Parmi les interrogations nouvelles de l’historiographie contemporaine des relations internationales, qui a beaucoup profité d’un regard inspiré d’une vision plus vaste de l’histoire des sociétés englobant les institutions, l’économie, les mentalités, et surtout d’une approche culturaliste, se détache le quotidien des négociateurs. Si l’on veut porter son regard sur les diplomates au travail, l’instrument même de leurs négociations, de leurs lettres et mémoires – la langue – ne se situe certainement pas parmi les problèmes mineurs1. Comme Lucien Bély, on peut même constater que l’étude « des langues utilisées [par les diplomates] pendant les discussions est un pas décisif pour une approche culturelle, au sens le plus large, de la pratique politique »2. Pourtant, ce sujet n’a jamais été traité de manière exhaustive ni cohérente, même si des ouvrages sur les congrès de diplomates aux xviie et xviiie siècles examinent parfois la question3. Or, ce sont justement les congrès de paix qui jouèrent un rôle majeur, puisque ce fut à ces moments cruciaux pour la diplomatie que des changements purent s’imposer ou qu’ils éclatèrent au grand jour, tandis qu’ils restaient moins perceptibles dans le cadre des représentations diplomatiques permanentes et des relations bilatérales.
Le congrès de Westphalie comme modèle de négociation
À juste titre, le congrès de Westphalie a été qualifié d’« archétype » des congrès internationaux des Temps modernes. Premier congrès multilatéral d’une telle ampleur, il représente une véritable nouveauté dans la diplomatie européenne : y participent cent neuf délégations, représentant seize États européens et cent quarante principautés et villes d’Allemagne. Excepté l’Angleterre, la Russie et la Sublime Ottomane, toute l’Europe est présente en Westphalie.
L’importance du congrès de Westphalie, qui s’est trouvé confronté à un grand nombre de problèmes majeurs découlant de la triple dimension de la guerre de Trente Ans, pour le développement de « l’art de la paix » et du droit international a fait l’objet, parmi les historiens, d’évaluations diverses, parfois contradictoires. Les solutions apportées à ces problèmes (conflit international, civil et confessionnel) doivent retenir l’intérêt des historiens d’autant plus que, à l’heure actuelle, nombreux sont ceux qui se demandent si le Moyen-Orient ne vivrait pas aujourd’hui sa guerre de Trente Ans, si Alep ne serait pas devenue la Magdebourg du xxie siècle. La question est discutée à la fois par les hommes politiques et par des chercheurs spécialistes de l’Europe du xviie siècle et du Moyen-Orient contemporain, dans le cadre d’un projet auquel j’ai eu le plaisir de participer récemment à Cambridge4.
L’un des problèmes majeurs que les négociateurs durent, lors du congrès de Westphalie, résoudre fut de s’accorder sur les langues de la négociation entre les représentants de tant de souverains et peuples différents, allant de la péninsule Ibérique à la Scandinavie, et d’élaborer, ensuite, une terminologie propre à traduire les particularités du droit public des différents États représentés à Münster et à Osnabrück, et reconnue par tous. C’était devenu une nécessité absolue dans la mesure où les relations entre les États européens ne pouvaient plus se régler par le seul langage de la féodalité. Aux problèmes linguistiques proprement dits s’ajoutèrent donc ceux de la traduction5.
En Westphalie, certains diplomates parlent très bien plusieurs langues étrangères et presque tous maîtrisent, plus ou moins bien, le latin. L’italien est toujours une langue de prédilection pour les gens cultivés, le français par contre moins bien connu qu’un siècle plus tard, l’allemand parlé par les ressortissants du Saint-Empire et des puissances nordiques. Par ailleurs, les envoyés au congrès sont naturellement aidés par le personnel de leurs chancelleries et disposent d’interprètes et de secrétaires étrangers qui nous sont parfois bien connus, comme Jeremias Jacob Stenglin (1609-1660), issu d’une famille augsbourgeoise, secrétaire et interprète de Henri II d’Orléans, duc de Longueville et chef de la délégation française.
