Makarenko, l’écrivain, le combattant et le pédagogue : fiction(s) et pédagogie

Référence(s) :

Jean Rakovitch, Makarenko, l’écrivain, le combattant et le pédagogue : fiction(s) et pédagogie, thèse de doctorat, Lyon, 2016.

Index

Rubriques

Recension

Plan

Texte

Entre pédagogie, fiction et politique

La présente recension est consacrée à la thèse de Jean Rakovitch, intitulée « Makarenko, l’écrivain, le combattant et le pédagogue : fiction(s) et pédagogie » (2016) soutenue à l’université Lumière Lyon 2. L’auteur de cette thèse s’intéresse à la figure d’Anton Makarenko, le pédagogue soviétique dont l’approche éducative collective a marqué l’histoire de l’éducation. La thèse s’étend sur 472 pages et se déploie selon une structure claire, articulée en deux grands « panneaux », voire parties, avant d’arriver au « couronnement ». Ce terme n’est pas employé au hasard par Rakovitch : il renvoie à l’idée d’un aboutissement, d’une synthèse finale qui englobe l’ensemble du travail.

Makarenko, connu en grande partie pour ses écrits, en particulier « Le Poème pédagogique » (2003), a développé une pédagogie fondée sur le travail collectif et la discipline. Dans le cadre de son analyse au sein de cette thèse, Rakovitch s’appuie sur des textes originaux rédigés en russe, afin de mettre en évidence la façon dont Makarenko a utilisé la fiction pour structurer son discours éducatif. Les annexes incluent des éléments archivistiques d’intérêt, comme la première publication pédagogique d’Anton Makarenko. Ce texte, initialement paru en 1923 dans la revue « Avec de nouvelles haches » (no 2, 6-7), est publié par un organe du commissariat de l’instruction du peuple de la région de Poltava. L’analyse de Rakovitch souligne que Le Poème pédagogique ne constitue pas uniquement un récit autobiographique, mais qu’il s’agit aussi d’un travail littéraire élaboré, visant à transmettre une conception pédagogique à travers un médium littéraire et une fiction. Cette analyse montre que le fait que l’œuvre ne se cantonne pas à refléter une simple expérience éducative, mais qu’elle participe également à la création d’un modèle exemplaire, souvent idéalisé, de l’éducation soviétique.

Qu’est-ce que la fiction ?

Dans sa thèse, Rakovitch fait référence au Robert, le dictionnaire historique de la langue française, et dit la chose suivante :

FICTION n. f. est un emprunt (1223) au latin impérial fictio « action de façonner, création » et par figure « action de feindre et son résultat », terme juridique en bas latin et « tromperie » en latin médiéval ; fictio dérive de fictum, supin de fingere « inventer ».

Selon Rakovitch, cette dualité entre la tromperie et l’invention est particulièrement manifeste dans le Poème pédagogique, qui oscille entre témoignage et reconstruction idéalisée de l’expérience éducative telle que l’a construite Makarenko. Pour être clair, cette ambivalence permet de considérer l’œuvre comme une création hybride, où les faits réels se mêlent à une mise en scène.

Pour Rakovitch, Makarenko a intentionnellement organisé son ouvrage de manière à mettre en valeur certains aspects de la réalité, afin d’en faire émerger un modèle éducatif inspirant. Rakovitch relève que cette approche littéraire a souvent été mal comprise par des lectures purement documentaires, et il souligne que « la fiction pouvait être un outil de diffusion des idées plus efficace que n’importe quel autre médium – principalement dans le domaine de la pédagogie » (Rakovitch, 2016, p. 12). Cette idée est particulièrement visible dans la façon dont Makarenko se focalise sur certaines scènes du Poème pédagogique, mettant en avant des figures d’enfants difficiles transformés par la pédagogie du travail et de la discipline collective. Ces récits édifiants servent à illustrer la puissance du modèle éducatif qu’il défend, tout en s’éloignant parfois de la stricte réalité. Cette approche pose alors une question : jusqu’où la fiction permet-elle d’exprimer une vérité pédagogique qui dépasse la réalité ?

