Introduction
Les mobilités humaines, en constante augmentation, ont pour corollaire un accueil particulier des enfants migrants à l’école française. Leur nombre est, en France, exponentiel. Les dispositifs linguistiques ouverts pour ces enfants dits « allophones » (et leurs parents) dans certains établissements scolaires – les unités pédagogiques pour élèves allophones arrivants (UPE2A) et les dispositifs Ouvrir l’école aux parents pour la réussite des enfants (OEPRE) – nécessitent évidemment une ingénierie spécifique qui ne peut évacuer ni le plurilinguisme ni la diversité culturelle des apprenants, bien que le terme choisi en 2012 par l’institution pour les catégoriser (circulaire 2012-141) évacue toutes leurs spécificités et leurs besoins éducatifs1 autres que linguistiques (Prévost, 2021 ; 2022a), sans doute parce que leurs caractéristiques sont hétérogènes et multiples.
La collaboration – au sens d’une conception co-actionnelle de l’enseignement/apprentissage du FLE (Puren, 2002, 2004) – a aussi toute sa place dans ces deux dispositifs, bien qu’ils n’aient pas le même fonctionnement. Elle se déploie sous diverses formes, plus ou moins conscientisées, entre apprenants, entre enseignants, entre apprenants et enseignants. C’est cette collaboration plurielle que nous allons évoquer ici, d’une voix double. Nous prendrons appui, en tant qu’enseignante de FLS en collège, sur une auto-analyse de pratiques dans l’UPE2A que nous coordonnons depuis quatre ans et dans le dispositif OEPRE que nous avons ouvert2 au sein de notre collège. En tant que chercheure3, nous évoquerons l’analyse d’entretiens semi-directifs menés auprès de cinq enseignantes dans le cadre de la recherche DiLCoLor4 (Lemoine-Bresson et Prévost, 2024) déployée actuellement en Lorraine. Toutefois, le corpus étant restreint et les observations de classes n’étant pas toutes réalisées au moment où nous écrivons, les hypothèses avancées seront à confirmer.
Notre double posture (en tant que praticienne et en tant que chercheure) nous permettra d’interroger les formes collaboratives et de souligner les tensions entre les besoins des enseignants/apprenants et leur réalisation sur le terrain. Comment faire travailler les apprenants/les enseignants en équipe ? Et pourquoi ? Quelles pratiques se développent entre apprenants et comment les accompagner/encadrer/favoriser ? Comment les activités de groupe augmentent-elles les interactions en UPE2A/OEPRE et favorisent-elles des stratégies (méta)discursives et d’apprentissage de la langue ?
Après une contextualisation des dispositifs UPE2A et OEPRE et des dispositifs linguistiques observés, nous évoquerons les collaborations plurielles et leurs enjeux pour les apprenants allophones en cours de FLS/FLSco ainsi que pour leurs enseignants.
1. Contextualisation
La direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance comptabilise 77 435 élèves allophones nouvellement arrivés scolarisés en 2021-2022 (MEN-DEPP, 2023). À titre de comparaison, ils étaient 37 200 recensés en 2014-2015 (MEN-DEPP, 2015). Les arrivées importantes sont inégales sur le territoire français à cause des zones de migration et de la prise en charge disparate de ces élèves. Un déséquilibre est toujours présent entre l’est et l’ouest métropolitain, notamment entre la Bretagne, les Pays de la Loire, la Basse-Normandie, l’ouest de l’Aquitaine et la Région Grand Est, la Bourgogne–Franche-Comté, la région Auvergne-Rhône-Alpes. Les académies de Mayotte, Guyane, Paris, Créteil, Amiens, Strasbourg, Nancy-Metz, Lyon, Poitiers, Toulouse et Aix-Marseille scolarisent, avec des moyens très hétérogènes, un nombre important d’allophones. Par ailleurs, six départements scolarisent très peu (moins de 15 %) d’élèves allophones en UPE2A (Indre, Morbihan, Mayenne, Meuse, Dordogne et Martinique). (MEN-DEPP, 2019 ; Cour des comptes, 2023). En Lorraine, les derniers chiffres officiels font état de de 674 allophones arrivants en 2021 sur 50 UPE2A5 (Cour des comptes, 2023) mais 1352 élèves allophones étaient inscrits au DELF6 à la session de 20237 selon le rectorat de Nancy-Metz.
La prise en charge des enfants allophones a pris diverses formes depuis les années 1970, induisant des catégorisations variables d’élèves – et inversement. Leur prise en charge, non plus en classes fermées (voire imperméables) mais en dispositifs ouverts est conséquente de l’évolution de l’école. Le modèle scolaire ségrégatif (les classes fermées initiées dans les années 1970) a été modifié pour une école intégratrice avant d’aboutir à une scolarisation inclusive, déployée d’abord pour accueillir les élèves handicapés8. La mise en œuvre de la scolarisation inclusive s’est étendue aux élèves allophones, catégorisés désormais9 comme élèves à besoins éducatifs particuliers (BEP). Ces catégorisations évolutives attribuées aux apprenants et aux modalités de scolarisation montrent que l’École française s’interroge et se réinvente au gré des évolutions sociales et/ou des préoccupations politiques.
1.1. UPE2A et OEPRE : deux espaces d’enseignement-apprentissage
L’organisation de la scolarité des élèves allophones en vigueur depuis 2012 préconise une double inscription – en UPE2A et dans une classe ordinaire (liée à l’âge) – limitée à un an (deux années pour les enfants non scolarisés avant leur entrée sur le territoire français). C’est dans ce cadre que les élèves apprennent, à raison de douze heures hebdomadaires maximales, le français langue seconde (FLS) et de scolarisation (FLSco). Les travaux de recherche montrent que ces dispositifs sont globalement contraignants (Armagnague-Roucher & Rigoni, 2018 ; Mendonça Dias, 2020) voire maltraitants du fait du rythme imposé institutionnellement qui place les apprenants en échec ou en situation d’exclusion (Guedat-Bittighoffer & coll., 2021), que le temps alloué pour apprendre le français est restreint10, avec de fortes disparités territoriales (Armagnague-Roucher et Rigoni, 2018), des failles dans la formation des intervenants (Prévost, 2023a ; 2023b) et une efficience limitée (Guedat-Bittighoffer & coll., 2021 ; Mendonça Dias, 2020). Par ailleurs, Merle montre qu’il existe une « ségrégation scolaire » (Merle, 2012) puisque les UPE2A sont très majoritairement situées en zone prioritaire11 (REP+), en lien avec la carte scolaire12.