Pour les négociations, il n’y a pas de langue unique ni même de règle générale. Les conférences des ambassadeurs de France – Henri II d’Orléans, duc de Longueville, Claude de Mesme, comte d’Avaux et Abel Servien, comte de La Roche-des-Aubiers – avec les Impériaux sont marquées par un mélange de plusieurs langues : latin, italien et français. Les négociateurs du congrès ont également recours à d’autres langues vernaculaires, en particulier l’espagnol, l’allemand et le néerlandais. Cette diversité tient en partie au mode de travail du congrès qui ne se réunit jamais en séance plénière. Répartis entre les deux villes de Münster (puissances catholiques et Provinces-Unies), et d’Osnabrück (puissances protestantes et délégation impériale, pour partie), les États négocient soit directement avec leur adversaire, soit par l’interposition d’un médiateur6. La France choisit ce dernier procédé pour ses négociations avec l’empereur et le roi d’Espagne, se servant de la médiation du nonce apostolique Fabio Chigi et de l’ambassadeur de la République de Venise Alvise Contarini, ainsi que de celle des plénipotentiaires néerlandais à partir de septembre 16467. Comme langue commune de l’Occident chrétien8, le latin est utilisé en particulier dans les documents solennels en tant que langue d’un registre relevé. C’est à ce titre qu’il est employé dans les traités de paix entre l’empereur, les états de l’Empire et respectivement la France et la Suède, signés le 24 octobre 1648 à Münster9. En revanche, le troisième traité, la paix particulière entre l’Espagne et les Provinces-Unies conclue le 30 janvier 1648 à Münster, est un acte bilingue, dressé en néerlandais et en français. Si le latin est la principale langue des diplomates au congrès, il est loin d’être la seule. Derrière lui, on voit s’établir le français comme langue des diplomates, mais il doit encore partager le palmarès avec d’autres langues vernaculaires, surtout l’italien, langue des médiateurs Chigi et Contarini et l’une de celles de la cour impériale de Vienne, mais aussi l’allemand, souvent parlé par les envoyés de l’empereur et des états de l’Empire, mais aussi plus généralement par les puissances du Nord, et, dans une moindre mesure, l’espagnol et le néerlandais.
Seules l’Espagne et les Provinces-Unies suivent une règle précise dans leurs négociations, établie par l’accord, politiquement très important, du 5 mai 164610. En vertu de ce dernier, les plénipotentiaires espagnols accordent à leurs homologues néerlandais le rang d’ambassadeurs d’une puissance souveraine. Cela constitue pour les Provinces-Unies un premier pas vers leur indépendance et leur souveraineté nationale. On convient de négocier en latin, en français ou en néerlandais ; les résultats des négociations doivent être consignés par écrit, et ceci exclusivement en français et en néerlandais. Ces langues sont, en quelque sorte, aussi celles des Espagnols : l’un de leurs plénipotentiaires, Antoine Brun, est Franc-Comtois, un autre, Joseph de Bergaigne, Anversois. Par ailleurs, le français fait office de langue administrative des Pays-Bas espagnols. Renoncer à l’emploi de l’espagnol dans la négociation apparaît donc comme un sacrifice modeste de la part des Espagnols, du moins au regard de leurs autres concessions. Celui-ci n’est cependant pas anecdotique : Peñaranda, premier plénipotentiaire du Roi Catholique comprenait seulement un peu le français, et il aurait certainement été plus pratique pour lui de pouvoir s’exprimer en espagnol. Le compromis linguistique traduit ici la ferme volonté politique des Espagnols de parvenir à une trêve ou à un traité de paix avec leur adversaire néerlandais. Pour les autres puissances souveraines et les états de l’Empire, les choses sont bien plus compliquées et une distinction fondamentale doit être opérée entre les différents registres, surtout entre les négociations orales et les documents que les délégations échangent entre eux ou déposent auprès des médiateurs. L’usage oral est flexible et éphémère, l’usage écrit peut être péremptoire et définitif ; pour ce dernier, des compromis sont donc plus difficiles à obtenir. La situation à Osnabrück, où sont regroupés les seuls États septentrionaux, est plus facile à comprendre que celle à Münster, où se côtoient les langues méridionales et germaniques.
