Une approche universitaire réussie de l’enseignement du français en contexte migratoire

p. 121-125

Référence(s) :

Cécile Bruley & Lucile Cadet (dir.) (2024). Enseigner le français en contexte migratoire : ingénierie, littérature, inclusion. Peter Lang.

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Les contributions

L’ouvrage réussit à combiner des réflexions théoriques approfondies avec des exemples concrets de mise en œuvre pédagogique. Cet équilibre entre théorie et pratique le rend accessible et utile tant pour les chercheurs que pour les praticiens.

La variété des auteurs issus de milieux académiques et professionnels est un signe de la diversité des contributions ; elle enrichit le contenu et offre une multiplicité de perspectives sur les défis de l’enseignement du français en contexte migratoire.

L’accent mis sur l’inclusion sociale et scolaire des publics migrants est particulièrement pertinent, offrant des pistes pour une éducation plus équitable et respectueuse des diversités linguistiques et culturelles.

Enseigner le français en contexte migratoire est une ressource précieuse pour les enseignants, formateurs et chercheurs engagés dans l’enseignement du français aux publics migrants. Sa richesse théorique et pratique en fait un outil incontournable pour comprendre et améliorer les pratiques d’enseignement dans des contextes de diversité linguistique et culturelle.

Sur les 19 contributions, nous présenterons seulement les textes qui nous ont particulièrement interpellés par leur approche ou leur méthodologie d’enquête. Véronique Laurens (« Chapitre 2 : Apprendre à enseigner le français oral à des adultes allophones : repères éthiques, linguistiques et didactiques », p. 53-100) défend l’idée que le travail de l’oral auprès d’adultes allophones est à la fois prioritaire pour l’inclusion sociale et professionnelle et insuffisamment traité dans de nombreux dispositifs. Elle articule une triple entrée : repères éthiques (la posture du formateur / de la formatrice), repères linguistiques (des caractéristiques spécifiques du français oral) et repères didactiques (méthodes et séquences). Nous avons plus particulièrement apprécié les repères éthiques de l’autrice. Elle insiste sur la nécessité d’une posture respectueuse et attentive du formateur / de la formatrice à l’égard de la dignité des apprenant·es, c’est-à-dire reconnaître leurs compétences, leurs parcours et leurs objectifs (insertion, vies familiales, statuts administratifs). L’éthique didactique implique de ne pas instrumentaliser la langue pour « normaliser » les personnes, mais d’adapter la formation aux besoins réels, en privilégiant une autonomie communicative. Elle présente, sous forme de tableaux et d’exemples, un dispositif didactique élaboré (séquençage, supports et activités…). Elle recommande, pour des publics faiblement scolarisés, de privilégier l’oral avant toute métaréflexion écrite et d’utiliser des médiations multimodales (images, actions, manipulations). Cette approche permet de comprendre comment elle articule sa démarche éthique, les repères linguistiques et leur opérationnalisation dans des séquences d’enseignement.

L’approche de Claire Branchereau explore un outil rarement testé en classe, le téléphone portable (« Chapitre 9 : Usages didactiques du téléphone portable pour entrer dans l’écrit à l’âge adulte » p. 235-258). Elle part du constat que certains de ses apprenants, bien que peu alphabétisés, maîtrisent étonnamment bien l’usage du téléphone, notamment les SMS, les applications et les réseaux. Elle met en place un module de formation centré sur le portable, organisé à la fois en classe et hors classe. Elle détaille les étapes de progression en analysant des études de cas : comment démarrer, quels usages faire faire aux apprenants, comment les aider à produire des textes, puis les analyser. L’autrice conclut que le téléphone rend l’entrée dans l’écrit plus accessible, moins intimidante, car c’est un médium familier, utilisé quotidiennement, ce qui réduit l’appréhension de l’écrit formel. Il permet aussi de multiplier les occasions d’écrire hors de la classe. Il réintroduit des formes d’écrit « authentiques » (messages, notes, échanges), ce qui rend l’exercice d’écriture plus concret et utile socialement. Cependant, le dispositif demande un accompagnement pédagogique pour guider les apprenants dans la prise de conscience des mécanismes de l’écrit et une réflexion sur la manière de passer progressivement de l’écrit informel à des formes plus « scolaires » ou formelles.

Peu d’auteur·trices partent d’un corpus établi à partir des énoncés (oraux ou écrits) des apprenant·es. Elise Gandon (« Chapitre 12 : La découverte de lieux culturels pour faciliter l’expression orale d’adultes migrants » p. 301-318) mène une recherche-action auprès d’adultes migrants en formation linguistique, dans l’idée de favoriser leur expression orale en français. Elle part du constat que, dans un contexte d’apprentissage classique, la prise de parole peut être difficile : les apprenants peuvent manquer de confiance, se sentir « scolaires », ou ne pas avoir d’espace pour exprimer leurs émotions, leurs opinions, leur subjectivité. Elle propose alors des sorties dans des lieux culturels – musées, concerts, sites patrimoniaux – comme un levier pédagogique. Son travail repose sur un corpus oral recueilli lors de ces visites culturelles. Gandon analyse environ 200 productions orales de 45 adultes migrants, ce qui permet d’observer comment la participation à ces activités favorise la parole spontanée et la mobilisation de la subjectivité des apprenants.