Les dispositifs OEPRE créés en 2008 partagent des points de convergence avec les UPE2A dans les prescriptions organisationnelles institutionnelles et leur mise en œuvre disparate selon les territoires. Pour Rocher (2019),
derrière cette idée de réussite, l’Éducation nationale entend donner à ces parents à travers un apprentissage linguistique une meilleure compréhension du système éducatif. L’objectif pour les parents est de posséder des outils afin d’être davantage acteurs dans l’orientation de leurs enfants. (p. 28)
Ces deux types de dispositifs proposent un cadre d’enseignement-apprentissage du français finalement assez libre mais bien plus contraignant pour les élèves que pour leurs parents. Les élèves sont tenus de suivre les cours de FLS pour s’engager dans une scolarité ordinaire alors que pour leurs parents, il s’agit d’une option qui s’offre à eux13. De plus, si le dispositif OEPRE est contraint par un programme d’enseignement édité communément par le ministère de l’Éducation nationale et le ministère de l’Intérieur (BO no 15 du 13 avril 2017) portant sur trois axes d’apprentissage (l’acquisition du français ; la connaissance des valeurs de la République et leur mise en œuvre dans la société française ; la connaissance du fonctionnement et des attentes de l’école vis-à-vis des élèves et des parents), sa mise en œuvre est peu encadrée. Sans doute à cause de l’hétérogénéité des intervenants volontaires pour animer les ateliers : « enseignants du secondaire (48,9 %), professeurs des écoles (18,3 %), intervenants indépendants (17 %), intervenants associatifs (14,9 %) » (Veloso, 2020, p. 19). Pour l’UPE2A en revanche, il n’y a pas de programme en termes de contenus disciplinaires. Les enseignants se réfèrent toutefois au Cadre européen commun de référence pour les langues (Conseil de l’Europe, 2021) et au Socle commun de connaissances, de compétences et de culture (MEN, 2015), dans un empan temporel, on l’a dit, plus que serré. Aussi les approches didactiques et les pratiques sont particulièrement hétérogènes, voire hétéroclites dans ces dispositifs.
1.2. Dispositifs du recueil de données
Cet article repose sur une auto-analyse de pratiques dans un petit collège de Nancy, accueillant moins de 300 élèves et classé REP+ où nous enseignons le FLS/FLSco après avoir été professeure de lettres modernes. Nous ferons également référence à des données recueillies dans le cadre de la recherche DiLCoLor (Lemoine-Bresson & Prévost, 2024) auprès de cinq enseignantes de FLS au profil varié, dans 5 UPE2A situées dans différents types d’établissements répartis dans 3 des 4 départements lorrains (Meurthe-et-Moselle, Meuse, Moselle) soit en centre-ville de Nancy, en zone rurale en Meuse, en zone rurale et en zone prioritaire (REP) en Moselle.
2. Des collaborations plurielles
Les enseignants du secondaire nommés14 en UPE2A sont coordinateurs et professeurs référents. Il leur revient donc d’organiser – avec l’équipe enseignante et de direction, les familles, les travailleurs sociaux/éducateurs, éventuellement les équipes médicales – toutes les actions en faveur des élèves scolarisés dans leur dispositif pour répondre aux mieux à leurs BEP afin de les inclure de manière efficiente dans les cours ordinaires. Ils sont également considérés comme personne-ressource (évaluation diagnostique, outils). Dès lors, on peut imaginer que les formes de collaborations (au sens de « cum-laborare ») avec leurs pairs sont nombreuses et variées pour répondre à des besoins nombreux et divers.
2.1. Collaboration entre enseignants pour l’UPE2A, une coordination à sens unique
Or, il ressort des entretiens menés pour DiLCoLor que la coordination des UPE2A n’est pas collaborative. Elle est dépeinte comme endossée par l’enseignant de FLS qui en impose ses modalités fonctionnelles à l’équipe pédagogique. Cette posture de professeur décideur, contrainte par le système institutionnel, peut être douloureusement vécue. Claudine15, ex-enseignante de lettres et enseignante de FLS depuis neuf ans, déplore perdre beaucoup de temps à organiser, seule, la scolarisation des élèves qui arrivent par vagues tout au long de l’année :
Oui, c’est-à-dire qu’il y a des arrivées et des sorties, très régulières. Et j’avais cette expression quand j’ai pris connaissance [du terrain], j’ai pris connaissance de la réalité du poste, je me suis dit, mais me voici professeur d’entrées et de sorties (ENTR1, Claudine 6 – DiLCoLor).
La coordination devient ici un travail comptable d’entrées et de sorties, déplaisant parce que chronophage, à renouveler sans cesse au détriment de l’enseignement :
Et pour moi, c’est plus presque un appui… qui est une mission d’appui au chef d’établissement et à la vie scolaire. Parce qu’en fait, nous faisons tout de A à Z. […] On est des gestionnaires […]. Ça serait presque une forme de management qui ne dit pas son nom. (ENTR1, Claudine 87-99 – DiLCoLor).
Elena, ex-traductrice et juriste spécialisée auprès des migrants, contractuelle en UPE2A depuis deux ans, dit de son métier :
Je pense que oui, je dirais que je suis… coordonnatrice. (ENTR5, Elena – 69, DiLCoLor).
Garance, ex-traductrice en reconversion et en UPE2A pour la troisième année consécutive, est consciente que sa mission d’enseignante prend une couleur sociale, qui empiète sur le temps d’enseignement et que ne partagent pas les professeurs des cours ordinaires :
Je ne me fais pas passer pour ce que je ne suis pas – une travailleuse sociale – mais parfois, j’ai un rôle qui peut légèrement empiéter sur le rôle du travailleur social (ENTR2, Garance 19 – DiLCoLor).
