1. Quand les élèves s’expriment… Et que les enseignants désespèrent…
Bruxelles, dans une école en zone d’éducation prioritaire. La porte s’ouvre sur une classe de CM2. Madame Nathalie termine une activité mathématique qui porte sur l’équivalence des fractions. Les élèves ont eu l’occasion de manipuler des tangrams, de communiquer et confronter leurs observations. En guise d’évaluation, l’enseignante les invite à exprimer par écrit ce qu’ils ont retenu.
Après une brève hésitation, Youssef écrit : « J’ai appris que les formes peuvent avoir la même fraction un rectangle et un carré peuvent avoir 1/8-1/4-1/2-2/4. » Sam a appris que « le plus grand nombre et le plus petit et le plus petit le plus grand. Exemple ⅛ est plus petit que ½. » Quant à Marianna, elle a retenu qu’on peut « mettre 3 petits rectangles dans une grande et donc 1 c’est pareil que 3/3 ». Pas un seul de ces élèves n’a utilisé de termes tels que comparer, équivalent, dénominateur, numérateur… Les descriptions sont vagues, à la limite erronées.
Madame Nathalie s’avoue démunie. Ces élèves, explique-t-elle, participent volontiers au cours. Certes, ils éprouvent des difficultés à s’exprimer clairement, ils souffrent d’un réel manque de vocabulaire mais à force de les côtoyer, elle les comprend à demi-mot. Par contre, dès qu’elle leur demande de formuler leur pensée par écrit, c’est la catastrophe. En fait, ces élèves écrivent comme ils parlent et quand l’enseignante n’intervient pas pour reformuler ou préciser leur communication, celle-ci reste floue, voire incompréhensible. Il est vrai, précise l’enseignante, que Youssef parle l’arabe à la maison. Marianna est d’origine roumaine ; chez elle, on parle le français et le roumain, mais finalement, elle ne s’exprime guère mieux que Youssef. Quant à Sam, malgré un environnement familial francophone, sa communication est tout aussi insatisfaisante.
Madame Nathalie s’inquiète des conséquences de cette maitrise insuffisante du langage sur la réussite scolaire de ses élèves. La majorité d’entre eux est née en Belgique. Quasi tous ont fréquenté l’école maternelle. Que s’est-il passé au fil de toutes ces années ? Qu’est-ce que l’école n’a pas réussi à mettre en place ? Et pourquoi ? Quand un élève s’exprime de façon aussi approximative, que comprend-il des disciplines scolaires qui lui sont enseignées ? Comment intègre-t-il des concepts et savoirs abstraits ? Que retient-il de l’apprentissage ? L’enseignante se sent prise en tenaille entre deux exigences : celle de répondre aux besoins si hétérogènes de ses élèves et celle de respecter les attendus des programmes. Elle souhaiterait que les familles s’impliquent davantage, que le politique donne plus de moyens, qu’on engage davantage de collègues pour des heures de remédiation et de soutien scolaire, qu’on diminue la taille des classes…
Au cours de ces vingt dernières années, nos engagements professionnels, d’abord comme conseillère pédagogique puis comme inspectrice, nous ont amenée à observer à maintes reprises ce type de situations dans les écoles bruxelloises. Au contact des élèves et de leurs enseignants, nous nous sommes concentrée sur l’origine des échecs scolaires et sommes arrivée à la conviction que, sans tout expliquer, le niveau de maitrise langagière des élèves fait partie du problème. Cette conviction largement partagée ne date pas d’aujourd’hui. Pourtant, les solutions peinent à se frayer un chemin dans les classes. Pourquoi est-il si compliqué d’agir sur un tel constat ? En quoi consiste précisément cette langue de l’école nécessaire pour apprendre à l’école ? Que peuvent faire les enseignants pour remédier à cette situation ? Est-ce à eux qu’incombe cette responsabilité ?
Cet article se propose d’appréhender ces questions en trois points : rappeler l’évolution des contextes et des publics face auxquels les enseignants travaillent, comprendre en quoi cette évolution transforme le métier en accordant une place particulière à la connaissance du français et enfin se doter d’une définition du FLSCO pour agir et soutenir tous les élèves dans l’acquisition de cette langue, atout incontestable pour réussir à l’école.
