La subversion d’images érotiques par les femmes artistes : pour un nouveau contact visuel

  • The subversion of erotic images by women artists: for another visual contact

DOI : 10.57086/radar.789

Abstracts

Au cours des années 1990, dans un objectif de réappropriation des représentations de corps de femmes, plusieurs femmes artistes détournent des images érotiques et des œuvres réalisées par des hommes artistes. En déconstruisant les codes des images pornographiques, et les visualités hégémoniques, ces artistes s’opposent aux normes du regard dominant, le « male gaze », pour développer une autre manière d’appréhender les images de corps de femmes anonymisées. Il s’agira ici d’étudier la façon dont des artistes telles que Cindy Sherman et Ghada Amer ont, à cette période, créé des contre-visualités ou mettent en avant un désir féminin dans leurs productions.

During the 1990s, with the aim of reappropriating representations of women's bodies, several women artists diverted erotic images and works made by male artists. By deconstructing the codes of pornographic images, and dominant visualities, these artists propose to reject the norms of the dominant gaze, the “male gaze”, in order to develop another way of apprehending images of anonymized women's bodies. We will explore the modes by which artists such as Cindy Sherman and Ghada Amer create counter-visualities or highlight a feminine desire in their productions.

Outline

Text

En 1975, la critique américaine Laura Mulvey publie dans Screen son article fondamental « Visual Pleasure and Narrative Cinema » dans lequel elle développe une analyse du regard au sein des productions filmiques narratives, au prisme de la différence sexuelle et de la domination masculine. L’autrice, en s’appropriant des théories freudiennes, étudie le principe de scopophilie (qui correspond au « fait de prendre d’autres personnes pour objets, en les soumettant à un regard examinateur et curieux1 ») pour appuyer sa réflexion, et théoriser ce qu’elle a nommé le male gaze.

Dans cet écrit, elle analyse la manière dont le personnage féminin, en troublant la narration par sa simple présence, s’apparente plutôt à un « objet érotique pour les personnages à l’intérieur du scénario, et [un] objet érotique pour le spectateur à l’intérieur de la salle de cinéma, dans une tension continue entre les regards situés d’une part et d’autre de l’écran2. ». En effet, tandis que le héros masculin est au cœur de l’intrigue, la femme n’est représentée seulement comme un objet plutôt extérieur à la narration, à la manière d’un spectacle hors de la liégée, qui se veut être regardé par plaisir visuel. Mulvey ajoute qu’en « en s’identifiant au héros, son substitut à l’écran, le spectateur projette son regard dans celui de cet alter ego3 » : comme les films sont généralement destinés à un public masculin, ils sont construits dans une logique d’identification pour celui-ci, d’où la création d’un désir à la vue des personnages féminins.

Ce male gaze représente alors une modalité du voir dominante, c’est-à-dire, une manière de regarder qui objectifie les femmes depuis un point de vue masculin.

La femme – et son corps – représente une interdiction, un désir inatteignable que le regardeur observe au loin. Ainsi, ce « plaisir de voir l’interdit en relation avec le corps féminin4 » tisse un lien entre le·a regardeur·euse et le·a regardé·e – ou la femme – non pas par le toucher, mais uniquement par les yeux. Nous pouvons alors parler de « contact visuel » à propos de ce type de relation.

Le travail de Mulvey indique que le regard est genré, orienté, et que l’action de voir n’est jamais neutre : elle est façonnée par des normes culturelles et sociales. On parle alors de « visualité », et non plus simplement de regard. Autrement dit, le contact visuel est intrinsèquement influencé par la « visualité » qui désigne, quant à elle, la manière dont nous percevons et interprétons les images de notre environnement à l’aide des symboles et signes émanant des représentations. Comme le rappelle l’historien de l’art Norman Bryson, « entre le sujet et le monde est inséré l’ensemble des discours qui constituent la visualité, cette construction culturelle, et qui rendent la visualité différente de la vision, la notion d’expérience visuelle non médiatisée5 ». La visualité se rapporte à la manière dont une vision, construite, dicte nos modes de perception par des structures et rapports de pouvoir dominants.