En effet, les Suédois sont tenus à un usage certain par leur instruction principale du 15 octobre 1641 qui permet aux ambassadeurs de négocier en allemand, en latin, en français ou dans une autre langue, tout en précisant que tous les documents, notamment le traité de paix, doivent être rédigés en latin uniquement11. Les Suédois cultivés sont généralement trilingues ; outre leur langue maternelle et l’allemand, ils maîtrisent le latin. Les Allemands, quant à eux, tiennent au latin, deuxième langue officielle du Saint-Empire au moins depuis 151912. Le latin est employé notamment dans les relations de l’Empire, de ses princes et villes avec l’étranger. Les documents qui doivent servir de base à la négociation (résumés des prétentions, réponses aux prétentions adverses, articles à insérer dans le traité de paix) sont normalement, mais pas toujours, rédigés en latin par les Impériaux et les Suédois, et dans leur langue maternelle par les Français. Les Espagnols usent de l’espagnol envers ces derniers13. Enfin, les notes que les médiateurs Chigi et Contarini prennent au cours des conférences sont en règle générale en italien, langue qui devient ainsi, par leur biais, l’une des principales du congrès, car c’est dans celle-ci qu’ils résument les propositions soumises, le cas échéant, en français ou en espagnol, et souvent le texte italien était ensuite traduit en latin.
Par leur caractère polyglotte, certains personnages comme le plénipotentiaire suédois Johan Adler Salvius, le comte d’Avaux ou Maximilien comte de Trauttmansdorff, chef de la délégation impériale14, incarnent le microcosme du monde diplomatique moderne, lui aussi polyglotte. Les langues de la diplomatie constituent le parfait reflet de la culture de l’époque : l’humanisme reste leur apanage. Pourtant, il y a bien des problèmes de communication. Si Henri de La Court, ministre résident de France à Osnabrück, rapporte, le 1er décembre 1646, qu’il a essayé de parler allemand à un secrétaire, ce qui semble attester quelques connaissances, il doit avouer, le 17, ses problèmes de compréhension lors d’un dîner chez Salvius où l’un des personnages présents ne parlait ni le latin ni le français15. Si, apparemment, ces problèmes n’étaient pas fréquents, ils touchaient en principe toutes les représentations et toutes les langues16.
À la différence de l’usage écrit, il est assez difficile de saisir les langues utilisées dans les négociations orales. En prenant certaines précautions méthodiques, on peut dresser le constat suivant : à Osnabrück, on parle en général un allemand parsemé de latin tandis qu’à Münster, nous trouvons, à côté du latin, surtout l’italien et le français – pourtant moins répandu qu’au milieu du siècle suivant. Tous les négociateurs ne comprennent pas le français. C’est la raison pour laquelle, le 9 juillet 1648, en discutant d’un mémoire sur la Lorraine, les états de l’Empire font part de leur désir « de faire dicter ce mémoire et [de présenter] outre l’original français une version dans une langue connue de tous les députés, c’est-à-dire en allemand ou en latin »17.
Or, la langue n’est pas seulement l’instrument, mais aussi l’un des objets des négociations en Westphalie. Si l’emploi de plusieurs langues est courant lors du congrès, leur choix n’est pas toujours facultatif. L’analyse structurelle révèle le rôle politique majeur de l’emploi des langues dans la diplomatie et ses implications à la fois politiques et juridiques. Cela permet de comprendre pourquoi la volonté d’arriver à un accord politique se manifeste souvent par des concessions linguistiques, tandis que l’intransigeance dans ce domaine peut se révéler le symptôme d’une crise générale ou même de l’échec imminent des négociations (comme dans le cas des pourparlers franco-espagnols). En effet, le recours à leur propre langue par les diplomates est une caractéristique de la souveraineté étatique et est censé servir à l’honneur et à la gloire du prince souverain. Le latin, pour sa part, est considéré comme une langue neutre et restera, d’ailleurs, bien vivant dans la diplomatie du siècle suivant18. De ce fait, le congrès de Westphalie sert, dans une certaine mesure, à perpétuer la tradition antérieure en fournissant un exemple aux générations futures de diplomates. L’analyse des aspects linguistiques du congrès de la paix de Westphalie révèle un monde en transition, mais non en perte de tradition.
Le congrès de Nimègue entre tradition westphalienne et remise en cause de la neutralité du latin
Au congrès de Nimègue, qui met fin à la guerre de Hollande (1672-1679), le français fait pourtant des progrès notables en tant que langue véhiculaire non-officielle. Pour autant, comme l’historien de la langue française Ferdinand Brunot l’a déjà montré, la tradition selon laquelle le français aurait alors obtenu toutes ses prérogatives de langue diplomatique, n’est en réalité qu’une légende19 – une légende qui, pourtant, naquit au xviiie siècle.