2. Évolution de la société et impact sur les compétences langagières des élèves. Un exemple : Bruxelles
Bruxelles, capitale européenne, renferme dans son ADN la réalité du multilinguisme. Sur un plan historique, la Belgique s’inscrit, dès sa création en 1830, comme un état trilingue (français-flamand-allemand). À partir des années cinquante, la succession croissante des vagues migratoires ainsi que l’implantation des institutions internationales (Union européenne, OTAN…) transforment la réalité bruxelloise en une véritable tour de Babel. Peuplée de 1,2 million d’habitants, la capitale belge accueille pas moins de 184 nationalités qui communiquent en 104 langues différentes. En 2020, les journaux locaux titraient : Bruxelles, la deuxième ville la plus cosmopolite au monde après Dubaï.
Aux côtés du multilinguisme, Bruxelles se caractérise par d’importantes disparités socioéconomiques. En 2022, les risques de glisser dans la pauvreté concernent 29,8 % de la population bruxelloise (Statbel, 2022) ; 40 % des enfants bruxellois vivent dans la précarité. La crise sanitaire qui a sévi entre 2020 et 2022 a aggravé cette situation et renforcé la fracture numérique.
Que se passe-t-il sur le plan scolaire ? Au début des années 80, les résultats des enquêtes internationales telles que PIRLS et PISA jettent une lumière implacable sur le pourcentage effrayant d’échecs scolaires chez les jeunes adolescents belges. Une maitrise insuffisante de la lecture à 15 ans est clairement pointée du doigt. Aux côtés d’élèves très brillants, toute une frange de la société est à la traine.
Face à ces constats alarmants, le multilinguisme apparait tout naturellement comme le responsable no 1. Dans les écoles maternelles bruxelloises, ce sont parfois plus de 90 % des élèves qui baragouinent à peine quelques mots de français. Pour des enseignant-es qui n’ont pas été formé-es à la didactique des langues étrangères, le défi est de taille : comment enseigner les mathématiques, les sciences, les arts ou la technologie à des élèves qui ne comprennent pas la langue dans laquelle on enseigne ces disciplines ?
Si le multilinguisme complexifie la réalité scolaire, il ne doit pas être considéré comme le seul responsable. Loin s’en faut. Une autre réalité, moins visible, plus insidieuse, doit être prise en considération qui affecte les élèves autant allophones que francophones. L’environnement socioculturel et économique influence grandement le niveau de langue dans lequel s’expriment les élèves, et ce quelle que soit la langue parlée. Dès les années 70, des chercheurs et psycholinguistes (Bernstein, 1975) ont largement décrit la nature des écarts qui existent entre les manières de s’exprimer et de communiquer selon que l’environnement familial est plus ou moins éloigné des attentes et pratiques scolaires. Un milieu familial éloigné des codes en usage à l’école peut utiliser un langage plus concret, plus contextualisé, ancré dans l’ici et maintenant, un vocabulaire qui colle à ses réalités quotidiennes. Bernstein qualifie ce niveau langagier de code restreint par comparaison au code élaboré en vigueur dans un environnement plus en phase avec le monde académique. Les écarts entre code élaboré et code restreint sont tels que la langue dans laquelle on enseigne peut sembler étrangère aux oreilles de ces élèves que l’on qualifie de francophones vulnérables. Les enseignant-es pointent du doigt leur absence de vocabulaire. En réalité, ce sont toutes les dimensions du langage qui sont impactées : erreurs syntaxiques, emploi inapproprié des temps verbaux, imprécisions dans l’emploi des pronoms, des adverbes ou des conjonctions, autant d’éléments que maitrisent les élèves à leur entrée à l’école primaire lorsqu’ils ont pu bénéficier d’un langage élaboré au sein de leurs familles.
Sur le plan du langage, deux éléments de contexte sont ainsi identifiés : l’origine linguistique des élèves et les usages particuliers du langage selon les contextes. L’hétérogénéité croissante des parcours de vie des élèves peut laisser penser qu’il y a autant de profils langagiers que d’élèves. Ce constat ne doit pas pour autant décourager les enseignants. Tout en ne minimisant pas le défi à relever, nous sommes convaincue qu’il y a une autre place à offrir à l’apprentissage de la langue, une place qui dépasse les limites du seul cours de français.