Face à la visualité dominante, des « contre-visualités » se développent comme une force d’opposition de la masse minoritaire envers l’autorité des images majoritaires et les hiérarchies visuelles. En effet, l’apparition de ces « contre-visualités » reflète un besoin de « contester l’ordre visuel dominant6 », auquel sont associés des récits dominants qui contribuent à créer d’autres représentations en détournant celles qui dominent. Ces « contre-visualités » permettent alors de mettre en lumière des expériences voire des existences habituellement occultées et, en conséquence, de repenser le monde et ses représentations sous un nouveau prisme.

Dans un désir de renverser le regard dominant et de créer un autre type de contact visuel, certaines femmes artistes se sont emparées d’images et de principes pornographiques et érotiques pour les détourner. Parmi celles qui remirent en cause le corps féminin nu comme simple modèle du désir et de l’excitation, Cindy Sherman et Ghada Amer ont mis en œuvre, dans leurs pratiques respectives, des méthodes de réappropriation de ce type d’image et d’imaginaire. Cindy Sherman met en scène poupées et mannequins pour créer des hybrides qui dérangent le regard. De son côté, Ghada Amer réemploie des images qui sexualisent les corps de femmes afin de revendiquer un désir féminin. En se réappropriant cette imagerie, les deux artistes tentent de détourner le contact visuel que les spectateur·rices entretiennent avec une imagerie corporelle et sexuelle.

Nous allons ici nous demander en quoi la subversion d’images de corps nus érotisés par les femmes artistes permet de tendre vers un autre type de contact visuel. En étudiant les mises en scène photographiées par Cindy Sherman, nous verrons qu’il est possible de créer une contre-visualité à partir d’imaginaires détournés. L’observation du travail de détournement de Ghada Amer nous permettra, dans un second temps, d’étudier la réappropriation d’un désir masculin transposé en désir féminin.

Détourner des stéréotypes pour remettre en cause des standards de visualité

Par le biais de ses photographies, l’artiste américaine Cindy Sherman (née en 1954 à Glen Ridge) tente de remettre en cause les représentations habituelles du corps et les regards qui y sont portés. Habituée à mettre en scène des autoportraits dans lesquels elle interroge les identités, l’artiste a souvent recours à des déguisements et à la création de narrations énigmatiques pour interroger les spectateur·rices. Elle réalise la série photographique des « Sex Pictures » (1992), dans laquelle son corps n’apparaît pas. Les photographies issues de cette série, longtemps considérée comme controversée, dévoilent des assemblages de mannequins et de poupées, scrupuleusement arrangés par l’artiste.

Untitled #263, réalisée en 19927 et tirée de ce projet, donne à voir en son centre une entité presque monstrueuse qui se dévoile abruptement au premier plan. Deux entrejambes de mannequins – l’un pourvu d’un vagin et l’autre d’un pénis – sont arrachées de leur corps au niveau des cuisses et sont soudées en leur ventre. Un ruban de tissu à motifs scelle l’emboîtement et cache leur soudure en un nœud délicat : ce contact entre les deux corps, presque violent, est esthétisé et, ainsi, adouci. La vulve, qui se dévoile sous une masse obscure de poils, laisse entrevoir le fil d’un tampon. Le pénis, lui aussi entouré de poils, porte un cockring, qui évoque l’acte sexuel. Cette créature déroutante est pratiquement en position assise – la vulve vers le bas, le pénis dirigé vers le haut – sur un enchevêtrement de drapés en satin. La lascivité de la scène détonne avec l’étrangeté de la créature à laquelle s’ajoute la présence de deux têtes de mannequin, détachées de leur corps en leur cou. Bien que Cindy Sherman utilise des images qui semblent incarner l’expression d’une sexualité et d’un certain désir, elle leur enlève tout caractère lié à l’excitation : elle crée un contact que l’on pourrait qualifier d’alternatif avec ces images de corps nus, car le désir ressenti semble inhabituel. À ce sujet, Rosalind Krauss a étudié le travail de Cindy Sherman au prisme de la fragmentation et de l’informe. D’après la critique d’art, lorsqu’un·e spectateur·rice regarde des corps décomposés et plongés dans une lumière omniprésente, il·elle se sent « dispersé, sujet à une image qui n’est pas organisée par la forme mais par l’informe8 ». De cette manière, le·a spectateur·rice est perturbé·e par l’absence de forme : il·elle ne peut fixer son regard sur une unité. Selon Rosalind Krauss, le désir qui découle donc de la vue de cette image émane d’une expérience visuelle d’incertitude. Contrairement aux corps sublimés, celui que Cindy Sherman crée n’est pas cohérent, il est « informe », tout comme le point de vue qui s’y pose.

