Histoire conceptuelle de la « mise en quarantaine » éducative des enfants d’âge préscolaire de Chrysostome à Rousseau

DOI : 10.57086/lpa.1170

Abstracts

Adoptant une démarche philosophique relevant de l’histoire conceptuelle, cet article propose de revenir sur la description de l’école en termes de « mise en quarantaine » des enfants développée par Ariès et Foucault. Interrogeant les origines philosophiques et historiques de ce motif, on montrera que le thème de l’éducation par la mise en quarantaine est moins moderne qu’on le pense : on le trouve déjà, chez Jean Chrysostome, au ive siècle. Son hypothèse est que si, de Chrysostome à Rousseau, le lieu de la mise en quarantaine peut considérablement varier, la justification de cette mise à l’écart est continuellement justifiée comme une alternative à l’éducation par imprégnation permettant de préserver les enfants des mauvaises influences du monde social – pour changer le monde, il faut d’abord en sortir.

Adopting a philosophical approach based on conceptual history, this article looks back at Ariès and Foucault's description of schools in terms of the “quarantine” of children. Interweaving the philosophical and historical origins of this motif, it will be shown that the theme of education through quarantine is less modern than one might think: it can already be found, in John Chrysostom, in the 4th century. His hypothesis is that, from Chrysostom to Rousseau, the place of quarantine may vary considerably, but the justification for this seclusion is continually justified as an alternative to education by impregnation to preserve children from the bad influences of the social world—to change the world, you first have to get out of it.

Outline

Text

Introduction

Dans L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Philippe Ariès observait, en 1960, la démocratisation progressive de l’institution scolaire qui commence au xvie siècle avec le collège jésuite1. « Jadis composé d’une petite minorité de clercs lettrés [le collège] s’ouvre à un nombre croissant de laïques, nobles et bourgeois, mais aussi à des familles plus populaires » (Ariès, 1975, p. 193). Dans la préface de la seconde édition de L’enfant et la vie familiale, il revient sur cette idée et précise : « Cette quarantaine, c’est l’école, le collège. Commence alors un long processus d’enfermement des enfants (comme des fous, des pauvres et des prostituées) qui ne cessera plus de s’étendre jusqu’à nos jours et qu’on appelle la scolarisation » (Ariès, 1975, p. 8). Comme l’observe justement Guillaume Gros (2010, p. 52), cette mise au point relie, après coup, le travail d’Ariès à celui de Foucault – rappelons d’ailleurs qu’Ariès était le directeur de la collection qui accueillera, en 1960, Folie et Déraison. Histoire de la folie à l’âge classique (Gros, 2006, p. 122). Foucault traitera explicitement de la question de l’école en s’intéressant, dans Surveiller et punir, à l’école mutuelle de Joseph Lancaster. Pour Foucault, comme pour Ariès, la généralisation progressive de l’école est un phénomène qui relève du processus de modernisation de la société. Chez Foucault en particulier, cette modernisation va de pair avec l’émergence de nouveaux dispositifs de pouvoir institutionnels : l’asile, la prison et l’école – d’où la comparaison, dans la citation précédente, de l’enfant-élève avec « les fous, les pauvres et les prostituées ».

L’idée que l’école puisse se décrire comme un dispositif de pouvoir qui s’applique en isolant les enfants dans une machine scolaire ne sera pas du goût de tous. Georges Snyders, en 1971, rappelle que Jean Château disait que « l’école n’est point une prison, c’est une citadelle » (Snyders, p. 30). Ici, un espace discursif s’ouvre : l’école est-elle une mise en quarantaine oppressive des enfants ou est-elle autre chose ? À vrai dire, il semble que l’alternative soit mal posée, sans doute parce qu’elle règle moins la focale sur le matériel empirique que soulève Ariès que de l’interprétation foucaldienne qu’on en a fait. Si l’on revient aux descriptions de L’enfant et la vie familiale, ce qui surprend, ce n’est pas simplement qu’on enferme les enfants, mais qu’on les enferme pour les socialiser. D’un point de vue anthropologique, la chose est tout à fait inattendue : partout ailleurs, il semble assez que la socialisation des enfants se fasse par imprégnation sociale, c’est-à-dire en les immergeant dans le monde social. Ce retour à Ariès devrait permettre de redéfinir les contours de l’espace discursif précédemment évoqué. La question n’est pas tant de savoir si Foucault à raison ou non que de comprendre pourquoi, dans les sociétés modernes, on socialise les enfants en les mettant à l’écart de la société dans laquelle ils sont destinés à vivre.

L’objet de cet article est d’amorcer une réflexion sur cette question en adoptant un point de vue philosophique : celui de l’histoire conceptuelle. Il sera alors question de pister, dans les textes historiques normatifs sur l’éducation, le motif d’une socialisation des enfants passant par leur isolement du monde des adultes, mais aussi, c’est là que l’entreprise est philosophique, d’étudier le vocabulaire conceptuel mobilisé par les auteurs pour justifier cette mise en quarantaine.

En s’engageant dans cette démarche, on se rend compte d’abord que le thème de la mise en quarantaine éducative n’est pas spécifiquement moderne : on le relève, dès le ive siècle, chez Jean Chrysostome. Autre observation : cette mise à l’écart des enfants ne prend pas nécessairement la forme d’une scolarisation – à vrai dire, aucun des auteurs que nous étudierons ici ne propose cette solution. Autrement dit, l’ailleurs éducatif n’est pas forcément l’école. Chez Chrysostome, l’éducation de l’enfant a lieu dans l’espace domestique. Chez Gerson, elle se joue dans l’espace du confessionnal. Chez Rousseau, dans une campagne loin des villes. Ces observations préliminaires invitent à relativiser le caractère inédit de la forme scolaire qui apparaît finalement comme une forme tardive, la forme moderne, d’une démarche pédagogique bien plus ancienne.