3. Une vision qui fait son chemin : la place du langage dans la réussite des élèves
À observer le cours de l’histoire, les deux facteurs évoqués à savoir le multilinguisme et l’origine socioculturelle et économique des élèves n’ont rien de nouveau. Ils ont en fait toujours existé. Rappelons-nous les patois et les langues régionales largement pratiqués, jusqu’à une époque récente, dans nos villes et nos campagnes. Toutefois, la manière dont l’École gérait ces réalités était sensiblement différente. Quand les élèves échouaient dans leur parcours scolaire ou quand ils devaient subvenir aux besoins de leurs familles, ils étaient rapidement orientés vers des filières voire des professions qui semblaient mieux convenir à leur profil de compétences ou à leur contexte social : ces élèves quittaient l’école à 14 ans pour travailler dans les mines ou sur les champs. Beaucoup restaient illettrés ou à tout le moins analphabètes fonctionnels.
Dans les pays de l’OCDE, et cela depuis les années 80, les systèmes éducatifs affichent d’autres ambitions. Les taux d’échecs scolaires pèsent lourdement sur la société et la volonté est de s’assurer non seulement que tous les élèves acquièrent un certain nombre de savoirs mais qu’ils soient capables de les utiliser à bon escient. Autrement dit, il s’agit de les rendre compétents face aux problèmes de plus en plus complexes qu’ils devront résoudre pour relever les défis de demain. La pédagogie dite des compétences transforme le rapport aux savoirs et aux apprentissages : elle confère au langage une place dont celui-ci ne bénéficiait pas toujours il y a quelques décennies. La conscience du rôle que peut jouer ce langage dans la réussite des élèves grandit et éveille un sentiment d’urgence : il faut agir !
Pour pallier les difficultés langagières au sein des classes, l’apprentissage de la langue orale est (re)mis à l’honneur, particulièrement à l’école maternelle (Brigaudiot, 2022). Une attention toute particulière est accordée à la lecture d’albums pour habituer les élèves aux structures d’une langue écrite oralisée. Le développement des compétences de lecteur est encouragé pas seulement au degré élémentaire traditionnellement dédié à cet apprentissage fondamental mais tout au long de la scolarité obligatoire, voire jusqu’à la fin du collège. Les méthodes sont passées au crible de l’analyse afin d’identifier celles qui s’avèrent les plus efficaces pour les élèves les plus fragiles. Dans les classes, les coins « bibliothèque » se multiplient et les albums de jeunesse bénéficient d’un engouement remarquable.
Prises de conscience, efforts considérables, sacrées doses d’énergie et d’inventivité, beaucoup d’enseignant-es s’épuisent à la tâche. Les résultats restent hélas insuffisants : en Fédération Wallonie-Bruxelles, 24 % des jeunes de 15 ans (Bricteux & coll., 2021) souffrent toujours d’un niveau aussi insuffisant en lecture et 55 % des élèves accusent un retard d’une ou plusieurs années à la fin du collège (Fédération Wallonie-Bruxelles Enseignement, 2022). On qualifie ces élèves de francophones vulnérables.
En 2017, une réforme importante du système éducatif est initiée en Belgique francophone. Sur le plan langagier, cette réforme accorde une place jusqu’alors inédite au FLSCO ou langue de scolarisation, c’est-à-dire la langue dans laquelle s’expriment les savoirs et se construisent les apprentissages. Le message envoyé au monde enseignant est sans équivoque : l’accès à cette langue – à la fois spécifique au monde scolaire et aux différentes disciplines – constitue un enjeu important pour l’ensemble des élèves, qu’ils soient allophones ou non, même si les difficultés peuvent être en partie spécifiques pour ces deux types de publics. Les textes officiels reconnaissent que l’absence d’un apprentissage explicite du français « scolaire » est une source importante d’échecs et qu’il s’agit de mettre tout en œuvre pour que tous les élèves soient en mesure à terme de communiquer et d’argumenter, oralement et par écrit, selon les codes et les contraintes langagières spécifiques à chaque discipline. Dans la foulée, les référentiels disciplinaires sont réécrits. Tous intègrent dans leurs pages l’importance de cette langue de scolarisation pour chacune des disciplines. Cette reconnaissance officielle de la place du langage dans la réussite des élèves donne un coup d’accélérateur à la réflexion.