En effet, comme dans la pornographie, l’artiste fragmente et réduit « un corps sans identité […] à ses organes génitaux9 », écrit Elisabeth Spettel. L’autrice insiste sur le caractère provocateur de l’image créée par l’artiste, ce brouhaha visuel produit un trouble, voire un malaise chez les spectateur·rices. C’est à cet endroit que se situe le point de contact avec l’œuvre : le regard est forcé de se porter sur l’obscénité d’une scène inerte, mais une certaine distance s’enclenche pourtant et s’exprime par cette gêne inévitable.

L’action sexuelle, bien que non montrée, est suggérée en un désordre qui se veut grotesque : les normes et les règles tombent. Cet hybride provoque : ici, ce qui reste du corps de la femme devient une image sans forme, qui provoque le dégout. En agençant deux parties génitales différenciées, l’artiste remet en cause le genre de manière générale, mais aussi l’image de la femme comme stéréotype ou comme fantasme, autrement dit le contact visuel traditionnel.

Cindy Sherman semble également remettre en cause l’histoire de l’art écrite au masculin. La position du corps tronqué rappelle celle de la femme représentée dans L’Origine du Monde10 de Gustave Courbet (1819-1977). L’artiste semble se réapproprier ce tableau, un des plus marquants de l’histoire de l’art, dans lequel le corps et le regard sont réduits à une vulve sans identité. Avec L’Origine du Monde, les spectateur·rices entrent visuellement dans une intimité interdite, qui ne leur appartient pas. Cette entrée prohibée semble caractéristique de la définition d’un regard masculin prédominant qui prendrait le contrôle sur l’objet regardé. L’absence de visage, en induisant aussi l’absence d’identification et de narration, frustre le·a spectateur·rice, qui ne peut poser son regard sur les yeux de la femme. Il·elle est forcé·e de regarder son sexe et ne peut poser son regard nulle part ailleurs : le point de contact est ici abrupt et imposé, mais reste superficiel. De son côté, Cindy Sherman exhibe elle aussi un entrejambe qu’elle détache du reste de son corps. Laura Mulvey, pour illustrer les propos de son article, insiste sur le morcellement des corps, à l’aide de l’analyse de scènes tirées de films (notamment de Von Sternberg). Elle annonce alors :

La beauté de la femme fusionne avec l’espace de l’écran ; elle n’est plus la fautive coupable, mais un produit parfait, dont le corps stylisé et fragmenté par les gros plans, est le sujet du film et l’objet immédiat du regard du spectateur11.

Ainsi, en dévoilant le corps de la femme avec des gros plans qui permettent de le fragmenter, la caméra transforme la femme en objet de désir visuel pour le spectateur masculin. La femme ne devient qu’une image, ou plutôt, un assemblage d’images isolées qui déshumanise son personnage. Ces fragments arrachent au personnage toute individualité, toute personnalité, mais également toute narration : ils ne sont plus que des morcellements esthétiques et érotiques qui captent le regard. C’est pour cela que la femme devient un « produit parfait » : un « produit » dans la mesure où elle est finement construite par le regard de la caméra, qui dicte sa monstration à l’écran, afin qu’elle en sorte « parfaite ». Cindy Sherman semble ici parodier cette fragmentation érotisante : le regard de son appareil photo n’a même plus besoin de zoomer sur une partie du corps qu’il souhaiterait mettre en avant, car cette partie est la seule qui lui reste.

Dans un article, Laura Mulvey analyse l’évolution du travail de l’artiste (de 1977 à 1987) en décrivant la désintégration progressive des corps représentés. Elle commente notamment l’organisation spatiale de son travail des années 1985 :

Avec la désintégration du corps, les photographies perdent également toute organisation formelle homogène et cohérente et le sens de la fragmentation physique se reflète dans la fragmentation des images12.

