui sont plus que philosophes et, par là même, infiniment plus qu’humanistes ou réalistes » (Stirner, 1972b, p. 36). Par-delà son caractère percutant, on ne peut saisir véritablement le sens de cette formule que si l’on prend en compte l’importance de l’histoire, collective comme individuelle, chez Stirner. L’éducateur doit être conscient de sa position historique pour conduire l’éduqué à la hauteur de cette dernière. Mais il ne peut atteindre cet objectif qu’en considérant les divers moments du développement de chaque individu. On comprend, dès lors, pourquoi Stirner ne défend pas une éducation qui se passerait totalement de savoirs. La connaissance occupe dans le développement individuel la même place déterminante que dans l’histoire. Pour le jeune-hégélien, volonté et connaissance sont même intimement liées, et c’est ce que les réalistes autant que les humanistes ignorent. Les savoirs qu’ils transmettent, qu’ils soient matériels ou formels, sont toujours positifs, figés. Il peut bien s’agir de connaissances dites pratiques ou de savoir-faire, c’est toujours une reproduction qui est visée.

Certains réalistes, certes, marquent un progrès en ne demandant pas simplement aux élèves d’apprendre, mais aussi de comprendre. Le résultat qu’ils s’efforcent d’obtenir n’en est pas pour autant différent : le savoir n’a pas seulement été inculqué, son sens a été conquis, mais il ne faut pas moins s’y conformer. Il se donne à celui qui sait comme une extériorité, comme un fardeau et n’en vient à subsister que sous forme de maximes ou de principes qu’il s’agit d’appliquer. L’élève est aussi éduqué à se trouver chez lui dans un monde donné, à développer les habiletés que ce dernier requiert. Le jeune-hégélien interpelle d’ailleurs les réalistes en ces termes : « “La vie pratique !” Par là on croit déjà avoir beaucoup dit, et cependant les bêtes mêmes ont une vie tout à fait pratique : aussitôt que leurs mères les ont sevrées de leurs soins pratiques à les nourrir, elles cherchent leur nourriture à travers champs et forêts, à moins d’être attelées au joug d’une occupation » (Stirner, 1972b, p. 40). Contrairement à ce que veulent faire croire les champions de ce camp éducatif, le modèle qu’ils défendent n’est pas spécifiquement humain. Seule une formation ayant pour ambition de construire la personnalité propre des élèves peut mériter le nom d’éducation, le reste ne diffère en rien de ce que font les autres espèces du règne animal. Avec les méthodes traditionnelles d’enseignement on n’obtient « qu’un dressage aux formes et au palpable et de la ménagerie des humanistes ne ressortent que des lettres, de celle des réalistes que des “citoyens bons à quelque chose” ; les uns et les autres ne sont cependant que des êtres assujettis » (Stirner, 1972b, p. 39).

Contre les humanistes et les réalistes, on peut toutefois percevoir le savoir comme négatif — le terme prenant ici une valeur dialectique, et ne recouvrant pas un jugement de valeur. Il confère ainsi un pouvoir d’abstraction. Ce serait, nous dit le jeune-hégélien, une erreur que de « sauter la volonté de savoir sous prétexte d’accéder aussitôt à la volonté » (Stirner, 1972b, p. 37). À travers le savoir, chaque personne peut s’abstraire de la matière13 et la transformer en esprit [in Geist verwandelt]. L’homme libre est ainsi celui « qui a surmonté le donné » — telle est la tâche de l’abstraction — et « repris ce qu’il lui a arraché en le questionnant dans l’unité de son moi » (Stirner, 1972b, p. 37) — et donc achevé le savoir en volonté. La connaissance n’est plus alors extérieure, elle ne s’apparente plus à un avoir ou à une possession qui nous leste, elle est « intimement unie à ce que je suis » (Stirner, 1972b, p. 37). Pour les formes d’éducations traditionnelles, la séparation des sphères théoriques et pratiques se donne selon un caractère sacré. Les personnalités libres que désire construire l’éducation nouvelle doivent en opérer la profanation. Elles restituent à l’usage ce qui se donnait dans une insurmontable différence.

Tout autres sont les hommes dont les pensées et les actions se développent et se rajeunissent constamment, différents de ceux qui restent fidèles à leurs convictions : les convictions elles-mêmes restent inébranlables, ne fluent ni ne refluent dans le cœur, comme un sang artériel sans cesse renouvelé ; pour ainsi dire, elles se figent à la manière des corps durs et restent même conquises et non apprises, quelque chose de positif ; en outre, on les tient pour quelque chose de sacré (Stirner, 1972b, p. 41).