4. FLSCO et élèves en difficultés langagières entre bonne volonté et fausses croyances
La position institutionnelle de la Fédération Wallonie-Bruxelles à l’égard du FLSCO est réjouissante. Sur le terrain, même si tout-es les enseignant-es reconnaissent l’importance d’une bonne maitrise langagière chez leurs élèves, le défi est complexe à relever. Une réaction assez habituelle est de considérer que la diversité des besoins langagiers des élèves est telle que la prise en charge de la langue d’enseignement doit être confiée aux seuls spécialistes et par conséquent organisée à l’extérieur de la classe.
Les premiers à être naturellement concernés sont les élèves allophones. Si ceux-ci répondent à certains critères (primo-arrivants, pays et langues d’origine…), ils sont accueillis pendant une période de 6 mois à deux ans dans des classes appelées DASPA (Dispositif d’accueil des primo-arrivants). La mission des DASPA est entre autres choses de donner à ces élèves les premières bases de français avant de les intégrer dans leur classe d’âge. Ces classes sont de plus en plus souvent confiées à des enseignant-es formé-es en didactique du français langue étrangère (FLE) ou seconde (FLS). L’expérience montre que si le travail réalisé en DASPA est souvent remarquable, l’intégration, dans leur classe d’âge, des élèves qui en bénéficient reste compliquée : les écarts entre les rythmes du DASPA et ceux de la classe, la nature des contenus abordés et l’obligation d’obtenir rapidement des résultats expliquent le décrochage de bien des élèves. Ainsi, sur le plan du langage, les cours de français sont souvent déconnectés des vécus de classe. Appréhendé comme une langue étrangère ou seconde, le français enseigné est celui des apprenants débutants. Les enseignant-es traitent de thématiques liées à la vie courante et ne perçoivent pas toujours l’urgence pour les élèves d’acquérir les termes utilisés massivement pendant les cours : verbes des consignes, vocabulaire spécifique… Par ailleurs, les DASPA se limitent à l’accueil des primo-arrivants alors que des milliers d’élèves allophones se retrouvent inscrits directement dans les écoles francophones bruxelloises… Face à ces élèves avec qui ils-elles peinent à communiquer, les enseignant-es se sentent dépassé-es : comment conserver aux cours de math, de sciences, d’histoire les niveaux d’exigence attendus quand les élèves ne comprennent pas ce qui se dit en classe ?
Si la langue d’origine est un critère très visible, il en est un autre qui l’est beaucoup moins. Au début de cet article, nous avons évoqué la situation des élèves francophones qualifiés de vulnérables. Le niveau langagier de ceux-ci, niveau lié à des contextes socioéconomiques et culturels éloignés des codes scolaires a été largement décrit dans les travaux de Bernstein. Ces élèves sont plus tardivement repérés par leurs enseignants parce qu’ils donnent l’impression de suivre le mouvement. Quand les difficultés deviennent trop importantes, le soutien, quand il y en a, se traduit par des périodes hebdomadaires confiées en dehors de la classe à un professeur de remédiation ou parfois à un-e logopède. Lors de ces séances et à la demande expresse des titulaires, l’aide porte souvent sur l’enrichissement du vocabulaire, l’orthographe, la conjugaison et la grammaire. Le professeur de remédiation entraine aussi la compréhension des textes narratifs abordés en classe au cours de français.
Dans chacune de ces structures, DASPA pour les élèves primo-arrivants et cours de remédiation ou de soutien scolaire pour les francophones vulnérables, la langue française est donc intensément mobilisée. Toutefois, la concertation n’existe pas toujours entre les différents intervenants et l’apprentissage du français se limite soit à des aspects techniques (grammaire, orthographe, lecture…), soit à des échanges familiers, déconnectés du niveau de français utilisé lors des apprentissages disciplinaires.
En lien avec ces constats, un certain nombre de croyances circulent autour de l’apprentissage d’une langue et s’appuient sur l’impression que la langue est un tout indistinct et qu’elle s’améliorera naturellement au fil du temps, au gré des expériences et de la maturité grandissante de l’élève.
