Introduction

DOI : 10.57086/rrs.248

p. 13-22

Texte

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Les Arts et les Sciences sont le plus riche présent que le Ciel ait fait aux hommes, déclarait Robespierre, en mai 1783, dans son plaidoyer pour le paratonnerre1, soulignant l’attention toute particulière que la société accordait aux sciences et arts (techniques) au siècle des Lumières, période d’une mobilité accrue de savants et techniciens, d’échanges intensifiés à travers la circulation d’objets, de livres, de revues et des réseaux de correspondance de plus en plus complexes.

Ces trente dernières années, l’histoire des sciences et des techniques a fait l’objet d’un renouvellement conceptuel, méthodique et thématique qui s’est avéré particulièrement fructueux pour l’étude des circulations techniques2, au cœur des préoccupations du Centre de Recherches sur les Économies, les Sociétés, les Arts et les Techniques à l’université de Haute-Alsace depuis sa fondation. Le comité éditorial de la Revue du Rhin supérieur a souhaité saisir l’occasion de ce renouvellement en publiant un dossier thématique sur « Les circulations techniques du Moyen Âge à nos jours. Acteurs — espaces — stratégies », en lien avec le séminaire annuel du CRÉSAT que le directeur et la directrice éditoriale adjointe, Aziza Gril-Mariotte, ont coorganisé en 2021-2022. Nous tenons à remercier tout particulièrement Liliane Hilaire-Pérez, professeure des universités à Paris-Cité et directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, qui a accepté d’intégrer le comité éditorial pour ce dossier thématique en accompagnant notamment l’élaboration du programme du séminaire et de l’appel à contributions, et en expertisant plusieurs articles du dossier.

En partant de l’espace transfrontalier du Rhin supérieur (France, Suisse, Allemagne), notre souci a été d’élargir le champ géographique et l’espace chronologique de l’étude des circulations techniques en Europe, voire à l’échelle du monde, du Moyen Âge à l’époque contemporaine. Quel est l’état des connaissances, quelles sont les principales interrogations qu’elles suscitent et quel est l’apport du présent dossier ?

Les récents renouvellements historiographiques ont le mérite d’avoir dégagé le dialogue complexe et les interférences multiples entre sciences et techniques en revalorisant fortement l’étude de ces dernières dont la définition par l’historiographie inclut désormais savoirs de conception et intelligence pratique. La construction des savoirs suivant une logique interactive et cumulative, les circulations constituent un élément majeur dans la progression des savoir-faire et des techniques entre la Renaissance et le monde contemporain.

En même temps, ce renouvellement historiographique a mis en cause la pertinence d’une conception européocentrée et diffusionniste des circulations techniques. De la même façon, des recherches récentes sur les échanges savants franco-allemands au xviiie siècle, au cœur des thématiques qui intéressent la Revue du Rhin supérieur, ont complété la notion de « transfert », qui risque de suggérer une vision diffusionniste des connaissances, par celles de « circulations » et « réseaux ». Pour l’histoire des techniques, le concept de « circulation » est donc en passe de s’imposer face aux termes de diffusion ou transmission et aux idées sous-jacentes à ces conceptions, en tirant l’attention sur les appropriations et hybridations3. Il est vrai, pourtant, qu’en histoire culturelle, la notion de « transfert » focalise également les processus d’adaptations, d’hybridations et de changements sémantiques en considérant le passage d’objets, d’idées et de mots entre aires culturelles comme une traduction et en prêtant, comme la nouvelle histoire des techniques, une attention toute particulière aux médiations et aux passeurs4. En histoire des techniques, le modèle opposant centre et périphérie est dépassé par l’identification de trajets et circuits plus complexes, d’un monde des techniques multi-centré. Par ailleurs, de la Renaissance à nos jours, les circulations contribuent à la validation sociale des procédés techniques. L’idée même de l’invention, d’après la conception relationnelle qui revient à ce terme, repose sur des réseaux et des échanges, donc sur les circulations.

En mettant l’accent sur l’approche « externaliste », la mise au concours de CAPES et agrégation, ces dernières années, du sujet « Sciences, techniques, pouvoirs et sociétés du xvie siècle au xviiie siècle (Angleterre, France, Pays-Bas/Provinces-Unies, Péninsule italienne) » a eu le double mérite de mettre en relief les interactions des sciences et techniques avec la société, le pouvoir politique et l’environnement économique ainsi que l’importance des circulations internationales des sciences, techniques et savoir-faire.