Il ne s’agit pas non plus d’éliminer les savoirs une fois l’éducation « terminée ». Le rapport dialectique entre individu et savoir peut se reproduire à l’infini. Tout savoir devient ainsi un savoir par soi [ein Wissen von sich]. Quant au façonnement de la volonté à l’issue de ce processus, il peut se voir illustré par ce que Stirner appelle le tact. Permettant d’émettre des jugements sûrs, quoique rapides, il est le fruit d’une connaissance profonde qui s’impose pourtant spontanément, tel un instinct, dans la pratique. C’est un « savoir instantané avec lequel chacun détermine sur le champ de l’action » (Stirner, 1972b, p. 41).

Volonté et indiscipline

La volonté, on l’aura compris, n’est pas un pur produit de l’éducation. Si elle en est l’objectif, elle en est aussi le point de départ. Les éducations traditionnelles ne l’ont pas compris puisqu’elles s’accordent pour la mater afin de conformer les corps et les esprits. Fabriques de la soumission, leurs rouages, parfois, s’enrayent. S’il ne manque jamais d’audacieux pour proposer d’améliorer le mécanisme, Stirner nous invite, lui, à tourner le regard et à apprendre de leurs échecs : il existe bien, dans le monde actuel, des personnalités libres. Si « l’école n’en livre point » (Stirner, 1972b, p. 39), elles ne s’en sont pas moins formées, aussi, au sein de cette dernière, bien que malgré elle. Leur « bon fond d’indiscipline » (Stirner, 1972b, p. 39) n’a pas pu être annihilé. Marque d’une première forme de volonté, une éducation véritable doit s’en saisir, la cultiver plutôt que la réfréner. Le désir d’apprendre et celui de ne pas céder au maître qui voudrait forcer à apprendre ont une même origine. En ce sens, « l’insubordination et l’entêtement de l’enfant ont autant de droits que son désir de savoir » (Stirner, 1972b, p. 42).

Une telle affirmation peut toutefois sembler paradoxale. Que faire si le désir de ne pas apprendre conduit à braver ou même à user de la violence sur le maître ? De telles situations ne justifient-elles pas la hiérarchie entre le maître et l’élève et, par conséquent, l’emploi de moyens permettant au premier d’obtenir la soumission du second ? Stirner conteste radicalement ce « paravent de l’autorité » (Stirner, 1972b, p. 42) et invite, une fois de plus, à un changement de perspective. La fin ne justifie pas les moyens ; les moyens doivent correspondre à la fin. Sur ce point, aussi, l’idée de Heinsius d’un concordat entre l’école et la vie est en ce sens récusée, l’école et la vie doivent se confondre. Le maître lui-même doit être une personnalité libre et c’est en tant que tel — et pas au nom de l’institution, de son savoir ou de quelque source externe d’autorité — qu’il peut briser les possibles fanfaronnades de l’élève. À lui de leur opposer, selon son style, la fermeté de sa liberté. Cette éducation, par la liberté, à une liberté qui ne se limite pas à une liberté de pensée constitue alors la condition de l’égalité. Universelle, « par cela qu’en elle l’homme le plus humble coïncide avec le plus élevé », elle débouche sur « la véritable égalité de tous, l’égalité des personnes libres » (Stirner, 1972b, p. 43). Et Stirner d’ajouter : « seule la liberté est égalité » (Stirner, 1972b, p. 43).

Une volonté éthique

Il semble moins évident, par contre, de comprendre pourquoi Stirner qualifie, à plusieurs occasions, d’éthique [sittliche] le type de volonté que doit produire l’éducation qu’il défend. Si l’article ne nous offre que quelques éclaircissements épars, ceux-ci sont suffisants pour attester qu’il se place, à cet endroit, dans le sillage de Bruno Bauer — et, par extension, pour comprendre un peu mieux le rapport de Stirner au hégélianisme. Pour ce dernier, « Libre signifie éthique14 ! » On retrouve là le legs hégélien. Celui-ci invite à une critique de la moralité [Moralität] qui se donne sur le mode de la conviction et implique une volonté déterminée comme singularité subjective qui ferait face à l’universel. L’éthicité [Sittlichkeit], qui désigne une correspondance entre l’objectivité du monde éthique et des normes qui s’y trouvent déposées avec les sujets particuliers qu’elle pénètre, lui est opposée. Pour ces derniers, l’élément éthique devient une habitude, une sorte de « seconde nature qui est posée à la place de la volonté première, simplement naturelle » (Hegel, 2013, p. 257).

