Introduction
Du bilinguisme… vers le translinguisme
La question de la place de la langue maternelle ou première1 dans la classe de langue n’est pas récente dans l’histoire de l’enseignement/apprentissage des langues. L’évolution du débat dans l’enseignement des langues remonte aux années 1990, en particulier dans le domaine de la linguistique appliquée, avec les arguments de Kachru (1994), Sridhar (1994), Agnihotri (1995) en Inde et Cummins (1986) et Ortega (2009) ailleurs, contre le monolingual bias (Kachru, 1994, p. 795) et la nécessité de prendre en compte les contextes bilingues et multilingues dans la recherche sur l’acquisition des langues secondes (Second Language Aquisition). Les théories cognitivistes de l’apprentissage ont démontré que le processus d’apprentissage est une activité complexe qui se greffe sur les schèmes linguistique et culturel déjà en place dans le cerveau de l’apprenant. Ces apports ont toutefois été négligés dans les pratiques pédagogiques qui se sont toujours tournées vers la conception de la langue comme un système étanche à maitriser, favorisant ainsi le monolinguisme dans la classe.
Or, le multilingual turn (May, 2014) des années 2000 a remis l’accent sur la nécessité de prendre en compte le plurilinguisme et le pluriculturalisme des publics apprenants dans un monde de plus en plus globalisé. Le modèle dynamique du bilinguisme (Herdina & Jessner, 2002 ; Garcia 2009, p. 48) a établi que les langues cohabitant dans les répertoires linguistiques des locuteurs bi- ou plurilingues sont interdépendantes et interagissent constamment les unes avec les autres. Cela implique que les pratiques langagières sont intégrées dans un seul système linguistique. Castelloti (2014) remarque, par ailleurs, que cette dynamique a un effet social : « Les langues, c’est en effet ce qui permet de s’exprimer, de se dire, de dire l’autre, donc de se transformer au contact des autres personnes et d’autres langues » (p. 437).
Par ailleurs, le bilinguisme dynamique de Garcia (2009, p. 48) se rapproche de celui du « plurilinguisme » développé par le Cadre Européen Commun des Références pour les Langues (CECRL) dans le contexte de l’apprentissage des langues en Europe, qui définit la compétence plurilingue et pluriculturelle comme la compétence du locuteur qui « possède, à des degrés divers, la maitrise de plusieurs langues et l’expérience de plusieurs cultures, tout en étant à même de gérer l’ensemble de ce capital langagier et culturel. » (Conseil de l’Europe, 2001, p. 129). Il ne s’agit pas d’une « superposition ou de juxtaposition de compétences distinctes, mais bien de l’existence d’une compétence complexe, voire composite, dans laquelle l’acteur peut puiser. » (p. 129).
La notion de plurilinguisme a ainsi fait son entrée dans le domaine de l’enseignement des langues étrangères, en lien avec le pluriculturalisme des sociétés multilingues (ce dernier terme se rapportant plutôt à l’existence de plusieurs langues au sein d’une société concernée et non au répertoire individuel de ses membres). Pour le CECRL, le locuteur plurilingue agit dans le respect des langues et des cultures qu’il est susceptible de rencontrer. Parallèlement, Castellotti (2001a), Auger (2005), entre autres, ont évoqué en Europe la nécessité d’intégrer les langues premières des apprenants étrangers dans l’enseignement. Il s’agit d’inscrire les enseignements dans des approches pluriculturelles et interculturelles, de favoriser le dialogue et l’intercompréhension et de privilégier la rencontre avec l’autre et l’acceptation de l’altérité, qu’elle soit identitaire ou linguistique.
Plus récemment, a également été développée la notion de « translinguisme »,2 pour indiquer un état de langue « mobile, changeante et fluide » (Canagarajah, 2013, p. 15, traduit par nos soins). Elle désigne la capacité des locuteurs à alterner entre les langues, incorporant les diverses langues de leur répertoire personnel dans un système intégré. Ce terme indiquerait la reconnaissance que les locuteurs plurilingues possèdent des pratiques linguistiques complexes et des modes de communication complexes, libérant les langues de leur répertoire des divisions linguistiques hermétiques. Ainsi, le « translinguisme inclut des pratiques discursives diverses dans lesquelles s’engagent les bilingues pour ordonner et donner une signification à leurs mondes bilingues » (Garcia & Wei, 2014, p. 22, traduit par nos soins).
Les recherches sur le terrain
Un survol de la littérature existante révèle des travaux menés sur les pratiques multilingues et translingues des enseignants dans les cours de français langue étrangère (FLE). Calafato (2021) se focalise sur les pratiques pédagogiques dans l’enseignement de plusieurs langues par un même enseignant en Norvège et en Russie. Fleuret & Auger (2019) étudient le recours aux langues et aux cultures des enfants autour de la littérature de jeunesse destinée à un public allophone à Ottawa et à Montpellier. Dans le contexte de l’Asie du Sud, nous trouvons des études menées sur le multilinguisme dans les classes d’anglais en Inde. Les recherches démontrent que la plupart des enseignants se servent des langues régionales occasionnellement à des fins d’étayage : l’explication de concepts, la gestion des cours, la paraphrase, etc. Une étude dans une école d’Andhra Pradesh a révélé que la majorité des enseignants se servaient des L1 mais ne permettaient pas aux apprenants de s’exprimer dans des langues autres que l’anglais. Chimirala (2017) discute également des attitudes des enseignants du secondaire dans les English medium schools qui se servent des L1 pour les explications ou l’étayage mais qui interdisent à leurs élèves de les utiliser. Dans une autre étude extensive, Anderson & Lightfoot (2018) ont constaté que les phénomènes de code-switching et de translinguisme étaient très courants chez les enseignants de diverses matières dans les écoles (p. 1218). Dans toutes les études citées, il a été démontré que les enseignants se servaient des L1 mais n’encourageaient pas les apprenants à s’exprimer dans leurs L1 en cours. Ceci est lié à l’emprise du monolinguisme, alors que les bénéfices du translinguisme en classe ne sont plus à démonter (Durairajan, 2017, p. 87).