Les textes retenus dans cet article s’inscrivent presque tous (on verra que la propose s’applique inadéquatement avec Rousseau, mais qu’elle s’applique quand même2) dans une perspective de moralisation chrétienne de l’enfant plutôt que de sa scolarisation. Il est bien question (c’était aussi un enjeu du travail d’Ariès), de réfléchir aux dispositifs de prise en charge des enfants antérieurs à la démocratisation des institutions scolaires mais qui assument, déjà, une partie de ses fonctions. Comme le relevait Durkheim (1936/2014), « le premier embryon de notre vie scolaire » se trouve dans les cathédrales et les monastères où il est non seulement question de réunir les enfants pour les éduquer, mais aussi d’organiser méthodiquement cette éducation pour que toutes ses dimensions convergent vers « une même direction morale »3.

Il faut aussi préciser que les textes retenus présentent une autre caractéristique spécifique : c’est qu’ils concernent tous l’éducation du petit enfant, de l’enfant, l’expression est anachronique dans ce contexte, d’âge préscolaire. Il faut rappeler que la question de la prise en charge institutionnelle des enfants de 2 à 6 ans, dans des « écoles » pensée à leur mesure, accompagne celle de la scolarisation des enfants après l’âge de raison : les premières institutions préscolaires émergent dès 1770, notamment avec les écoles à tricoter d’Oberlin (Chalmel, 1996/2005), et commencent à se généraliser vers 1830, avec les Infants Schools britannique et les salles d’asiles françaises (Luc, 1997 ; Vergnon, 2023). Le corpus retenu ici sera une occasion de montrer que la filiation chrétienne des institutions scolaires relevée par Durkheim s’applique aussi à l’éducation préscolaire. Et si, comme le suggérait Durkheim, le projet d’éducation des écoles claustrales est irréductible à projet de former de futur moine où de transmettre de façon précoce des compétences préprofessionnalisantes (le calcul, l’écriture), les projets d’éducation « préscolaire » que l’on va examiner ici sont irréductible à la prise en charge des besoins vitaux de l’enfant – dans tous les cas, il est bien question d’éduquer l’enfant pour l’inscrire dans un processus qui fera de lui un individu moralement accompli, quelque soit sa position sociale.

L’hypothèse de cet article que la mise en perspective diachronique des différents discours justifiant la quarantaine éducative peut être interprétée comme un processus de conscientisation progressive de l’idée que la socialisation par imprégnation est une socialisation reproduisant les injustices et que, pour changer la société, il est nécessaire de d’abord isoler l’enfant pour l’engager sur de nouvelles voies. En d’autres termes, le but de la mise en quarantaine éducative, celle de l’enfant d’âge préscolaire du moins, c’est la réforme du monde social.

Jean Chrysostome, la mise en quarantaine de l’enfant dans l’espace domestique

Jean Chrysostome (344-407) se situe à la césure de l’Antiquité et du Moyen Âge. Homme de l’Antiquité, il considère que la famille se structure autour de l’autorité absolue du père, du pater familias. Homme du Moyen Âge, il pense que l’accomplissement humain comme un processus de rédemption, de libération du péché originel, reposant sur la crainte de Dieu (Néraudau, 2008 ; Riché, 2016).

Si le christianisme n’a pas influencé l’école antique dans son programme, il aurait pu modifier les méthodes pédagogiques et contribuer à revaloriser l’enfant aux yeux des éducateurs. En fait, les chrétiens partagent le passé des anciens Romains. L’enfant n’est pas considéré comme ayant une nature originale, c’est un petit homme qui doit être conduit par les moyens les plus efficaces à l’âge adulte qui est le seul digne d’intérêt. Les enfants qui provoquent l’admiration sont ceux qui, par leur précocité, raisonnent comme des hommes, voire comme des vieillards. À cette méconnaissance psychologique de l’enfance, qui est traditionnelle dans le monde antique, s’ajoute le pessimisme chrétien. Dès sa naissance, dit saint Augustin, l’enfant est marqué par le péché originel et il est agité par les forces du mal. Dans ces conditions, les éducateurs et les parents doivent réprimer les mauvais penchants des enfants, même par des méthodes brutales. Pour justifier leur sévérité, ils peuvent invoquer tel ou tel précepte des livres sapientiaux : « La folie est attachée au cœur de l’enfant, la verge de la discipline l’éloignera de lui. » (Prov. XXII, 15).
(Riché, 2016, p. 15-16).

Selon Riché, cette superposition de l’antique et du médiéval se maintient jusqu’au viiie siècle et s’efface progressivement jusqu’au ixe siècle, période de la « Renaissance carolingienne », inaugurée par la restauration scolaire de Charlemagne (Riché, 2016).

Dans Sur la vaine gloire et l’éducation des enfants, Chrysostome utilise la métaphore du cirque pour décrire le monde social comme un monde corrompu par l’orgueil : le monde dans lequel nous vivons met en scène un spectacle, celui de la défaite de l’Église face à cette bête sauvage et venimeuse qu’est la « vaine gloire ».

