Introduction
Les principales applications de l’approche neurolinguistique (ci-après ANL) dans le monde, qu’il s’agisse du Français Intensif (FI) au Canada, ou du programme de français des affaires de l’Université Normale de Chine du Sud (UNCS), se sont faites en contexte intensif, d’au moins dix heures par semaine.
Tous les enseignants n’ont cependant pas la possibilité d’enseigner dans ces conditions, avec un horaire et des programmes aménagés. Que l’on soit dans un pays francophone ou à l’étranger, il est en fait beaucoup plus courant d’avoir à gérer des volumes hebdomadaires plus modestes (entre 1 h et 6 h), tout en collaborant avec des enseignants utilisant d’autres approches.
Enseignant moi-même avec l’ANL dans ce genre de contexte depuis 20151, il m’a semblé important de donner un aperçu des possibilités de cette approche en contexte extensif, avec ses contraintes, mais aussi ses réussites, pour encourager les enseignants2 de FLE et d’autres langues vivantes à mettre en place l’approche dans leurs cours.
Je commencerai par décrire mon contexte d’enseignement et montrer en quoi il diffère du contexte intensif. Je décrirai ensuite les adaptations que j’ai faites pour ce contexte, au niveau de l’emploi du temps, des activités, et surtout du matériel pédagogique utilisé. J’expliquerai enfin comment ce travail a mené à l’élaboration avec Claude Germain et Gladys Benudiz de nouvelles unités pour le contexte extensif, actuellement en cours de finalisation, après plusieurs séries d’expérimentation.
1. Les unités sino-canadiennes et le contexte universitaire japonais
J’ai été formé à l’approche neurolinguistique en mars 2015, lors d’un stage donné à l’Institut français de Tokyo par Claude Germain et plusieurs formateurs venus de Chine et du Canada. Ce stage a rassemblé trente enseignants de français, natifs comme non-natifs, venus de tout le pays. On peut le considérer comme le point de départ « officiel » de l’ANL au Japon3.
J’ai aussitôt après commencé à enseigner selon l’approche – la rentrée universitaire au Japon étant début avril – pour un total de neuf cours de conversation : quatre en première année et en deuxième année à l’Université des études étrangères de Kyoto (KUFS) et un en première année, à l’Université de Kyoto.
La formation nous avait apporté une compréhension claire des principes de l’approche ainsi qu’une certaine assurance dans la pratique de ses stratégies, mais il me manquait un élément important pour commencer à enseigner : du matériel pédagogique adapté à mon contexte universitaire4.
Les unités sino-canadiennes
Depuis les premières expérimentations de l’approche au Canada en 1998, ses concepteurs, Claude Germain et Joan Netten, ont développé un matériel riche, composé de 40 unités couvrant les 9 années du programme de FI (les unités « canadiennes »), complétées de 9 unités conçues pour les 550 heures du programme de français des affaires de l’UNCS (les unités « chinoises »).
Ces unités « sino-canadiennes » sont un formidable matériel, fruit d’années de discussions et d’expérimentation, mais elles restent malheureusement difficiles à utiliser en-dehors de leurs contextes d’origine.
D’un côté, les unités canadiennes ont été conçues pour un public jeune (entre 9 et 18 ans, avec une concentration importante les premières années), ce qui se ressent dans les thèmes, le choix des activités et des textes de lecture5. Le contexte culturel canadien est aussi très marqué, avec quelques unités consacrées à la géographie ou aux personnalités canadiennes6.
De l’autre côté, les unités chinoises visent justement à corriger ces orientations, dans le but de satisfaire un public universitaire (et donc adulte) chinois, peu familier avec les cultures francophones. Mais ces unités sont la propriété exclusive de l’UNCS et restent donc difficiles à obtenir7.
De toute façon, dans notre contexte, le principal problème des unités sino-canadiennes est qu’elles sont conçues pour un rythme intensif d’au moins dix heures par semaine, et qu’une seule unité représente en moyenne une quarantaine d’heures d’enseignement8.
Certes, on pourrait les déconstruire et n’en garder que les éléments qui se prêtent à notre contexte, mais d’un côté ces unités ne contiennent aucune référence aux niveaux de compétence du CECRL9, ce qui complique les repérages, et de l’autre, on prend le risque par ces découpages de mettre à mal la progression basée sur la pédagogie de la littératie spécifique à la langue seconde qui est pourtant un élément central de l’approche (Germain et Netten, 2012).