Or, beaucoup d’enseignants s’accordent à dire qu’il est permis de laisser les apprenants utiliser de temps en temps les L1 en classe, sans que cela devienne dominant. Cette attitude découle de ce que Coleman (2017, p. 31) désigne comme le guilty multilingualism (le multilinguisme culpabilisant) où les enseignants se voient dans la situation de devoir de justifier l’usage des L1 ou des langues autres que la langue de scolarisation, comme une tolérance envers une pratique normalement découragée dans leurs cours.
Dans le contexte du FLE, Badrinathan & Leconte (2018) ont examiné les représentations des enseignants et leur attitude vis-à-vis du plurilinguisme dans les écoles à Mumbai. Ils ont observé que les enseignants ne privilégiaient pas la présence en classe de langues autres que l’anglais, langue prédominante dans le contexte scolaire indien. De surcroit, ils n’encourageaient pas non plus la L1 dans les cours de FLE, faisant ressortir « un manque de reconnaissance des langues de l’apprenant, une dévalorisation des langues indiennes, une méconnaissance de l’approche plurilingue » (p. 99). Toutes ces recherches révèlent la présence du monolingual bias évoqué plus haut, à savoir, la forte préférence pour l’anglais comme vecteur d’apprentissage et une certaine dévalorisation de la langue première des apprenants.
L’optique de notre étude
Cet article présente les travaux que nous avons réalisés dans une étude des pratiques pédagogiques du pluri- ou translinguisme déclarées par les enseignants sur une aire géographique autour d’Hyderabad. En nous fiant à notre propre expérience, nous sommes partis du principe que les phénomènes de pluri- ou translinguisme existent dans les cours de FLE. C’est sur la base de ce constat que nous avons interrogé les enseignants sur la façon dont ils tentent d’optimiser (ou non) les pratiques plurilingues dans leurs cours.
Nous avons choisi d’aborder la question du point de vue des enseignants car nous étions guidés par notre propre expérience de translinguisme dans nos classes multilingues au niveau universitaire. Nous souhaitions étudier la question dans le cadre de l’enseignement secondaire sous forme des questions suivantes.
- Quelles sont les pratiques pédagogiques déclarées par les enseignants pour exploiter ou gérer le plurilinguisme dans leurs classes ?
- Les enseignants envisagent-ils le plurilinguisme de leurs apprenants comme un atout à exploiter ou comme un obstacle à l’apprentissage du français ?
- Quelles stratégies mettent-ils en œuvre pour puiser dans le répertoire linguistique de leurs apprenants ?
Notre enquête révèle de riches détails sur un sujet jusqu’ici passé sous silence dans le discours pédagogique sur l’enseignement du FLE dans les écoles indiennes.
Dans un premier temps, nous présenterons l’état du multilinguisme en Inde et de l’enseignement du FLE afin de comprendre le paysage linguistique complexe du pays et la place des langues étrangères. Dans un deuxième temps, nous rapporterons les résultats de notre enquête, suivi de notre analyse et quelques recommandations.
Le plurilinguisme indien
État des lieux
En Inde, la langue, ou plutôt les langues, sont des marqueurs par excellence d’identité et d’une expérience commune partagée : « dans une société plurielle (comme l’Inde), il existe un noyau commun, avec différents “univers” partiels correspondant à des groupes sociolinguistiques coexistant localement dans un état d’accommodement mutuel » (Khubchandani, 1983, p. 5, traduit par nos soins).
Malgré des facteurs socioculturels différents, telle que la situation sociale et professionnelle ou la présence de langues maternelles diverses, les membres d’un groupe jouissent d’une identité commune et d’un noyau d’expériences partagées. Par ailleurs, le plurilinguisme des membres de chaque communauté linguistique et sociale favorise et facilite la création et le maintien de liens communs entre les groupes de communautés linguistiques variées. Cependant, comme noté plus haut, l’état de ce multilinguisme indien ne tend pas toujours vers un plurilinguisme équilibré ou additif : les locuteurs ne « maitrisent » pas toujours les langues qu’ils manient. Comme le souligne Sridhar, il s’agit plutôt de savoir se servir de différentes langues en fonction des besoins dans différents contextes.
Le multilinguisme impliquant une maitrise équilibrée, comme chez des locuteurs natifs, de toutes les langues du répertoire est plutôt rare. En règle générale, les multilingues maitrisent à des degrés divers les différents répertoires. Les différences de compétence dans les langues peuvent aller d’une maitrise de quelques éléments lexicaux, d’expressions stéréotypées telles que les salutations et des compétences conversationnelles rudimentaires jusqu’à une excellente maitrise de la grammaire et du vocabulaire et des registres et styles spécialisés (Sridhar, 1996, p. 47, traduit par nos soins).
Aussi pourrions-nous parler de plurilinguisme défini comme la capacité des individus à se servir de plusieurs langues à des niveaux de maitrise différents et à des fins différentes. Cette définition est proche de celle évoquée par Grosjean (1982, p. 235) pour qui les bilingues ne sont pas deux monolingues incarnés dans une seule personne (p. 293), mais des individus qui possèdent un système intégré de langues.
La notion de translinguisme, quant à elle, trouve également un écho particulier en Inde, où le multilinguisme et le plurilinguisme sont des réalités vécues quotidiennement, comme dans plusieurs autres pays du monde. Avant de poursuivre l’étude, il convient d’examiner brièvement la situation linguistique indienne et la reconnaissance de l’importance du plurilinguisme dans les politiques récentes.