La croyance en un développement naturel et spontané du langage concerne par exemple les élèves allophones accueillis dans les classes de l’école maternelle. Parce que ces apprenants sont très jeunes, on peut croire qu’ils s’approprieront la langue française de manière naturelle grâce au bain langagier de la classe. C’est peut-être le cas pour les élèves particulièrement soutenus du côté familial mais pour d’autres, ce bilinguisme « imposé » est à l’origine de nombreuses difficultés : sentiment de solitude, confusions langagières, incompréhensions multiples, perte de motivation… Cette même conviction que le bain langagier de la classe sera suffisant s’observe à l’égard des élèves qui baragouinent un français éloigné des codes scolaires. Là encore, on pense souvent à tort que les différentes activités quotidiennement organisées ainsi que le modèle linguistique offert par les enseignant-es suffiront. Ces croyances négligent de prendre en compte la qualité très inégale des compétences langagières présentes dans les classes : certains élèves apprennent plus vite le polonais ou l’arabe avec leurs copains que le français parlé par l’enseignant-e. Certes, les élèves allophones et francophones vulnérables finissent par progresser dans leurs échanges familiers mais cela ne leur suffit pas pour saisir les subtilités de la langue utilisée pour les apprentissages. De plus, faute d’être correctement reformulées, des expressions erronées ou maladroites s’enracinent dans les pratiques langagières et rendent de plus en plus ardue l’acquisition d’un français élaboré.
Une autre croyance porte sur le caractère « monolithique » de la langue qui laisse à penser que parce qu’on en maitrise une des facettes, on les connait toutes. L’exemple le plus éclairant est celui de la compréhension en lecture : ce n’est pas parce qu’un élève déchiffre le conte du Petit Chaperon rouge qu’il le comprend et ce n’est pas parce qu’il le comprend qu’il est en mesure ensuite de donner du sens à un énoncé mathématique ou à un document historique. Déchiffrer n’est pas synonyme de comprendre et si s’entrainer à lire des textes littéraires fait partie à juste titre des programmes scolaires, cette compétence ne permet pas de facto de comprendre tout type d’écrit.
Ces quelques propos mettent en lumière la complexité des contextes vécus par les enseignant-es. Afin de dénouer cette complexité, une définition claire du FLSCO s’avère indispensable.
5. Une définition du français langue de scolarisation : un outil pour guider l’action
Grâce aux travaux de Michèle Verdelhan-Bourgade (2002), une définition a petit à petit émergé autour de trois portes d’entrée (Wauters, 2020).
Le français de scolarisation (FLA/FLSCO), c’est d’abord la langue dans laquelle l’enseignant-e donne son cours de mathématique, de géographie, d’histoire… C’est le discours dans lequel il-elle expose les savoirs disciplinaires. L’élève découvre un vocabulaire spécifique à la discipline. Les mots utilisés en cours constituent souvent de premiers pièges. Les élèves les reconnaissent pour les entendre dans leur vie quotidienne mais à l’école, ces mots revêtent un sens tout à fait différent. On parle de la polysémie du langage. Un exemple avec le mot « sommet ». Entre les trois sommets du triangle, le sommet de l’Everest, le sommet européen qui provoque d’importants embouteillages dans la capitale belge et un événement qualifié de sommet de la honte, l’élève doit capter que des mots identiques peuvent décrire des réalités différentes saisies dans des contextes différents. Le genre des textes qui véhiculent les savoirs peut être aussi fort éloigné des pratiques discursives présentes dans l’environnement familial. En mathématiques, en sciences, en art…, les matières sont présentées sous la forme d’énoncés, de descriptions, de tableaux, de pictogrammes, de formules, de synthèses… accompagnés de symboles, d’illustrations…, autant de systèmes sémiotiques auxquels l’élève va devoir s’adapter dès l’entrée à l’école maternelle. Ces genres de textes utilisent des éléments linguistiques tels que les conjonctions, des pronoms, des prépositions, ils communiquent sous la forme de schémas abstraits ou au contraire en phrases complexes absentes du langage familier utilisé.