A-t-on fait ce que j’ai demandé ? A-t-on prié Dieu pour nous et pour l’ensemble de l’Église, de façon à éteindre l’incendie engendré par la vaine gloire, qui étend ses ravages sur le corps tout entier, qui sépare en plusieurs membres un corps unique et met en pièces la charité ? En effet, comme une bête sauvage qui se jette sur le corps bien constitué, mais délicat et incapable de se défendre, ainsi elle a enfoncé ses dents impures, elle a injecté son venin, elle a répandu son odeur fétide ; après avoir retranché les uns, elle les a jetés, quant aux autres, elle les a déchirés et même dévorés. S’il était possible de voir à la fois de ses yeux la vaine gloire et l’Église, on aurait un spectacle pitoyable, beaucoup plus pénible que les combats de l’arène : son corps est jeté à terre, tandis que la vaine gloire se redresse, jette partout ses regards, contient ceux qui vont l’attaquer, sans jamais s’éloigner ni lâcher prise.
(Chrysostome, 1972, p. 65-67).

La vaine gloire par excellence, c’est celle de l’évergète, c’est-à-dire de ce noble qui cherche à se mettre en avant en offrant au peuple du pain et des jeux (Veyne, 1976). La « vaine » gloire de l’évergète est bien sûr celle qui prépare la misère de celui qui dépense toutes ses ressources pour attirer l’attention des autres sur lui plutôt que pour accomplir ses devoirs. « Quand il a dépensé au-delà de sa fortune, il est dans le besoin et, après avoir été porté en triomphe, il mendie, en pleine agora » (Chrysostome, 1972, p. 75-83). Mais la vaine gloire, c’est aussi celle des parents qui recouvrent ses enfants de « vêtements d’or » au lieu de l’éduquer. « Il est besoin d’un bon pédagogue, et non point d’or, pour élever l’enfant » (Chrysostome, 1972, p. 97).

Pour Chrysostome, le but de l’éducation, c’est d’élever l’enfant pour un faire un « athlète pour le Christ » (Chrysostome, 1972, p. 103) capable de tenir tête à cette bête sauvage et venimeuse qu’est la vaine gloire, un gladiateur capable de faire triompher l’Église. Dans ce cadre, l’enjeu de l’éducation que propose Chrysostome est bien de trouver les moyens de vivre en chrétien dans un monde corrompu par le diable, c’est-à-dire en « restant dans le monde ». Par cette proposition, Chrysostome écarte l’éventualité d’une vie chrétienne hors du monde social, c’est-à-dire du monastère. Sans la récuser, il a conscience que cette possibilité n’est pas généralisable. C’est sur ce constat que s’édifie le problème de Chrysostome : comment vivre en chrétien dans le monde terrestre ?

Je ne te dis pas : Détourne-le [ton enfant] du mariage ; envoie-le dans la solitude ; prépare-le à mener la vie des moines. Non je ne dis pas cela. Je le désire et je souhaiterais que tous embrassent cette vocation, mais puisqu’elle semble un fardeau, je n’exerce pas de contrainte. Élève un athlète pour le Christ et apprends-lui à avoir, tout en restant dans le monde, la crainte de Dieu dès son jeune âge
(Chrysostome, 1972, p. 65-67).

Ce problème, qui est d’abord un problème moral et religieux, devient un problème éducatif quand Chrysostome, reprenant la métaphore classique qui compare l’enfant à un pot neuf ou à une plaque de cire vierge, considère que ce n’est que dans la petite enfance qu’on peut prévenir l’empoisonnement moral de la vaine gloire. « Si l’âme encore tendre reçoit l’empreinte des bons principes, personne ne pourra les effacer, lorsqu’ils seront durs comme une empreinte, ce qui se passe pour la cire » (Chrysostome, 1972, p. 105-107). Il faudra donc éduquer l’enfant en exerçant, aussi tôt que possible, une influence morale sur lui et en le préservant des influences corruptrices.

Chrysostome construit alors une nouvelle métaphore : l’âme de l’enfant est une cité ayant le corps pour rempart. Les sens sont les portes et les fenêtres par lesquelles le monde extérieur peut laisser une empreinte dans l’âme de l’enfant. Dans cette image, le père est le roi de la cité, c’est lui qui décide, par sa loi, ce qui peut entrer ou non dans la cité.

Pense que tu es un roi ayant sous sa domination une cité : l’âme de ton enfant, car c’est véritablement une cité que l’âme. Et de même que dans la cité les uns sont des voleurs, les autres sont des honnêtes gens, les uns travaillent, les autres font tout n’importe comment, de même dans l’âme, la pensée et les raisonnements. […] Il nous faut donc des lois pour condamner à l’exil les mauvais citoyens, pour accueillir les bons et ne pas laisser les méchants se révolter contre les bons. […] Impose donc à la cité et aux citoyens de cette cité des lois sévères et strictes et sois juge de ceux qui les transgressent ; car ça ne sert à rien d’établir des lois, si elles ne sont pas accompagnées de sanctions. Établis donc des lois et apportes-y toute ton attention, car c’est pour la terre entière que nous établissons la législation et c’est une cité que nous fondons aujourd’hui. Que les enceintes et les portes figurent donc les quatre sens. Que le reste du corps tout entier soit un rempart, qu’en guise de portes il y ait les yeux, la langue, l’ouïe, l’odorat et, si tu veux, le toucher, car c’est à travers ces portes qu’entrent et sortent les citoyens de cette cité, c’est-à-dire qu’à travers ces portes les pensées sont influencées en mal ou en bien.
(Chrysostome, 1972, p. 109-115).

