L’académie Fratellini est dans le paysage circassien actuel l’une des trois écoles à délivrer DNSP d’artiste de cirque (DNSP-AC) :
Depuis 2014, elle est habilitée à délivrer en alternance le diplôme national supérieur professionnel d’artiste de cirque […], de niveau II. Reconnu par le Ministère de la Culture et de la Communication, il s’inscrit dans le dispositif européen d’enseignement supérieur (LMD). […] depuis 2016, Fratellini assure […] la délivrance du Diplôme d’État de Professeur de Cirque, de niveau III […]
(p. 92).
Les deux autres écoles sont le Centre national des arts (CNAC) du cirque à Châlons-en-Champagne et l’École supérieure des arts du cirque Toulouse-Occitanie (Ésacto’Lido) à Toulouse.
L’ouvrage intitulé Qu’apprendre de la formation des artistes de cirque ?, sous-titré : L’expérience Fratellini : une histoire d’écoformation professionnelle en devenir, s’adresserait volontiers à qui s’intéresse aux apprentissages, à l’éducation ou à l’entraînement dans le monde circassien. Mais plus encore à l’historien·ne des arts du spectacle vivant (cirque, danse, théâtre, arts du mime et du geste, etc.), à la recherche en sciences de l’éducation, ainsi qu’en sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS). Mais également aux futurs enseignant·e·s d’éducation physique sportive (EPS) dans la mesure où l’enseignement des activités physiques artistiques (APA) y devient un enjeu majeur au concours de recrutement, néanmoins encore source d’incompréhension1.
La notion d’écoformation, contraction du nom de la collection « Écologie & Formation » dans laquelle l’ouvrage est publié chez L’Harmattan, attise la curiosité : l’écologie est à la mode, tandis que les attaques violentes des antispécistes2 contre le cirque pour un cirque 100 % humain3 est un symptôme de la crise multifactorielle actuelle. L’on imaginerait volontiers que le cirque définit par ses artistes comme « le corps à deux cent pour cent »4 puisse stimuler la recherche dans les perspectives scientifiques autour de l’écologie corporelle à l’image, dans le champ des arts du spectacle vivant, de l’ethnoscénologie, ou dans celui des études sportives, de l’émersiologie. Mais la conception écologique est appréhendée dans l’ouvrage telle « une grille d’analyse du processus d’institutionnalisation des activités circassiennes » (p. 49).
Les trois fiches bio-professionnelles des co-auteurs de l’ouvrage indiquent la complémentarité de leurs compétences pour décider à consulter leur étude. Hélène Bezille est psychosociologue, professeure émérite en sciences de l’éducation, spécialiste de l’engagement en (auto)-formation et apprentissages informels dans les processus de création et d’innovation ainsi que sur l’expérience dans les apprentissages. Tony Froissart est historien du sport, professeur en STAPS, spécialiste des liens entre solidarisme et éducation dans une perspective historienne, culturelle et orientée vers la pédagogie circassienne en Europe. Florence Legendre est sociologue de l’éducation et du travail, maîtresse de conférences, spécialiste des processus de socialisation dans les groupes professionnels enseignants et en école circassienne en Europe.
Les co-auteurs possèdent les compétences utiles pour appréhender la formation des artistes de cirque et l’histoire de l’expérience Fratellini. Mais les disciplines de référence en arts du spectacle vivant : ethnoscénologie, histoire du théâtre, esthétique et neuroesthétique, par exemple, n’auraient-elles pas complétées heureusement leur approche ? De même, un regard anthropo-historique de l’esthétique des pratiques corporelles aurait conduit peut-être les auteurs à nuancer leur imaginaire du cirque où les notions d’universalisme, d’enracinement ancestral et d’origine rituelle du cirque renvoient à la vision évolutionniste, non des historiens des arts du spectacle vivant, mais des amateurs éclairés de la scène5. La critique par Jean Duvignaud du théâtrocentrisme dans les années soixante-dix, dont les études théâtrales peinent à se défaire, trouve aujourd’hui un équivalent dans le circocentrisme :
[…] deux préjugés pèsent lourdement sur la connaissance que nous prenons de l’art dramatique. Le premier, qui n’est presque jamais remis en cause, postule que la création dramatique est universelle, que le théâtre en tant que tel doit être l’expression suprême de toute civilisation. Le second est plus dangereux, parce qu’il prétend expliquer la création théâtrale par une prétendue « histoire du théâtre », vaste mouvement puisant sa source dans une primitivité fantastique… […] Nous sommes en présence d’un curieux phénomène qui répond assez à ce que l’on nomme l’ethnocentrisme : se prendre pour le centre du monde et le détenteur de l’« humaine condition » est probablement une « idée force » qui a justifié maintes propositions de la philosophie des lumières, de la Révolution et de la pensée libérale du siècle dernier. Mais c’est aussi une « idée folle » : elle a conduit les gens de théâtre à s’engager dans des impasses ; elle entraîne certains peuples jeunes à tourner le dos aux possibilités authentiques de leur propre culture pour tenter de traduire à travers la formule européenne de la scène des situations qui lui sont incompatibles6.