Des recherches récentes qui se sont intéressées aux transmissions techniques ont souligné leurs enjeux non seulement économiques mais aussi politiques et sociaux ainsi que l’importance des dynamiques culturelles favorisant, en particulier, l’ouverture et le partage des savoirs techniques au détriment de leur image classique comme savoirs fermés.

Depuis les xve et xvie siècles, les circulations techniques sont devenues un enjeu politique et économique majeur, mettant en concurrence, voire en compétition pouvoirs politiques ou acteurs économiques. À partir du Grand Siècle, l’institutionnalisation progressive qui est en œuvre dans plusieurs pays d’Europe, en parallèle avec les institutions de l’État moderne, faisant naître la République des sciences issue de la République des Lettres, facilite la diffusion des savoir-faire et techniques à travers la création de lieux de savoirs tels que les académies et les sociétés savantes et leur coopération à l’international mais la spécificité des techniques fait que ces dernières se développent et se diffusent tout particulièrement dans d’autres lieux de savoirs (ateliers, arsenaux…), comme le montrent les articles publiés dans ce dossier.

À partir du xviiie siècle, notamment, la curiosité grandissante du public pour les savoirs et les techniques encourage leur diffusion à travers des publications (d’ouvrages et de journaux), traductions, cours publics, expositions d’objets techniques, démonstrations physiques et expérimentations publiques qui rencontrent un grand succès comme le montre l’enthousiasme suscité par l’invention de l’aérostation, objet de rivalités internationales dans les années 1780 et, selon certains contemporains, la plus grande découverte du siècle des Lumières après l’électricité. À l’aube du xixe siècle, la naissance des musées modernes vient enrichir la panoplie des espaces publics favorisant la circulation et les échanges.

Aux échelles régionales ou internationales, les circulations techniques peuvent reposer sur le passage par-delà les frontières (entre États ou régions) de personnes, d’objets, d’idées, de savoir-faire. Depuis la Renaissance, les voyages d’études, d’observation et les missions d’enquêtes ainsi que les récits qui en découlent tels que les « Voyages métallurgiques » de Gabriel Jars (1774-1781) les favorisent tout particulièrement. Avec la période d’exploration que l’on nomme (à tort ou à raison) les « Grandes Découvertes », l’image du voyage, qui est alors perçu comme un moyen de collecter des données, est étroitement liée à la circulation des connaissances, des savoirs techniques et à la naissance de la science empirique moderne, se traduisant par une approche quantitative et instrumentale du monde dans le cadre des expéditions scientifiques. S’inspirant de recherches récentes, notre dossier souligne l’importance majeure des voyages dans différents contextes, de la navigation aux Indes à la mobilité des spécialistes de la fabrication d’armes entre le Saint-Empire, la Lorraine, la France et l’Italie.

Très certainement, la navigation est un vecteur majeur des circulations techniques. Depuis la fin du xve siècle, les savoirs techniques se construisent à l’échelle non seulement de l’espace Europe-Asie-Afrique, mais aussi de l’espace atlantique, voire à l’échelle de la planète depuis le siècle des Lumières. À la même époque, la navigation favorise les circulations techniques en Europe. Aux xxe-xxie siècles, des interactions complexes se tissent entre circulations techniques et globalisation5 alors que les nouveaux médias et moyens de communication rendent souvent superflue la mobilité de personnes ou d’objets dans le transfert des savoirs techniques. De manière plus classique, de la Renaissance au xixe siècle, les correspondances des savants jouent un rôle majeur ; elles mettent en valeur le rôle-clé des intermédiaires. Or, pour l’histoire des techniques, on doit souvent recourir à d’autres documents d’archives, comme les archives comptables, dont la richesse est illustrée par l’un des articles que nous publions ici6.

Qui plus est, des recherches récentes ont mis en valeur le rôle-clé des réseaux de correspondants et d’informateurs, célèbres ou inconnus. En situation coloniale, les acteurs indigènes, go-betweens et experts locaux jouent un rôle actif et prééminent dans les activités scientifiques menées outre-mer et remettent en cause toute idée de diffusionnisme à sens unique dans la construction de la mondialisation de l’époque moderne au temps présent. D’une façon analogue, l’un des articles de notre dossier remet en cause l’idée générale de supériorité technique européenne7.