Dimension politique de Makarenko

Rakovitch examine également comment la construction narrative de son œuvre a influence la réception des travaux de Makarenko, et comment son image a évolué après sa mort :

Le véritable engouement des chercheurs universitaires et, plus généralement, des acteurs et décideurs de l’éducation soviétique pour ses conceptions éducatives, et, de façon concomitante, pour les évènements qui marquèrent sa biographie, naîtra après la mort du pédagogue. En l’espace de trois ans seulement, […], Makarenko va passer du statut d’écrivain populaire à celui de pédagogue révolutionnaire
(ibid, p. 41).

De plus, bien que Makarenko n’ait jamais revendiqué son affiliation au parti socialiste, l’analyse de Rakovitch met en lumière la manière dont son œuvre a été réinterprétée et adaptée par le régime soviétique. Nous ne pouvons pas laisser sans attention la correspondance entre Anton Makarenko et Maxime Gorki, figure emblématique de la littérature soviétique et défenseur enthousiaste des idéaux révolutionnaires. En tant que figure littéraire clef du récit officiel, Maxime Gorki n’agissait pas seulement comme un partisan déterminé des idéaux bolcheviques, il était également « tour à tour le maître, le mentor, le confident et l’ami du pédagogue » (ibid, p. 17), qui lui apportait une réflexion sur la dimension idéologique et esthétique de son action éducative. Les lettres échangées entre les deux écrivains, traduites avec soin par Rakovitch, révèlent comment Gorki a encouragé Makarenko à intégrer son expérience pratique de l’éducation collective dans une perspective plus large et littéraire. La thèse de Rakovitch évoque clairement que Makarenko a évolué dans un climat de suspicion et de répression caractéristique de l’URSS sous Staline. Pour naviguer dans cet environnement hostile, Makarenko a dû, peut-être, adopter une certaine posture idéologique. Cette nécessité d’autoprotection et d’adaptation aux exigences de l’État apparaît comme un moteur dans ses choix littéraires et pédagogiques. En d’autres termes, sa production écrite ne saurait être dissociée du contexte politique qui l’entoure.

Ce fait peut être prouvé par la répression des pédologues : « le Comité central du Parti approuve la résolution sur les distorsions pédologiques dans le système du Commissariat du peuple à l’Instruction, sonnant le glas de la pédologie, cette dernière essuie, depuis 1931 déjà, les critiques de Staline et de ses proches. Ainsi au moment même de la discussion, la répression contre les pédologues bat son plein » (ibid, p. 372).

La pédologie est une discipline scientifique qui combine la psychologie, la pédagogie et la physiologie pour étudier le développement de l’enfant. Elle avait une place importante dans les années 1920 en URSS, mais à partir de 1931, elle devient la cible de critiques idéologiques. Staline et les autorités soviétiques considèrent que la pédologie s’éloigne des besoins de la classe prolétarienne et qu’elle adopte une approche trop déterministe, influencée par des modèles occidentaux. En 1937, la répression atteint son apogée : plus de 300 pédologues et professeurs ont disparu. Le terme « pédologue » devient un synonyme de contre-révolutionnaire et de saboteur. Makarenko déclare : « Je craignais la pédologie et la détestais » (ibid, p. 372), ce qui semble être un rejet total de cette discipline. Cependant, Rakovitch remet en question la sincérité de cette affirmation. Il est possible que Makarenko ait pu adopter cette posture pour se conformer à la ligne officielle de Staline et éviter tout soupçon d’opposition. Makarenko, bien qu’en conflit avec les autorités locales du Narobraz1 sur certains aspects (discipline, gestion de l’argent, etc.), n’était pas forcément en rupture totale avec la pédologie.

Un doute se soulève : Makarenko rejette-t-il réellement toute l’approche pédologique, ou cette opposition a-t-elle été exagérée après coup ? La thèse ne tranche pas catégoriquement mais souligne un manque de preuves permettant de confirmer ou d’infirmer cette vision. En effet, Rakovitch tient le propos suivant :

Rejette-t-il « en bloc » tout l’héritage pédologique comme il semble le dire ? Et ne peut-on pas voir, d’ailleurs, dans cette image romantique – principalement véhiculé par la « Commission de Moscou » – du « praticien-génial incompris », en butte aux cruelles attaques des pédologues, une nouvelle et fort opportune forme d’exagération ? A-t-il été, en réalité, cet homme isolé, cet « ennemi à abattre », comme il se plaît à décrire son homonyme dans le Poème ? Hélas, les preuves nous manquent pour répondre avec assurance à ces questions
(ibid, p. 372).