Les faiblesses épistémologiques en anthropologie de l’imaginaire et la vision a- ou trans-historique du cirque accentuées par l’idée dramaturgocentrée d’une pratique circassienne devenue art par scénarisation s’estompe néanmoins devant l’ouverture des archives Fratellini. L’approche socio-historienne des archives tend cependant à dissoudre la dimension esthétique et artistique ou plutôt technique7 de Fratellini dans un objet de culture voire de communication. Le contenu de l’ouvrage stimule moins peut-être l’intérêt de l’historien du spectacle vivant pour l’histoire de Fratellini que pour l’idée qu’il pourra se faire désormais de l’écoformation : transmission intergénérationnelle et/ou par les pairs de savoirs tacites qui constituent une culture du métier au sein d’un environnement spécifique ! L’ouvrage assez didactique guide en effet le lecteur pas à pas dans sa compréhension de ce que serait une auto/socio/éco/anthropoformation du micro-monde fratellinien : a) Fratellini dans son terreau historique ; puis, trois chapitres considérés en tant que « zooms » de celui-ci (p. 49), b) Fratellini dans le territoire professionnel de la formation circassienne, c) l’équipe enseignante de Fratellini, c) entretiens fratelliniens, notamment avec Valérie Fratellini et Jérôme Thomas.
À l’image de poncifs circassiens éclairés, la première partie continue de véhiculer l’idée d’une histoire du cirque dont le salut viendrait de son arrachement au traditionnel, au familial, au commercial, au mercantile, au performatif, au classique pour se renouveler dans les années soixante-dix et institutionnaliser alors les arts du cirque ou le cirque expérimental par fertilisation du cirque avec la danse, le théâtre, le mime, la musique et le cinéma. On regrette ainsi les références classiques d’Éric Hobsbawm et Terence Ranger8 ou même de Gérard Lenclud :
Or, il arrive souvent que la fréquence d’emploi de certains mots soit inversement proportionnelle à la clarté de leur contenu. On en use comme sans y penser. Cette situation ne s’observe pas seulement dans le langage ordinaire mais aussi à l’intérieur des sciences sociales. On peut y vérifier que certains termes d’usage courant sont, à l’image des mots d’ordre politiques, fort peu définis9.
Aussi la vision évolutionniste du passage du cirque de la tradition au nouveau, à l’avant-garde, au contemporain, etc., est sous-tendue par des jugements de valeurs explicites lorsque les co-auteurs affirment que l’apport de Fratellini, dans cette histoire, aurait été d’arracher dès la fin du xixe siècle le cirque au grotesque et à l’exubérance en intégrant une dimension poétique (p. 21) ! Autrement dit, tout comme il existe un théâtre d’art, un cirque d’art existerait dont Fratellini serait le fleuron universel.
Les prémices du cirque d’art se nicheraient dans la scénarisation des premiers numéros de Fratellini (p. 23) : le salut artistique viendrait de la littérature, seule apte dans une représentation du monde où le texte fait loi, d’ennoblir le corps et ainsi de transcender la fatalité circassienne. Aristote a vampirisé le théâtre occidental10, voilà qu’il vampirise le cirque : la créativité, la poétique, l’artistique tiendraient dans une idée de la dramaturgie11 qui renvoie pourtant à une activité strictement littéraire et austère et s’attache à stériliser le vivant.
L’enjeu esthétique est explicite dès l’aube des années soixante-dix : « dépasser les codes du cirque classique valorisant les composantes visuelles et musicales, pour injecter une dimension théâtrale » (p. 30). Ce dramaturgocentrisme12 échappe aux co-auteurs. Leur focale sur le micro-monde fratellinien les empêche de voir également ce qui se produit alors en France dans le spectacle vivant, dans les marges de la création, la conversion au cirque de gens de théâtre non pour le cirque lui-même, mais pour l’attrait du corps en performance, en situation spectaculaire et dans un art de forte relation non dialogique, mais symbiotique.