Le champ complexe du multilinguisme indien
L’Inde est une république démocratique avec une constitution adoptée en 1947. Les articles 344(1) et 351 de l’annexe 8 reconnaissent vingt-deux langues officielles en Inde : l’assamais, le bengali, le gujarati, le hindi, le kannada, le kashmiri, le konkani, le malayalam, le manipuri, le marathi, le nepali, l’oriya, le pendjabi, le sanskrit, le sindhi, le tamoul, le télougou, l’ourdou, le bodo, le santhali, le maithili et le dogri.3 L’anglais y est mentionné comme la seconde langue officielle (en anglais, subsidiary official language) de communication utilisée pour relier les états entre eux, notamment entre ceux qui n’ont pas adopté le hindi comme langue officielle.4 La langue de communication et d’administration dans tous les états peut être une langue régionale de leur choix, alors que l’État central se sert du hindi et de l’anglais. En ce qui concerne l’anglais, considéré une lingua franca en Inde, force est de constater qu’il n’est « maitrisé » que par une minorité de la population : 10,4 % selon le recensement de 2001, et très peu d’Indiens en sont locuteurs natifs (Graddol, 2010, p. 66). Cependant, l’usage de l’anglais est bien intégré dans la vie quotidienne des Indiens, un fait attesté non seulement par la riche littérature indienne d’expression anglaise, mais aussi par sa prédominance en tant que langue de l’administration et de la communication quotidienne en Inde. Ce fait relègue souvent les autres langues indiennes à un second rang non élitaire et à un statut professionnel peu valorisé. Toutefois, ces langues continuent d’être des langues de communication quotidienne et de jouer un rôle affectif et identitaire dans la première socialisation de l’enfant, qui y ajoute, au fil des contextes, d’autres langues de son environnement social et scolaire.
Pour ces raisons, la politique linguistique indienne reste un terrain identitaire et politique très sensible et contesté pour les différents groupes linguistiques qui voient leur langue comme l’expression principale de leur identité sociale, politique et culturelle et qui gardent une attitude de méfiance à l’égard de l’hégémonie représentée tantôt par l’anglais, tantôt par le hindi selon le cas. Face à ces faits, il est évident que le plurilinguisme et, avec lui, le translinguisme ne relèvent pas de l’exception en Inde (Khubchandani, 2001, p. 18).
Le plurilinguisme dans la politique éducative
Venons-en maintenant aux structures éducatives indiennes et à l’enseignement du français. La scolarisation est obligatoire de six à quatorze ans en Inde. Le système scolaire est dominé par trois types de conseils éducatifs, dont deux sont gérés par le gouvernement central : le Central Board of Secondary Education (CBSE) et l’Indian Council of Secondary Education (ICSE). Le troisième conseil, les State Boards of Education, est géré par les gouvernements régionaux de l’éducation de chaque état indien, avec leur propre programme scolaire. La plupart des enfants sont scolarisés dès l’âge de 6 ans, les élèves obtiennent un certificat d’enseignement secondaire à 16 ans à la fin de la classe 10 (qui correspond à la classe de seconde en France) ou deux ans plus tard un certificat équivalent au baccalauréat à la fin de la classe 12 (qui correspond à la classe de terminale en France). Quant aux études universitaires, les cycles comprennent trois ans de licence et deux ans de master, éventuellement suivis d’un doctorat.
Prenant en compte la diversité linguistique qui caractérise l’Inde, la politique éducative est cristallisée dans la three-language formula, voire la « four-language formula »5 (Khubchandani, 1983, p. 138), énoncée dans la National Education Policy de 1968 et renforcée récemment dans la nouvelle politique éducative de 2021. Selon la three-language formula, trois langues seront obligatoirement enseignées dans tous les états de l’Inde. Là où le hindi est la langue locale, l’anglais et une autre langue moderne indienne – de préférence choisie parmi les langues du sud – seront enseignés. Dans les autres états, l’anglais, la langue de la région et le hindi seront enseignés. Trois raisons principales ont motivé cette politique : la prise en compte de l’identité des groupes, l’affirmation de l’unité nationale et l’amélioration de l’efficacité administrative.
Dans certaines écoles relevant du CBSE ou de l’ICSE, les langues étrangères, qui sont en définitive en dehors de cette formule des trois langues, sont insérées dans le système et offertes comme troisième langue optionnelle avec d’autres langues indiennes ou étrangères. Le français arrive ainsi souvent comme troisième étrangère et fait partie d’une gamme de langues optionnelles offertes par différentes écoles.
La place du français langue étrangère
L’enseignement du français en Inde connait une histoire de plus de deux siècles. Produit de la colonisation et beaucoup moins répandue que l’anglais, le français est toutefois enseigné comme langue étrangère dans presque toutes les régions de l’Inde et dans toutes les grandes villes. Dans certaines écoles, il est enseigné aux apprenants âgés de 11 à 18 ans, dans les classes 5 à 12 (correspondant au collège et au lycée) parfois même avant la classe 5 de l’école élémentaire, comme troisième langue optionnelle. Le français est également enseigné au niveau universitaire dans les degree colleges qui dispensent les cours en anglais (dans le programme de licence) comme langue secondaire optionnelle. Il est également possible de suivre une licence, un master et un doctorat exclusivement consacrés à l’étude de la langue et de la littérature françaises dans certaines universités en Inde. Évidemment, il existe également des structures non universitaires comme le réseau des Alliances Françaises et d’autres institutions indiennes privées comparables, où l’on peut obtenir des certifications en français langue étrangère.
Ces enseignements prennent des formes différentes selon les structures institutionnelles dans lesquelles ils sont dispensés et les cursus particuliers suivis. Nous allons focaliser notre propos sur le cas de l’enseignement secondaire, cadre dans lequel nous avons mené notre étude.