Ce faisant, le rôle du père est de s’assurer que son enfant soit dans une situation où il ne sera pas soumis aux mauvais exemples. Le lieu de cette éducation n’est pas explicitement qualifié par Chrysostome. L’espace de cette éducation est moins matériel que normatif : c’est l’espace où s’applique l’autorité du père représentant de l’autorité de Dieu. Ce n’est que quand l’enfant aura bien intériorisé les règles et qu’il se sera endurci moralement qu’on l’enverra dans le monde. En ce sens, Chrysostome ouvre (dans l’attente d’une source plus ancienne) l’histoire de la quarantaine éducative. Cette quarantaine ne se fait pas à l’école, mais dans l’espace domestique, c’est-à-dire là où c’est la loi du père qui fait autorité.

Jean Gerson, la mise en quarantaine de l’enfant dans le confessionnal

Là où Chrysostome marque la césure entre l’Antiquité et le Moyen Âge, Jean Gerson (1363-1429) marque celle entre le Moyen Âge et la Renaissance qui, si on suit Cassirer (1927/1983), commence avec la Docte ignorance de Nicolas de Cues (1401-1464). Du Moyen Âge, Gerson garde le thème de la rédemption morale des êtres humains condamné à vivre dans un monde corrompu par le péché. Annonçant la Renaissance, Gerson accorde une place très importante au langage : le mal se fait par les actes, mais aussi par la parole. Et même : la cause principale de la reproduction du mal sur terre est liée à cet usage néfaste de la parole qui, en propageant les rumeurs ou en se vantant de faire le mal, incite les autres à faire de même. Dans le Traité du devoir de conduire les enfants à Jésus Christ (1406), Gerson décrit cette propagation du mal en termes de « scandalisation ».

Le scandale est une parole ou un acte manquant de droiture, et qui est pour autrui une occasion de ruine. Par conséquent, quiconque fait pécher les enfants, quiconque les fait tomber dans ce chemin des bonnes mœurs qui conduit à Jésus-Christ, les scandalise.
(Gerson, 1909, p. 20).

Comme chez Chrysostome, le problème moral devient un problème éducatif quand on constate que pour l’enfant, qui « à cet âge, est une cire tellement molle, qu’elle se prête docilement au vice », « le scandale est plus dangereux que pour les autres croyants » (Gerson, 1909, p. 17-18). Le problème de Chrysostome, celui de l’éducation qui permet aux individus de vivre en chrétien dans le monde, est renouvelé par Gerson qui entend éduquer les enfants à Paris :

La conclusion de tout cela est que la restauration de l’Église et son perfectionnement doivent commencer par les enfants c’est certain. Mais où donc, je le demande, cette œuvre très sainte aura-t-elle plus d’efficacité que dans cette illustre ville de Paris ? Là sont des enfants qui vont se disperser dans toute la chrétienté ils pourront être à leur tour pour d’autres et surtout pour leurs familles, des docteurs, des apôtres très utiles.
(Gerson, 1909, p. 14-15).

Chez Gerson, la question de l’éducation ne concerne pas simplement l’enfance, mais le peuple tout entier. Vers 1401, Gerson rédige son ABC des simples gens, bref texte résumant, en langue vernaculaire, très succinctement les règles de conduite chrétienne aux « simples gens », c’est-à-dire à ceux qui ne connaissent pas les messages de l’Évangile. Chez Gerson, la catégorie de « simples gens » regroupe tout le peuple, les adules comme les enfants. Selon Gerson, cette éducation populaire est une éducation du peuple par l’homme d’Église qui prend principalement la forme de la prédication et de la confession. Ce qui est paradoxal ici, c’est que, d’un côté, la catégorie de « simples gens » permet de former une analogie qui justifie l’autorité du prête : le prêtre est au peuple ce que le père est à l’enfant : c’est une autorité morale. D’un autre côté, puisque la catégorie de « simples gens » regroupe les enfants comme les adultes, l’analogie précédente se trouve court-circuitée : l’enfant faisant parti du peuple, c’est le prêtre, éducateur du peuple, qui détient l’autorité morale sur l’enfant. Cette indifférenciation relative de l’enfant et de l’adulte amène Gerson à proposer une éducation des enfants calquée sur celle des adultes : on éduquera par la prédication, mais surtout par la confession.

Il y a plusieurs manières de ramener les enfants dans la voie qui conduit à Jésus-Christ : prédication publique, l’avertissement particulier, l’enseignement officiel.

Un dernier moyen qui est propre à la religion chrétienne, est la confession.

Que l’on pense ce que l’on voudra ; pour moi, dans ma simplicité, je juge que la confession, pourvu qu’elle soit bien faite, est ce qui dirige le plus efficacement vers Jésus-Christ.

(Gerson, 1909, p. 31).

Il sera donc question de confesser les enfants : « plût à Dieu, certes, que les petits enfants fissent une fois l’an une bonne confession, une confession bien intègre ! » (Gerson, 1909, p. 32) Il semble même que ce soit pour justifier cette proposition très précise que Gerson rédige le Traité du devoir de conduire les enfants à Jésus Christ, puisqu’il répond, dans la suite du texte, à plusieurs objections qu’ont pu lui faire ses contemporains à ce sujet (notamment, que les enfants sont trop jeunes pour être confessées). C’est que le projet d’éduquer les enfants par la confession n’est pas pour Gerson une idée en l’air, mais quelque chose qu’il mit réellement en application à Lyon.