Éducation au travail ?

Dans la thèse de Rakovitch, Makarenko apparaît avant tout comme un praticien. Il fonde et dirige la colonie éducative pour jeunes délinquants (l’une de colonie était nommée d’après Gorki), dont les expériences nourrissent son œuvre et permettent de formaliser par écrit une pédagogie fondée sur le travail collectif, la discipline et la responsabilisation. Chez Makarenko, plus qu’une éducation au travail, il s’agit d’une éducation par le travail. Il dénonce ce qu’il appelle le « fétichisme éthique », c’est-à-dire la tendance des pédologues à promouvoir des idées éducatives théoriques sans réelle mise en application. Makarenko défend une vision selon laquelle le travail est bien plus qu’une simple activité : il constitue un outil de formation morale et sociale. C’est pour ça, dans la colonie Gorki, les jeunes participent activement aux tâches quotidiennes – agriculture, artisanat, entretien – et par ce biais, ils apprennent à se construire eux-mêmes :

En construisant, le collectif se prend à se construire lui-même
(ibid, p. 178).

Makarenko défend une vision collective et démocratique de l’éducation comme moyen de créer une société égalitaire. Pour lui, l’éducation est un processus collectif où les élèves apprennent à coopérer, à vivre ensemble et à contribuer au bien commun. En engageant les colons dans des activités productives, Makarenko cherche à leur inculquer des valeurs de solidarité et d’effort collectif :

L’école du travail russe doit être complètement rebâtie à partir de nouvelles bases, puisque pour l’instant elle est, dans son idée, bourgeoise. Le fondement de l’école russe ne doit pas devenir le travail-occupation (« труд-работа » [trud-rabota])2, mais le travail-préoccupation (« труд-забота » [trud-zabota]). Seule l’organisation de l’école comme une exploitation peut la rendre socialiste
(ibid, p. 176).

À cette époque, la forme actuelle de l’école, héritée des structures bourgeoises, ne pouvait plus répondre aux besoins d’une société socialiste en construction. Pour lui, il ne s’agissait pas seulement d’ajouter une dimension éducative au travail, mais de repenser entièrement l’organisation scolaire autour d’une logique de zabota (забота) – un engagement, une préoccupation, qui relie les individus à leur collectif et à la société dans son ensemble.

Le pédagogue soviétique insiste sur le fait que sa méthode n’est pas universelle : elle est spécifiquement conçue pour l’URSS industrialisée des années 1920-1930. Makarenko construit tout son système à partir, autour et en vue de « perspectives », à court, moyen et long terme ; la perspective « ultime » étant l’avènement d’une société idéale :

Sa pédagogie baigne dans un substrat idéologique et politique spécifique : elle ne peut être transférée au gré des régimes, adaptée suivant les pays, car elle s’appuie sur les idéaux propres à la société soviétique. Projet éducatif rime avec projet de société : voilà la clef de la réussite, dit en substance le pédagogue
(ibid, p. 375).

Par ailleurs, Makarenko souligne que le travail, en soi, ne constitue pas un vecteur suffisant pour éduquer et apprendre. Pour qu’il soit éducatif, le travail doit s’insérer dans un système éducatif cohérent et scientifiquement organisé. Il émet une critique à l’égard de la notion d’une association simpliste entre l’école et le travail, et préfère séparer l’apprentissage scolaire des activités artisanales ou industrielles : le travail doit être inséré dans un système pour avoir une valeur éducative, et non utilisé comme un simple outil de formation morale. La conception de l’éducation comme champ d’action pragmatique et politique, telle que Makarenko la développe, se démarque d’une approche scientiste ou utopique de la pédagogie. Elle préconise une approche où l’éducation est vue comme un moyen au service de la société.

Six fonctions de la fiction

Rakovitch termine l’écriture de sa thèse par le « couronnement », terme qu’il emploie lui-même, en nous présentant six fonctions de la fiction.