Garance ne fait pas référence ici à une dynamique collective de travail ni, plus loin dans l’entretien, quand elle évoque des collègues qui interviennent dans l’UPE2A pour compléter leur service :
J’ai une collègue de mathématiques qui assure les 2 heures de mathématiques. Et un collègue d’histoire géo qui assure les 2 heures d’histoire géo. (ENTR2, Garance 11 – DiLCoLor).
Les cours adaptés aux allophones en UPE2A ne relèvent pas, ici, ni d’une coanimation ni d’une collaboration mais d’un travail conjoint, parallèle, où chaque enseignant œuvre personnellement pour la réussite des élèves inscrits dans le dispositif. Cathia, juriste de formation, enseignante de FLS depuis cinq ans, évoque, elle, une collaboration avec les travailleurs sociaux. Mais ses propos montrent qu’il s’agit davantage d’un suivi combiné que d’un travail collaboratif, voire d’un dialogue matériellement difficile auprès des tuteurs légaux au sujet de mineurs non accompagnés dont ils sont les référents :
Ceux qui sont les plus difficiles [à gérer] c’est les mineurs isolés. Parce qu’ils sont forcément pris en charge dans des foyers. Et là, il faut faire la course aux éducateurs. Et l’éducateur que vous avez marqué sur sa notification, c’est plus le même [rires]. En moyenne, en une année, j’ai 4 interlocuteurs différents pour un jeune. Et c’est une moyenne. […] Ils font les 3/8 ces gens-là. (ENTR3, Cathia 62 – DiLCoLor)
Toutes les enseignantes suivies, et notre expérience va dans ce sens, gèrent seules l’organisation « matérielle » du dispositif, c’est-à-dire les emplois du temps et les affiliations en cours ordinaires, les entrées et les sorties d’élèves imposées par l’institution scolaire, par les vicissitudes du quotidien ou par des contraintes administratives et juridiques.
2.2. Personne-ressource, un rôle inexploité ?
Au sujet de la facette « personne-ressource », les enseignantes interrogées ne semblent pas investir ce rôle, sans doute par manque de formation – très inégale selon les académies (Cour des comptes, 2023). Claudine ne se sent pas outillée pour former sereinement ses pairs :
Je pense que les besoins sont énormes, que la formation reçue elle consiste en une journée par an, ce qui est déjà une avancée puisqu’elle n’existait pas avant. Elle existe depuis deux ans (ENTR1, Claudine 186 – DiLCoLor).
Claudine échange cependant très régulièrement avec ses collègues pour les amener à différencier leurs pratiques en cours ordinaires. Elle déplore que les professeurs (« des collègues qui sont conscients de ça ») ne s’occupent pas des élèves (« ils sont un petit peu invisibles ») mais défend le corps enseignant, dépassé par les conditions de travail (« ils sont nombreux », « je ne peux pas ») et les contraintes bureaucratiques (« il y a toujours des questions de papiers ») :
Dans beaucoup de cours ils sont un petit peu invisibles et puis j’ai des collègues qui sont conscients de ça et qui sont un peu embêtés et qui me disent « mais tu sais moi en SVT je peux pas je peux pas, on manipule ils sont nombreux je peux pas » mais ça les embête ou ceux qui organisent des voyages. En fait, ils participent jamais aux voyages parce qu’il y a toujours la question des papiers (ENTR1, Claudine 308 – DiLCoLor)
Les propos de Claudine semblent montrer une insuffisance de moyens et un manque de formation que conforte le dernier rapport de la Cour des comptes sur la scolarisation des allophones car il ressort que l’académie de Nancy-Metz n’offre pas de formation continue pour l’obtention de la certification complémentaire (Cour de comptes, 2023, p. 52).
Les propos de Cathia indiquent qu’elle ne se considère pas comme une personne-ressource, renvoyant les enseignants à leur formation initiale de « spécialistes » :
Après, pour former mes collègues, je leur donne ce que j’applique moi, je leur donne des pistes et puis des clés. Après, ils sont spécialistes quand même de leur matière. C’est aussi à eux, s’ils veulent, ils sont censés adapter aussi leur cours (ENTR3, Cathia 72 – DiLCoLor).
La collaboration dans le travail pédagogique au quotidien ne semble pas envisagée voire envisageable par Cathia parce que le temps alloué à l’apprentissage du FLS/FLSco est nettement insuffisant du fait du retard scolaire de certains apprenants (Mendonça Dias, 2020) :
Et quand on inclut des élèves, mes collègues, ils aiment bien… Ils veulent que le niveau soit par rapport à la classe d’âge. Or, moi, j’ai des élèves qui ont une classe d’âge de troisième voire plus et qui ont un niveau CP en mathématiques. Donc, est-ce que je peux les inclure en mathématiques ? Difficilement. Sans me mettre le collègue à dos, difficilement. (ENTR3, Cathia 54 – DiLCoLor).
Fehime, ex-enseignante en lycée professionnel (lettres-anglais) et enseignante en UPE2A depuis 6 ans, dit d’elle qu’elle est décisionnaire. Elle ne se place pas dans une posture de personne-ressource : elle choisit d’inclure les élèves en cours ordinaires sans négociation ni collaboration (ni en amont ou/ni en aval des cours ordinaires). Par exemple, elle explique qu’un élève tunisien est allé sans son accord, en cachette, au cours d’histoire-géographie pris en charge par un professeur arabophone – qui lui avait demandé de prendre l’élève dans son cours :
En fait cette année avec un élève tunisien, le collègue, c’est le collègue d’histoire qui a enseigné justement en Tunisie, qui parle un peu arabe, il a demandé, il a insisté, l’élève a insisté… Il y allait quand même une heure sans mon accord, c’était un petit filou, il y allait quand même. Bon c’est tout. Je n’ai rien dit, je l’ai appris après coup, c’est pas grave (ENTR4, Fehime 162 – DiLCoLor)
Sans doute Fehime ne pense pas que la maîtrise commune d’une langue entre élève et professeur soit un levier pour une possible collaboration ni un facteur de réussite puisqu’elle déclare par ailleurs :
Dans ma classe, les langues sont interdites. Ça créé des clans (ENTR4-Journal de bord, DiLCoLor-Fehime).