La mobilité des minorités est elle aussi susceptible de favoriser les circulations de savoir-faire comme le montre l’exemple des Huguenots après la Révocation de l’édit de Nantes en 16858, aussi bien présents dans la soierie berlinoise que dans la poliorcétique anglaise malgré la répression des migrations par les autorités françaises.

La matérialité des sources atteste l’intensité de ces échanges : les réseaux des correspondances, la circulation des manuscrits, dessins et livres constituent autant de vecteurs de l’échange des savoir-faire depuis la Renaissance. À l’époque moderne, l’importance des ouvrages techniques est indéniable, les traités de mathématiques et d’ingénieurs9 (ainsi que leurs traductions) connaissent une diffusion très large, cela est vrai non seulement dans la circulation, bien connue par ailleurs, de modèles de fortification mais aussi la transmission des savoirs en matière de fabrication des indiennes, étudiée dans ce dossier10. Cependant, comme le montre notre dossier, les textes ne suffisent souvent pas à introduire de nouvelles méthodes de production, la mobilité d’artisans et d’experts des techniques utilisées s’avérant indispensable. La Renaissance est l’époque où, à l’instar de Léonard de Vinci, les savants sont d’excellents techniciens et font circuler non seulement des écrits (lettres et traités) mais aussi des dessins, des sculptures et d’autres objets. Notre dossier montre qu’en particulier, les maquettes gardent toute leur importance aux xviie-xviiie siècles, qu’un diplomate peut (et doit) alors s’en servir pour faire connaître à son prince les moyens de fabrication développés à l’étranger11, aux confins de la circulation des techniques et de l’espionnage économique12.

Sans aucun doute, il convient aussi de prendre en considération les espaces de circulation des savoirs techniques. L’inscription des techniques dans des territoires (villes, régions, pays) et l’intensité particulière des circulations dans certains lieux (monastères, ports, arsenaux, académies…), qui en font des espaces d’accumulation de savoirs techniques, nous invitent à réfléchir sur la géographie des circulations et les interactions entre communautés et notamment sur les contextes locaux encore peu étudiés.

À la fin du Moyen Âge et aux Temps modernes, les interactions avec les pouvoirs politiques (des autorités municipales au gouvernement central) et la société sont déjà assez complexes. Les princes soutiennent financièrement et protègent les savants, les hommes de l’art, les techniciens et les ingénieurs. Ces derniers dépendent de la protection princière pour la publication et diffusion des savoir-faire. Le patronage et le mécénat favorisent la mobilité et donc les circulations. En contrepartie, les techniques constituent un outil permettant au prince et à l’État de mieux contrôler le territoire et développer son économie, d’où l’intérêt de faire appel aux envoyés diplomatiques pour faire connaître les techniques utilisées à l’étranger13. Privilèges et brevets permettent à l’État de renforcer le contrôle sur la protection des techniques, les méthodes de fabrication, qui sont considérées comme des ressources. Si une idéologie du progrès se met progressivement en place qui met l’essor des techniques au service de la gloire du prince, les institutions peuvent aussi freiner la diffusion des savoirs et techniques, comme le montrent la censure des livres et les condamnations par l’Inquisition pour l’Église romaine ou le procès du paratonnerre de Saint-Omer, à la veille de la Révolution française, pour les autorités municipales et les cours de justice de l’Ancien Régime. Mais l’Église réformée était-elle vraiment mieux placée pour encadrer les savants et favoriser la diffusion des savoirs, comme certains le prétendent déjà au xviie siècle qui a vu la condamnation de l’héliocentrisme ? Quoi qu’il en soit, pour s’en tenir aux articles publiés ici, il est indubitable que la prohibition des indiennes a pu freiner la diffusion des connaissances relatives à leur fabrication14.

Aux Temps modernes, un vrai débat naît au sujet de l’opportunité de favoriser la diffusion des savoirs et des techniques, d’un côté, et celle de limiter leur divulgation pour des raisons politiques, économiques ou commerciales, de l’autre — débat qui caractérise encore nos sociétés contemporaines et qui mérite donc notre attention toute particulière.