Le contexte universitaire japonais
Pour mieux décrire le contexte universitaire japonais et ses spécificités, voici à titre d’exemple le curriculum de la section française de KUFS pour les deux premières années10.
Tableau 1 : Curriculum de la section française de KUFS (extrait)
Première année | Deuxième année | |
Langue de spécialité (obligatoire) | Grammaire | Français appliqué 1 |
Compréhension 1 | Français appliqué 2 | |
Compréhension 2 | Compréhension 3 | |
Conversation 1 | Compréhension 4 | |
Conversation 2 | Conversation 3 | |
Phonologie du français | Conversation 4 | |
Seconde langue | (au choix) | |
Renforcement linguistique | (préparation aux tests d’aptitudes, cours de soutien, etc.) | |
Troisième langue | (au choix) | |
"Global Studies" | Introduction à la France | Introduction à la langue française |
Introduction à la littérature française | ||
Histoire de la langue française | ||
Histoire de la littérature française | ||
Histoire de la culture française | ||
Histoire mondiale (politique, économie) | L’Europe et la société internationale | |
Histoire mondiale (culturelle) | ||
Histoire mondiale (échanges internationaux) | ||
Ethnographie des relations interculturelles | ||
"Career Studies" | (au choix parmi : vie et environnement, éducation, services, médias, gestion, fonction publique) |
Les cours sont partagés entre langue de spécialité (grammaire, compréhension, préparation aux tests d’aptitude, etc.), « civilisation » (littérature française, histoire mondiale, etc.) et autres cours (autres langues, professionnalisation, etc.).
En ce qui concerne les cours de langue de spécialité, on voit qu’on a affaire à un cloisonnement on ne peut plus traditionnel entre grammaire, conversation, compréhension orale et écrite, phonologie et préparation aux tests d’aptitude.
Les enseignants natifs sont chargés des cours de conversation (un par enseignant), tandis que tout le reste est donné par des collègues japonais, le plus souvent en langue japonaise.
Chaque matière est enseignée à raison d’une séance de 90 minutes par semaine, sur 15 semaines par semestre, deux semestres par an11. Si l’on s’en tient aux seuls cours de français, il y a 6 cours obligatoires et en moyenne 2 cours optionnels par année, soit 8 cours au total.
Le volume horaire total des cours de français pour un étudiant de la section est donc de 12 heures par semaine, 180 par semestre et 360 par an.
Ce volume horaire est en fait très proche de celui du programme de français de l’UNCS (10 h 40 par semaine)12, mais la différence est que tous les cours restent cloisonnés et répartis entre un grand nombre d’enseignants, ce qui complique également la coordination des contenus.
Par conséquent, à défaut d’arriver à convaincre les responsables pédagogiques et administratifs de l’intérêt de décloisonner les cours, comme cela a été fait en Chine, un enseignant utilisant l’ANL en classe ne dispose que d’une heure trente par semaine, 22 h 30 par semestre, 45 heures par an pour faire ses preuves.
Dans ce cadre, il est impossible d’utiliser les unités sino-canadiennes telles quelles car on ne peut évidemment pas imaginer passer une année entière sur un seul thème et une seule unité.
Le curriculum présenté ci-dessus est en fait loin d’être la norme car les programmes de langue française sont assez peu nombreux au Japon et la majorité des étudiants qui apprennent le français le font plutôt en option, à un rythme beaucoup moins soutenu.
J’ai par exemple enseigné à l’Université de Kyoto pour des étudiants de droit, de littérature ou d’ingénierie. Ces derniers suivaient chaque semaine un cours de conversation avec un enseignant natif et un cours de grammaire avec un enseignant japonais pour la langue étrangère de leur choix (sauf l’anglais, qui est obligatoire). Le rythme était identique, à raison de quinze séances de 90 minutes par semestre, pour chaque cours13.
Dans ces programmes, les enseignants japonais ont tendance à s’appuyer sur la méthode grammaire-traduction et le « par cœur » tandis que les enseignants natifs utilisent plutôt l’approche communicative-actionnelle, si bien que la coordination reste malheureusement très limitée, quand elle n’est pas impossible.