Si l’enseignante est dotée d’une étudiante recrutée en service civique qui a remplacé une « une AED16 qui avait été embauchée, mais surtout pour venir en aide aux collègues d’Anglais. Et… [qu’elle s’était] un peu approprié quelques heures. » (ENTR4, Fehime53 – DiLCoLor), il ne semble pas y avoir de collaboration pédagogique entre elles deux. L’étudiante est, dans le discours du moins, cantonnée à un rôle d’assistante, souvent envoyée comme secrétaire dans les cours ordinaires :
Alors elle, elle est là, présente avec moi, parfois. Puis vous voyez, après je lui dis « mais t’es où après ? » Donc elle n’était pas censée être avec moi, elle accompagne un élève en mathématiques, parce qu’il a besoin, parce qu’il a du mal à prendre les cours, parce que, voilà, donc souvent, la plus grande partie même de ses heures, elle accompagne certains élèves, individuellement, pour les aider déjà à la prise de note au début, parce que c’est pas évident (ENTR4, Fehime46 – DiLCoLor)
Pourtant, plus loin, Fehime relate une expérience collaborative imposée [« Ah, ben la fois-là, il me semble que c’était pour compléter son service. Ouais. » (ENTR4, Fehime56 – DiLCoLor)] très positive tant pour les élèves comme que pour les enseignants collaborant dont elle-même :
Non, on a fait ça une année… mais avec le collègue de sport, on avait travaillé sur la motricité et en même temps, donc on travaillait les consignes, les éléments de langage, par exemple les propositions de lieux, puis on a adapté ça avec des exercices physiques. On l’a fait qu’une année, oui. On avait fait même un jeu de piste avec lui après. On leur a appris à faire du vélo à certains, parce qu’ils ne savaient pas. Mais non depuis… (ENTR4, Fehime 54 – DiLCoLor).
Au vu de l’analyse indéniablement favorable qu’elle fait de cette collaboration et de l’évocation du désir du professeur d’EPS de renouveler cette collaboration pédagogique [« Il aimerait bien, ceci dit. Non, le collègue aimerait bien recommencer ça, parce que ça lui avait plu. D’ailleurs, il a passé la certification complémentaire qu’il a obtenue l’an dernier. » (ENTR4, Fehime 58 – DiLCoLor)], il est surprenant que Fehime ne développe pas davantage le travail collaboratif dans son dispositif.
On le voit à travers ces extraits d’entretiens, les enseignantes interrogées ne s’envisagent pas comme personne-ressource. Sans doute que Cathia, Elena, Garance qui sont en reconversion17 (alors que la plupart de leurs collègues a suivi un parcours diplômant classique) n’estiment pas leur parcours dans l’enseignement assez légitime pour s’imposer comme professeurs référents. Par exemple, Garance dit :
Alors, bon écoutez, je vais être très, très franchement avec vous, je n’ai pas les diplômes. Voilà. Je n’ai pas le diplôme pour être enseignant de français/langue étrangère. (ENTR2, Garance 24 – DiLCoLor).
Claudine déclare ne pas être à l’aise à cet égard. Fehime, la seule à avoir suivi une formation en FLE, n’a pas un discours qui va dans ce sens. On peut donc faire des hypothèses sur les freins au travail collaboratif et relever des obstacles factuels à la collaboration.
2.3. Facteurs de l’absence de travail collaboratif
Ces cinq témoignages montrent les collaborations entre enseignants plutôt inhabituelles. On peut concevoir que cette absence de travail collaboratif tient à la personnalité des enseignantes suivies, ce qu’affirme par ailleurs Claudine : « Oui, alors je ne suis pas très à l’aise avec… je ne me sens pas outillée non plus. Mais moi, je ne suis pas formée à ça et je n’ai pas forcément la personnalité pour ça. » (ENTR1, Claudine 99 – DiLCoLor). Pour notre part, au sein de notre établissement, rares sont les collègues désireux de collaborer, quelle que soit leur discipline, leur âge et leur parcours, toujours par manque de temps, parfois par manque d’intérêt bien que nous investissions pleinement notre mission de personne-ressource, par ailleurs inhérente au poste de professeur référent en UPE2A.
Or, si créer ensemble des supports différenciés et/ou des plans d’action (par exemple en amont, préparer au lexique/métalangage du cours ordinaire à venir pour motiver/accrocher l’élève ou revenir sur une notion peu/mal comprise en cours ordinaire) est chronophage, c’est très efficace sur l’apprentissage. De notre pratique, il ressort que le travail collaboratif entre enseignants donne du sens aux apprentissages, notamment pour les élèves qui n’ont pas connu les mêmes codes scolaires avant leur arrivée en France (école du par cœur, enseignement religieux, scolarisation limitée etc.). Le fait de déléguer l’enseignement de la métalangue (acquise plus ou moins implicitement et réinvestie depuis le primaire pour les élèves ordinaires natifs et régulièrement sollicitée par les enseignants) ou du lexique spécifique et conceptuel à l’enseignant de FLS permet aux élèves allophones de s’approprier les notions disciplinaires de manière explicite et dans un temps moins contraint, en utilisant divers outils (multimodaux et/ou numériques) parfois innovants. Le langage conceptuel, nécessaire pour faire des inférences entre les enseignements ne peut s’apprendre qu’en comprenant le système de concepts dans lequel il s’inscrit. Cela nécessite des allers et retours langagiers, parfois même des détours sous forme de « décrochages communicatifs » (Escoffier, 2021). Ce sont des libertés interactionnelles que s’octroient en UPE2A les élèves qui font entrer leur vécu dans l’interaction – et que les enseignants de FLS leur accordent volontiers car ils représentent des occasions de s’exprimer et d’ancrer le langage. En collaborant ainsi, on donne une vraie valeur à la notion de BEP et à la mission plurielle de l’enseignant de FLS/FLSco. En effet, les enseignants d’UPE2A doivent faire acquérir, outre la langue-culture, la langue de scolarisation et la culture scolaire – au sens des habitudes, des attendus implicites, et des pratiques langagières qu’évoque Bonnery (2019), les études montrant par ailleurs que la fracture sociale se creuse à l’école sur ces attendus (Wauters, 2020).