La seconde porte d’entrée du FLSCO est liée aux démarches mentales typiquement scolaires que l’élève est invité à réaliser. Non seulement l’école expose l’élève à un langage spécifique mais elle lui demande d’être à son tour capable de le produire. Pour s’approprier les savoirs exposés et les utiliser à bon escient, l’élève doit développer un certain nombre de compétences langagières. Rappelons-le : cette nécessité s’est développée ces dernières années à la faveur d’une pédagogie des compétences. En classe, sur base de textes, de documents, d’énoncés, l’élève doit apprendre à comparer, argumenter, justifier, résumer, faire des liens et catégoriser… Pendant le cours, plus que jadis, l’élève est invité à expliquer ce qu’il a fait et comment il s’y est pris. On parle de métacognition et de démarches réflexives. Toutes ces démarches mentales accompagnent et rendent possible la structuration de la pensée ; elles soutiennent l’appropriation des savoirs. Cette langue élaborée, précise et structurée nécessite l’emploi d’éléments linguistiques auxquels le milieu familial de l’élève l’aura plus ou moins habitué. La facilité qu’ont certains élèves à s’exprimer oralement ne doit pas faire oublier que le passage de la langue orale à la langue écrite s’apparente à un véritable travail de traduction qui gagne à être explicitement travaillé. En fait, la langue orale à l’école s’approche davantage d’une langue écrite oralisée que des jargons entendus sur les cours de récréation ! On parle de la scripturalité du langage scolaire.
Enfin, la troisième porte d’entrée est celle qui prend en compte le langage dans lequel l’élève va exécuter les consignes ou les exercices, s’entrainer et retenir les savoirs et procédures… C’est aussi le langage qu’il doit maitriser au moment où l’école évalue les compétences nouvellement acquises.
Cette définition du FLSCO illustre le fait qu’il s’agit en fait d’une langue française sur objectifs spécifiques (FOS), concept emprunté aux didactiques de langues étrangères. Ce concept cerne les particularités des jargons propres aux professions et milieux de vie dans toute leur diversité. Le FLSCO est le jargon de l’École. Sur une échelle de A à C, le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL) fait correspondre le niveau du français scolaire aux niveaux B1 et B2, c’est-à-dire les niveaux que maitrise un utilisateur indépendant, voire avancé, pour communiquer une réponse appropriée dans des situations courantes. Surtout définis pour des adolescents et des adultes, ces repères sont précieux pour diagnostiquer le niveau de maitrise langagière mobilisé en classe dès l’entrée à l’école obligatoire. Ils permettent de se rendre compte des écarts considérables qui existent entre le français parlé par les élèves et celui utilisé par l’enseignant-e. Force est de constater que beaucoup d’élèves stagnent aux niveaux élémentaires A1 et A2 et qu’il est donc indispensable de les faire progresser peu à peu vers les niveaux B1 et B2 attendus.
6. Le FLSCO : un concept qui transforme les pratiques
La définition du FLSCO pointe non seulement les particularités de ce niveau langagier mais elle met en lumière le fait que ce langage est indissociable des contenus enseignés (Wauters, 2020). D’une discipline à l’autre, on utilise des mots et des structures spécifiques. L’argumentation, la narration ou la description selon que le discours est technologique, historique ou scientifique ne sont pas en tout point identiques (Jaubert, 2016 ; Nonnon, 1999 ; Romainville, 2019). Ainsi, les professeurs de mathématiques, de sciences, d’histoire, d’art ou d’éducation physique sont les premiers experts de la langue de leur discipline. En regard des difficultés langagières des élèves, l’enseignement du FLSCO invite, au-delà de la maitrise des matières disciplinaires, à bien identifier les éléments langagiers qui permettent de communiquer ces matières et de les rendre accessibles à tous les élèves.