J’ai en tout cas enseigné la conversation (en fait, la communication orale et écrite) dans ces deux systèmes (cours de spécialité et d’option), pour des classes de tailles (de 8 à 50 personnes), niveaux (essentiellement A1 et A2) et motivations diverses, mais toujours de façon extensive, avec un très petit nombre d’heures hebdomadaires.
Ne pouvant utiliser les unités sino-canadiennes pour les raisons évoquées plus haut, j’ai choisi à la veille de la rentrée 2015 de concevoir mon propre matériel que j’ai ensuite amélioré au fil des semestres.
Voici comment ces unités ont été conçues, puis appliquées en classe, et pour quels résultats.
2. Des unités adaptées au contexte extensif
Travail préparatoire : quels contenus, quelle progression ?
La première étape a été de fixer la longueur des unités, par rapport au temps disponible (15 séances). C’est le besoin d’évaluation qui a imposé un rythme car je souhaitais évaluer mes apprenants au moins deux fois dans le semestre, au milieu et à la fin. Il restait donc 13 séances consacrées à l’apprentissage.
Par souci de symétrie et par commodité, j’ai décidé de faire deux unités de 6 séances, et de consacrer la dernière séance à des rattrapages, une pause ou un bilan14. C’est la pratique de classe ensuite qui a permis de voir combien de temps était nécessaire (ou disponible) pour chaque étape.
Pour ce qui est du contenu des unités, je me suis inspiré de ce que j’avais l’habitude d’enseigner à ces niveaux-là (A1 et A2), avec des manuels du commerce inspirés du CECRL, dans lesquels la progression est souvent identique.
Avec de grands débutants, on commence par « se présenter », « parler de son quotidien, de sa famille, de ses goûts (etc.) », quelle que soit la méthode. En A2, on apprend à justifier ses choix, à décrire ou présenter quelque chose ou quelqu’un, et on commence à manipuler des temps plus complexes pour parler de son passé et de ses projets.
Si les manuels du commerce fournissent des pistes solides pour choisir ses contenus, il est quand même préférable de lire soi-même les références sur lesquelles ils s’appuient pour mieux en comprendre la logique et les objectifs visés.
Le CECRL est bien sûr un ouvrage indispensable, pour ses réflexions sur les rôles de l’apprenant et de l’enseignant et ce qu’on peut attendre d’une classe de langue étrangère. Il est également utile pour comprendre comment sont conçus les différents niveaux de compétence, et ce qu’ils signifient15.
Il y a ensuite les référentiels basés sur le CECRL, suggérant les contenus thématiques et grammaticaux, actes de parole, situations, mais aussi types de documents (à l’oral comme à l’écrit) à aborder pour chaque niveau. La version la plus récente pour le français est l’Inventaire linguistique des contenus clés des niveaux du CECRL paru en 2015 (North, 2015).
On peut aussi consulter les sujets du DELF, disponibles en ligne, notamment sur le site du CIEP, ou sous des formes plus ou moins fidèles à l’examen dans les divers manuels de préparation au DELF du commerce16. Par rapport aux référentiels, on s’aperçoit que les situations et thèmes traités sont moins variés17, et l’enseignant peut choisir de privilégier ces derniers si l’examen fait partie de ses objectifs pédagogiques.
Et si tous les étudiants ne passent pas forcément le DELF18, il est néanmoins utile de savoir ce que le test de français le plus passé dans le monde attend d’un candidat de niveau A1 (et au-delà), d’autant que les manuels du commerce sont conçus, explicitement ou non, pour préparer ses épreuves.
Un dernier point, concernant la progression didactique des unités : si les concepteurs de matériel raisonnent souvent en termes de complexité syntaxique (en introduisant par exemple les temps verbaux un par un), en ANL la priorité est donnée aux besoins langagiers liés à une situation authentique, si bien qu’on introduira par exemple des temps verbaux différents dans une même leçon si la situation l’oblige19.
La conception de matériel suivant les principes de l’ANL impose de toute façon de revenir régulièrement aux textes théoriques (facilement disponibles en ligne) et, si possible, aux séries d’unités existantes.