En effet, l’agencement des mannequins et des tissus colorés occupe tout l’espace de l’image en une sorte de chaos organisé. Les couleurs vives s’entremêlent à la manière d’un collage méticuleusement pensé et découpent l’espace en plusieurs parties informes et inégales. Ce découpage visuel appuie davantage le morcellement corporel qui déshumanise l’image. Ce que Krauss a appelé « informe » devient, au contraire, pour Mulvey, la preuve d’une érotisation parfaite.

De plus, Sherman associe à cette vulve un pénis, lui aussi découpé de la même manière. Les deux sexes sont placés au même niveau : ce n’est plus le sexe féminin qui est exalté et objectivé, mais tout l’acte sexuel qui est démantelé, et ce, par la main d’une femme, qui parodie une imagerie misogyne de la poupée sexuelle.

 

Une autre photographie de cette série, Untitled #25513, met en scène une poupée articulée, mimant une position sexuelle. La tête du mannequin, aux yeux écarquillés, est à l’arrière-plan, tandis que ses pieds sont au plus proche de notre regard. La femme se tient sur ses coudes et ses genoux, les jambes écartées, exposant complètement sa vulve et ses fesses positionnées en hauteur. Le sol et le mur se confondent en un tissu rouge, ponctué de pliures aux ombres perçantes. Autour du corps du mannequin sont éparpillés quelques objets : des cordes nouées, une poupée à robe jaune, un coussin aux motifs floraux et une brosse à cheveux jaune. Le mannequin articulé semble nous rappeler les poupées avec lesquelles nous jouions enfants et trouble davantage la réception de cette image étrange, et par conséquent, le contact visuel qui nous lie à cette image. Ici, la femme n’est pas seulement réduite à son corps – et à son sexe – mais aussi à sa représentation en plastique. D’une manière différente que Untitled #263, cette photographie trouble : l’image pornographique est déplacée vers le contexte de l’enfance.

Son sexe est imposé au regard, il est là, mis en lumière, béant, comme une invitation proposée par une poupée sexuelle. Et pourtant, lorsque le regard se tourne enfin vers le visage, plus en retrait, les yeux grands ouverts choquent presque tout autant que la lascivité de la scène. Ils ne nous regardent pas, ils sont perdus dans le vide, sans entrer en contact avec nous. Ils nous rappellent l’absence de vie de la poupée, tout en nous suggérant qu’elle n’a pu donner son consentement, ni pour sa position, ni pour sa prise de vue. Cette poupée restera immobile, silencieuse, si personne ne se permet de prendre possession de son corps pour la déplacer. Finalement, même lorsqu’elle est en plastique, la femme est érotisée. Dans Untitled #263, une autre paire d’yeux nous inquiète également : celle de la tête positionnée en haut à droite. Son sourire crispé et son regard dans l’ombre nous rappellent que la créature hybride ne possède pas de visage. Ainsi, de ces yeux écarquillés, qui semblent nous regarder et happer notre regard, s’échappe pourtant le point de contact qui ne peut réellement opérer. Ces corps de femmes, qui ne sont plus que des objets uniformisés, anonymisés. Le contact qui se crée entre les spectateur·rices et ces corps est ambigu : une certaine distance se met en place, bien que l’intimité des rapports sexuels et l’exhibition des corps produisent un lien intime. Dans tous les cas, le regard dominant est bousculé : le contact visuel qui s’opère n’est pas déclencheur de désir.

De cette manière, l’artiste semble remettre en cause une visualité dominante ; elle « surexpos[e] les grossiers mécanismes de domination qui s’exercent sur les [imaginaires collectifs]14 ». Avec ces deux œuvres, elle pioche dans l’imaginaire collectif pornographique, pour en exposant certains signes, notamment en cadrant en gros plans les parties génitales et en plaçant la femme dans des positions suggestives. De cette manière, elle attire l’attention sur la domination du regard masculin qui s’exerce sur les corps féminins objectivés. Et, comme l’écrivent Sara Alonso Gómez et Julie Martin, ces « sujets subjugués, qu’on espérait sages comme des images, revendiquent leur subjectivation en troquant les positions traditionnelles de regardé(e) et de regardeur15 ». Cindy Sherman inverse les rôles et reprend possession de l’image de ces corps de femmes. Nous sommes face à une artiste qui parodie la visualité des corps de femmes nues. Comme il s’agit de poupées méticuleusement mises en scène, autrement dit d’une représentation matérielle déjà modifiée du corps des femmes, une mise en abîme se crée : la femme objective elle-même les corps de femmes. Avec cette contre-visualité, l’artiste remet en cause un contact visuel dominant : celui qu’elle transmet aux spectateur.rices crée une autre narration dérangeante, presque gênante.