La première, c’est la révélation. Si l’on considère que la fiction, par sa proximité avec le « mensonge » dans une intention maligne, peut être perçue comme un obstacle à la connaissance, il est également possible de la considérer comme un révélateur épistémique. En effet, la fiction propose une mise en image d’une expérience, permettant au lecteur de se représenter une réalité autrement inaccessible. Dans Le Poème pédagogique de Makarenko, par exemple, la vie dans la colonie Gorki devient tangible grâce aux procédés mimétiques et aux effets de réel. Cette capacité de « faire tableau » permet au lecteur de se forger une représentation mentale de la scène, et « la fiction est donc avant tout une vitrine pour le pédagogue » (ibid, p.432).

Deuxième fonction, une exaltation. L’exaltation dans la fiction se manifeste à deux niveaux : l’exaltation de l’enfance et celle du métier d’éducateur. Cette tendance est particulièrement visible chez Makarenko : « Pour s’en convaincre, il suffit de s’attacher au regard bienveillant et aimant que Makarenko porte à ses protagonistes modèles » (ibid, p.433). La fiction joue un rôle dans l’instauration d’une forme de culte de la personnalité des pédagogues. En effet, l’expérience et les pratiques de ces derniers, mises en valeur dans le cadre de la fiction, non seulement « honorent la profession », mais aussi érigent des modèles pour les praticiens. Le sens du verbe « exalter » rejoint alors son acception médicale de « rendre plus fort » (ibid, p.434). En russe, ce verbe, « превозносить » (prevoznosit’) signifie faire l’éloge, magnifier. Le sens du mot est associé à l’appréciation, à l’admiration et à la louange. Ce mot est utilisé pour exprimer l’admiration pour quelque chose ou quelqu’un et pour souligner ses qualités et ses réalisations exceptionnelles. Cependant, dans certains cas, le mot « prevoznosit’ » peut être utilisé pour décrire un éloge excessif qui peut être injustifié ou exagéré. Dans la plupart des cas, ce verbe a une connotation positive et exprime le respect et la reconnaissance.

Quant à la troisième fonction, la mobilisation, en magnifiant les figures d’éducateurs, la fiction se contente de mobiliser. Elle invite à l’action, donne du courage et renforce les convictions. Pour ceux qui exercent un « impossible métier » tel que l’éducation, où les difficultés sont nombreuses, la mise en récit héroïque des pédagogues peut agir comme un moteur :

L’exaltation de pareilles figures, dont l’expérience est significative ou représentative – à défaut d’être parfaite –, agirait alors comme un baume au cœur, elle insufflerait le courage, inciterait à se dépasser. Elle permettrait aussi d’affermir les convictions et les positions théoriques…
(ibid, p. 434).

Quatrième fonction, la contestation, qui montre que toute narration est une prise de position, et que la fiction se dresse souvent contre l’ordre établi. Elle permet de critiquer le monde tel qu’il est, et d’en proposer une autre version, de viser sa reconstruction. Le Poème pédagogique de Makarenko est, à bien des égards, une réponse aux théories pédologiques dominantes de son époque.

Un des aspects les plus fascinants de la fiction est sa capacité à projeter un avenir possible, d’où vient la cinquième fonction – l’anticipation. Dans le cas de Makarenko, Le Poème pédagogique ne se contente pas que de raconter son expérience passée :

[…] c’est une démonstration par l’exemple, hypothéquée sur l’avenir, qui semble dire : « voilà comme ce sera, si l’on avait fait comme cela »
(ibid, p. 436).

Enfin, la fiction édifie. Cette édification s’opère selon deux axes : elle bâtit un monde et elle élève le lecteur. L’œuvre de Makarenko, Le Poème pédagogique, ne se limite pas à la narration d’une histoire ; elle présente une approche philosophique et éducative cohérente et systématique. Son œuvre s’inscrit dans une démarche de projet, comme une contribution à l’édification de la pédagogie collective. À l’instar de toute grande œuvre de fiction, elle ne se contente pas d’offrir une perspective sur le monde, mais elle propose également un miroir tendu au lecteur, l’invitant à imaginer et à construire un avenir :

[…] l’œuvre dans laquelle s’imbrique l’expérience éducative narrée constitue en elle-même un projet éducatif. À nos yeux donc, si elle relate une solution éducative, la narration fictionnelle en est une à part entière
(ibid, p. 437).