Le découpage : unités, leçons, phases
Ayant ainsi défini dans les grandes lignes le rythme du cours, ses thèmes et leur progression, j’ai pu établir un programme pour les deux niveaux que j’enseignais, comme ci-dessous.
Seul le premier thème, qui réunit les structures élémentaires pour se présenter et parler de sa famille, est découpé en deux unités, chacune suivie d’une évaluation. Pour le reste, chaque unité couvre un thème différent.
Regardons de plus près le contenu d’une unité. Chacune est composée de trois leçons, centrées à chaque fois autour d’un texte de lecture.
Le découpage en leçons est fait de sorte que chacune contienne entre 3 et 5 structures langagières, qui permettent d’écrire un petit texte cohérent sur un des aspects du thème.
Dans l’exemple ci-dessous, par exemple, pour l’unité « Ma journée », j’ai choisi de faire une première leçon sur les activités du matin, une deuxième sur celles de la journée et une troisième sur celles du soir.
Comme j’ai pu l’écrire ailleurs (Jourdan, 2016 p. 68), le texte de lecture joue un rôle central dans une leçon, en étant à la fois la trace écrite des structures vues à l’oral et un bon modèle pour la phase d’écriture. Sa rédaction est donc une part essentielle du travail de conception.
C’est en effet en écrivant un premier texte, sur le thème choisi, qui sera ensuite divisé en trois textes plus courts, qui formeront les trois leçons, qu’on fixe l’étendue de l’unité, en choisissant des structures à la fois authentiques et adaptées au niveau des apprenants. Une fois ce travail de rédaction fait, l’essentiel de l’unité est en place20.
Comme nous passons six séances sur une unité, chacune des trois leçons doit être enseignée sur deux séances, c’est-à-dire trois heures. Un certain nombre d’adaptations ont été faites pour pouvoir suivre les étapes de l’ANL dans ce temps très limité, comme nous allons le voir dans le découpage d’une leçon ci-après.
L’essentiel de la première séance est consacré à la phase d’interactions orales. Toutes les structures de la leçon sont vues à la suite, en respectant les étapes et stratégies de l’approche21.
La phase de lecture se fait à cheval sur deux séances. Les 15 dernières minutes de la première séance sont consacrées à la découverte d’un texte, lu à voix haute par l’enseignant et suivi de questions de compréhension.
Le but est de faire le lien entre l’oral et l’écrit et de permettre aux apprenants de rentrer chez eux avec une trace écrite de toutes les structures de la leçon.
On commence ensuite la deuxième séance par une lecture à voix haute individuelle du texte, pour vérifier la prononciation des apprenants et se rappeler ensemble des structures étudiées la semaine précédente22.
En contexte intensif, la phase de lecture se poursuit par d’autres exploitations du texte, sur les rapports son-graphie et l’observation de phénomènes grammaticaux, mais je n’ai pas le temps de faire ça.
De la même façon, on utilise beaucoup de textes narratifs et informatifs en contexte intensif, pour donner goût à la lecture et développer la littératie. Cela s’accompagne d’activités de pré- et post-lecture (anticipation, vérification d’hypothèses, etc.).
Dans mon contexte, pour les niveaux A1 et A2, j’ai fait le choix de me limiter à des textes personnels (une personne se présente), ce qui enlève le besoin de faire ces activités et fait gagner du temps.
Je ne consacre donc pas plus de 30 minutes (sur 3 heures) à la lecture (qui relève plutôt de la réception) pour que la majorité du temps disponible soit réservée à la production orale et écrite.
L’essentiel de la deuxième séance est donc consacré à la phase d’écriture, qui prend du temps car elle se fait entièrement en classe, à travers trois étapes préparant l’apprenant à l’autonomie.
Nous commençons par une session de questions-réponses avec l’enseignant, pour que les apprenants rassemblent le plus d’informations possible sur ce dernier, afin de l’aider ensuite, dans l’étape dite d’écriture collective, à rédiger son texte personnel, sur le modèle du texte de lecture.
En contexte extensif, comme une semaine a passé depuis le cours précédent, cette étape est essentielle pour se remémorer certaines informations, tout en pratiquant à nouveau les questions et en s’entraînant à la prise de notes.