Il est vrai également que, à partir de la Renaissance et de l’époque moderne, il convient de s’interroger sur la place des femmes dans les circulations techniques. Les femmes sont nombreuses dans les métiers techniques et artisanaux ainsi que dans les manufactures, les princesses s’entourent de savants, d’ingénieurs, etc. (comme Christine de Suède, Catherine de Russie), enfin et surtout les grandes (et petites) figures intellectuelles parmi les savants de l’époque, à commencer par Marie-Anne Lavoisier et Émilie du Châtelet, contribuent d’une manière remarquable au développement de théories et de pratiques.

Si, au sujet du rôle des femmes, l’apport des réponses qu’a suscitées notre appel à communication lancé en octobre 2021, semble plutôt limité, les articles retenus pour la publication dans notre revue apportent sans aucun doute des éléments nouveaux et intéressants sur les différentes théma­tiques abordées dans notre introduction, à l’égard non seulement des acteurs, lieux et médias des circulations techniques mais aussi des stratégies adoptées pour favoriser ou freiner ces dernières.

En particulier, le dossier apporte un nouvel éclairage sur l’extrême richesse des sources et documents illustrant l’histoire des circulations techniques, des archives aux objets, sur les acteurs (individus, institutions), les grandes et les petites figures (surtout du monde artisanal) qui contribuent aux échanges de savoir-faire. Ce faisant, il éclaire le rôle des techniciens, ingénieurs, artisans, mais aussi des différents acteurs politiques et économiques (l’État, les institutions savantes, les entreprises, les compagnies commerciales, les réseaux marchands et religieux15), en dégageant l’influence des informateurs et intermédiaires (marchands, diplomates, traducteurs). Les espaces des circulations techniques, au sens propre comme au sens figuré, s’avèrent extrêmement complexes. Force est de constater qu’à la différence des sciences, les techniques se diffusent plutôt au sein des lieux de production et de fabrication qu’à travers les grandes institutions telles que les académies. Les articles approfondissent nos connaissances relatives au rôle que les médias (manuscrits, correspondances, ouvrages imprimés et traductions, journaux et revues mais aussi objets comme la maquette d’un moulin hollandais16) ont joué dans le domaine des circulations techniques. En outre, les contributions enrichissent nos connaissances des dynamiques et mécanismes à l’œuvre dans la diffusion des savoirs techniques et des savoir-faire du Moyen Âge à l’époque contemporaine. Elles éclairent les stratégies développées par les autorités pour attirer, avec les migrants (ingénieurs, artisans, ouvriers et autres techniciens), leurs capacités techniques. Enfin, les articles illustrent les stratégies favorisant ou renforçant les circulations techniques, les paramètres qui les rendent possibles et/ou les facilitent, mais aussi les freins imposés aux circulations techniques, les dispositifs adoptés pour empêcher leur divulgation, liée à la circulation d’hommes et d’objets (dont la circulation peut être encouragée ou entravée), pour des raisons économiques ou militaires, et le rôle des différents acteurs dans ce domaine, en allant jusqu’à aborder la part de l’espionnage.

Trois des six articles publiés dans ce dossier sont issus de conférences du séminaire du CRÉSAT17, trois textes ont été retenus suite à l’appel à contributions18. Tous les articles ont fait l’objet d’une expertise en double aveugle, voire d’une évaluation par trois experts. Le programme du séminaire a été enrichi par Marc C. Schurr, professeur en Histoire de l’art à l’université de Strasbourg. Dans sa conférence sur « Les transferts artistiques et technologiques entre les grands chantiers d’églises gothiques dans l’espace rhénan », il a montré que les chantiers des grandes églises gothiques étaient, au Moyen Âge, de véritables centres d’innovations concernant autant les techniques de construction que l’esthétique. Il s’est avéré que de nouvelles techniques ont été développées afin de réaliser certaines idées artistiques. Par ailleurs, le progrès dans les métiers du bâti a inspiré une nouvelle esthétique aux architectes, faisant des chantiers importants dans l’espace rhénan des vecteurs essentiels des transferts culturels, techniques et artistiques entre les espaces germanophone et francophone.