Une approche critique politique

Ce volet propose un pas de côté par rapport à l’orientation générale de l’ouvrage dont les contributions, riches et variées, restent pourtant marquées par une relative absence de critique socio-politique. Alors que le livre met l’accent sur l’ingénierie, la littératie et l’inclusion, il laisse peu de place à une analyse des rapports de pouvoir qui structurent aujourd’hui l’enseignement du français aux personnes migrantes. La présente partie adopte au contraire une perspective critique ; elle interroge les implications politiques des discours didactiques dominants et met en lumière l’organisation structurelle de la pénurie dans le FLE destiné aux migrant·es, pénurie programmée par des choix institutionnels et étatiques. Ce pas de côté est nécessaire pour comprendre comment les dispositifs linguistiques, loin d’être neutres, participent à des logiques de tri, de contrôle et d’inégalités.

Le grand absent : la pédagogie critique

Dans l’ouvrage, on cherchera en vain une référence aux travaux fondateurs de la pédagogie critique, notamment ceux de Paulo Freire (1977). Pourtant, Freire, dans Pédagogie des opprimés, théorise l’éducation comme pratique de la liberté et insiste sur la nécessité d’une prise de conscience critique (conscientização) permettant aux apprenant·es de devenir sujets de leur propre histoire. Dans un contexte migratoire, une telle approche aurait permis de repenser l’apprentissage du français non pas comme un processus d’adaptation à une norme extérieure, mais comme un levier d’émancipation sociale et politique.

À l’exception du texte de Nathalie Auger et Frédéric Miquel (« Chapitre 16 : Inclusion et relations en contexte d’enseignement-apprentissage aux élèves allophones nouvellement arrivés en France », p. 395-417), qui évoque les Réseaux d’échanges réciproques de savoirs – proches des pédagogies populaires, coopératives et du mouvement Freinet – les références aux pratiques d’éducation émancipatrices sont quasiment absentes du volume. Les pédagogies inspirées de Freinet, qui visent explicitement l’émancipation sociale par la coopération, l’autogestion et la redistribution des rôles, ne sont jamais mobilisées. Pourtant, les dispositifs de FLE en contexte migratoire devraient précisément permettre de repenser les places : qui parle ? qui décide ? dans quel but ? Il ne s’agit pas seulement « d’inclure » des apprenant·es dans une norme préétablie, mais de transformer les rapports pédagogiques eux-mêmes.

Une technicisation de l’urgence sociale

Ce volume, aussi riche soit-il en outils et en retours d’expérience, opère une neutralisation du politique en abordant l’enseignement du français aux personnes migrantes essentiellement sous l’angle rassurant de « méthodes », de « pratiques de lecture-écriture » et de « dispositifs inclusifs », etc., des termes devenus consensuels, presque technocratiques, qui permettent d’éviter un questionnement plus complexe. Cette orientation tend à invisibiliser les rapports de pouvoir constitutifs du champ éducatif. Elle masque un fait fondamental : enseigner une langue, en particulier dans un contexte migratoire, n’est jamais un acte neutre. Il s’agit toujours d’un positionnement dans un espace structuré par des logiques d’inégalités, de domination, de contrôle social et d’idéologies linguistiques profondément enracinées dans l’histoire coloniale et postcoloniale des États-nations.

Il conviendrait de dévoiler l’ambiguïté du terme central du titre de l’ouvrage : l’inclusion. Inclure, c’est toujours inclure dans quelque chose – un système, une langue, une culture – et cela implique une forme de violence qu’il faut interroger. Une critique véritable de l’inclusion inviterait à renverser la perspective : et si ce n’était pas aux migrant·es de s’adapter à la société, mais bien à la société elle-même de se transformer ?

L’invisibilisation des structures de domination

En ce qui concerne les travaux en sciences humaines sur des minorités, il y a des collectifs militants radicaux comme le manifeste du Collectif (2024) N’étudiez pas les pauvres et les sans-pouvoir : tout ce que vous direz sera utilisé contre elle.ux qui se positionnent contre les pratiques universitaires qui transforment les groupes minorisés en objets de recherche. Toute étude sur les minorités reproduirait, selon ce Collectif, des rapports de pouvoir, de classe et de domination, même lorsque les chercheur·ses se prétendent bienveillant·es ou issues du même milieu. L’université est vue comme une institution historiquement coloniale, classiste et patriarcale, qui accumule du savoir sur les dominé·es pour mieux les contrôler. La recherche académique, même « critique », perpétuerait cette hiérarchie. Les savoirs utiles aux minorités devraient être produits par elles-mêmes, et non par des observateur·ices extérieur·es.