L’écriture collective se fait ensuite, en suivant strictement les stratégies de l’approche23. Enfin, chaque étudiant écrit son propre texte, à l’aide des modèles (texte de lecture et texte collectif) en posant au besoin des questions à la classe (sur l’orthographe d’un mot, par exemple). De vingt à trente minutes sont consacrées à cette troisième étape, qui permet de garantir la qualité des textes produits24.
Enfin, les dix dernières minutes de la deuxième séance sont consacrées à « boucler la boucle »25, c’est-à-dire à exploiter les textes individuels, du point de vue du contenu autant que de la correction linguistique.
Les apprenants peuvent ainsi lire leurs textes respectifs et s’interroger dessus. Ils peuvent également s’entraider pour corriger les erreurs de leurs productions, et l’enseignant peut également revenir sur les plus fréquentes, en explicitant au passage certaines règles de l’écrit (comme le « s » du pluriel, etc.).
Cette étape de bouclage est la dernière, car nous n’avons malheureusement pas le temps dans notre contexte de faire le projet qui clôt normalement une unité ANL. Les textes sont ensuite relevés par l’enseignant, corrigés à la maison et commentés la semaine suivante.
On commence ensuite une nouvelle leçon, en répétant toutes les phases décrites ci-dessus, jusqu’à la leçon 3, qui clôt l’unité et est suivie d’un examen.
Une unité complète se fait donc en six séances, c’est-à-dire en à peine 9 heures, contre une quarantaine en contexte intensif. Cette adaptation s’accompagne donc de contraintes, que j’aimerais résumer ci-après26.
Les contraintes de l’adaptation au contexte extensif
Sur la phase d’interactions orales
La première contrainte est l’obligation d’étudier toutes les structures de la leçon (entre trois et cinq en général) sur une seule longue séquence d’interactions orales de 60 à 70 minutes.
En intensif, par comparaison, on n’étudie pas jamais plus d’une à deux structures à l’oral, sur 40 à 50 minutes maximum, avant de passer aux autres activités. Les nouvelles structures sont ainsi introduites graduellement, tout au long de la semaine27.
Dans notre contexte, s’il est indispensable d’étudier toutes les structures à l’oral avant d’aborder la lecture et l’écriture, le faire sur une seule période demande en fait une très grande concentration des apprenants comme de l’enseignant. Cela peut engendrer de la fatigue ce qui ralentit encore le cours et peut décourager.
Heureusement, une fois cette phase passée, la suite est moins exigeante cognitivement, car les phases de lecture et d’écriture s’appuient beaucoup sur la grammaire interne récemment constituée et le réemploi de structures déjà utilisées.
Les apprenants ont donc dans ces étapes un peu plus confiance en eux et les éventuels retardataires en profitent pour maîtriser ce qui leur avait échappé en phase orale.
Néanmoins, je recommanderais, en contexte extensif, de bien limiter le nombre de structures nouvelles introduites dans chaque leçon, pour favoriser plutôt la pratique et le réemploi, et encourager ainsi le développement de l’aisance et de la précision langagières28.
Sur la phase de lecture
La deuxième contrainte est la grande simplification de la phase de lecture.
Comme je l’ai évoqué plus haut, cette phase regroupe en contexte intensif de nombreuses activités, qui suivent trois objectifs.
Le premier est le développement de la littératie, à travers l’étude de textes variés (narratifs, informatifs, etc.), dans des activités de compréhension et de commentaire, mais aussi de pré- (prédictions sur le texte) et post-lecture (vérifier les prédictions, imaginer la fin d’une histoire, etc.).
Le second est d’apporter des éléments d’explicitation sur la langue écrite, que ce soit dans sa relation avec l’oral (l’observation des rapports son-graphie) ou dans ce qui relève uniquement de l’écrit (phénomènes grammaticaux comme les accords ou certaines conjugaisons).
Le troisième enfin est de faire réutiliser les structures de l’unité, à travers des interactions orales variées et authentiques. On commence donc la phase par une contextualisation, c’est-à-dire une discussion sur le thème du texte, puis la lecture est prétexte à de nombreuses interactions dans la classe pour en appréhender le sens, ou discerner des phénomènes à observer.
Tout cela fait qu’en contexte intensif, la phase de lecture et ses nombreuses sous-parties se font sur plusieurs jours et prennent beaucoup de temps. En extensif, c’est difficilement réalisable.