Les pratiques pédagogiques de plurilinguisme ou translinguisme dans les classes de FLE
Le cadre de l’enquête
Afin de comprendre les pratiques de plurilinguisme et/ou de translinguisme réalisées par des enseignants dans les cours de FLE, une enquête a été menée dans des écoles secondaires qui suivent les programmes centraux du CBSE et de l’ICSE. Le français est offert comme l’une des troisièmes langues optionnelles dans ces établissements à deux exceptions près : une classe dans le cadre du cursus du Cambridge IGCSE (programme scolaire suivant le programme britannique) et une autre dans un cours de FLE en première année d’université. Les 15 enseignants ont été contactés à travers des groupes WhatsApp et les questionnaires envoyés par Google Forms à ceux qui avaient consenti à participer à l’enquête. Deux enseignants travaillant à Bangalore et à Mumbai, deux grandes villes situées en dehors du Telangana, ont également participé à notre enquête.
Cinquième plus grande ville de l’Inde, Hyderabad est la capitale cosmopolite de l’État du Telangana. Les langues principales pratiquées dans cette ville sont le télougou, l’ourdou et le hindi. Il existe également une langue orale locale, le dakhni, née du contact entre l’ourdou et des langues régionales du sud. Bangalore, quatrième ville de l’Inde située à 500 km d’Hyderabad, est la capitale du Karnataka, également dans le sud. La langue principale est le kannada. Mumbai, à 770 km d’Hyderabad, est la deuxième ville de l’Inde et la capitale de l’État du Maharashtra, situé dans le sud-ouest de la péninsule indienne. La principale langue pratiquée est le marathi. Ces trois états sont voisins, car ils font partie du plateau du Deccan, et leurs populations ont en commun le hindi, le télougou, l’ourdou et, dans une moindre mesure dans les États du Telangana et du Karnataka, le marathi. Compte tenu de leur importance et de leur nature cosmopolite, plusieurs autres langues indiennes sont présentes.
Au final, 10 des 15 enseignants, huit femmes et deux hommes, ont participé à notre enquête qualitative. Nous avons recontacté les enseignants par téléphone, par messagerie téléphonique (comme WhatsApp) ou par courriel afin d’obtenir davantage de précisions sur leurs réponses ou des exemples.
Le questionnaire est de type semi-ouvert. Les premières questions permettent d’établir le profil des enseignants. Ces questions fermées portent sur l’âge, le sexe, la formation, l’expérience, les langues parlées, l’année d’obtention du diplôme le plus élevé en français, la nature du travail effectué dans l’établissement et la ville où l’enseignant exerce. Les questions ouvertes couvrent des thèmes correspondant aux questions de recherche : le niveau et le nombre de classes enseignées, la fréquence d’utilisation de la langue des apprenants, et les effectifs des classes, les manuels suivis, les pratiques de plurilinguisme et/ou de translinguisme dans les classes ainsi que les langues pratiquées par les apprenants et leurs attitudes sur l’utilisation d’autres langues dans la classe.
Les professeurs ont des profils d’âges divers (les détails sont présentés dans les figures ci-dessous) : cinq enseignants ont entre 40 et 50 ans, trois ont entre 30 et 40 ans, et deux ont entre 20 et 30 ans (fig. 1). Ils ont des formations très variées : quatre ont un master en français (MA French), deux ont une licence en français (BA French) alors que trois ont simplement des diplômes avancés en français, correspondant aux niveaux B2 et C1 (fig. 2).
Trois enseignants ont un master dans une autre discipline, « anglais » ou « business ». La plus grande différence entre eux concerne le nombre d’années d’expérience : 26 ans pour l’une, 18 ans pour une autre et entre 5 et 10 ans pour les autres, le minimum n’étant pas inférieur à 3 ans (fig. 3).
Il convient de préciser à ce stade que tous les enseignants de FLE en Inde ne bénéficient pas d’une formation pédagogique particulière avant d’être recrutés. Ceux qui ont obtenu un master en français (MA French) ont suivi des cours de méthodologie de l’enseignement du FLE et disposent d’un certain bagage théorique. Les autres, titulaires d’un diplôme ou diplôme avancé en français (correspondant aux niveaux B1 et C1) peuvent se former de leur propre initiative dans des stages organisés par les bureaux de coopération linguistique française.
Les enseignants se déclarent tous plurilingues : ils parlent au moins trois langues et ont au moins trois compétences dans ces langues : l’anglais, le français et, soit le hindi, soit une autre langue indienne, le télougou, le marathi, le tamoul ou le sanskrit). De plus, ils déclarent avoir une bonne connaissance d’autres langues comme le malayalam, le gujrati, l’oriya, le bengali, le kannada, le kutchi et le marwari, avec au moins deux compétences dans ces langues (fig. 4).
Ils exercent tous dans des écoles privées dispensant un enseignement en anglais (English medium schools). La plupart d’entre eux suivent le même programme dans leurs écoles : quatre d’entre eux suivent le programme établi par le CBSE et une autre enseignante suit le programme de l’ICSE (tous deux relevant du système indien) ; une enseignante suit le Cambridge curriculum (programme britannique menant au diplôme de IGCSE) tandis qu’une autre exerce dans le système universitaire avec des étudiants plus âgés. La plupart des participants enseignent dans les classes de niveau 5 ou plus (correspondant au collège et au lycée). Trois d’entre eux enseignent le français dans toutes les classes de la première à la dixième classe (correspondant au CP jusqu’à la classe de seconde). Le nombre moyen d’élèves par classe est de 25, avec un minimum de 15 et un maximum de 50. Le rythme des cours est en moyenne de trois ou quatre cours par semaine et chaque cours dure cinquante minutes.
Le plurilinguisme des apprenants : un fait incontestable
Nous avons posé une question sur le plurilinguisme des apprenants afin de vérifier si les enseignants en étaient conscients. Bien que toutes les écoles suivent la three-language formula promulguée par l’État indien dès 1968, en réalité, une grande variété de langues est offerte comme « troisième langue » aux élèves de ces écoles, allant de trois langues (le hindi, le français et le kannada) dans une école de Bangalore et jusqu’à cinq ou six langues dont le hindi, l’arabe, le télougou, le sanskrit, l’ourdou, l’espagnol, l’allemand et le français dans certaines écoles d’Hyderabad. L’anglais est la langue de scolarisation dans tous les cas.