Si Stirner s’inspire de ces considérations hégéliennes, il s’en distancie dans la mesure où il n’hésite pas à appeler au dépassement des institutions existantes au profit de l’individu. On peut voir là l’influence de Bruno Bauer. Selon ce dernier, l’éthicité est le fruit de la conscience autonome. On pourrait toutefois se demander en quelle mesure il ne s’agit pas là d’un retour à une forme de moralité [Moralität], la critique hégélienne visant particulièrement, derrière ce terme, la doctrine kantienne et la part belle qu’elle fait à une autonomie qui se fonde sur un formalisme vide. Lorsque Bauer utilise ce mot, c’est toutefois, et contrairement à Kant, sans référence à quelque loi morale éternelle. L’autonomie a davantage trait au développement de la liberté sous l’œuvre historique de la critique. Elle s’effectue à travers la libération des préjugés et des conceptions cristallisées qui constituent la positivité et dans une créativité sans entraves. Le sujet autonome particulier se réconcilie avec l’universel dans sa participation à la lutte pour le progrès historique, laquelle peut l’amener à contester aussi bien la religion que l’État ou la loi.

Stirner s’enfonce dans cette voie15 et, tout en revendiquant une formation de la volonté éthique, met en garde contre les ambiguïtés que peut recéler cet adjectif. À l’heure de qualifier le type d’éducation dont il se fait le défenseur, il refuse toutefois de parler de sittliche Bildung. D’aucuns s’en réclament déjà et veulent « nous inculquer les lois positives des mœurs et, au fond, il en fut toujours ainsi » (Stirner, 1972b, p. 44). Afin d’éviter toute confusion, il préfère employer l’adjectif « personnaliste » (Stirner, 1972b, p. 44). Sans quoi, on pourrait penser qu’il ne s’agit que d’une « imprégnation de l’intention morale » d’un parti ou même d’une nation, laquelle n’a rien à envier à la morale de principes pour mener droit à la soumission. Elle ne fait que graver ceux-là à même le corps. Or, la personne libre, faut-il le rappeler, n’est jamais figée, en permanence elle se crée à nouveau.

Conclusion

Que tirer des considérations de Stirner sur l’éducation ? Du point de vue de la connaissance de son œuvre, les textes abordant cette thématique constituent un indéniable apport. Ils offrent un éclairage génétique sur certains concepts clés de L’Unique et sa Propriété — à commencer par le fameux « moi [Ich] » qui en est au cœur. Ils laissent mieux voir, de surcroît, l’influence de Bruno Bauer sur Stirner16 et rendent plus saillante, en arrière-plan des accords et désaccords des intéressés, la référence hégélienne et les différentes lectures qu’elle suscite.

Cet ancrage théorique peut toutefois sembler pesant ; il restreint, d’une certaine manière, la portée de la contribution proprement pédagogique des textes de Stirner. Si on l’accepte pleinement, on doit en assumer les limites. Dès lors, par exemple, que celui qui éduque ne trouve plus dans son activité sa jouissance personnelle17 il peut légitimement se demander « À quoi bon éduquer ? » et, en toute cohérence, passer son chemin. Stirner, pourtant, ne manque pas de présenter la question éducative comme la « base ultime » des autres questions sociales. C’est là un paradoxe de sa pensée. Le « moi créateur » ne peut s’épanouir pleinement que dans un monde peuplé d’individus qui refusent, eux aussi, d’être des créatures ; d’où l’importance, d’ailleurs, de la critique. Mais dès lors qu’il œuvre à l’avènement d’un tel monde comme si c’était pour lui un devoir, il redevient créature.

Face à ce genre de difficultés, on pourrait choisir de se débarrasser d’une partie du lest théorique stirnerien et se contenter de s’inspirer de certains de ses refus : refus d’une éducation par la soumission, refus d’un rapport unilatéral descendant entre le maître et l’élève, refus de la sacralisation des savoirs et des textes. Il ne resterait plus qu’à vanter l’efficacité de ces « méthodes » pour obtenir un discours parfaitement miscible à l’air du temps. Cette approche « technicienne » de la pédagogie est toutefois critiquée par Stirner lui-même, et à juste titre. C’est peut-être là sa principale leçon. Philosophe radical s’il en est, il a beau saper les idées et les idéaux en tous genres qui asservissent l’individu, sa pensée, en général, et ses propos sur l’éducation, en particulier, conservent une évidente dimension historique allant de pair avec une certaine normativité. Ils replacent sur ce terrain la question de l’éducation et de son sens.