Reprenons le chemin de la classe de CM2 de Madame Nathalie. Rappelons-nous. L’objectif de la leçon de mathématique était de travailler la notion d’équivalence des fractions. Prendre en compte le FLSCO débute au moment de la préparation même de l’activité (Wauters, 2020). L’enseignante repère le vocabulaire spécifique qui sera mobilisé (numérateur et dénominateur, équivalent, simplification, réduction…). Elle anticipe certaines des phrases qui vont décrire les situations ou verbaliser les manipulations : ces fractions sont ou ne sont pas équivalentes parce que… ; nous allons comparer, simplifier, réduire au même dénominateur, repérer les parts équivalentes, celles qui valent ou qui représentent la même chose (quantité, valeur, aire…) que…, le quart du carré équivaut, couvre la même surface que deux huitièmes de ce même carré, je peux vérifier cette affirmation en superposant les parts… L’enseignante liste des synonymes possibles, imagine des paraphrases qui permettront d’expliquer telle ou telle observation, de la formuler autrement. Elle réfléchit au texte qui va définir le concept même de fractions équivalentes : selon la définition trouvée sur le site de MathCenter, si deux fractions sont équivalentes, cela signifie qu’elles sont égales ou qu’elles représentent la même valeur. Attentive à mettre en valeur les mots et structures importants pour l’apprentissage ciblé, l’enseignante les répète distinctement en contexte face à ses élèves, elle les accompagne de schémas, de pictogrammes ou de gestes, elle les écrit au tableau et ne craint pas de les faire répéter. Tout au long de l’activité, la qualité du modèle linguistique de l’enseignante est un atout majeur. Lors de nos visites de classes, nous avons pu observer l’impact significatif de ce modèle sur les progrès réalisés par les élèves dans l’expression de leur pensée et la communication de leurs découvertes.
La première porte d’entrée de la définition du FLSCO s’attarde surtout sur le discours de l’enseignant-e et la volonté de le rendre accessible. La seconde porte d’entrée insiste davantage sur le fait que les élèves doivent pouvoir à leur tour utiliser ce langage en cours d’apprentissage. L’attention portée à cette production langagière va permettre non seulement de l’améliorer et de la perfectionner mais ce faisant elle aidera aussi les élèves à comprendre de mieux en mieux le contenu enseigné. Pour ouvrir cet espace au langage, l’enseignante veille à créer dans sa classe un véritable espace d’interactions langagières. Les travaux de groupe offrent des occasions de mobiliser les termes nouveaux, de formuler des hypothèses, d’expliquer comment ils s’y sont pris pour résoudre le problème. Ces occasions sont idéales pour l’apprentissage du langage si l’enseignante est attentive à accompagner les locuteurs les plus fragiles. Parler autour du savoir nouveau, c’est se l’approprier de manière de plus en plus performante. La synthèse imaginée par l’enseignante est collectivement élaborée : cet exercice collectif aide les élèves à passer progressivement de la langue orale à une langue écrite précise et structurée. Au moment des exercices, troisième porte d’entrée, les consignes sont clarifiées.
Prendre en compte le FLSCO, c’est ainsi pour l’enseignante s’interroger sur le contenu disciplinaire à transmettre tout en portant un regard sur les particularités linguistiques du discours grâce auquel chacun de ses élèves doit s’approprier ce nouvel apprentissage. Cette attention au langage certes prend du temps mais très vite, elle devient naturelle… et comme l’exprimait Madame Nathalie : finalement, on ne peut plus faire autrement… L’intérêt de cette approche est aussi d’affiner le regard de l’enseignant sur les difficultés des élèves et d’ajuster ses objectifs, de nuancer l’évaluation des besoins de ses élèves et des progrès réalisés. La classe devient ainsi le lieu premier où la langue de scolarisation va pouvoir s’enraciner et se développer (Auger & Le Pichon-Vorstman, 2021).
En théorie, beaucoup sont séduits par la démarche mais le passage à la pratique relève d’une petite révolution ! Les enseignant-es, à l’exception bien sûr des professeurs de langue, sont formé-es à enseigner en français et non pas à enseigner le français comme si c’était une langue étrangère ou seconde. À l’école maternelle et primaire, la polyvalence des enseignant-es rend la proposition réaliste. D’une matière à l’autre, l’attention des élèves peut être naturellement guidée sur des formulations récurrentes, sur le sens des mots et l’emploi des temps verbaux. Des habitudes peuvent être adoptées comme le débat autour de la résolution de problèmes ou l’élaboration de synthèses. Au collège (Jaubert, 2016 ; Romainville, 2019) chacun a conscience que, au fur et à mesure que les contenus se spécialisent, seul un professeur de mathématiques ou d’histoire sera véritablement en capacité d’accompagner ses élèves dans l’appropriation du langage qui porte ces contenus spécifiques. De l’avis du Conseil de l’Europe (Thürmann & coll., 2010), tous les enseignants deviennent des enseignants de langue, au sens où ils connaissent les exigences langagières de leur(s) matière(s) et les stratégies appropriées de soutien linguistique. Reconnaissons que cela ne va pas de soi.