Du plaisir masculin ou féminin : montrer et regarder un désir autrement

Dans son travail, l’artiste égyptienne Ghada Amer (née en 1963 au Caire, ayant vécu entre la France et les États-Unis), détourne des silhouettes de femmes dans des positions suggestives qu’elle extrait de magazines érotiques destinés majoritairement à un public masculin et hétérosexuel. À l’aide de fil de broderie, elle repique ensuite ces formes sur des toiles grand format et laisse pendre le surplus de fil à l’avant du tableau. Dans ce travail de détournement, La jaune16 est une toile au fond jaune et au format presque carré (180 × 200 cm), dont la composition sépare horizontalement la toile en deux parties égales. Dans les deux sections du tableau, aucune différence de couleurs de fils et de motifs n’apparaît : des silhouettes de femmes sont brodées avec des fils roses, rouges, verts et noirs, qui s’entrecroisent et trament l’entièreté de la toile.

Selon Léonie Lauvaux, avec une telle composition, Amer « nous [met] face au désir de voir, à notre pulsion scopique17 ». Face à cette superposition de fils et de formes, le regard, curieux, se plaît à parcourir les couleurs qui s’entremêlent.

Au fil de la contemplation, on distingue enfin les motifs enchevêtrés sous la broderie. À bien y regarder, on découvre que les silhouettes sont alignées : une ligne répétant un motif, celle du dessous représentant le second, et ainsi de suite.

La première femme est nue (à l’exception de ses talons), couchée sur le ventre, ses jambes sont écartées et ses pieds se rejoignent au-dessus de ses fesses. Tout comme la première, la seconde nous regarde : positionnée sur le côté, la tête en arrière-plan et les jambes face à nous, elle se masturbe avec ses deux mains. Une différence visuelle étonnante se crée cependant entre les deux moitiés de la toile. Sur la partie supérieure, les fils supplémentaires sont tendus horizontalement vers le côté droit de la toile, alors que sur la partie inférieure, ils sont placés verticalement, vers le haut. En effet, après avoir piqué ses motifs, l’artiste a laissé pendre la moitié des fils dans la direction désirée pour les fixer avec de la colle. Après avoir fait pivoter la toile, l’artiste a répété ce procédé pour la seconde partie du tableau. Un effet de mouvement dissonant se crée ainsi : les femmes du haut semblent être entraînées sur le côté, comme si elles étaient forcées à entrer en contact avec le matelas sur lequel elles se trouvent. Les femmes du bas semblent, quant à elles, être amenées vers le haut et paraissent à la fois enfermées et morcelées par les fils. En pointillés, ces femmes sont intangibles, inachevées, voire prêtes à disparaître, même si le motif n’en est pas moins reconnaissable. Pourtant, le premier contact avec l’œuvre, bien qu’il soit, certes, visuel, est presque tangible. Les fils de broderie, en relief, camouflent physiquement ces corps, jusqu’à empêcher le·a spectateur·rice de voir clairement. Le point de contact semble alors être dissimulé sous cette profusion visuelle : c’est lorsque le·a spectateur·rice comprend ce qui se cache sous les fils que le lien avec l’œuvre opère réellement.