Les trente minutes que je consacre à la lecture permettent simplement un réemploi des structures, un travail de base sur la littératie (par des questions de compréhension), et surtout – adaptation nécessaire en extensif – un renforcement du lien entre les deux séances, permettant le travail à la maison et des révisions en classe, afin de ne pas repartir de zéro chaque semaine29.
Tant pis pour le travail sur la littératie (des textes narratifs et informatifs), mais je pense qu’il n’est pas déraisonnable avec des débutants (jusqu’à la fin du A2) de se concentrer sur le développement de la grammaire interne et des capacités de communication « de base » (centrée sur la personne).
Tant pis aussi pour le travail d’explicitation de la langue, mais d’un côté, la correction par l’enseignant reste systématique, à l’oral et à l’écrit, si bien que l’objectif de précision linguistique est maintenu ; et de l’autre, les apprenants en université au Japon suivent de toute façon d’autres cours où l’accent est déjà mis sur la grammaire et la connaissance de la langue.
Les sacrifices consentis au niveau de la phase de lecture semblent donc raisonnables.
Sur les projets et mini-projets
La troisième contrainte, sans aucun doute la plus gênante, est la suppression complète des projets et mini-projets, mais je n’ai pas réussi à en inclure en fin de leçon ou d’unité, dans le temps qui m’est imparti.
La pédagogie de projet est pourtant un des cinq principes de l’ANL et les unités sino-canadiennes contiennent toutes entre deux et quatre mini-projets, préparant à un projet final, qui donne sens à l’unité30.
Les avantages de cette pédagogie sont nombreux selon les concepteurs :
Le recours à la pédagogie du projet permet aux élèves de se concentrer sur les thèmes suggérés et sur l’expression de leur point de vue personnel sur le thème étudié, plutôt que sur les formes langagières. Les activités ne sont pas isolées et exigent une implication continue de la part des élèves, mettant ainsi en action d’autres parties de leur cerveau nécessaires pour un apprentissage efficace de la langue (Paradis, 2004 ; N. Ellis, 2011). Comme les tâches sont exigeantes sur le plan cognitif, elles contribuent au développement d’habiletés cognitives que l’élève pourra, par la suite, transférer dans sa langue maternelle (Cummins, 2001).31
En l’absence de projets, l’implication cognitive des apprenants est donc moindre, et ils sont sans doute moins capables d’adapter la langue apprise à des besoins concrets, mais je pense que nous atteignons ici les limites de l’extensif.
Avec un temps aussi court, il est en effet difficile de sortir d’une « boucle » très serrée de la littératie, entre oral, lecture et écriture, centrée sur un petit nombre de structures au risque sinon de passer trop de temps sur un seul thème32.
De l’évaluation
Pour remplacer les projets, qui donnent un sens à tout ce que l’on a appris, renforçant d’un même coup les compétences langagières et la motivation des apprenants, j’ai décidé de mettre en place des évaluations très complètes à la fin de chaque unité.
L’évaluation est justement un élément pédagogique peu abordé dans les unités sino-canadiennes et les textes théoriques. Si tous les élèves suivant le programme de FI sont évalués officiellement à des étapes clés de leur parcours33, les évaluations en cours d’année sont laissées au jugement de l’enseignant.
Enseignant en contexte universitaire, j’ai jugé que passer un examen, sur le modèle du DELF, évaluant la capacité à communiquer (en réception et production, à l’oral comme à l’écrit) sur le thème abordé dans l’unité, était pour les apprenants un projet en soi, source de motivation authentique34 et capable de mobiliser tous les acquis.
Mes étudiants sont donc évalués deux fois par semestre, sur quatre compétences, et j’ai depuis 2015 accumulé un grand nombre de productions écrites et orales réalisées dans ce contexte.
Je n’ai pour le moment pas eu le temps d’analyser ces résultats ni la possibilité de les comparer à ceux d’apprenants ayant suivi une autre approche35, mais je trouve à chaque fois les résultats de mes étudiants très encourageants.
Ils sont en effet capables, dès la fin de la première unité, d’avoir une conversation de trois à cinq minutes, sans aucune note ni préparation, et de restituer avec précision les propos de leur interlocuteur (pour le présenter). La même aisance se retrouve à l’écrit, où les premiers textes font au minimum 60 mots, pour dépasser en fin de A2 les 200 mots, pour la majorité des étudiants.