Sans défendre cette position ultra-radicale, on peut néanmoins dire que l’absence d’analyse critique des structures de domination (linguistiques, sociales, étatiques) dans l’ouvrage est d’autant plus problématique que l’enseignement du FLE aux personnes migrantes est aujourd’hui directement lié à des logiques de gestion migratoire. Les formations linguistiques sont souvent conditionnées par les politiques d’intégration, par des dispositifs de tri – par le biais de tests comme le Test de connaissance du Français tout public (TCF TP) ou le DELF/DALF –, voire de contrôle, avec le Contrat d’intégration républicaine (CIR), par exemple. Dans cette configuration, la langue devient un instrument d’injonction à la conformité culturelle et à l’effacement partiel des langues et cultures d’origine. L’ouvrage reste très discret sur l’analyse critique de ces dispositifs et offre peu d’espace à la parole des apprenant·es, qui aurait pourtant permis de rendre visibles les tensions, résistances ou détournements qu’ils peuvent susciter. Il en résulte une vision lissée du terrain, réduite à une série de « besoins » à satisfaire, sans que la construction même de ces besoins soit véritablement interrogée.

L’enseignement du français comme violence symbolique

En l’absence d’une analyse des rapports sociaux de pouvoir, l’enseignement du français apparaît dans le livre comme un bien à distribuer, une ressource mobilisable en vue d’une « inclusion » dans la société d’accueil. Or, cette conception naturalise la position dominante de la langue française, oubliant qu’elle est aussi une langue de domination, de disqualification et parfois de violence symbolique. Il est pour le moins surprenant que presque aucune référence à Bourdieu, ni aux travaux de la sociolinguistique critique (Calvet, Blommaert, Canut) ne soit mobilisée pour interroger ces phénomènes. L’oubli ou la mise à distance des questions politiques dans l’ingénierie didactique relève ici d’un paradigme dominant dans les sciences de l’éducation et de la didactique du français langue étrangère et seconde en contexte francophone. Ce paradigme a encore du mal à s’éloigner d’une approche technocratique de la didactique.

Somme toute, la publication témoigne d’un engagement sincère pour une meilleure prise en compte des parcours migratoires dans l’enseignement du français. Mais elle illustre aussi les limites d’une didactique qui prétend aborder des contextes éminemment politiques tout en se maintenant dans une posture gestionnaire, dépolitisée et souvent sécurisée par les institutions. Ainsi, l’ouvrage tend à rester dans une position de confort universitaire : il observe, analyse, propose des outils, mais sans interroger de manière approfondie l’infrastructure politique dans laquelle l’enseignement du français s’inscrit. Ce faisant, il risque de se retrouver, même à son corps défendant, en continuité avec un système de tri, d’assignation et d’intégration forcée. Il aurait fallu politiser la langue, ses usages, ses rapports avec l’État-nation et la domination culturelle. Cet aspect demeure largement en arrière-plan. La didactique reste ainsi prise dans un cadre universitaire contraignant : une approche qui peine à articuler les pratiques pédagogiques et les enjeux politiques.

Pour une véritable didactique critique du FLE en contexte migratoire, il est nécessaire de replacer la langue dans ses rapports à la violence étatique, au racisme structurel et à l’injustice sociale. Il serait également pertinent d’ouvrir l’espace pédagogique à des formes de conflictualité, de désobéissance et de subversion, lorsque cela s’avère approprié. Autrement dit, il s’agirait de concevoir la classe de langue non pas uniquement comme un lieu d’intégration, mais aussi comme un espace potentiel de transformation.

Bibliographie

Collectif (2024) : N’étudiez pas les pauvres et les sans-pouvoir : tout ce que vous direz sera utilisé contre elle.ux. Paris [autoédition]. En ligne : https://paris-luttes.info/IMG/pdf/netudiez-pas-les-pauvres-export-web.pdf.

Freire, P. (1977). Pédagogie des opprimés. Maspéro.

Citer cet article

Référence papier

Gérald Schlemminger, « Une approche universitaire réussie de l’enseignement du français en contexte migratoire », Didactique du FLES, 4:2 | 2025, 121-125.

Référence électronique

Gérald Schlemminger, « Une approche universitaire réussie de l’enseignement du français en contexte migratoire », Didactique du FLES [En ligne], 4:2 | 2025, mis en ligne le 18 décembre 2025, consulté le 19 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/dfles/index.php?id=1800

Auteur

Gérald Schlemminger

Professeur des universités émérite de la Pädagogische Hochschule de Karlsruhe (Allemagne). Il est co-directeur du collège doctoral trinational « Communiquer en contexte plurilingue et pluriculturel ». Il est professeur associé à l’UR 1339 LILPA (Linguistique, langues, parole) de l’université de Strasbourg. Ses disciplines de référence sont les sciences du langage et la didactique des langues.

schlemminger.gerald@gmail.com

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