Le rôle majeur des pôles urbains du Rhin et notamment du Rhin supérieur comme zone de passage d’hommes, d’objets et d’idées, déjà souligné par Lucien Febvre dans son œuvre magistrale19, est également illustré par l’étude que David Bourgeois propose des « Savoirs et savoir-faire miniers et métallurgiques dans le Rhin supérieur au Moyen Âge ». Sa contribution montre comment la diffusion des techniques liées à l’art des mines a d’abord été assurée par les scriptoriums médiévaux, à côté des traditions orales, puis par les ateliers typographiques urbains. Au Moyen Âge, les encyclopédistes apparaissent comme des acteurs majeurs de la diffusion des savoir-faire.

Outre le Rhin, la Lorraine s’affirme aussi comme zone privilégiée de circulations techniques. C’est le mérite de l’article de Thibaut Vetter intitulé « À la confluence des cultures techniciennes. Les échanges des techniques et des savoir-faire militaro-artisanaux dans le duché de Lorraine (xvie-début xviiie siècle) » de montrer qu’entre le xvie et le xviie siècle, le duché de Lorraine réussit à mettre à profit sa position géostratégique entre le royaume de France et le Saint-Empire, son statut de carrefour commercial et culturel, afin d’absorber les techniques issues de cultures différentes, en attirant artisans et ingénieurs étrangers et en s’appropriant leurs connaissances. Ainsi la Lorraine est-elle arrivée à établir, puis à rétablir sa puissance militaire ; qui plus est, elle a réussi à rediffuser les connaissances acquises auprès de ses voisins et à s’affirmer ainsi en partenaire actif dans ces processus d’échanges de savoirs techniques. Ce résultat remet en cause toute idée diffusionniste à caractère réducteur.

La complexité des échanges est également illustrée par la contribution d’Aziza Gril-Mariotte sur « “L’art de faire l’indienne”, savoir théorique ou savoir-faire dans l’Europe des Lumières ». Elle propose une lecture originale des principales sources d’informations liées à cet art en s’intéressant à leur circulation et au problème de leur rôle — finalement assez limité — dans l’appropriation des techniques indiennes dans le royaume de France. À eux seuls, ces écrits, malgré leur diffusion, se sont avérés insuffisants pour implanter ces techniques en France, sans la main-d’œuvre qualifiée et les drogues utilisées aux Indes, enjeu majeur de l’adaptation de l’indiennage en Europe.

Outre les frères jésuites et les marchands des compagnies de commerce que nous retrouvons parmi les auteurs étudiés par Aziza Gril-Mariotte, les États, les princes et leurs diplomaties s’imposent comme des acteurs majeurs favorisant les circulations techniques. Leur rôle est éclairé dans la contribution de Sebastian Becker intitulée « De la recherche d’un papetier à l’introduction du cylindre hollandais : circulation des savoirs et transfert de technique entre les Provinces-Unies et le Brandebourg-Prusse au début du xviiie siècle ». En effet, le recrutement de spécialistes et experts en matière technique faisait bien partie des tâches quotidiennes des diplomates à l’époque moderne, surtout au Brandebourg où, depuis la fin du xviie siècle, le prince prit des mesures pour promouvoir des techniques inconnues dans son pays. L’auteur identifie les multiples interactions entre les différents acteurs impliqués, spécialistes ou non, comme moments cruciaux d’élaboration de savoirs spécialisés. La proximité géographique s’avère un facteur favorisant les échanges tout comme les liens dynastiques, les réseaux personnels et l’appartenance à la même confession dans l’Europe des Temps modernes. Or, cette étude montre aussi que de simples malentendus risquaient de faire échouer le transfert de savoirs techniques et les stratégies des gouvernements pour les favoriser.

Pour sa part, dans son article « Quand Jean Zuber met étonnamment au point la fabrication des rouleaux de papier peint en continu avant les manufacturiers anglais », Bernard Jacqué remet en cause des chronologies qui semblaient acquises et des idées reçues sur le prétendu retard — ou l’avance — technique entre Français et Anglais. Il identifie un aspect souvent négligé dans les études d’histoire des techniques comme facteur majeur de l’innovation technique : en effet, la fabrication du papier en continu s’impose moins pour des besoins techniques qu’en raison des problèmes sociaux que posait le recours à la main-d’œuvre qualifiée.