Il s’établit dans le cloître qui reliait la collégiale Saint-Paul à l’église Saint-Laurent, et se mit à chercher, à poursuivre, à attirer par sa bonté les enfants de ce quartier populeux. Il allait les demander dans les familles, ou les recueillait dans la rue, les amenait chez lui, passait des heures entières à faire bégayer aux plus petits le nom de Jésus-Christ, partageant leurs jeux quelquefois, les consolant dans leurs petits chagrins, gardant pieusement dans son bréviaire la longue liste de ses bien-aimés avec leur nom, leur âge, la situation de leur famille. C’était un spectacle unique et doux, de le voir au milieu de cette foule innocente, les menant d’un endroit à un autre, ou les faisant asseoir autour de lui, pour leur enseigner les rudiments du christianisme et des lettres humaines, et leur parler avec une tendresse que Dieu seul peut donner. Il était pour eux plus qu’un père ; il était une mère ; il se faisait petit avec les petits ; enfant avec les enfants. Ah ! certes, il gagna bien leurs cœurs. « Il devint bientôt, lit-on dans la Méthode de Saint-Sulpice, il devint bientôt le confesseur de tous les enfants de Lyon. La plupart, touchés de son extrême bonté pour eux, lui découvraient toutes les plaies que le démon avait faites à leur âme, et plusieurs lui assuraient que jamais ils n’auraient osé confesser leurs péchés à un autre prêtre qui n’eût pas eu pour eux tant de condescendance.
(Masson, 1894, p. 369-370).

Chez Gerson, le thème de la mise en quarantaine éducative prend une forme très modérée : il n’est pas tant question de sortir les enfants du monde que de créer un espace éducatif permettant de revenir après coup, par la confession. Ce rituel de purification se déroule dans l’isolement du confessionnal. Toute relative qu’elle soit, l’éducation par la confession est bien une éducation qui se met « à l’écart ». Comme chez Chrysostome, ce lieu de l’éducation n’est pas explicitement qualifié par Gerson, car ce qui le défini, c’est moins sa spatialité que l’autorité qui s’impose dans cet espace. Là où l’autorité du père faisait loi dans l’espace domestique, c’est l’autorité du prêtre qui fait loi dans l’espace du confessionnal. Avant de passer à la suite, insistons que, s’il est ici question de laisser partiellement l’enfant vivre dans le monde social, c’est bien dans au confessionnal que se joue l’éducation véritable de l’enfant. Ici, la confession est bien l’endroit où l’on neutralise les effets de l’imprégnation sociale et où l’on réoriente, par des prescriptions, le développement moral de l’enfant.

Érasme et la critique de la vie monastique

Les propositions de Chrysostome et de Gerson reposent toute deux sur l’idée qu’il est nécessaire de trouver une façon de vivre sa vie terrestre en chrétien sans avoir à se faire moine. Donner son enfant à un monastère est bien une pratique en usage. Au vie siècle, les règles de Saint Benoît indiquent que les parents peuvent « offrir » leur enfant à un monastère avant ses sept ans. C’est enfant, l’oblat (du latin oblatus, « offert »), ne pourra plus quitter sa condition. Cette situation ne changera qu’à partir du xie siècle, notamment avec « l’affaire Godescalc », du nom de ce moine, ancien oblat, qui contestera sa condition. Les évêques du concile de Mayence finirent par accepter son départ du monastère (Suhamy, 2016). Cet évènement favorise l’émergence d’une réflexion critique sur l’oblation : « on se rend compte que les monastères sont remplis d’enfants boiteux, manchots, aveugles, bossus, inaptes à la vie séculière dont les parents veulent en quelque sorte se débarrasser » (Riché, 2016, p. 152). Les règles doivent changer : « pour être moine, il faut le vouloir, le vouloir personnellement » (Riché, 2016, p. 152), l’oblat est désormais considéré comme un novice à qui l’on offre la possibilité de quitter le monastère après la profession de foi. Cette mise en contexte historique permet d’observer à un autre niveau de le nôtre, celui des textes normatifs, comment un dispositif de mise à l’écart temporaire des enfants est en train d’émerger spontanément dans le monde social, sans que cela ne réponde à un projet : mettre son enfant au monastère, ce n’est pas nécessairement l’isoler du monde social de façon définitive. En ce sens, le monastère devient malgré lui, et pour beaucoup d’enfant, un espace qui retarde l’entrée de l’enfant dans le monde social.

Les écoles du XVe, qui annoncent les écoles de la Renaissance, rappellent à certains égards l’oblation en prenant la forme d’un internat tenus par des moines. À la fin de leurs études, on encourageait fortement les élèves à se faire moine. Duteil nous apprend que les Frères de l’école latin de Deventer, au Pays-Bas, « engageait fortement les élèves à embrasser l’état monastique : les enseignants racontaient l’histoire du voyageur assis sur le corps d’un serpent, qui finit par le dévorer. Ce serpent, c’est le monde qu’il faut fuir le plus vite possible. » (Duteil, 2019, p. 25) Cela illustre assez comment le motif du monde corrompu et corrupteur pouvait justifier la vie monastique.