Les manuels utilisés dans les écoles indiennes sont publiés localement. Pour les autres écoles qui suivent des programmes internationaux, les manuels sont publiés par Oxford University Press et Cambridge University Press. Tous les manuels prétendent adopter une méthode communicative en mettant fortement l’accent sur la grammaire.
Selon les enseignants, les enfants parlent au minimum trois ou quatre langues : l’anglais, le français, le hindi, et/ou une langue régionale, soit le télougou, le kannada, le gujrati, le tamoul, le malayalam, l’oriya, le marathi ou le bengali (fig. 5).
Trois enseignants (E7, E9 et E10) étaient sensibles aux variations linguistiques dans leurs classes et ont répondu que leurs élèves parlaient de nombreuses langues. Nous avons recontacté les autres qui n’avaient indiqué que deux langues, le hindi et le télougou. Ces enseignants ont déclaré que les étudiants de leurs classes parlaient plus de deux langues, mais qu’ils avaient indiqué ces deux langues parce qu’elles étaient partagées par tous les étudiants de la classe et donc facilement identifiables.
Tous les enseignants déclarent avoir recours à une langue autre que l’anglais pour enseigner le français (fig. 6) : cinq enseignants sur huit ont choisi la mention « parfois » et trois enseignants ont choisi « toujours ». Cependant, la principale langue de communication avec les apprenants reste l’anglais (entre « 75 % » et « 98 % »).
Intéressons-nous maintenant à la manière dont les enseignants se servent du plurilinguisme des apprenants dans leurs classes de français et à comment ils mettent à profit les ressources offertes par la variété des langues en contact.6 Nous pouvons identifier les trois objectifs suivants dans notre corpus. Cependant, ce corpus limité nous empêche de faire des généralisations.
- L’objectif métalinguistique
- L’éveil linguistique
- Les enjeux de l’expression en L1
1. La langue première comme ressource métalinguistique
a. Un support pour la prononciation
Les enseignants se serviraient des langues indiennes pour représenter les sons de la langue française. La connaissance du système alphabétique syllabique des langues indiennes favorise l’acquisition des signes diacritiques du français et permet une représentation plus ou moins précise de l’alphabet français, des accents et des sons nasaux. Par exemple, les lettres बे [be] en hindi ou బె [be] en télougou se prononcent « bé » et représentent la lettre ‘b’ en français.
La pratique consistant à s’appuyer sur les phonèmes des langues indiennes connues pour faciliter l’apprentissage du français a été rapportée par les enseignants de deux manières différentes. L’enseignante 3 (E3) d’Hyderabad enseigne aux étudiants de la 5e à la 10e classe (du collège). Elle est l’enseignante la plus expérimentée du groupe, avec 26 ans d’expérience professionnelle. Le français est une troisième langue pour ses étudiants. Elle dit encourager les apprenants à apprendre la prononciation de l’alphabet français en le transcrivant avec l’alphabet télougou ou hindi, au choix de l’apprenant. Pour ses plus jeunes étudiants, elle prépare des transcriptions au tableau (fig. 2) avec des lettres hindi et télougou. Il leur est alors facile de retenir ensuite la prononciation des lettres françaises. Lorsque la prononciation se rapproche de celle de l’anglais, elle garde les lettres en anglais, comme dans le cas de ‘f’, ‘l’, ‘m’, ‘n’, ‘o’ et ‘s’.
L’enseignant 7 (E7), originaire de Kolkota mais vivant à Hyderabad, enseigne aux classes 1 à 10 (de l’école élémentaire au collège). Ses élèves ont le choix d’apprendre comme troisième langue le hindi, l’ourdou, le télougou, le français, l’espagnol ou le sanskrit. Lui aussi se sert de l’alphabet hindi pour faire travailler les phonèmes : les voyelles ouvertes [ɔ] et [ə] et les nasales [ɛ̃], [ɑ̃], [ɔ̃] et [œ̃] ainsi que [ɲ] qui est inexistant en anglais. Il explique qu’il se sert de l’alphabet hindi qui « contient des lettres syllabiques (comme toutes les langues indiennes) à travers lesquelles on peut représenter presque tous les sons français, tels que [a], [ɲ] (comme dans montagne), les sons nasaux (on, an, in, im, ien, etc.) ». Il demande à ses élèves d’écrire les mots français en hindi pour leur apprendre la bonne prononciation. Par exemple : monsieur [mesjø], intelligent [ɛ̃teliʒɑ̃] indien [ɛ̃djɛ̃] important [ɛ̃pɔʁtɑ̃], montagne [mɔ̃taɲ], peut [pø].
Selon lui, les élèves qui choisissent les langues étrangères à l’école apprennent normalement le hindi comme langue seconde et connaissent donc la graphie de cette langue. Il ajoute :
Je suis de l’avis qu’il faut se servir d’une autre langue si possible pour mieux enseigner. Ce qui compte, c’est que les élèves comprennent, et pour cela, il faut aller vers eux, les rendre à l’aise dans leur apprentissage. Pour cela, je me sers de plusieurs stratégies dont l’utilisation de le hindi et de l’anglais.
b. Au niveau grammatical : la difficile question du genre des mots
L’enseignante 3 (E3) a donné des exemples d’explication du genre en français à l’aide du hindi, dont elle a fourni des exemples en transcription en alphabet romain :
En classe 5, je donne des exemples d’hindi pour expliquer les genres masculin et féminin.
Les noms masculins en hindi – kamra « salle », kapada « tissue », kalam « stylo » etc.
Les noms féminins en hindi - nadi « fleuve », khidki « fenêtre » etc.