Enfin, dans l’article « Entre acquisition, transmission et tentatives d’adaptation des savoirs techniques : la stratégie des Houillères de Montrambert et de la Béraudière (1854-1940) », Luc Rojas rejette l’idée largement répandue selon laquelle la principale force de production des charbonnages serait constituée par les masses ouvrières qu’ils mobilisent. Selon son étude, les charbonnages représentent bien au contraire des entreprises innovantes, les caractéristiques propres à chaque gisement nécessitant des procédés techniques particuliers. L’acquisition et la gestion des savoirs techniques font l’objet de tentatives de rationalisation, voire de l’élaboration de toute une stratégie en la matière, processus illustré par l’histoire des houillères de Montrambert et de la Béraudière entre mi-xixe et mi-xxe siècle.

De toute évidence, les différents acteurs des circulations techniques suivent leur logique propre, la complexité de leurs interactions qui en résulte nous invite à repenser leur rôle et, le cas échéant, leur stratégie respective.

1 « La science à la barre : le plaidoyer de Robespierre pour le paratonnerre (mai 1783) », in A. Millet, S. Pautet, Sciences et techniques 1500-1789.

2 Cette introduction n’étant pas destinée à faire un point bibliographique détaillé, nous nous limiterons à signaler la très belle publication de

3 Pour les nouvelles approches et les défis méthodologiques qu’elles affrontent, voir Liliane Hilaire-Pérez, Catherine Verna, « Dissemination of

4 Voir la mise au point récente de Claire Gantet, Markus Meumann (dir.), Les échanges savants franco-allemands au xviiie siècle. Transferts

5 Voir Liliane Hilaire-Pérez, Larissa Zakharova (dir.), Les techniques et la globalisation au xxsiècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes

6 Voir la contribution de Thibaut Vetter.

7 Voir l’étude d’Aziza Gril-Mariotte.

8 Parmi les nombreux ouvrages sur cette thématique, nous nous limitons à signaler le volume de Guido Braun, Susanne Lachenicht (dir.), Les États

9 Sur l’importance majeure des ingénieurs, voir Stéphane Blond, Liliane Hilaire-Pérez, Michèle Virol (dir.), Mobilités d’ingénieurs en Europe

10 Voir encore la contribution d’A. Gril-Mariotte.

11 Voir l’article de Sebastian Becker.

12 Pour l’espionnage aux Temps modernes, y compris l’espionnage économique, voir Guido Braun, Susanne Lachenicht (dir.), Spies, Espionage and Secret

13 Voir la contribution de S. Becker. Pour le rôle des diplomates dans la circulation des savoirs à l’époque moderne, voir aussi le volume collectif

14 Voir l’article d’A. Gril-Mariotte.

15 En particulier des Jésuites aux Temps modernes. C’est encore A. Gril-Mariotte qui insiste sur les écrits produits par ces derniers et les

16 Maquette évoquée par S. Becker.

17 Voir les contributions d’Aziza Gril-Mariotte, Sebastian Becker, Bernard Jacqué.

18 Voir les contributions de David Bourgeois, Thibaut Vetter, Luc Rojas.

19 Lucien Febvre, Le Rhin. Histoire, mythes et réalités, nouvelle édition établie et présentée par Peter Schöttler, Paris, Perrin, 1997.

Notes

1 « La science à la barre : le plaidoyer de Robespierre pour le paratonnerre (mai 1783) », in A. Millet, S. Pautet, Sciences et techniques 1500-1789. Documents, Neuilly, Atlande, 2016 (Clefs concours, Histoire moderne), p. 439-445, citation p. 439.

2 Cette introduction n’étant pas destinée à faire un point bibliographique détaillé, nous nous limiterons à signaler la très belle publication de Liliane Hilaire-Pérez, Fabien Simon, Marie Thébaud-Sorger (dir.), L’Europe des sciences et des techniques, xve-xviiie siècle. Un dialogue des savoirs, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016 (Collection « Histoire », série « Techniques, savoirs, sociétés »). Chaque article de cet ouvrage fondamental, source d’inspiration de nos séminaire et dossier, comporte une bibliographie s’ajoutant aux repères bibliographiques très utiles que les éditeurs proposent dans leur introduction.