L’absence de collaboration dans le quotidien pédagogique des enseignantes suivies est assurément liée à d’autres éléments concomitants. Nous en citerons deux. D’une part, la charge de travail des enseignants en REP+ est accrue, alors même que les études montrent que la mission des enseignants français ordinaires est une des plus lourdes d’Europe. En REP+, les moments de concertations des équipes initialement pensés à leur création en 2014 ont été rapidement remplacés par des temps de réunions imposées et de formations obligatoires18. Fehime dit à ce sujet : « Et en REP+, on nous demande beaucoup aussi. Parce qu’on est en REP+. On sait faire parce qu’on est en REP+. On doit faire parce qu’on est en REP+. On doit rendre des comptes parce qu’on est en REP+. » (ENTR4, Fehime 58 – DiLCoLor). D’autre part, la formation initiale des professeurs du secondaire ne prépare pas toujours à la coopération, même si les analyses de pratiques sont courantes, parce que la coopération est directement liée à l’expérience de terrain et nécessite une transposition didactique. Ils ont globalement appris – surtout s’ils ont été formés avant le Grand plan pour le numérique (gouvernement Hollande, 2015) et la pandémie mondiale – à collaborer au sens de mener des activités d’enseignement conduites conjointement, par le biais de formes organisationnelles diversifiées sans mutualisations de pratiques, d’informations ou d’outils. Le Sénat indique dans un Rapport à cet égard que « la France fait partie des pays de l’Union européenne où les enseignants collaborent le moins entre eux. » (Sénat, 2022) et signale que l’absence de collaboration limite la performance des professeurs. Ce fonctionnement français serait également lié au bâti des établissements qui ne proposent pas (assez) d’espaces d’échanges, hormis la salle des professeurs, fortement réduite en taille par ailleurs dans les nouvelles constructions. Or, l’aménagement scolaire, vecteur d’émotions, a assurément un impact sur le travail (Cnesco, 2017 ; Dugas & coll., 2022 ; Pointud, 2024), notamment collaboratif.
2.4. Collaboration entre apprenants et enseignants (UPE2A et OEPRE)
Les enseignantes suivies ont été interrogées sur l’architecture de leur salle de classe pour explorer la relation entre espace et médiation des savoirs. Fehime y décèle un lien : « Complètement, oui. J’ai demandé à ce que ce soit plus grand, parce que quand on travaille, en gros il faut quand même pouvoir circuler » (ENTR4, Fehime 66 – DiLCoLor) sans toutefois aborder la circulation comme propice au travail collaboratif. Mais plus loin dans l’entretien, elle évoque une des formes que peut prendre le travail collaboratif dans sa classe, au sujet d’un projet annuel artistique. Il s’agit de la réalisation d’un Kamishibaï19 pour un concours académique. Elle explicite les consignes et la manière dont elle a mené la phase exploratoire de production écrite et la phase d’écriture plurilingue collaborative :
Vous choisissez trois mots de l’histoire une fois qu’on avait fini de l’écrire et vous choisissez trois mots que vous traduirez dans votre langue. Donc il en est ressorti deux mots vraiment qui avaient eu plus de succès […] puis à en mesure qu’on écrivait l’histoire il y a, on a mis une phrase. Bon là, par contre, c’est moi qui l’ai trouvée. Mais on a mis une phrase qui revient souvent c’est « tik tak chaque seconde compte » (ENTR4, Fehime 106 – DiLCoLor).
L’enseignante a recours au pronom impersonnel « on » (« on écrivait », « on a mis ») pour évoquer un travail d’équipe entre élèves et enseignant et/ou assistante mais son discours n’explicite pas les modalités de sa réalisation. Conséquemment, au travers de son discours, le travail collaboratif nous apparait très ténu.
Pour Claudine, la salle de classe doit être accueillante, comme un prolongement de la grande bienveillance de cette enseignante. Elle explique qu’à son arrivée dans le collège, en découvrant la salle qui lui était allouée, elle a voulu démissionner :
Quand je suis venue ici, le principal de l’époque m’a montré la salle et j’ai fait un courrier pour retirer ma ma… enfin c’était trop tard j’étais entrée numériquement. Mais j’ai fait un courrier à l’inspection pour demander, pour préciser que je ne postulais plus parce que… elle était, comment dire, je me suis dit « mais c’est minuscule ici comment… c’est pas possible c’est trop petit, c’est sombre, c’est orienté nord ». Il faisait très froid. Il fait moins froid maintenant parce que la principale actuelle a demandé à ce qu’il y ait un deuxième chauffage d’installé (ENTR1, Claudine 173 – DiLCoLor)
Pour Claudine, la petitesse de sa salle limite les co-interventions :
On a été deux sur ces 18 heures pendant plusieurs mois donc c’est une chance extraordinaire pour pouvoir vivre ça [mais] quand on fait deux activités différentes dans un espace aussi restreint, c’est difficile pour la concentration (ENTR1, Claudine 184 – DiLCoLor).
Pourtant, Claudine évoque des coanimations régulières avec plusieurs collègues – forcées dans un premier temps (« elles viennent un peu sous la contrainte parce que voilà elle n’avait pas de service puis qu’en un coup la direction leur dit si vous devez quand même faire 18 h de présence » (ENTR1, Claudine 179 – DiLCoLor). L’enseignante évoque une collaboration particulière, sur le long terme : « Très concrètement j’ai travaillé en coanimation, là, cette année avec une collègue de lettres souvent ; elle est prête à cette pédagogie, à cette nouveauté » (ENTR1, Claudine 177 – DiLCoLor). Mais, dans ses propos, ces expériences de coanimation ne relèvent pas à proprement parler d’un travail collaboratif avec les élèves : « On a été deux sur ces 18 heures pendant plusieurs mois donc c’est une chance extraordinaire pour pouvoir vivre ça et je lui disais “Une de nous prend en charge la classe et l’autre fait de l’oral en interactivité” » (ENTR1, Claudine 184 – DiLCoLor). Ce sont davantage des moments de formation informelle entre pairs :
J’essaye de rebondir sur leurs compétences. Elles ont fait un cursus d’histoire de l’art donc ça m’a beaucoup aidé dans la préparation des cours. La collègue de musique m’a beaucoup… enfin je l’ai vue faire parce que je les laisse aussi… elles coaniment mais puis ponctuellement je leur dis « mais s’il te plaît anime, comme ça moi je vois comment toi tu fais parce que tu as un cursus de musique que moi je n’ai pas, parce que tu as un cursus d’histoire de l’art que moi je n’ai pas » et donc j’apprends aussi d’elles (ENTR1, Claudine179 – DiLCoLor).