L’usage de la broderie n’est pas anodin, il est une revendication politique de l’artiste envers la pratique de la peinture, dominée par les artistes hommes dans l’histoire de l’art. Elle peint ainsi, mais avec des fils, dont le résultat s’approche parfois du dripping. La broderie qu’elle détourne, traditionnellement utilisée par des femmes, lui permet de s’immiscer dans un monde masculin. L’autrice et curatrice Maura Reilly tisse un lien entre la méthode presque sexuelle de dripping utilisée par Jackson Pollock et la manière dont Ghada Amer travaille. Pour Pollock, « [il] s’agissait de se tenir au-dessus de la toile, de la dominer, d’y éjaculer, en contrôlant parfaitement ses matériaux, tandis que le destinataire passif de cette “expression” était placé en dessous18 ». Ici, l’action sexuelle – dans laquelle l’homme domine la femme – est transposée dans l’action artistique. L’homme créateur surplombe l’image qu’il produit, une image passive, comme la femme que l’on regarde. De son côté, Ghada Amer crée des dripping en pénétrant la toile de son aiguille19 : elle s’impose elle aussi dans la pratique, comme un homme l’aurait fait. Et cette action de pénétration du matériau par l’outil de production lui sert à tracer des femmes en pleine masturbation, en pleine action de désir. Les deux plaisirs se mêlent ici pour créer des fils de broderies qui pendent du tableau fini.

L’artiste, en brodant à répétition, s’approche du mythe de Pénélope, qui attendit pendant vingt ans le retour de son mari, seule, au milieu de prétendants qu’elle parvint à rejeter les uns après les autres en faisant preuve de ruses. Trois ans durant, elle tisse une tapisserie, promettant à ces hommes de répondre à leur demande une fois la tapisserie achevée. La tapisserie ne sera cependant jamais terminée car Pénélope passe ses nuits à défaire le travail réalisé la journée précédente. Cette image de la femme qui brode en attendant un homme est forte, et résonne avec le travail de Ghada Amer. En effet, Pénélope est la femme rusée, qui attend, mais de manière active et réfléchie. Elle est la femme que d’autres envient, qui s’attelle à un travail typiquement féminin pour conserver son statut de femme mariée.

Par la répétition du motif propre à la broderie, Ghada Amer se lance dans un travail mécanique, automatisé, qui semblerait encore plus enfermer la femme dans son travail. Ici, l’artiste se le réapproprie20 :

Ici la technique de couture est poussée à l’extrême. Coudre pendant des jours des images de femmes tirées de revues pornographiques destinées aux hommes est une aberration. Ici, je participe de la double soumission de la femme : la femme qui coud et la femme qui coud sa propre image déformée21.

En plus de détourner les codes de l’imagerie pornographique, Amer détourne son propre moyen de production artistique, communément considéré comme féminin. L’artiste s’en sert comme un étendard, en conscientisant son geste et l’effet qu’il produit sur les spectateur·rices.

Les corps de femmes qu’elle représente sont des corps sexués. Ce sont des corps que l’on a pris l’habitude de sexualiser dès l’apparition de la puberté pour les jeunes filles : à ce moment-là, leur corps devient la preuve visuelle d’une fécondité possible, qui les ramène à un statut d’objet sexuel. Camille Froidevaux-Metterie, dans Le Corps des femmes, affirme que l’expérience corporelle des femmes reste passive, soumise au regard quotidien d’autrui, et que le corps est un « objet de scrutation22 », tout comme le sont les silhouettes de Ghada Amer. Être regardée fait partie de l’expérience féminine, et chaque femme en a conscience. Si ces corps sont regardés, alors, leur image perçue se doit d’être belle et doit, par conséquent, suivre des injonctions et répondre aux standards de beauté et de la féminité. Camille Froidevaux-Metterie parle d’ailleurs de « tyrannie de l’apparence23 » pour évoquer toutes les normes auxquelles les femmes doivent répondre physiquement, quelle que soit leur catégorie sociale. L’autrice déclare que pour une femme, devenir sujet implique de « réfléchir son corps, dans les deux sens d’une projection hors de soi de son image et d’une réflexion sur cette image24 ». Cela signifie s’autoreprésenter pour être en accord avec sa subjectivité, preuve de la diversité des représentations féminines.