L’examen évalue aussi les compétences en compréhension orale et écrite à travers des documents (audio et textuel) accompagnés de questions reprenant les structures de l’unité et bien que le cours lui-même ne propose aucun exercice de ce genre, les étudiants n’ont aucun problème à réussir ces épreuves.
Voici pour finir un exemple de productions écrite, rédigée sans dictionnaire ni note, sur le thème des projets (niveau A2, copie moyenne). Si les fautes d’orthographe sont assez nombreuses, elles ne gênent pas la compréhension et l’étudiante peut exprimer ses idées avec une certaine aisance.
Dans une optique de communication, on voit que l’étudiante est également capable d’interroger un interlocuteur potentiel sur les mêmes sujets.
Ces résultats positifs, mais aussi les retours des étudiants, qui montrent du plaisir et de la motivation à étudier le français selon cette approche, m’ont encouragé à continuer après l’année scolaire 2015-2016, malgré l’important travail que représentait la rédaction de ce matériel.
Il n’a pas non plus toujours été facile de faire comprendre ce que je faisais à mes collègues, tant l’ANL remet en cause de larges pans de la méthode grammaire-traduction et de l’approche communicative-actionnelle, qui restent prédominantes ici.
Les premières années ont donc été assez difficiles, et je me suis souvent senti isolé, mais j’ai appris beaucoup de choses, les étudiants m’ont fait confiance, et j’ai finalement eu la surprise, au printemps 2017, d’être contacté par Claude Germain, pour travailler avec lui et Gladys Benudiz, de l’Université du Québec à Montréal, sur de « nouvelles unités ».
3. Les « nouvelles unités » et au-delà
Ces « nouvelles unités » (par opposition aux unités canadiennes et chinoises) ont été conçues pour mieux tenir compte des recommandations du CECRL, en réponse à des demandes répétées d’enseignants rencontrés par Claude Germain lors de conférences à travers le monde, qui regrettaient notamment de ne pas pouvoir préparer leurs apprenants au DELF avec l’ANL.
La possibilité d’utiliser ces unités en contexte extensif est aussi un facteur dont nous avons largement tenu compte, pour les raisons expliquées plus haut dans l’article.
Je ne m’attarderai pas sur la description de ces unités, car un article entier y est consacré, dans un ouvrage paru récemment (Germain, Jourdan-Ôtsuka, Benudiz, 2019).
Il me semble néanmoins important de rappeler ici les principales différences par rapport au matériel que j’ai développé pour mes cours, car elles s’en inspirent, mais vont beaucoup plus loin.
D’abord, ces nouvelles unités contiennent l’ensemble des types d’activités que l’on trouve dans les unités sino-canadiennes, notamment tout ce qui concerne le travail sur la littératie et l’observation de phénomènes langagiers, dans la phase de lecture. Plus important encore, chaque leçon se termine par un mini-projet, qui mène à un projet final par unité.
Par rapport aux unités sino-canadiennes, une plus grande importance est également donnée aux contenus socioculturels. La francophonie est plus largement présente dans les textes de lecture, et ces derniers sont plus nombreux, pour introduire plus de documents de la vie quotidienne. Des activités supplémentaires permettent également de pratiquer les codes de la communication orale et écrite en français dans des situations variées36.
Ces nouvelles unités contiennent aussi une variété d’exercices pour préparer au DELF, sous forme de devoirs à la maison pour chaque leçon et d’un examen en quatre épreuves à la fin de chaque unité.
Chaque enseignant peut ainsi, selon son contexte et ses objectifs, se concentrer sur la seule boucle oral-lecture-écriture (si son temps est vraiment limité), ou au contraire consacrer du temps à l’étude de textes, de la grammaire, de phénomènes socioculturels, à la réalisation de projets, ou à la préparation des épreuves du DELF.
Il existe actuellement trois unités calibrées sur les niveaux de compétence du CECRL (A1.1)37. Chaque unité, divisée en trois leçons, prend environ 20 heures à faire en classe (en faisant toutes les activités), ce qui les rend plus faciles à adapter à des contextes variés que les unités sino-canadiennes.