Retour sur le contenu de la thèse

Cette thèse représente une contribution majeure en proposant une lecture qui ne se limite pas à une simple analyse, mais qui interroge les enjeux de l’œuvre de Makarenko et de sa figure dans le monde de l’éducation.

Il convient également de souligner l’importance de travailler directement sur les sources en langue originale, ce qui permet de mieux comprendre les nuances du discours makarenkien et d’éviter les distorsions introduites par certaines traductions. Cette approche permet une analyse plus approfondie des références culturelles et des enjeux politiques qui entourent la réception du Poème pédagogique. Bien que la thèse contienne des références en russe dans la bibliographie, il y a peu de retour aux documents en langue originale. Bien que certains textes aient été traduits, l’accès aux sources primaires russes demeure limité dans le corps du travail. Même si nous pouvons découvrir la correspondance entre Makarenko et Maxime Gorki, traduite intégralement par Rakovitch dans le troisième volet de la thèse, cela soulève plusieurs questions méthodologiques : dans quelle mesure la médiation par la traduction affecte-t-elle l’interprétation du corpus ? Quels enjeux épistémologiques et historiographiques découlent de l’absence de sources primaires en russe dans l’analyse ? Le choix de Rakovitch traduit-il une volonté de rendre le travail accessible à un lectorat francophone, ou existait-il une contrainte liée aux matériaux disponibles ?

L’analyse de Jean Rakovitch met en lumière la nature politique de l’œuvre, soulignant son articulation avec les dynamiques sociopolitiques de son époque. Le modèle pédagogique de Makarenko, loin de se limiter à la simple transmission de savoirs, vise à façonner des citoyens alignés sur une vision idéologique spécifique. Il semble que l’utilisation de la fiction a lieu dans ce contexte, pas comme une simple exagération des faits, mais comme un outil pour structurer et renforcer son message pédagogique, ce qui permet de dépasser une lecture strictement autobiographique. Tous les écrivains et les grands esprits ne font-ils pas cela pour transmettre leur message à un large public ?

Une autre question qui se soulève après la lecture de cette thèse : toute pédagogie est-elle nécessairement liée à un projet politique ? L’idée que la pédagogie n’est jamais politiquement neutre a été soulignée par de nombreux pédagogues et théoriciens de l’éducation, qui affirment que chaque pratique éducative est influencée par des rapports de pouvoir et des contextes sociopolitiques. Comme Vygotsky, qui affirme que « la pédagogie n’est jamais et n’a jamais été politiquement indifférente, puisque, volontairement ou involontairement, par son propre travail sur la psyché, elle a toujours adopté un modèle social particulier, une ligne politique, conformément à la classe sociale dominante qui a guidé ses intérêts » (Vygotsky, 1997). Vygotsky « suggérait un processus de formation sociale dans le développement des idées pédagogiques. Pour lui, les pédagogies naissent et sont façonnées dans des circonstances sociales particulières » (Daniel’s, 2012). Cela nous renvoie à une perspective critique de l’éducation, dans laquelle celle-ci est perçue comme un outil qui non seulement transmet des savoirs, mais aussi façonne des consciences sociales en fonction de valeurs et de normes dominantes.

Un autre élément important que Rakovitch n’aborde pas est la question du style éducatif, une question centrale chez Makarenko. Pour lui, une institution éducative ne repose pas seulement sur des méthodes ou des règlements, mais aussi sur un style de vie collectif, une continuité dans les habitudes, les traditions et l’expérience partagée. Makarenko, dans Le Poème pédagogique, explique :

La sphère du style et du ton a toujours été ignorée par la « théorie » pédagogique, alors qu’il s’agit de l’aspect le plus essentiel et le plus important de l’éducation collective. Le style est une chose délicate et périssable. Il nécessite des soins constants, une attention quotidienne, une vigilance aussi minutieuse que celle que l’on accorde à un jardin de fleurs. Le style se construit très lentement, car il est impensable sans accumulation, sans traditions, c’est-à-dire des règles et des habitudes qui sont adoptées non pas par une simple conscience immédiate, mais par un respect conscient de l’expérience des générations précédentes, par une grande estime envers l’autorité du collectif dans son ensemble, collectif qui vit à travers le temps3
(Makarenko, 1981).