Chez Ghada Amer, cette subjectivité ne semble pas être représentée, puisque la répétition de l’action de broderie de l’artiste entraîne une récurrence des motifs, et ainsi, une anonymisation des femmes qu’elle dépeint. Les femmes ne sont que des silhouettes dépourvues de toute identité : elles représentent un certain idéal féminin (sûrement blanche) maigre, aux cheveux longs. Lorsque l’on pense aux images pornographiques mainstream, c’est cette femme que l’on voit : une femme sans nom. Même s’il est bon de noter, comme le dit Camille Froidevaux-Metterie, qu’il n’existe pas qu’un seul type de féminité, car il « relève du champ des représentations, fait référence à un ensemble d’images, de symboles et de signes destinés à servir de modèles25 ». Cette féminité renvoie à un idéal – entre idéal maternel, dépendance matérielle et disponibilité sexuelle – et à un absolu à atteindre, auxquels chaque femme semble répondre avec différentes intensités : au sein de l’œuvre de Ghada Amer, c’est le désir sexuel qui est mis à l’honneur dans cette féminité, un désir sexuel qui plait au regard de l’homme. L’artiste revendique justement cette volonté d’utiliser et de représenter un archétype féminin et « plutôt que d’essayer de représenter la femme universelle par la diversité, Amer a choisi de suivre le format de ses sources et de permettre à l’uniformité des stéréotypes de remplacer l’universel par la cohérence de l’idéal sexuel imposé26 ». De cette manière, elle assume son désir de représenter une imagerie très spécifique, celle de l’imagerie pornographique. Elle conserve et expose volontairement cette uniformité, comme pour la parodier, et mettre en exergue la manière dont ces représentations façonnent nos perceptions d’une féminité universelle qui plaît à chacun·e. Dans tous les cas, les femmes sont réduites à leur image, une image qui doit plaire aux hommes qui la regardent : les femmes n’existent qu’à travers ce regard.

Les représentations qu’elle détourne sont des images majoritairement réalisées par des hommes, à la destination d’autres hommes. D’après Reilly, l’artiste « [libère ces femmes] d’un contexte les objectivant, les [restitue] dans un espace exclusivement féminin et les [représente] sous la forme féminine de la broderie27 », et ainsi, se réapproprie une image de la femme-objet pour créer une autre narration, dont l’expérience devient plutôt féminine. Dans ce nouveau contexte, les femmes représentées ne se masturbent pas pour faire plaisir à l’homme qui les regarde dans le film pornographique, mais plutôt, pour se faire plaisir à elle-même, et assouvir leurs propres désirs.

 

Ainsi, Cindy Sherman et Ghada Amer usent toutes deux de méthodes différentes de subversions d’images érotiques pour troubler les spectateur·rices, leur proposer une autre manière de regarder ces images et développer un autre type de contact visuel.

Fragmentation et répétition des corps, réappropriation de l’imaginaire pornographique et détournement de la représentation du genre : les artistes semblent parodier les modes de fonctionnement du male gaze et créent des contre-visualités. Ces femmes anonymisées qui se ressemblent dans leur nudité et leurs positions et dont les fils (de broderie ou de ruban) permettent de tisser des liens entre elles, deviennent les symboles d’un désir féminin exprimé. Nous sommes face à un détachement des codes habituels et l’ordre visuel dominant est interrogé.

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Notes

1 Laura Mulvey, « Plaisir visuel et cinéma narratif (1975) » dans Au-delà du plaisir visuel : féminisme, énigmes, cinéphilie, Paris, Mimésis, p. 37. Return to text

2 Ibid., p. 41. Return to text

3 Ibid., p. 43. Return to text

4 Mary Ann Doane, « Film et mascarade. Théoriser la spectatrice » in Visions et visualités, philosophie politique et culture visuelle, Boidy Maxime, Martinez Tagliavia Francesca [dir.], Paris, POLI Éditions, 2018, p. 84. Return to text

5 Norman Bryson, « The Gaze in Expanded Field », in Vision and Visuality, Foster Hal [dir.], Seattle, Bay Press, 1988, p. 91. Return to text

6 Sara Alonso Gómez, Julie Martin, Contre-visualités, Écarts tactiques dans l’art contemporain, Toulouse, éd. Lorelei, 2022, p. 8. Return to text

7 Cindy Sherman, Untitled #263, 1992, photographie couleur, 101,6 × 152,4 cm. URL : https://artsandculture.google.com/asset/untitled-263-cindy-sherman/1QH0dVKBF3henw. Return to text