Le congrès de Nimègue a plutôt eu tendance à confirmer les traditions anciennes qu’à les abroger. Sans chercher à imposer leur langue aux autres délégations, les Français insistent sur le respect de ces traditions et exigent que les Danois leur donnent leurs pleins pouvoirs en latin (et non en danois, comme ces derniers le revendiquent en vertu du principe d’égalité), tandis que les mêmes traditions leur permettent de rédiger les leurs en français. C’est cette défense de la tradition que les plénipotentiaires français se fixent comme objectif, comme nous le montre leur dépêche adressée au secrétaire d’État des Affaires étrangères, Simon Arnauld de Pomponne, le 5 février 1677 : « il n’y a nulle raison de changer ce qu’un long usage qui est la seule regle sur laquelle on puisse régler de pareilles contestations, a suffisamment estably »20.
En général, le latin demeure une langue importante de la diplomatie, et on l’emploie même dans les conférences, à l’oral comme à l’écrit ; mais l’ascension du français s’accentue par rapport au congrès de Münster dans les occasions informelles mais aussi comme langue de travail dans les conférences et pour certains documents. Pour autant, les autres langues vernaculaires, comme l’italien, l’espagnol et le flamand, ne disparaissent pas et restent toujours employées dans certains cas. Les Impériaux notamment continuent à user du latin dans leurs négociations avec les ambassadeurs du roi de France et à ne pas vouloir admettre le français. Cela résulte clairement du procès-verbal, dressé en 1679, d’une réunion avec leurs homologues français. Ce document est d’autant plus intéressant qu’on le ressortit au congrès de Ryswick; il tira donc à conséquence21. Le principe de la latinité des négociations est donc confirmé à la demande des Impériaux. Ce principe commence, pourtant, à se heurter à la réalité de la connaissance de plus en plus modeste du latin chez les diplomates, sinon impériaux, du moins français (en l’occurrence, le maréchal d’Estrades, un militaire de formation, et Colbert de Croissy) et anglais (l’ambassadeur médiateur britannique William Temple préfère également s’exprimer en français). Il est naturel que par la suite, le choix de la langue se soit progressivement conformé aux préférences personnelles des négociateurs. Cependant, à Nimègue, la primauté du latin, du moins pour les documents solennels, est maintenue. Pour cette raison, le traité de paix passé par la France avec le Saint-Empire, en date du 5 février 1679, n’est pas rédigé en français mais en latin.
À certains égards cependant, le congrès de Nimègue s’écarte du modèle westphalien. Pour une partie des pourparlers (en l’occurrence, les négociations hispano-suédoises), il n’y avait pas d’usage établi. Mais le changement le plus important vient des plénipotentiaires français. Même si la France se résigne à signer son traité avec l’empereur en latin, cette langue n’est plus considérée comme un idiome neutre, mais comme l’apanage du Saint Empire romain germanique. C’est la raison pour laquelle, le 8 novembre 1678, les plénipotentiaires français rapportent à Louis XIV avoir accepté la rédaction du traité en latin, « quoiqu’on puisse soutenir que la langue latine devant être censée comme naturelle au Roi des Romains [en l’occurrence, l’empereur Léopold Ier], nous soyons en droit de faire notre exemplaire en langue française »22. Peut-on voir dans cette prise de position une doctrine française en matière de langues diplomatiques ? Cette hypothèse paraîtrait hasardeuse, car, à la fin du règne de Louis XIV, François de Callières, à la fois diplomate français et auteur d’un traité majeur sur l’art de négocier, soutient la neutralité du latin23. Toujours est-il que peu de temps après la signature du traité de Nimègue, lors d’une conférence franco-allemande à Francfort, les négociateurs français remettent également en cause la qualité du latin comme langue neutre.
Vers une politique linguistique ? Les conférences de Francfort et le congrès de Ryswick
À Francfort, en 1682, un certain recul du français par rapport au latin semble s’observer. Il faut néanmoins prendre en considération la situation particulière, qui résulte du fait qu’une assemblée impériale (plus précisément, une députation de la diète) traitait avec la France. Frédéric-Charles Moser considère même que le différend qui surgit à Francfort au sujet des langues est resté le plus important en la matière jusqu’au milieu du xviiie siècle, et qu’il a été très discuté après 168224.