Érasme est un de ces élèves de l’école latine Deventer qui concèdera à la pression des Frères et se fera moine en 1487, il quittera sa condition en 1493 (Duteil, 2019, p. 25-26). Son œuvre jette un regard désabusé sur la vie monastique et de son idéalisation comme forme de vie préservant moralement les individus. Avec Érasme, observe André Godin, le thème du « mépris du monde », du monde comme « figure du pécher » (Duteil, 2019, p. 27), est étendu « à la cité chrétienne tout entière » (Godin, 2003). Les moines sont finalement des hommes comme les autres : leur vie est chargée d’orgueil, d’hypocrisie et même de vice.

Qu’est-ce qu’une cité, si ce n’est un grand monastère ? Les moines obéissent à leur abbé ou à leurs supérieurs ; les citoyens, à l’évêque ou à leurs pasteurs, que le Christ lui-même, non une autorité humaine, a mis à leur tête. Les moines vivent dans le loisir ou s’engraissent des libéralités d’autrui, possédant en commun des biens qui leur sont advenus sans sueur – car je ne veux rien dire, pour l’instant, des vicieux – ; les citoyens distribuent aux indigents, chacun selon ses moyens, ce qu’ils se sont acquis par leur travail. Outre cela, quant à ce qui regarde le vœu de chasteté, à peine oserais-je exposer combien peu il y a de différence entre le célibat publiquement connu et un mariage chaste. Enfin, nous ne désirerons pas si fort ces fameux trois vœux, inventés par les hommes, en un individu qui aura gardé en sincérité et pureté ce vœu premier et unique que nous avons au baptême solennellement prononcé à l’égard non d’un homme, mais du Christ
(Érasme, Lettre à Paul Voltz, dans Érasme, 1992, p. 639-640, cité dans Godin, 2003)

S’isoler du monde dans un monastère ne suffit pas à préserver la vie morale de l’individu. Érasme ne s’oppose pas radicalement à l’existence du monastère ou à la possibilité d’être moine, il rappelle simplement que le monastère est encore dans le monde et qu’il est donc soumis aux mêmes problématiques que le monde social. Si l’on doit tirer des conséquences éducatives de cette proposition – Érasme ne le fait pas – il faudrait dire que l’éducation qui prépare l’enfant à vivre en chrétien dans le monde est valable pour tous, que l’on soit amené à embrasser la condition de moine ou non.

Rousseau, la mise en quarantaine de l’enfant à la campagne.

Les premières lignes du Livre I de l’Émile, nous ramène à un thème qui nous est maintenant familier : celui de la corruption du monde. De Chrysostome à Gerson, cette thématique était liée à la présence du diable, c’est-à-dire d’une force extérieure à l’individu qui invite au mal. Dans ce cas, c’est du monde même que provient le mal. Chez Rousseau l’ordre est renversé : ce n’est pas du monde que vient le mal, mais de l’homme de lui-même. En mettant l’homme à la place du diable, Rousseau repense l’origine du mal dans le monde : ce n’est plus un mal lié à l’intention de faire le mal que représente le diable, mais un mal lié aux conséquences irréfléchies de l’amour propre, c’est-à-dire de cette propension à agir de façon égoïste, à s’approprier les choses et les êtres pour les mettre au service de ces caprices les plus improbables.

Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme. Il force une terre à nourrir les productions d’une autre, un arbre à porter les fruits d’un autre ; il mêle et confond les climats, les éléments, les saisons ; il mutile son chien, son cheval, son esclave ; il bouleverse tout, il défigure tout, il aime la difformité, les monstres ; il ne veut rien tel que l’a fait la nature, pas même l’homme ; il le faut dresser pour lui, comme un cheval de manège ; il le faut contourner à sa mode, comme un arbre de son jardin.
(Rousseau, 1792/2009, I, p. 45)

Ce recadrage influence finalement assez peu la problématique de l’éducation par imprégnation sociale : que ce soit l’homme ou le diable qui aient corrompu le monde à l’origine, naître dans un monde corrompu, c’est immanquablement être mis dans des conditions qui favorisent le développement de l’amour propre.

Dans l’état où sont désormais les choses, un homme abandonné dès sa naissance à lui-même parmi les autres serait le plus défiguré de tous. Les préjugés, l’autorité, la nécessité, l’exemple, toutes les institutions sociales, dans lesquelles nous nous trouvons submergés, étoufferaient en lui la nature, et ne mettraient rien à la place. Elle y serait comme un arbrisseau que le hasard fait naître au milieu d’un chemin, et que les passants font bientôt périr, en le heurtant de toutes parts et le pliant dans tous les sens.
(Rousseau, 1792/2009, I, p. 45)

Par rapport à Chrysostome et Érasme, on voit que Rousseau ajoute ici une nouvelle dimension : l’enfant qui vient de naître n’est plus simplement un être plastique qui intériorise sont environnement, c’est un être qui s’inscrit dans un processus naturel de développement de soi.

Chez Rousseau, le développement naturel est une autre façon de penser l’interdépendance entre l’environnement de l’enfant et sa formation physique et morale. La nature individuelle, la nature de l’enfant, chez Rousseau, est une force, c’est une extériorisation motrice de soi. L’environnement de l’enfant se compose d’ouvertures et d’obstacles qui permettent, ou interdisent, cette extériorisation. La nature est une force qui se développe en s’exerçant. Le développement de l’enfant est ainsi lié au renforcement ou à l’atrophie de la force qui dépend des contraintes objectives de son environnement. Dans l’Émile, Rousseau décline ce modèle du développement naturel comme renforcement selon toutes les dimensions de sa formation : ses capacités physiques, perceptives, intellectuelles, et morales se développent toutes de cette façon – c’est ce qu’a bien observé Céline Spector (2022) quand elle parle chez Rousseau de « d’empirisme expérimental » et de « morale expérimentale ».