1 Voir la « Note préliminaire » à : Stirner (1972a) p. 7

2 Stirner s’y fait passer pour un membre de la paroisse berlinoise, un peu comme l’auteur de Die Posaune des Jüngsten Gerichts über Hegel den

3 Par ce terme, les jeunes-hégéliens ont largement thématisé le raidissement du Régime après l’arrivée au pouvoir de Frédéric-Guillaume IV. Il faut

4 Les « affranchis » ou les « hommes libres », nom que viennent à revendiquer les jeunes-hégéliens participant, à partir de la fin de l’année 1841

5 Stirner cite ici le texte original (Stirner, 1972c, p. 11).

6 Sur cette thématique et ses inspirations baueriennes, on pourra se reporter à : García (2015) p. 92-97.

7 Stirner intègre en 1839, comme professeur de langue et littérature allemande ainsi que d’histoire, une institution de jeunes filles à Berlin. Il y

8 « La lettre tue, mais l’esprit vivifie » (2 Corinthiens 3, 6). On remarquera, en outre, que cette distinction, par-delà la référence religieuse, est

9 Sur le concept de propriété chez Stirner (qui a rarement été analysé, bien que son importance soit généralement soulignée), on pourra consulter :

10 Sur la relation entre les intellectuels allemands et la Révolution française (pendant la première moitié du xixe siècle) et sur l’idée de son

11 La dénonciation des médiateurs – et, dans la même veine, du « juste milieu » – est une thématique centrale du jeune-hégélianisme. Elle se fonde sur

12 L’opposition entre la droite et la gauche hégélienne apparaît avec la controverse suscitée par la publication de l’ouvrage de David Strauss Das

13 La matière est « tuée » dit Stirner : « der Stoff wirklich getötet ».

14 Nous traduisons : « Frei heißt: sittlich! » (Bauer, 1842, p. 311).

15 Sans que l’on puisse confondre les deux perspectives, comme en témoigne le désaccord sur la question de la philosophie ou celui qui point, en

16 Alors que c’est davantage la critique que le second adresse, à partir de 1843, au premier que l’on perçoit dans L’Unique et sa Propriété.

17 Pour anticiper sur une thématique de L’Unique et sa Propriété.

Bibliographie

Bauer, B. (1842). Kritik der evangelischen geschichte der synoptiker (Vol. 2). Leipzig : Otto Wigand. <https://books.google.de/books?ei=SEjdUseWN5PY7AaP7IHQCA&hl=de&id=Pwc3AAAAMAAJ&dq=synoptiker+bauer&jtp=311>

Calvié, L. (1989). Le renard et les raisins : La révolution française et les intellectuels allemands 1789-1815. Paris : Études et documentation internationales.

Dessaux, N. (2016). De Marx comme trompettiste. In Bauer, B. & Marx, K. H.-A. (Trad. H-A. Baatsch), La trompette du jugement dernier (pp. 169–395). Paris : L’échappée.

García, V. (2015). Le sort de la philosophie. Michel Bakounine, Friedrich Engels, Karl Marx, Max Stirner : Quatre itinéraires jeunes-hégéliens (1842–1843) (Thèse de doctorat en philosophie). Université Grenoble Alpes.

Hegel, G. W. F. (2013). Principes de la philosophie du droit. (Trad. J.-F. Kervégan). Paris : PUF.

L’Aminot, T. (2012). Max Stirner : Le philosophe qui s’en va tout seul. Montreuil : L’insomniaque.

Renault, E. (2012). Droite/gauche, jeunes/vieux, les scissions de l’école hégélienne entre 1837 et 1843. In Le problème de la réalisation de la philosophie à l’époque du Vormärz. <https://vimeo.com/63165547>

Stirner, M. (1972a). L’Unique et sa propriété et autres écrits. (Trad. P. Galissaire & A. Sauge). Lausanne : L’âge d’homme.

Stirner, M. (1972b). Le faux principe de notre éducation. (Trad. P. Galissaire & A. Sauge). L’Unique et sa propriété et autres écrits (pp. 29–44). Lausanne : L’âge d’homme.

Stirner, M. (1972c). Réplique d’un membre de la paroisse berlinoise contre l’écrit des 57 pasteurs berlinois : La célébration chétienne du dimanche, une parole d’amour à notre paroisse. (Trad. P. Galissaire & A. Sauge), L’Unique et sa propriété et autres écrits (pp. 11–27). Lausanne : L’âge d’homme.