Claudine témoigne ici de moments d’apprentissage informel qui reposent sur une observation mutuelle entre enseignants : observation de la pédagogie et appropriation de notions nouvelles et/ou de références langagières nouvelles qui ont sans aucun doute des conséquences positives sur les apprenants.
Pour notre part, si nous accueillons globalement les élèves selon leurs BEP20 et/ou leur âge, nous tenons à intervenir en « classe entière », notamment sur les points culturels, les projets et les sorties pédagogiques parce que ce sont des moments de partage hétéroclites, plaisants et même parfois drôles et des temps d’interactions nombreuses. Il nous est alors difficile de différencier notre pratique pour tenir compte de la diversité des niveaux, des modes d’apprentissage et des BEP des élèves. Notamment quand il s’agit de viser l’acquisition de la langue pour que tous s’approprient les savoirs en les intégrant à leur vécu, à leur vision des choses puisque, ce faisant, leurs connaissances se chargent de mots pour les conceptualiser et les dire. Outre le recours aux outils numériques que nous ne développerons pas ici, la collaboration avec les étudiants fréquentant notre UPE2A (en stage/bénévoles/en service civique21) s’avère alors très importante. Quand un/des étudiants est/sont présents, nous coanimons des groupes de besoins pour les activités ou des équipes librement constituées. Les étudiants, selon leur parcours universitaire, peuvent proposer une approche ou/et un discours différent-s et/ou différencié-s et servent de médiateurs entre les apprenants pour les faire parler et leur faire reformuler les notions. La reformulation des apprenants avec leurs mots ou la traduction en langue première (L1) ou en langue passerelle, ou la comparaison des concepts/des tournures entre les langues, la reprise systématique des structures phrastiques construisent l’appropriation de la langue française et des concepts et les ancrent dans la mémoire des élèves.
2.5. Collaboration entre apprenants
En UPE2A, en groupes de besoins, nous faisons travailler les apprenants en équipe, pour réaliser à plusieurs mains des tâches (conçues avec ou sans instruments numériques). Le travail d’équipe crée une cohésion entre ces élèves répartis dans différentes classes et qui ne fréquentent pas l’UPE2A de manière homogène. Ces équipes peuvent être librement constituées ou imposées. Lorsqu’elles sont formées par les apprenants, cela leur permet de choisir leur binôme/leurs camarades selon leur L1 ou une langue passerelle communément maitrisée. Par exemple, cette année, nos élèves ukrainiens et arméniens communiquent en russe, nos élèves guinéens et burkinabés communiquent en bambara, nos élèves bengalis et nigériens communiquent en anglais… Mais ils ne se mettent pas toujours ensemble pour des questions linguistiques. Ces équipes peuvent être motivées par des affinités, un désir de (non)mixité22 ou la paresse de changer de place (!). C’est rarement pour une question de niveau, même si les élèves ont toujours conscience de leurs compétences, ne serait-ce que parce que les entrainements au DELF23 les y confrontent. Quand nous imposons les bi/trinômes c’est par niveau, pour faire émerger des compétences, des stratégies réflexives et/ou linguistiques, sans toutefois donner un rôle fixe à chacun. C’est aussi pour éviter les habitudes de communication élidée, par exemple à demi-mot, par connivence, qui se déploient parfois quand on travaille toujours avec les mêmes personnes. Le travail d’équipe les amène à interagir en français, lentement, souvent précautionneusement, parfois maladroitement. Les élèves peuvent se montrer assez sévères entre eux, y compris à l’égard d’un copain, et faire reformuler à leur camarade ce sabir qu’ils disent ne pas comprendre – alors que, pour notre part, nous avons tendance à ne pas reprendre systématiquement les propos des élèves entrant dans la langue de manière à ne pas les brimer ni casser une dynamique d’apprentissage. Si les membres d’un groupe discutent et négocient en L1 ou dans une langue passerelle, y compris celles que nous ne maitrisons pas, nous les laissons faire. Leurs interactions permettent de réinvestir des compétences scolaires ou pragmatiques pour la réalisation de la tâche commune et de créer des ponts entre les langues. C’est donc un exercice fécond. Les collaborations portent sur des activités de projets plus ou moins complexes. Qu’il s’agisse de la réalisation d’une affiche sur le 8 mars avec comme seuls outils des feutres et une feuille ou d’un récit épistolaire commun ancré au 18e siècle à la Cour de Stanislas avec un étayage pédagogique numérique et multimodal complexe en vue d’une publication collective (Prévost, 2022b), l’objectif reste le même : que chacun soit force de proposition et participe activement, donnant ainsi du sens au cours et à l’apprentissage. La recherche montre que l’investissement de l’apprentissage dépend de la rencontre d’une information nouvelle avec la structure d’accueil de l’apprenant, sa régulation qui le conduit à mieux appréhender le réel (Paquay & Wauther, 2008).
Dans ce sens, Elena explique que le format du binôme, à certaines conditions, peut être productif pour l’apprentissage :
J’aime bien aussi les changer de place pour qu’ils essaient de travailler avec d’autres personnes. Et que moi aussi je regarde comment ça marche. Parce qu’il y a un élève par exemple qui ne voulait pas du tout travailler. […] Oui, donc il y avait un garçon. Dans un binôme, il était beaucoup plus actif que d’habitude. (ENTR5, Elena 59-65 – DiLCoLor).
L’enseignante remarque toutefois que le travail collaboratif est instable et dépend d’autres facteurs qu’elle n’énonce pas explicitement : « Mais parfois c’est pas évident. Où ils prennent leurs petites habitudes et le créent leur petit groupe. Et après ils ne veulent pas. “Ça c’est ma place, ça c’est ma copine.” » (ENTR5, Elena 65-DiLCoLor). Le fait de vouloir travailler avec les mêmes personnes permet une routine communicationnelle.