Cette conception du développement de l’éducation à des conséquences sur le lieu même où il sera question d’éduquer Émile. Comme chez Chrysostome et Gerson, Rousseau entend bien isoler Émile dans une partie du monde où la corruption humaine n’excitera pas le développement de son amour propre. Ce lieu d’éducation ne peut cependant plus être simplement défini négativement, comme un lieu qui n’est pas le monde social, c’est aussi un lieu qui doit permettre à l’enfant d’exercer ces forces pour les développer correctement. Pour qu’Émile se développe, il doit être élevé en plein air, dans un espace ouvert, vaste, stimulant d’un point de vue sensoriel, peu soumis aux contraintes liées à la présence d’autres personnes, etc. Voilà qui amène Rousseau (1792/2009, II, p. 131) à affirmer : « c’est pourquoi je veux élever Émile à la campagne ». On se souviendra de ce passage du Livre I où Rousseau (1792/2009, I, p. 97) observe que, par la proximité accrue qu’elle implique, la vie urbaine amène les individus à parler avec un niveau sonore très faible. Selon Rousseau, cette situation donne aux enfants l’habitude de « marmotter », c’est-à-dire non seulement de parler bas, mais aussi de parler en remuant peu les lèvres, pouvant entrainer des défauts de prononciations – cela illustre assez en quoi la vie urbaine peut être considéré comme un environnement limitant le développement naturel de l’enfant.

Notons toutefois que Rousseau exclut la possibilité que cette mise à l’écart de la vie sociale soit définitive. Plus précisément : il exclut cette possibilité pour Émile, c’est-à-dire pour un individu qui vit dans le monde. La sortie du monde social peut cependant s’imaginer. On peut même en faire un roman : Robinson Crusoé qui, rappelons-le, est le seul livre que Jean-Jacques fait lire à Émile. Le Robinson de Defoe permet de faire vivre à Émile l’expérience de pensée du Discours sur l’inégalité qui s’ouvrait sur un « commençons par écarter tous les faits », artifice heuristique permettant au lecteur de mieux comprendre en quoi consiste l’état de nature. Dans l’Émile, la lecture de Robinson débouche sur un constat : sur son île, Robinson est autosuffisant, il n’a besoin que de ses propres forces pour vivre ; mais, dans le monde où nous vivons, c’est-à-dire ce monde qu’il faut se partager à plusieurs selon un principe de propriété qui rend l’individu dépendant de la division du travail et des échanges, c’est-à-dire dépendant de ses semblables. C’est ainsi que le parachèvement de l’éducation naturelle d’Émile, dans le livre III, sera l’apprentissage d’un métier, c’est-à-dire une spécialité lui permettant de s’intégrer dans la division du travail. L’éducation naturelle d’Émile n’a donc pas pour but de le préparer aux robinsonnades, mais bien d’accomplir un développement naturel qui conditionne un accomplissement social.

On peut interpréter l’éducation « naturelle » d’Émile à la campagne comme une forme de quarantaine éducative, de mise à l’écart de l’enfant du monde social, ou, du moins, de la vie civile. Indiquons ici que la quarantaine éducative de Rousseau se défini d’abord, comme chez Chrysostome et Gerson, comme un espace qui est d’abord défini par l’autorité qui s’impose. L’éducation de l’Émile, on le sait bien, est une éducation « négative », c’est-à-dire, à première vue, une éducation qui repose sur l’autorité des choses. Ce raccourci peut cependant égarer : s’il est bien question d’éduquer en profitant de l’autorité des choses, les choses n’éduquent pas d’elle-même. L’éducation négative est une démarche pédagogique assumée par l’éducateur qui, aménageant continuellement l’environnement de l’enfant, fait jouer l’autorité des choses pour concrétiser son propre projet d’éducation. Autrement, l’éducation négative, c’est l’éducation suivant l’autorité des choses que l’éducateur a aménagées. Se faisant metteur en scène de l’environnement de son élève, Jean-Jacques éduque Émile de façon indirecte en exprimant son autorité à travers l’autorité des choses. La campagne où l’on éduque Émile est ainsi avant tout ce lieu où les choses qui font autorités sont elle-même conditionnée par l’autorité du maître.

Conclusion

Cette brève traversée dans les propositions pédagogiques de Chrysostome, de Gerson et de Rousseau au permis de constater que l’idée d’une éducation passant par la mise à l’écart des enfants du monde social, c’est-à-dire du monde des adultes, n’est ni propre à la modernité, ni propre à la forme scolaire. Il y a bien d’autres lieux où l’on peut mettre les enfants à l’écart : chez lui, au confessionnal, à la campagne. Cette liste, bien sûr, n’est en rien exhaustive, et il faut au moins y ajouter l’école.

Dans tous les textes que nous avons étudiés, la quarantaine éducative se justifie par deux raisons. D’abord, en suggérant que l’éducation par imprégnation entretient et reproduit les injustices qui traversent le monde social, et ce quelle que soit la façon dont on pense l’origine du mal. Ensuite, en disqualifiant le projet d’une vie morale qui prendrait la forme ascétique d’une renonciation pure et simple à la vie sociale (en adoptant la condition de moine ou cherchant à faire de l’enfant un homme naturel autosuffisant à l’image de Robinson Crusoé).