Des solutions peuvent être trouvées dans la mise en place de pratiques collaboratives entre tous les enseignants d’une équipe. Des concertations sont organisées au cours desquelles les expertises des uns et des autres deviennent des ressources précieuses. Se communiquer les sujets de cours permet de réaliser des liens entre les matières traitées et de rendre ces liens visibles pour les élèves. Ainsi, le cours de français peut devenir aussi souvent que possible un point de ralliement idéal entre les différentes disciplines (Jaubert, 2016). Sans devoir maitriser celles-ci, le professeur de français peut inviter ses élèves à observer les ressemblances et les différences entre la formulation d’argumentations, d’hypothèses, de narrations ou de descriptions selon qu’on suit un cours de sciences, de mathématiques ou d’histoire de l’art. C’est aussi l’occasion d’analyser comment communiquer des données, s’exprimer autour d’un graphique, formuler une hypothèse, développer des formules lapidaires en textes suivis. C’est prendre conscience de la polysémie des mots utilisés selon leurs contextes d’utilisation. De leur côté, les didacticiens de langues peuvent suggérer à leurs collègues de mathématiques ou d’histoire des démarches intéressantes pour soutenir des dynamiques d’échanges pendant les cours (types de tâches, procédures de mises en commun, amélioration de la langue orale lors d’exposés…) et attirer l’attention sur des difficultés récurrentes chez certains élèves allophones. Les collègues responsables quant à eux du soutien scolaire ou des cours de FLS gagneront à entrer dans les classes, pendant les cours, afin d’aider les élèves les plus en difficulté à communiquer leurs démarches, à les reformuler de manière toujours plus précise. Ces pratiques de co-enseignement facilitent l’accompagnement d’un maximum d’élèves. Cette collaboration ne doit certes pas être quotidienne mais mise en œuvre à des moments stratégiques, elle s’avère particulièrement efficace. Elle n’exclut en rien la pertinence de séances d’accompagnement plus ciblées en dehors de la classe, pour des besoins bien identifiés.
7. L’enseignement-apprentissage du FLSCO : l’affaire de tous ou de quelques-uns ?
Enseigner, c’est faire œuvre de traduction et le langage est premier au cœur du métier d’enseignant. Au xvie siècle, Montaigne (1533-1592) l’avait déjà bien compris : « Que le maitre ne demande pas seulement à son élève de lui répéter les mots de sa leçon, mais de lui en donner le sens et la substance. […] Régurgiter la nourriture telle qu’on l’a avalée prouve qu’elle est restée crue sans avoir été transformée : l’estomac n’a pas fait son travail, s’il n’a pas changé l’état et la forme de ce qu’on lui a donné à digérer ». Notre époque accorde plus que jamais un rôle fondamental aux langues et aux langages, consciente de l’importance de leur maitrise non seulement pour acquérir des connaissances mais aussi pour doter tout apprenant d’un précieux outil d’émancipation et d’autonomie. En cela, le FLSCO, langue de scolarisation, mérite une place privilégiée dans l’attention portée à la réussite de tous les élèves.
De par ses spécificités, l’apprentissage du FLSCO ne peut être laissé aux seuls soins des professeurs de français ou autres spécialistes. Il est véritablement l’affaire de toute personne qui a pour mission de transmettre des savoirs aux élèves. Si cet apprentissage semble aller de soi pour des élèves dont l’éducation les a préparés aux usages scolaires du langage, beaucoup d’autres apprenants, allophones ou non, doivent pouvoir compter sur l’École pour développer cette compétence essentielle. La mission des adultes, parents et enseignants, est d’amener un enfant à se surpasser, à ne pas se contenter d’approximations, à mettre en mots sa pensée avec de plus en plus de précision (Bentolila & Quéré, 2014). Pour cela, quelle que soit la discipline, le langage réclame une attention toute particulière car une exposition seule au langage sans apprentissage structuré ne peut en garantir la maitrise (Vigner, 2015). Et nous ajouterons l’importance d’y trouver du plaisir : plaisir de la langue qui ouvre la porte à la saveur des savoirs et à l’expression de soi, au gout de la découverte et de l’apprentissage tout au long de la vie.
En ce sens, tous les enseignants sont concernés par le FLSCO.