8 Rosalind Krauss, « Le destin de l’informe », in L’Informe. Mode d’emploi, Bois Yve-Alain, Krauss Rosalind [dir.], catalogue d’exposition, Paris, Centre Georges Pompidou, 22 mai-26 août 1996, Paris, Centre Georges Pompidou, p. 230. Return to text

9 Elisabeth Spettel, « “Splendeurs et misères” de la provocation : une esthétique de la limité respectée ? », Les chantiers de la création [En ligne], no 6, 2013, p. 2. Return to text

10 Gustave Courbet, L’origine du monde, 1866, huile sur toile, 46,3 × 55,4 cm. URL : https://www.musee-orsay.fr/fr/oeuvres/lorigine-du-monde-69330. Return to text

11 Laura Mulvey, op. cit., p. 45-46. Return to text

12 Laura Mulvey, « A Phantamagoria of the female body: the work of Cindy Sherman », New Left Review, no 188, juillet-août 1991, p. 137-150. Return to text

13 Cindy Sherman, Untitled #255, 1992, photographie couleur, 101,6 × 152,4 cm. URL : https://sammlung.kunstmuseum.de/artwork/untitled-255/. Return to text

14 Sara Alonso Gómez, Julie Martin, op. cit., p. 30. Return to text

15 Sara Alonso Gómez, Julie Martin, ibid. Return to text

16 Ghada Amer, La jaune, 1999, acrylique, broderie et gel médium sur toile, 180 × 200 cm. URL : https://www.artic.edu/artworks/157155/la-jaune. Return to text

17 Leonie Lauvaux, Broder la pornographie. À la recherche d’un désir féminin. Art et histoire de l’art, université Rennes 2, 2018, p. 115. URL : https://theses.hal.science/tel-02438994v1. Return to text

18 Texte original : « [it] required standing over the canvas, dominating it, ejaculating onto it, in perfect control of one's materials, while the passive recipient of that “expression” was positioned beneath. » Source : Maura Reilly, Writing the Body. The Art of Ghada Amer, New York, Gregory R. Miller, 2010, p. 19. Return to text

19 « […] her drips are produced by the violent penetration of the canvas by her needle ». Source : Maura Reilly, op. cit., p. 19. Return to text

20 Patrick Baudry, Martine Boyer, Larys Frogier, Sous-titrée X : la pornographie entre image et propos, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001, p. 91. Return to text

21 Ghada Amer, « Interview : propos recueillis par Xavier Franceschi », in Ghada Amer, catalogue de l’exposition, Brétigny-sur-Orge, Espace Jules Verne, Centre d’art et de culture, 30 septembre-5 décembre, 1994. Return to text

22 Camille Froideveaux-Metterie, Le corps des femmes : la bataille de l’intime, Paris, Philosophie Magazine Éditeur, 2018, p. 24. Return to text

23 Camille Froideveaux-Metterie, op. cit., p.57. Return to text

24 Idem. Return to text

25 Ibid., p. 63. Return to text

26 Texte original : «  Rather than try to represent the Everywoman through diversity, Amer has chosen to follow the format of her sources and allow the uniformity of stereotypes to stand in for the universal through the consistency of the enforced sexual ideal » Source : Maura REILLY, op. cit., p. 16. Return to text

27 Texte original : « freeing them from an objectifying context, restituating them into an all-female space, and depicting them through the feminine form of embroidery » Source : Maura REILLY, op. cit., p. 15. Return to text

References

Electronic reference

Marine Le Nagard, « La subversion d’images érotiques par les femmes artistes : pour un nouveau contact visuel », RadaЯ [Online], 9 | 2024, Online since 26 juillet 2024, connection on 04 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=789

Author

Marine Le Nagard

Après une licence en arts plastiques à l’université de Strasbourg, Marine Le Nagard s’est dirigée vers le master Écritures critiques et curatoriales de l’art et des cultures visuelles à l’université de Strasbourg. Elle s’intéresse tout particulièrement aux études de genre au prisme des cultures vi-suelles. Son travail de recherche porte sur la réappropriation d’images aux codes pornographiques et érotiques de femmes nues, par les femmes artistes.

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