Les discours étudiés ici suggèrent tous que cette quarantaine éducative concerne en premier lieu des enfants très jeunes, plus jeune que ceux qui pourraient entrer à l’école primaire. Autrement dit, le projet de quarantaine éducative est ici lié à un projet d’éducation préscolaire qui se justifie par l’idée que l’éducation morale de l’enfant doit se faire au plus tôt, avant, justement, que l’imprégnation sociale ne commence vraiment à prendre.

On relève encore que, de façon générale, le lieu de la quarantaine éducative préoccupe moins nos auteurs que le type d’autorité qui doit s’y appliquer. Car si le but de la quarantaine, c’est de préserver l’enfant des normes en usages dans le monde social, il n’est jamais question d’éduquer l’enfant dans un espace sans norme. La quarantaine éducative se justifie ainsi comme un dispositif qui permet de donner à l’autorité de l’éducateur la priorité sur l’autorité des normes sociales usuelles.

Au regard des propositions précédentes, l’école semble n’être qu’un dispositif de quarantaine éducative parmi d’autre. Cela ne signifie pas, cependant, que l’institution scolaire n’ait pas de spécificité. L’école semble notamment dériver d’une démarche de massification, voire d’industrialisation, de cette stratégie : il est question de mettre à l’écart de la société de plus en plus d’enfants, pendant une durée de plus en plus longue. À ce titre, les critiques classiques que les sociologues opposent à la massification scolaire ciblent les prétentions émancipatrices de cette quarantaine éducative, rappelant que l’école s’élève au milieu du monde social, qu’elle reste un espace traversé de part en part par les normes du monde social et que, malgré elle, la reproduction des inégalités se joue sur sa scène. Malgré ses limites, l’école reste un espace de résistance aux normes sociales vraisemblablement plus égalisateur que la socialisation par imprégnation – « l’école », disait Dewey (2011), « crée un milieu d’action purifié »4.. À nous, peut-être, d’imaginer des dispositifs de « quarantaine » éducatives plus efficaces. Car le projet est toujours de mieux vivre, « tout en restant dans le monde ».

Il faut cependant se montrer prudent sur les possibilités de généraliser cette proposition aux dispositifs de quarantaine éducative concernant des enfants plus âgés : il se peut tout à fait, et à vrai dire on peut s’y attendre, que les normes qui régissent le préscolaire ne soient pas tout à fait les mêmes que celles qui s’applique à l’école primaire. Bien que cette option n’ait pas été relevée dans le corpus retenu, on ne peut exclure que, pour certains acteurs, ce projet de mettre les enfants à l’écart de la société puisse être perçu (voire justifié) comme une façon de servir un projet conservateur visant à mettre les enfants à distance de modèles progressistes ou subversifs s’opposant au conformisme social.

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Notes

1 Mais aussi avec les « grammar school » britanniques et les premières écoles protestantes de Mélanchthon (Margolin, 1995 ; Duteil, 2019). Rappelons que l’on doit à Luther, en 1530, une Prédication pour qu’on laisse les enfants à l’école (Margolin, 1995, p. 225). Return to text

2 Notamment parce que le projet d’éducation de l’Émile respose sur un recadrage du motif chrétien de la corruption du monde. Return to text

3 « Dans l'Antiquité, l'élève recevait son instruction de maîtres différents les uns des autres et sans aucun lien entre eux. Il allait chez le grammatiste ou le littérator apprendre la grammaire, chez le cithariste apprendre la musique, chez le rhétor apprendre la rhétorique, etc. Tous ces enseignements divers se rejoignaient en lui, mais s'ignoraient mutuellement. C'était une mosaïque d'enseignements divers qui ne se reliaient qu'extérieurement. Nous avons vu qu'il en est tout autrement dans les premières écoles chrétiennes. Tous les enseignements qui y étaient groupés se donnaient dans un même lieu, et par suite étaient soumis à une même influence, à une même direction morale. C'est celle qui émanait de la doctrine chrétienne ; c'est celle qui faisait les âmes. A la dispersion d'autrefois succédait donc une unité d'enseignement. Mais le contact entre les élèves et le maître était de tous les instants ; c'est, en effet, cette permanence des relations qui caractérise le convict, cette première forme de l'internat. Or, cette concentration de l'enseignement constitue une innovation capitale, qui témoigne d'un changement profond intervenu dans la conception qu'on se faisait de la nature et du rôle de la culture intellectuelle. » (Durkheim, 1936/2014). Return to text

4 « L’école crée un milieu d’action purifié. Le choix qu’elle fait vise non seulement à simplifier, mais à déraciner ce qui est indésirable. Toute société est encombrée de choses inutiles, de vestiges caducs hérités du passé et d’éléments nettement indésirables. L’école a le devoir de les éliminer de l’environnement qu’elle fournit et, par-là, de faire ce qu’elle peut pour contrecarrer leur influence dans l’environnement social ordinaire. En choisissant le meilleur pour son usage exclusif, elle lutte pour renforcer le pouvoir du meilleur. » (Dewey, 2011) Return to text

References

Electronic reference

Benoît Peuch, « Histoire conceptuelle de la « mise en quarantaine » éducative des enfants d’âge préscolaire de Chrysostome à Rousseau », La Pensée d’Ailleurs [Online], 7 | 2025, Online since 22 octobre 2025, connection on 03 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=1170

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Benoît Peuch

Doctorant en philosophie, laboratoire interdisciplinaire d’études sur les réflexivités – Fonds Yan Thomas.

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