Je donne mes exemples dans des phrases et je fais comprendre aux élèves que le français a la notion de genre comme le hindi. Par exemple, kamara bada hain (la salle est grande). Bada est l’adjectif masculin pour « grand ». En classe 6, pour les adjectifs possessifs (terme français), je donne des exemples en hindi et leur dis que ces « adjectifs possessifs » sont utilisés en fonction du genre du nom en question :
a. Mera chasma toot gaya « Mes lunettes sont cassées », où chasma « lunettes » est masculin singulier en hindi et nécessite donc mera.
b. Tumhara kalam kitna sundar hain! « Ton stylo est si beau », où kalam « stylo » est masculin et nécessite donc « tumhara ».
c. Meri gaadi videshi hain! « Ma voiture est (de marque) étrangère ». Ici, gaadi « voiture » est féminin et nécessite donc « meri ».
d. Aapki ladki kahaan hain? « Où est votre fille ? » où ladki « fille » est féminin et nécessite donc « aapki ».
e. Tumhaari bothal fridge mein rakho! « Garde ta bouteille dans le frigo ! » où bothal « bouteille » est féminin et nécessite donc tumhaari.
Selon cette enseignante, les enfants comprennent facilement quand elle donne ces exemples. Ce qui est intéressant pour nous, c’est que cette enseignante a fourni tout naturellement les transcriptions des mots du hindi en alphabet romain, car il s’agit d’une langue qu’elle parle et écrit, mais qu’elle ne sait pas taper [« Sorry, I don’t know to type in Hindi », nous informe-t-elle] faisant preuve d’un translinguisme pratiqué dans le quotidien. Donc, elle donne ses exemples à l’oral dans sa classe et parfois demande aux apprenants de les écrire au tableau en hindi.
c. Le champ lexical, la polysémie et les règles sociolinguistiques
L’enseignante 4 (E4), vivant à Hyderabad, est une locutrice native du marathi. Ses élèves ont la possibilité d’apprendre le hindi, l’arabe, le télougou, le sanskrit ou le français comme troisième langue. Elle a évoqué son utilisation du télougou, qu’elle pratique, pour expliquer la polysémie et les règles socioculturelles :
Pour expliquer les deux sens d’un mot, je leur donne parfois l’exemple en télougou du verbe rasuko qui a les deux sens d’écrire et d’appliquer/mettre en télougou. Je m’appuie sur ces langues aussi pour expliquer la différence entre les registres formel et informel en français, comme tu/vous.
Il faut ajouter que les règles socioculturelles incarnées dans les formes d’adresse en français, telles le tutoiement et le vouvoiement trouvent un écho immédiat chez les apprenants indiens, qui s’y retrouvent grâce à des pratiques similaires en Inde. Ainsi, la langue première n’est pas uniquement utilisée pour renforcer les éléments linguistiques du français, mais aussi pour favoriser l’appropriation de compétences socioculturelles.
L’enseignante 9 (E9), exerçant à Mumbai dans une école qui suit le programme d’anglais IGCSE, s’appuie également sur la comparaison et l’analogie pour enseigner des expressions françaises. Ses élèves apprennent trois langues, l’anglais, le hindi et le marathi, jusqu’à la classe 8. Le français est enseigné comme langue étrangère obligatoire dans les classes 6 et 7, et les élèves ont la possibilité de continuer avec le français ou le hindi en classe 8. Cette enseignante affirme que :
Les langues régionales sont très utiles pour enseigner la notion de temps. En anglais, nous disons normalement « 15 (minutes) », et non toujours « a quarter ». Toutefois, nous avons les mots précis pour « et quart », « et demie », « et trois quarts » dans nos langues, que les élèves comprennent tout de suite, par exemple : 4 15 सवा चार signifie « quatre heures et quart ».
Elle évoque également la question du genre des mots.
En marathi, les noms ont trois genres : masculin, féminin et neutre. Par contre, la notion de genre pour les noms n’existe pas en anglais. Les élèves peuvent donc bénéficier d’une comparaison avec la langue régionale. Par exemple : कुर्सी « chaise » est féminin alors que कमरा « salle » est masculin en marathi.
Comme nous avons vu pour le hindi (cf. l’exemple de l’enseignante 3, E3), il n’y a pas une correspondance exacte entre les genres en français et en marathi.
2. Les activités d’éveil linguistique et l’élément affectif : s’ouvrir à différentes façons de décrire une action en fonction de sa langue
Les enseignants qui n’ont pas déclaré de pratique particulière liée à l’exploitation linguistique concèdent cependant que les langues indiennes servent à l’éveil linguistique et à la sensibilisation à la différence.
L’enseignant 1 (E1) travaille à Bangalore. Sa première langue est le malayalam, mais il déclare être compétent plutôt en anglais, français et hindi. Au moment de l’enquête, il enseignait aux classes 7 à 10 dans une école CBSE à Bangalore. Les élèves apprennent trois langues, l’anglais, le hindi et le kannada mais, en définitive, ils parlent plusieurs autres langues. L’enseignant nous informe qu’il utilise toujours l’anglais pour expliquer la grammaire, par exemple les pronoms objet direct et indirect, grâce aux associations entre les deux langues. Il ajoute :
J’ai utilisé un exercice en classe où je demandais aux étudiants de différentes langues maternelles de traduire une phrase particulière de l’anglais dans leur propre langue. Il ne s’agissait pas de les aider à mieux s’exprimer en français, mais plutôt pour les aider à voir que différentes langues expriment une action différemment.
Il donne également un exemple d’éveil linguistique particulièrement intéressant :
Le verbe « se marier » est exprimé différemment dans les langues indiennes. Par exemple, en anglais, c’est « to perform a mariage » or « to get married » et en hindi c’est विवाह करना (vivāh karna), littéralement « faire un mariage », mais en malayalam, c’est littéralement « manger un mariage » വിവാഹം കഴിക്കുക (vivāham kazhikuka). Cela aide les étudiants à comprendre les différences entre les langues et aussi à apprendre des verbes ou des tournures de phrases, telles que « s’appeler » (en anglais « Your name is »).