Cette perspective nous rappelle que l’éducation n’est pas seulement une question de discipline ou d’idéologie, mais aussi une transmission de valeurs et de repères culturels, qui se construit dans le temps.

Plutôt que d’adopter une posture uniquement critique, Rakovitch nous pousse à voir Makarenko dans toute sa complexité : ni pur héros, ni simple instrument du pouvoir, mais un pédagogue qui a cherché à répondre aux questions de son époque, dans un certain contexte, et avec les outils dont il disposait pour faire connaître son travail. Dans ce sens, son héritage ne doit pas être rejeté sous prétexte qu’il a été récupéré politiquement, mais réinterrogé avec lucidité, discuté à la lumière d’enjeux contemporains, de questions nouvelles.

Makarenko est un exemple marquant, et son travail continue d’alimenter les débats sur le rôle du collectif, de la discipline et du travail dans l’éducation et la formation. Ainsi, peut-être faut-il voir en lui, une source de réflexion toujours actuelle sur les rapports entre pédagogie, coopération et transmission des valeurs ?

Bibliographie

Daniels, H. (2012). Dialectic and Dialogic: The essence of a Vygotskian Pedagogy. Cultural-Historical Psychology, 8, 70-79.

Makarenko, A. S. Poème pédagogique (Педагогическая поэма), Pedagogica, Moscou, 1981 (en russe).

Makarenko, A. S. Poème pédagogique (Pedagogičeskaja poema), ITRK, 2003.

Rakovitch, J. Makarenko, l’écrivain, le combattant et le pédagogue : fiction(s) et pédagogie, thèse de doctorat, Lyon, 2016.

Vygotsky, L.S. (1997). Educational psychology. Boca Raton, FL: Saint Lucie Press. (œuvre originale publiée en 1921-1923).

Notes

1 Narobraz (Narodnoje obrazovanije – Наробраз, Народное образование) : « Éducation du peuple » ou « Éducation populaire ». Le terme désigne, en premier lieu, le système scolaire soviétique. Makarenko, lui, l’utilise pour qualifier l’antenne ukrainienne du Commissariat du peuple à l’Instruction (du NKP, cf. supra) : une sorte de ministère de l’Éducation d’Ukraine, en d’autres termes. Retour au texte

2 Souvent, les mots trud et rabota peuvent être traduits par travail. En russe, le mot trud est souvent associé à des valeurs idéologiques ou morales élevées, tandis que le mot rabota est souvent compris comme un travail dans le sens général (emploi, occupation). Par exemple : « Trud na blago obshchestva » (Труд на благо общества - Travail pour le bien de la société) implique une contribution à la vie collective. C’est pour cela qu’ici, en russe, on pourrait remarquer un jeu de mots (trud – rabota, qui, sans contexte, pourrait être traduit par travail – travail). Pour voir la subtilité et la différence, je présente des exemples en anglais : labour (qui peut être compris comme trud) implique des efforts et une importance dans le processus. Job/work (qui correspondent plutôt au mot rabota) désignent un processus fonctionnel. Dans cet extrait le mot rabota a été correctement traduit par occupation en français. Retour au texte

3 En russe : « Область стиля и тона всегда игнорировалась педагогической «теорией», а между тем это самый существенный, самый важный отдел коллективного воспитания. Стиль — самая нежная и скоропортящаяся штука. За ним нужно ухаживать, ежедневно следить, он требует такой же придирчивой заботы, как цветник. Стиль создается очень медленно, потому что он немыслим без накопления, традиций, то есть положений и привычек, принимаемых уже не чистым сознанием, а сознательным уважением к опыту старших поколений, к великому авторитету целого коллектива, живущего во времени » (Makarenko, 1981). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Vasilisa Livinchik, « Makarenko, l’écrivain, le combattant et le pédagogue : fiction(s) et pédagogie », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 7 | 2025, mis en ligne le 22 octobre 2025, consulté le 03 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=1284

Auteur

Vasilisa Livinchik

Doctorante en sciences de l’éducation, université de Bretagne occidentale.

Autres ressources du même auteur

  • IDREF

Droits d'auteur

Licence Creative Commons — Attribution — Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International (CC BY-SA 4.0)