La véritable nouveauté qui surgit à l’occasion des conférences de 1682 est la remise en cause du rôle du latin comme langue neutre par les Français, qui le considèrent plutôt comme une langue propre au Saint-Empire, et opposent à son emploi le principe de l’usage des langues dites « naturelles », ce qui révèle clairement le fait que le latin était en train de perdre son caractère universel même si les Impériaux et les ordres, tout en soutenant la tradition romaine du Saint-Empire, ne considéraient point le latin comme leur apanage; bien au contraire, selon eux, cette langue passait pour l’héritage commun à tout l’Occident chrétien, comme la langue universelle par excellence.
Par la suite, non seulement François de Callières, mais aussi d’autres diplomates français, retiendront bien le latin comme langue commune. Il n’y a donc pas encore de doctrine fixe en la matière. Mais à Francfort, en 1682, le statut du latin comme langue neutre semble bien être remis en cause dans les milieux diplomatiques français (plus sérieusement qu’en 1678), au profit de l’usage des langues « naturelles », c’est-à-dire du français pour les représentants de Louis XIV et de l’allemand pour les députés du Saint-Empire. Contrairement à Nimègue, on constate, à la conférence de Francfort (rompue, en décembre 1682, sans conclusion d’aucun accommodement), un vrai refus français d’accepter la neutralité du latin et, par la suite, une dispute acharnée au sujet des langues.
À la fin du xviie siècle, le congrès de Ryswick reconnaît le caractère normatif des congrès précédents. Par rapport aux langues de la négociation, il s’en tient au protocole du congrès de Nimègue. On suit le modèle instauré à Münster : la France fait ses propositions en français, l’Empire proteste, et l’on passe à la conclusion du traité en latin. Mais, comme langue de travail d’un registre plus informel, l’avancée de la langue française paraît incontestable. Par ailleurs, le recours à l’italien décline. Alors que, en 1648, les médiateurs Chigi et Contarini étaient italiens25, en 1697, nous avons à faire à un médiateur suédois, Niels Lillierot, dont le journal confirme justement l’essor du français26.
Conclusion
En conclusion, il faut retenir le caractère polyglotte de la diplomatie du xviie siècle. La langue est à la fois l’instrument et l’un des objets de la négociation. Comme l’a déjà montré Lucien Bély, les négociations à la fin de la guerre de succession d’Espagne, dont les résultats sont entérinés par les traités d’Utrecht, de Rastatt et de Bade (1713-1714), sont marquées par le déclin des compétences en latin des envoyés, en particulier des diplomates français27. Cette tendance se fait sentir dès le congrès de Nimègue, en particulier chez les militaires.
Si, en 1714, le traité de Rastatt est le premier traité de paix conclu en français entre l’empereur et le roi de France, il s’agit d’un traité conclu « à la soldate », car ce sont bien des généraux (le maréchal de Villars et le prince Eugène de Savoie, né à Paris et parti à Vienne à l’âge de dix-neuf ans, représentant respectivement le roi de France et l’empereur) qui ont à négocier et à rédiger ce traité. D’ailleurs, le traité de Rastatt n’a pas été sanctionné par la diète de l’Empire. L’usage que l’on fait du latin lors du traité de Bade, conclu peu de mois après celui de Rastatt avec l’accord de la diète, prouve que la langue de Rome n’est pas encore remplacée par le français. La primauté du latin est sérieusement ébranlée, mais les jeux ne sont pas encore faits, comme le montre le congrès de Bade en Suisse où plus de quatre-vingts délégations de souverains européens se réunissent pour traduire en latin, langue ordinaire du Saint-Empire dans ses rapports extérieurs, le traité (préliminaire) de Rastatt rédigé en français28. Or, comme l’a mis en valeur Rolf Stücheli, diplomate suisse et historien à ses heures, les pourparlers qui aboutissent à ce résultat se sont tenus en français29. De toute évidence, ce sont les compétences linguistiques des négociateurs plutôt qu’une politique linguistique des cours qui ont été à l’origine de ce choix.
Par la suite, la diplomatie européenne entre dans une période marquée d’incohérences où l’on conclut tantôt en français, tantôt (et dans un premier temps surtout) en latin. Au début du xviiie siècle, le français est d’abord utilisé à côté et non à la place du latin. Ce dernier reste la langue d’un registre relevé appliqué aux documents formels entre des partenaires pour lesquels cette langue est traditionnellement d’usage. Le français, quant à lui, s’impose comme langue parlée, aussi dans des situations de communication plutôt formelles, et les négociateurs y ont de plus en plus recours pour la rédaction de leurs documents, y compris les traités préliminaires. Cependant, les recherches récentes de Gilles Siouffi confirment que l’usage du français dans l’Europe du xviiie siècle, en particulier dans les milieux diplomatiques, n’est pas aussi fréquent qu’on l’a longtemps pensé30.