L’enseignant 7 (E7) aborde la notion d’inclusion de toutes les compétences en intégrant des langues des apprenants dans les cours de français. Il déclare :
Oui, je leur permets de discuter ou d’interagir en anglais car ils ne maitrisent pas le français de façon à pouvoir communiquer librement dans cette langue. Quand je leur permets de s’exprimer en anglais, ils sont à l’aise et posent des questions sur leurs doutes, ce qui facilite leur acquisition du français. J’ai des élèves qui ont des capacités et des compétences différentes en ce qui concerne la compréhension et la production. Je dois m’occuper de tous (et pas seulement des élèves qui sont brillants dans leur communication en français). Ainsi, l’anglais aide tout le monde à mieux comprendre et apprendre le français.
3. Les enjeux de l’expression en L1
La question de parler dans sa langue maternelle ou première est un sujet sensible qui divise clairement les enseignants, quoique la plupart d’entre eux estiment qu’il faut laisser leurs apprenants s’exprimer librement dans leur langue première de temps en temps. Par exemple, l’enseignante 2 (E2) pense que « laisser les étudiants discuter d’un texte en langue première pour en dégager le sens peut s’avérer très utile ». Pour l’enseignante 9 (E9), qui travaille avec de jeunes apprenants, cela devient même impératif pour assurer la compréhension et la motivation de ses étudiants.
Toutefois, pour d’autres enseignants (E3, E4, E5 et E10), l’utilisation de la L1 est perçue comme une entrave à l’expression en langue française. Comme il s’agit d’une langue étrangère qui n’est pas parlée dans l’entourage des apprenants, le seul moment où ils peuvent la pratiquer est dans la classe de français. Il faudra donc réserver cette occasion à cela. Pour l’enseignante 3 (E3), c’est même parfois l’occasion de perdre son autorité : « laisser les élèves trop parler dans leur langue maternelle devient vite chaotique car chaque langue a sa propre syntaxe et ses propre règles ».
Enfin, l’enseignant 1 (E1) déclare qu’il laisse ses élèves parler dans les langues de leur choix. Mais il se heurte à un problème lié à la supériorité perçue de l’anglais parmi ses élèves :
À Bangalore, les élèves préfèrent parler en anglais. Parfois, ils sont gênés de s’exprimer dans leur langue maternelle devant les autres. Ils aspirent tous à parler un anglais parfait, de préférence avec un accent américain, sans aucune influence régionale indienne. C’est peut-être pareil ailleurs, mais moi, j’ai remarqué que c’est normal à Bangalore.
Nous constatons ainsi que la motivation des apprenants est aussi liée à des aspirations personnelles et professionnelles, et à des questions identitaires, correspondant aux représentations qu’ils se font de ces langues, qu’ils perçoivent comme « élitistes » (pour l’anglais) ou « non élitistes » (pour les autres langues indiennes).
Portées et limites des pratiques enseignantes
Cette enquête conduit à un certain nombre de réflexions sur le translinguisme dans l’enseignement du FLE en Inde. Il semblerait que le plurilinguisme soit un phénomène reconnu et intégré dans les pratiqués pédagogiques des enseignants de FLE qui ont participé à cette enquête et qu’ils se servent de diverses stratégies translinguistiques dans leurs cours. Toutes les langues sont mises au service de l’apprentissage. Chaque langue est vue comme ayant une particularité linguistique utile pour apprendre le français : le genre masculin/féminin en hindi et le genre neutre en marathi ; l’alphabet de toutes les langues indiennes pour l’apprentissage de la prononciation ; l’apprentissage des règles socioculturelles semblables à celles existant en Inde ; l’acquisition du lexique et en particulier de notions telles que la polysémie, l’expression du temps et la sensibilisation aux différences linguistiques et structurales.
Nous avons remarqué que la L1 sert souvent utilisée comme une stratégie d’étayage (Delabarre & Miguel Adissu, 2021) pour mieux transmettre les éléments grammaticaux. Ces stratégies semblent être utiles surtout au début de l’apprentissage, car plus l’apprenant avance dans sa maitrise de la langue, plus il peut s’affranchir de l’utilisation d’une autre langue. La complexité des activités semble diminuer ou augmenter en fonction de l’âge et des niveaux linguistique et cognitif des apprenants.
On pourrait imaginer que de telles pratiques sèmeraient la confusion identitaire ou linguistiques chez les étudiants et feraient perdre à l’enseignant son autorité puisqu’il ne contrôle plus les productions langagières (Calfato, 2021, p. 3). Cependant, on constate dans cette enquête que les enseignants participants, à l’exception de (E3), ne mentionnent pas de problème de perte d’autonomie, probablement parce que ce sont eux qui décident des utilisations spécifiques de langues maternelles ou premières. Au contraire, ils sont unanimes pour dire que l’exploitation des ressources linguistiques des étudiants avec lesquels ils partagent forcément une ou deux langues indiennes simplifie largement le processus d’enseignement pour eux et l’apprentissage pour leurs élèves. Ils trouvent normal d’utiliser une méthodologie basée sur des pratiques translinguistiques et certains recommandent même l’exploitation des ressources linguistiques de la classe pour faire passer le message.