3 Pour les nouvelles approches et les défis méthodologiques qu’elles affrontent, voir Liliane Hilaire-Pérez, Catherine Verna, « Dissemination of Technical Knowledge in the Middle Ages and the Early Modern Era : New Approaches and Methodological Issues », Technology & Culture, 47-3 (2006), p. 536-565.

4 Voir la mise au point récente de Claire Gantet, Markus Meumann (dir.), Les échanges savants franco-allemands au xviiie siècle. Transferts, circulations et réseaux, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019 (Collection « Histoire »).

5 Voir Liliane Hilaire-Pérez, Larissa Zakharova (dir.), Les techniques et la globalisation au xxsiècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016 (Collection « Histoire », série « Techniques, savoirs, sociétés »).

6 Voir la contribution de Thibaut Vetter.

7 Voir l’étude d’Aziza Gril-Mariotte.

8 Parmi les nombreux ouvrages sur cette thématique, nous nous limitons à signaler le volume de Guido Braun, Susanne Lachenicht (dir.), Les États allemands et les huguenots. Politique d’immigration et processus d’intégration, Munich, Oldenbourg, 2007 (« Pariser Historische Studien », 82).

9 Sur l’importance majeure des ingénieurs, voir Stéphane Blond, Liliane Hilaire-Pérez, Michèle Virol (dir.), Mobilités d’ingénieurs en Europe, xve-xviiie siècle [Mélanges en l’honneur d’Hélène Vérin], Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017 (Collection « Histoire », série « Techniques, savoirs, sociétés »). Dans ce dossier, voir les contributions de Th. Vetter et de Luc Rojas ; ce dernier souligne que, vers 1900, les ingénieurs constituent « une véritable communauté scientifique et industrielle ».

10 Voir encore la contribution d’A. Gril-Mariotte.

11 Voir l’article de Sebastian Becker.

12 Pour l’espionnage aux Temps modernes, y compris l’espionnage économique, voir Guido Braun, Susanne Lachenicht (dir.), Spies, Espionage and Secret Diplomacy in the Early Modern Period, Stuttgart, Kohlhammer, 2021 (Collection « Forum historische Forschung », série « Frühe Neuzeit », [1]).

13 Voir la contribution de S. Becker. Pour le rôle des diplomates dans la circulation des savoirs à l’époque moderne, voir aussi le volume collectif regroupant des textes en allemand et en italien et publié par Guido Braun (dir.), Diplomatische Wissenskulturen der Frühen Neuzeit. Erfahrungsräume und Orte der Wissensproduktion, Berlin-Boston, De Gruyter, 2018 (« Bibliothek des Deutschen Historischen Instituts in Rom », 136).

14 Voir l’article d’A. Gril-Mariotte.

15 En particulier des Jésuites aux Temps modernes. C’est encore A. Gril-Mariotte qui insiste sur les écrits produits par ces derniers et les compagnies de commerce.

16 Maquette évoquée par S. Becker.

17 Voir les contributions d’Aziza Gril-Mariotte, Sebastian Becker, Bernard Jacqué.

18 Voir les contributions de David Bourgeois, Thibaut Vetter, Luc Rojas.

19 Lucien Febvre, Le Rhin. Histoire, mythes et réalités, nouvelle édition établie et présentée par Peter Schöttler, Paris, Perrin, 1997.

Citer cet article

Référence papier

Guido Braun, « Introduction », Revue du Rhin supérieur, 4 | 2022, 13-22.

Référence électronique

Guido Braun, « Introduction », Revue du Rhin supérieur [En ligne], 4 | 2022, mis en ligne le 01 novembre 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/rrs/index.php?id=248

Auteur

Guido Braun

Guido Braun est directeur du Centre de Recherches sur les Économies, les Sociétés, les Arts et les Techniques (UR 3436) et directeur éditorial de la Revue du Rhin supérieur. Professeur d’Histoire moderne à l’université de Haute-Alsace depuis 2018, il s’intéresse tout particulièrement à l’histoire des relations internationales (guerre, paix, diplo­matie), aux transferts culturels et à la circulation des savoirs (interculturalité, communication, échanges), à l’histoire politique et culturelle de la France, du Saint-Empire et de la ­péninsule Italienne. Ses publications récentes portent sur le rôle de la diplomatie dans la ­circulation, la production et la transformation des savoirs à l’époque moderne.

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