Cathia envisage autrement la collaboration entre élèves. Pour elle, il s’agit d’une solidarité dans la prise de notes, complexe pour les élèves arrivants :
Et qu’un élève de la classe ou alors moi, non en général, c’est quand même un élève de la classe, parce que j’aime bien que ça crée une émulsion de groupe, va faire le rôle de secrétaire. Voilà, il va faire le rôle de secrétaire. Et puis il va, ou s’il n’a pas le temps, il va prendre bien, bien, bien les choses. Et puis, j’irai faire une photocopie (ENTR3, Cathia 88 – DiLCoLor).
Les autres enseignantes participantes n’évoquent pas de travail collaboratif entre élèves, ce qui ne signifie pas qu’elles n’y recourent pas.
En dispositif OEPRE, nous observons une forte collaboration entre adultes, en particulier s’ils partagent une même L1 ou une langue passerelle. Par exemple, les parents ukrainiens et géorgiens communiquent en russe et/ou en allemand, les parents syriens et libanais interagissent en arabe. Il nous arrive d’utiliser ponctuellement l’anglais si le dialogue est rompu. Si la collaboration plurilingue est envisagée par Berthoud (2016) « comme un antidote à l’écrasement des cultures académiques et scientifiques et être garant de la pluralité des perspectives » (p. 167), nous ne sommes pas certaine que les parents conceptualisent ainsi le plurilinguisme dans la classe. D’une manière plus pragmatique, le recours aux langues communes leur permet de s’expliquer des consignes, d’expliciter des notions. Cela permet également aux parents en vulnérabilité linguistique ou peu alphabétisés, de s’assurer qu’ils ont bien compris la consigne pour pouvoir réaliser la tâche. Souvent, les parents qui fréquentent nos ateliers montrent un désir prégnant de « faire », de montrer qu’ils ont saisi la notion abordée, qu’elle soit culturelle ou linguistique, qu’ils sont eux aussi de « bons élèves », comme en miroir, parce qu’ils ont à cœur que leur enfant réussisse.
Les ateliers proposés en OEPRE sont assez libres. Ils sont habituellement proposés sur des horaires facilitant la venue des parents. Peu d’études portent sur les OEPRE mais tous les travaux de recherche réalisés à ce sujet (Bernardot, 2017 ; Alamelou, 2020 ; Castaingts, 2022) montrent que les parents inscrits sont très majoritairement des femmes parce que les hommes ont souvent un emploi en France – et n’ont donc pas « besoin » de cours de français ni n’en ont le temps – ou délèguent l’éducation à leur épouse. Les horaires proposés s’accordent donc avec les contraintes maternelles liées aux horaires de l’école primaire. Le dispositif OEPRE ayant pour objectif de faire venir les parents à l’école, les ateliers ont lieu dans l’établissement scolaire (une salle de classe, le CDI, la salle polyvalente…). Pour notre part, nous recevons les parents dans la salle dédiée à l’UPE2A, les mardis de 9 h à 10 h 30. Les inscriptions se font tout au long de l’année. Peuvent s’inscrire les parents allophones qui ont des enfants scolarisés au collège ou dans les écoles du réseau REP+. Nous y proposons diverses activités, en fonction des participants – tant du point de vue de leur niveau de langue que du point de vue de leur présence, l’« absentéisme » des parents étant courant, avec une certaine défection au fur et à mesure de l’année scolaire. Si enseigner en UPE2A demande de la souplesse, l’intervention en dispositif OEPRE demande une grande flexibilité qu’évoque par ailleurs Fehime :
C’était trop compliqué parce que les parents ils étaient pas très assidus donc ils venaient pas, ils venaient… Certains, ils étaient avec leur téléphone donc… On ne parle pas un parent comme on parle à un enfant. Après, j’avais beau dire à certains parents « il faut pas venir à ce cours-là parce que c’est pas possible pour vous, c’est un peu trop le niveau, vous avez pas assez appris le français pour pouvoir faire tout ce qu’on va faire » il venait quand même. Donc il fallait que je gère des parents grands débutants et puis ils n’apprenaient rien. Il y en a qui n’apprenaient pas d’une fois à l’autre (ENTR4, Fehime129 – DiLCoLor).
Les « cours » que nous proposons aux parents sont davantage des ateliers qui se succèdent pour, d’une part, éviter la fatigabilité24 et, d’autre part, permettre à tous de réussir (activité brise-glace ; retour oralisé sur la semaine ; compréhension orale autour d’un mot/thème/temps verbal ; activité orale25/saynète/jeu en binôme/équipe autour de ce mot/thème/temps verbal ; prise de notes). Nous mobilisons systématiquement la collaboration (plurilingue) des participants pour dynamiser l’atelier et pour le rendre efficient. Les thèmes abordés sont liés à l’école, à la France et aux valeurs de la République, conformément au programme du dispositif mais peuvent être déployés avec souplesse.
Dans une étude de cas menée en 2021 dans un collège REP+ de la Marne, Castaingts (2022) indique que « les entretiens ont montré que [les parents] étaient particulièrement sensibles à l’impact du dispositif sur leur investissement dans le parcours scolaire de leur enfant, grâce à l’entrée dans la littératie et à la familiarisation avec les usages communicationnels de l’école française » (p. 25). La collaboration leur permet d’augmenter la durée et le contenu des interactions en français, encore maladroites pour certains ou abouties pour d’autres car, pour bon nombre de parents, le dispositif OEPRE est une des rares occasions de parler (longuement) français sur des sujets autres que les nécessités du quotidien et/ou administratives. Dans son étude réalisée sur les dispositifs de l’agglomération grenobloise, Alamelou (2020) fait ce même constat : « Pour certains, c’est le seul espace où ils peuvent réaliser de longs échanges exclusivement en français, des liens amicaux se sont créés. » (p. 83).
Contrairement aux élèves d’UPE2A, les parents inscrits dans le dispositif OEPRE sont réticents à travailler en binômes imposés, souvent pour des questions culturelles qui s’expriment plus fortement à l’âge adulte. C’est ce qu’évoque aussi Périer (2021) qui indique une « acculturation réciproque pour des groupes qui, par ailleurs, peuvent se côtoyer sans jamais se rencontrer » (p. 217). Par ailleurs, nous remarquons que lorsque nous imposons des groupes de travail, le rythme et/ou la qualité des échangent diminuent, comme s’il y avait une retenue ou une pudeur dans l’expression de la part des parents.