Selon les enseignants participant à l’enquête, faire parler les élèves dans leurs langues libèrerait leur parole, leur donnerait la possibilité d’exprimer des pensées plus complexes qu’ils ne pourraient pas dire en français et augmenterait leur motivation. Nous pourrons parler dans ce contexte de la notion d’empowerment ou d’autonomisation des apprenants, un facteur important dans la réussite de l’apprentissage. Ce facteur a été signalé par Durairajan (2015, p. 313) dans d’autres recherches, où le fait de pouvoir s’exprimer dans sa langue maternelle augmente la confiance des élèves. L’utilisation de la langue première des apprenants offre un moment ludique et ajoute un facteur affectif positif qui les aide à consolider et à élargir le répertoire de leurs pratiques linguistiques, en les transformant en outils dynamiques et mobiles qui s’adaptent à des situations sociolinguistiques variées. En outre, en encourageant les élèves à s’exprimer dans leurs langues, comme le font ces enseignants, il serait possible d’amener tous les apprenants sur le même chemin d’apprentissage dans un esprit d’inclusion, en valorisant leurs apports linguistiques personnels.
Toutefois, il est à noter que les enseignants hésitent à employer ces stratégies de comparaison des langues lorsqu’ils effectuent un travail approfondi d’expression orale ou écrite qui se limite surtout à l’explication linguistique. Ils estiment qu’il peut être contre-productif de permettre aux apprenants de s’exprimer trop amplement dans leurs langues premières, étant donné les possibilités limitées d’utiliser la langue étrangère en dehors de la classe.
Conclusion
Le plurilinguisme et le translinguisme sont des réalités naturelles et incontournables en Inde (Annamalai, 2001), et les témoignages des enseignants dans cette enquête reconnaissent ce fait.
Dans cette étude exploratoire, nous avons entrepris d’identifier les pratiques pédagogiques d’un certain nombre, certes limité, d’enseignants dans les écoles d’Inde où le FLE est enseigné et d’examiner dans quelle mesure ces pratiques relèvent du plurilinguisme et du translinguisme. Les enseignants qui ont participé à l’enquête suivent différents programmes (CBSC, ICSE ou Cambridge IGCSE) et ont tous des classes multilingues. L’enquête a révélé que les enseignants pratiquent tous des stratégies de translinguisme dans leurs cours à un moment ou à un autre. Ces pratiques sont similaires à celles d’autres enseignants dans les écoles indiennes.
Le domaine de l’enseignement du FLE en Inde reste complexe et particulier, changeant de caractère d’un état à l’autre. L’usage particulier des L1 se distingue nettement du code switching (alternance codique), car il ne s’agit pas dans le contexte décrit de remplacer des parties du discours en les exprimant dans la L1, mais plutôt d’une utilisation hybride et fluide, en passant d’une langue à l’autre pour illustrer ou expliquer des aspects linguistiques.
La question de la domination de l’anglais reste toutefois posée, d’autant plus que ces écoles sont toutes des English medium schools, avec l’anglais comme langue d’enseignement. Toutefois, nous n’avons pas remarqué d’attitude de dévalorisation des langues locales dans le corpus analysé, ni de multilinguisme culpabilisant signalé dans des études précédentes. Au contraire, certains de ces enseignants semblaient volontaires pour expérimenter librement différentes manières de se servir des L1 dans leurs cours.
Est-ce parce que les enseignants de FLE sont plutôt libres des contraintes rapportées par les enseignants d’autres matières vis-à-vis de l’utilisation de l’anglais en classe ? Les enseignants de FLE en Inde se trouvent dans une situation paradoxale, enseignant une langue étrangère très populaire. Cependant, cette langue est en marge du système scolaire et ne subit pas le poids ressenti par les enseignants de l’anglais, ce dernier étant à la fois vecteur d’un héritage colonial et porteur d’aspirations personnelles et professionnelles des Indiens. La position des enseignants de FLE dans les interstices, en quelque sorte, du système éducatif indien leur permet de se servir, sans complexe, des ressources offertes par les L1, afin de renforcer les acquis linguistiques des apprenants, mais également sans en faire un usage systématisé ou institutionnalisé.
Comme le remarque Castellotti, les enseignants restent les maîtres du jeu (2001b, p. 49) dans cette initiative individuelle, car ce sont eux qui décident quand et comment puiser dans le multilinguisme présent dans leurs classes en fonction de leur familiarité avec les langues des apprenants. Notre enquête montre qu’ils décident également quand cela leur semble approprié et constructif pour eux. La langue première n’est pas appréhendée comme un obstacle ou une entrave à l’apprentissage de la langue étrangère, mais plutôt comme une ressource et une richesse à faire valoir dans la classe.
Finalement, notre enquête exploratoire nous permet de corroborer les propos de Canagarajah (2013) qui fait remarquer, à juste titre, que malgré tous les écrits théoriques sur le phénomène du translinguisme, il est encore nécessaire de faire évoluer la mise en œuvre de son utilisation en classe en les intégrant dans les pratiques de classe (p. 202).
Le cadre éducatif national de 2005 (National Curriculum Framework) préconise fortement le multilinguisme dans l’enseignement scolaire comme « une ressource, une stratégie pédagogique et un objectif de l’enseignant créatif » (NCERT, 2005, p. 36). La nouvelle politique éducative (Ministry of Human Resource Development, 2020) accorde également une grande place à l’apprentissage de la langue maternelle à l’école. Les enseignants de français ont une réelle opportunité de dépasser le paradigme anglais et d’adopter de nouvelles techniques pour enseigner le FLE en se servant des L1 des élèves. Pour cela, il faudrait les encourager à utiliser la L1 de leurs apprenants de manière systématique et à intégrer ces pratiques dans leur agir professoral (Cicurel, 2011).
Cette enquête exploratoire représente un premier pas modeste vers une étude plus large des pratiques du translinguisme chez les enseignants et les apprenants indiens dans le cadre de l’enseignement et l’apprentissage des langues étrangères. Le processus semble déjà en route chez certains enseignants qui n’hésitent pas à adopter cette voie lorsqu’elle leur semble pertinente et bénéfique. Il serait nécessaire de les systématiser lors de la formation pédagogique et d’intégrer ces pratiques dans une didactique qui valorise un multilinguisme libérateur et décomplexé des L1, rejoignant ainsi les principes de la nouvelle politique linguistique indienne.