Notes

1 Voir la « Note préliminaire » à : Stirner (1972a) p. 7

2 Stirner s’y fait passer pour un membre de la paroisse berlinoise, un peu comme l’auteur de Die Posaune des Jüngsten Gerichts über Hegel den Atheisten und Antichristen: Ein Ultimatum [La Trompette du Jugement dernier contre Hegel l’athée et l’Antéchrist : un ultimatum] prétendait être – de façon convaincante puisque, pendant quelque temps, il a été perçu comme tel par le public – un fervent piétiste. Il s’agissait en fait du jeune-hégélien Bruno Bauer et, peut-être, en partie, de Karl Marx. On trouvera un bon aperçu des débats sur la participation de Marx à cet ouvrage, ainsi qu’une position, plus discutable, sur la question dans : Dessaux (2016).

3 Par ce terme, les jeunes-hégéliens ont largement thématisé le raidissement du Régime après l’arrivée au pouvoir de Frédéric-Guillaume IV. Il faut prendre en compte toute sa puissance évocatrice. Avant même de désigner un contenu politique précis, il indique un mouvement de volte-face par rapport au développement historique.

4 Les « affranchis » ou les « hommes libres », nom que viennent à revendiquer les jeunes-hégéliens participant, à partir de la fin de l’année 1841, aux discussions philosophiques et non moins festives qui se tiennent chez Hippel à Berlin.

5 Stirner cite ici le texte original (Stirner, 1972c, p. 11).

6 Sur cette thématique et ses inspirations baueriennes, on pourra se reporter à : García (2015) p. 92-97.

7 Stirner intègre en 1839, comme professeur de langue et littérature allemande ainsi que d’histoire, une institution de jeunes filles à Berlin. Il y officie 5 ans. Avec Tanguy L’Aminot (dont la remarque concerne plus spécifiquement Le Faux Principe de notre éducation) on rappellera tout de même que les écrits de Stirner, bien que probablement nourris de son expérience pédagogique « dépasse[nt] de loin la simple aventure personnelle » (L’Aminot, 2012, p. 18).

8 « La lettre tue, mais l’esprit vivifie » (2 Corinthiens 3, 6). On remarquera, en outre, que cette distinction, par-delà la référence religieuse, est au cœur du rapport jeune-hégélien à Hegel. Elle recoupe la distinction, introduite par Heinrich Heine entre le Hegel éxotérique et le Hegel ésotérique.

9 Sur le concept de propriété chez Stirner (qui a rarement été analysé, bien que son importance soit généralement soulignée), on pourra consulter : García (2015) p. 462-466.

10 Sur la relation entre les intellectuels allemands et la Révolution française (pendant la première moitié du xixe siècle) et sur l’idée de son dépassement au sein de la gauche hégélienne, on consultera : Calvié (1989).

11 La dénonciation des médiateurs – et, dans la même veine, du « juste milieu » – est une thématique centrale du jeune-hégélianisme. Elle se fonde sur la critique, à la lumière de la dialectique hégélienne – et par-delà les différentes lectures de cette dernière que peuvent faire les divers membres du mouvement –, des positions conciliatrices en tout genre.

12 L’opposition entre la droite et la gauche hégélienne apparaît avec la controverse suscitée par la publication de l’ouvrage de David Strauss Das Leben Jesu [La Vie de Jésus]. Quant au mouvement jeune-hégélien, il se structure en regroupant ceux qui, suivant la voie ouverte par Bruno Bauer, revendiquent les accusations d’impiété et d’offense à la monarchie adressées, sans discernement, à l’École hégélienne en général par les très religieux et conservateurs Heinrich Leo et Ernst Wilhem Hengstenberg. Sur cette question, on se reportera par exemple à : Renault (2012).

13 La matière est « tuée » dit Stirner : « der Stoff wirklich getötet ».

14 Nous traduisons : « Frei heißt: sittlich! » (Bauer, 1842, p. 311).

15 Sans que l’on puisse confondre les deux perspectives, comme en témoigne le désaccord sur la question de la philosophie ou celui qui point, en filigrane, sur la conscience de soi.

16 Alors que c’est davantage la critique que le second adresse, à partir de 1843, au premier que l’on perçoit dans L’Unique et sa Propriété.

17 Pour anticiper sur une thématique de L’Unique et sa Propriété.

Citer cet article

Référence papier

Vivien García, « Éduquer la volonté : Max Stirner et la question éducative », La Pensée d’Ailleurs, 1 | 2019, 10-29.

Référence électronique

Vivien García, « Éduquer la volonté : Max Stirner et la question éducative », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 1 | 2019, mis en ligne le 20 octobre 2019, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=85

Auteur

Vivien García

Docteur en philosophie, qualifié en 17e section du CNU, université de Grenoble.

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