Pour sa part, Lucien Bély a montré que si, à Utrecht, le français est la langue prédominante, comprise et parlée par la plupart des négociateurs, dans leurs conférences, son essor ne remet pas en cause le caractère fondamentalement polyglotte de la diplomatie européenne. C’est ainsi que l’ambassadeur anglais à Madrid, Lexington, peut déclarer que « le nombre de papiers qui doivent être insérés et traduits en différentes langues » lui paraît si important « que nous pourrions faire traduire et copier toute la Bible en moins de temps »31.
À la succession du français au latin, il faut donc substituer l’idée d’une contemporanéité de plusieurs langues, en particulier du français et du latin, surtout dans les rapports entre le royaume de France et le Saint-Empire. Or, si l’on faisait des exceptions à la règle qui veut que le Saint- Empire négociait en latin avec les étrangers, c’est en général le français que l’on admettait en tant qu’idiome étranger, dans un monde germanique culturellement de plus en plus imprégné de « gallomanie »32. En 1748, le traité d’Aix-la-Chapelle constitue le premier véritable traité de paix passé en français par le Saint-Empire. Bien qu’une clause particulière précise que cela ne devait pas tirer à conséquence33, le français prend, à ce moment-là, incontestablement le relais comme première langue diplomatique dans les rapports entre le Saint-Empire et la France.
Mais comment se fait-il que le français ait pu prendre le relais du latin ? Même si le Saint-Empire n’abandonne pas tout à fait la langue de Rome jusqu’à sa dissolution, en 1806, la primauté passe incontestablement entre 1648 et 1748 du latin au français. Ce passage s’insère dans une évolution culturelle fondamentale qui regarde l’Europe entière. À l’origine de l’essor du français comme langue diplomatique, il n’y a pas eu de volonté politique ferme de la part de la France pour imposer systématiquement sa propre langue aux autres pays. Rappelons que ce n’est pas à l’apogée de la gloire du Roi-Soleil mais à la fin de la guerre de la Succession d’Espagne que le français est employé pour la première fois dans un traité de paix passé par le roi de France avec l’empereur.
L’essor du français s’explique par la suprématie culturelle de la France en Europe, par une certaine forme de suprématie politique également, mais surtout par le rayonnement de sa civilisation. Langue des cours, de l’aristocratie, des savants, le français est, depuis la seconde moitié du xviie siècle, entré dans la culture des diplomates, et il est naturel qu’il finisse par s’imposer dans leurs documents professionnels. De plus, sans mener de politique agressive qui aurait pu choquer les autres nations, les Français ont défendu, depuis le congrès de Münster, leur liberté de s’exprimer dans leur langue maternelle. Sans être hégémonique, cette politique pourtant tenace fit entrer le français dans les milieux diplomatiques. Dans la mesure où la France remplaça la Rome antique comme modèle culturel de l’Europe, le latin devint l’idiome du temps passé, le français celui du temps présent. Quand on s’interroge sur l’apport de l’art de la paix du xviie siècle, qui s’est construit à travers un langage commun malgré la diversité linguistique de l’époque, aux problèmes du monde contemporain, les correspondances des ambassadeurs de France tout comme les rapports des autres délégations diplomatiques s’avèrent être des sources de prime importance, qui nous renseignent également sur le rôle des envoyés dans la construction de savoirs, leurs réseaux d’informations, leur quotidien et leur profil intellectuel. C’est justement un projet de recherche de plus longue haleine que j’ai lancé en 2014-2015, et qui porte sur le rôle des diplomates comme intermédiaires culturels dans la circulation, la production et la transformation des savoirs à l’époque moderne, que je souhaiterais poursuivre à l’Université de Haute-Alsace, en comptant sur la collaboration au sein du CRÉSAT. De 2015 à 2018, j’ai organisé deux colloques internationaux consacrés à ce sujet (à Rome, en juin 2015, colloque dont les actes ont été publiés en octobre 201834, et à Bayreuth, en octobre 201735), deux colloques qui en appellent évidemment un troisième – pourquoi pas sur les langues des relations internationales et les problèmes de communication entre souverainetés du Moyen Âge à l’époque contemporaine ?