Parmi les enseignantes suivies, seule Fehime a animé des ateliers OEPRE pendant deux années avant d’y renoncer parce que les modalités de réalisation (« normalement, moi, j’avais la partie […] axé[e] sur les valeurs de la République ») et les résultats étaient pour elle insatisfaisants (« c’était trop compliqué », « parce que les parents ils étaient pas très assidus », « ils apprenaient rien ») :
J’ai fait mes deux années de suite enfin une année qui était l’année du Covid quand on a été obligé de se confiner donc elle s’est arrêtée au mois de mars. La première année ça s’était bien passé, la deuxième année beaucoup moins parce que normalement, moi, j’avais la partie pas enseignement propre de la langue enfin, quand même on y passe forcément, il faut qu’on en fasse quand même, mais ça devait être plus axé sur les valeurs de la République […] mais c’était trop compliqué parce que les parents ils étaient pas très assidus […] et puis ils apprenaient rien (ENTR4, Fehime 129 – DiLCoLor).
Périer (2021) relève la dimension essentiellement sociale du dispositif OEPRE : acquisition de quelques rudiments de la langue française utiles au quotidien, autonomisation des femmes bénéficiaires, impulsion d’une formation plus poussée pour les femmes diplômées. Il montre que pour l’ensemble des bénéficiaires le registre des apprentissages est limité au développement du sentiment de légitimité parentale. Cette analyse fait écho à notre expérience auprès de parents en dispositif OEPRE.
Conclusion
Les modalités de scolarisation en UPE2A pour les élèves allophones (une fréquentation en parallèle des cours ordinaires et de la classe FLS/FLSco dans un empan chronologique extrêmement resserré), les profils et les parcours scolaires et migratoires variables des élèves laissent imaginer des pratiques professionnelles hétérogènes et performantes, reposant notamment sur la collaboration. En effet, l’entraide et la coopération pédagogiques apparaissent comme des leviers pour faire face aux entrées et aux sorties récurrentes des apprenants dans le dispositif, aux BEP nombreux des élèves et aux expériences scolaires antérieures hétérogènes des apprenants, à la dimension plurilingue et pluriculturelle inhérentes aux UPE2A. Qu’elles soient ou non médiées par des outils (possiblement numériques), ces coopérations induisent des interactions, des stratégies discursives et performatives, donc des réponses sinon efficientes, du moins efficaces.
En dispositif OEPRE, la coopération (plurilingue) entre parents d’une part et entre parents et intervenant(s) d’autre part, semble nécessaire pour dynamiser l’atelier et ancrer les apprentissages au vu des profils très divers des participants et du temps extrêmement restreint alloué par l’institution pour mener à terme le programme imposé par les deux ministères financeurs.
Notre expérience de praticienne comme professeure référente d’UPE2A et d’OEPRE glisse vers une nécessité – inhérente aux conditions de scolarisation des élèves allophones – de recourir au travail collaboratif (entre apprenants, entre apprenants et enseignants, entre enseignants). Cependant, les premières analyses des données recueillies pour la recherche collaborative et qualitative DiLCoLor ne vont pas tout à fait dans ce sens. La collaboration entre enseignants semble, sinon inexistante, irrégulière ou à la marge parce que les cinq enseignantes ne s’emparent pas de leur mission de personne-ressource – soit parce qu’elles ne se sentent pas à l’aise avec cette mission, soit parce qu’elles se disent peu outillées voire pas formées – ou parce qu’elles n’envisagent pas la collaboration (plurilingue) comme un réel levier à l’enseignement-apprentissage ou parce que les enseignantes sont chargées d’un travail bureaucratique chronophage ou parce que leurs conditions matérielles de travail (salle de classe ; équipements) ne le permettent pas. Des entretiens, il ressort que le travail collaboratif entre apprenants et enseignantes n’est pas une pratique habituelle, que les échanges dans d’autres langues communes entre élèves, favorisant la collaboration, sont peu encouragés voire interdits. Une seule des cinq enseignantes collaborant à notre recherche a animé un dispositif OEPRE dans lequel la collaboration avait peu de place. Enfin, la collaboration entre apprenants est toujours expliquée par les enseignantes participant à DilCoLor comme liée à une didactique de projet, en classe, qui peut avoir des limites selon les binômes/équipes constituées ou à une situation particulière (un élève ne peut pas écrire).
La collaboration dans le quotidien pédagogique étant un levier pour l’apprentissage oral et écrit du FLS/FLSco, et, plus largement de la littératie scolaire, la formation continue (inégale selon les académies) des enseignants qui choisissent de coordonner une UPE2A/OEPRE mériterait d’être développée/renforcée au sujet de la coopération entre pairs et de ses effets. La formation initiale des enseignants du secondaire devrait également être renforcée sur cette question avec observation/analyse de pratiques associée à la théorisation (observation d’enseignants en situation et/ou rétroactions des élèves), la recherche montrant par ailleurs que les modalités de la formation initiale ont des conséquences sur les pratiques des jeunes enseignants. De plus, le recrutement des enseignants de FLS (pour l’UPE2A comme pour l’OEPRE) mériterait d’être repensé : le fait de maitriser couramment une langue seconde ne permet pas en soi de maitriser les processus d’apprentissages, a fortiori auprès d’apprenants spécifiques, et la formation en FLE n’aborde pas la coopération entre les acteurs de l’école.
De surcroit, le nombre d’élèves allophones étant exponentiel, il apparait nécessaire d’outiller correctement les enseignants qui les accueillent sur un temps (trop) court, qu’il s’agisse de la salle de classe ou du matériel mis à disposition des enseignants et des apprenants (outils différenciés, outils numériques, connexion internet…).
De même, si l’on veut que les dispositifs OEPRE soient efficients dans l’empan chronologique prévu par les institutions financières, la formation des intervenants sur les formes de collaborations-coopérations est, sinon à bâtir, à conforter pour favoriser les échanges dans et hors temps scolaire, afin de développer les stratégies (méta)discursives et d’apprentissage de la langue et de la culture (scolaire) française.