L’expérimentation des nouvelles unités, et au-delà
Quelques enseignants à Taïwan, en Iran et en France ont eu vent de notre projet, qui commençait à peine, et nous ont « passé commande » de matériel, alors que la première leçon n’était pas encore écrite.
D’autres enseignants leur ont emboîté le pas, et nous avons finalement passé un an et demi sans interruption à créer du matériel, aussitôt expérimenté dans des contextes très variés, comme le montre le tableau ci-après.
Cette collaboration fût une chance inestimable de confronter nos idées aux réalités de terrains souvent très éloignés des nôtres, qu’il s’agisse d’associations d’aide aux migrants en Normandie, de cours pour adultes en Iran et au Québec, ou encore de cours d’université à Taïwan et en France.
Les volumes horaires étaient aussi assez variés, allant de 1 h 30 à plus de 10 heures par semaine. Heureusement, nous avons pu compter sur le génie des enseignants pour adapter le matériel à leur public en modifiant les activités ou en en ajoutant de nouvelles.
Leurs nombreux retours, sous forme de compte-rendu de séances et de productions d’apprenants, nous ont beaucoup aidés à revoir les structures à étudier, simplifier certaines consignes et améliorer projets et textes de lecture38.
Si aucun enseignant n’a utilisé l’ensemble du contenu de chaque unité (certains n’ayant pas besoin d’évaluation, d’autres manquant de temps pour réaliser les projets), nous pensons avoir bien profité de ces retours pour créer des unités utilisables dans une grande variété de contexte39.
Néanmoins, l’expérience nous a montré que ces unités sont plutôt à utiliser en contexte extensif, de six heures ou moins par semaine, car au-delà, elles sont trop rapidement consommées, et les séquences deviennent un peu répétitives, à moins que l’enseignant n’y ajoute un grand nombre d’activités, comme des jeux, des révisions, des exposés, etc40.
Pour satisfaire aux besoins spécifiques des enseignants en contexte intensif, un nouveau projet de rédaction d’unités a justement commencé au printemps 2019, autour de Joan Netten, David Macfarlane, président de la Table de concertation du FI au Canada, Inès Ricordel et Vi-Tri Truong, formateurs en ANL et anciennement enseignants à l’UNCS, et moi-même.
Les « nouvelles unités », pour contexte extensif, sont néanmoins toujours en cours de rédaction, avec la fin du niveau A1 et des unités de niveau A2 prévues pour 2020 et au-delà41.
Signalons également qu’une adaptation pour l’espagnol est en cours depuis ce printemps, grâce aux efforts combinés de Gladys Benudiz (Université du Québec à Montréal) et de Francisco Javier González Manzano (KUFS)42.
En conclusion
Les nombreuses expériences en cours autour de la conception et de l’adaptation de matériel pédagogique montrent que l’approche neurolinguistique peut être utilisée dans des contextes très variés, selon les besoins des enseignants.
Le contexte universitaire japonais, avec son faible nombre d’heures hebdomadaire et sa culture d’apprentissage peu axée sur la communication, offre un certain nombre de défis, que nous sommes de plus en plus nombreux à relever avec l’ANL.
Une fois sorti du travail de conception, je pense qu’il serait intéressant de se tourner vers la recherche, pour évaluer les résultats de l’approche en contexte extensif, car rien n’existe à l’heure actuelle sur le sujet.
Les nombreuses productions écrites et orales d’apprenants que mes collègues et moi avons accumulées depuis 2015 représentent justement une mine de données qui ne demandent qu’à être analysées.
Pour conclure sur le contexte extensif, il faut reconnaître qu’il n’est malheureusement propice à aucune approche didactique, aussi efficace soit-elle. Les concepteurs de l’ANL font de l’intensivité un des principes de réussite de l’approche (Netten et Germain, 2012, p. 11) et plusieurs études ont montré ses avantages dans l’apprentissage d’une langue (Munoz, 2012).
Néanmoins, la réalité du terrain est une autre affaire, et c’est au final à l’enseignant de s’arranger avec des conditions qui sont peu souvent idéales.
Si ce dernier a rarement le pouvoir de changer le système, il peut au moins dans sa classe bousculer les conceptions traditionnelles et proposer un espace de discussion authentique, où les apprenants prennent goût à la communication et à l’autonomie.