Le cirque théâtralisé ou « thématisé, scénarisé et possédant un titre évocateur du fil conducteur [dramaturgique] : le cirque imaginaire », a trouvé droit de cité en 1971 au Festival d’Avignon. Tandis que, dans les marges théâtrales, les troupes de cirque fertilisaient la rue, le nom de Fratellini lui permettait d’obtenir les soutiens politiques, économiques et culturels nécessaire pour occuper le terrain de la formation (pp. 32-33). Entre formation sédentaire et cirque ambulant, afin de vivre l’itinérance, les élèves-artistes auraient côtoyé sous le chapiteau la plupart des métiers utiles pour faire cirque nouveau : monteurs de chapiteau, équilibristes, clowns, etc., avec le spectacle pour but. La polyvalence est toujours recherchée, valorisée (p. 37). Le contenu de l’enseignement, très complet, est précautionneusement décrit par les co-auteurs (pp. 42-43). Par succès rencontré dans le contexte soixante-huitard et effet d’essaimage fratellinien, la famille du cirque se conçut désormais non plus par lignée « mais plutôt autour des solidarités construites ensemble » (p. 46).
La seconde partie de l’ouvrage se revendique d’une approche « résolument écosystémique » pour ouvrir le regard sur la structuration du territoire professionnel français de la formation circassienne et sa dynamique : réseau fédéral, écoles d’amateurs, filière préparatoire aux écoles supérieures, baccalauréat cirque, cursus de niveau universitaire (DNSP-AC) (p. 54). La place, la compétence, la légitimité et la stratégie culturelle, politique, économique et professionnelle de la figure pionnière qu’est Fratellini sont rigoureusement analysées. La contextualisation politique des années soixante-dix ou l’instrumentalisation du cirque par l’État en temps de guerre-froide est éclairante. Le cirque devient un vivier d’artistes nouveaux ou « terrain rêvé d’expériences vers le théâtre total. Les liens entre le cirque et l’art dramatique sont ainsi explicitement revendiqués » (p. 67). Les difficultés de Fratellini sont soulignées, notamment de gestion économique et face à la volonté d’État de créer un Centre national supérieur de formation aux arts du cirque qui deviendra le Centre national des arts du cirque (CNAC), le risque étant pour Fratellini d’être relégué au rôle de la préparation à l’entrée au CNAC (pp. 72-73).
Bien que nécessaire à la compréhension de la trajectoire de Fratellini, l’analyse des enjeux socio-politiques du cirque en France nous fait alors perdre de vue l’intérieur de l’école où apprendre de la formation des artistes de cirque. Aussi des assertions sont-elles difficiles à lire. Par exemple : « Sous le chapiteau de l’académie, la dynastie Fratellini renvoie à l’univers du cirque tandis que sa pédagogie tend à favoriser la création » ; est-ce à dire qu’il n’y aurait pas eu de création dans le cirque dit traditionnel ?! Les co-auteurs participent ainsi à nous faire voir dans ce qu’il est communément nommé « nouveau cirque » une machine d’État prétentieusement apte à patrimonialiser tout ce qui aurait été original avant sa mise à l’avant de la scène (p. 86).
Un changement de paradigme artistique s’opérerait néanmoins à l’aube du xxie siècle. La création d’une « année cirque » (1999) tendrait à reconnaître le cirque non plus comme un sous-ensemble du théâtre ou un art du spectacle vivant en voie de théâtralisation, mais un art du spectacle vivant à part entière (p. 87). En une décennie, le cirque serait devenu à la mode ; en témoigneraient, les « apéro-cirque » mis en place en 2011 par Fratellini où se mêleraient public défavorisé socialement, économiquement, culturellement et public de « bobo » parisiens (p. 88-89). Les arts du cirque sont instrumentalisés pour favoriser alors l’estime somato-psychique de soi dans des rapports dialogiques (p. 89). La situation géographique de Fratellini dans la Plaine Saint-Denis, à Saint-Denis, ancienne banlieue stigmatisée de Paris, nouvelle plateforme administrative et scientifique et prochaine base d’accueil des Jeux Olympiques (2024), en fait un laboratoire vivant d’études socioculturelles.
Dans ce cadre, depuis 1990, Fratellini aurait dégagé une pédagogie innovante en conciliant « l’apprentissage de la virtuosité technique traditionnelle et le langage circassien contemporain »13 ; une pédagogie à l’image du cirque nouveau, donc, laissant croire à l’appauvrissement technique du cirque contemporain, mais en faveur de quoi ? De plus de théâtralité, de narrativité… ? ou simplement de plus de lisibilité pour des spectateurs et spectatrices non-avertis (p. 90) ? Si les co-auteurs donnent bien de Fratellini l’image d’un lieu de création pédagogique et artistique, sa dynamique d’innovation et d’ouverture s’exprimerait plutôt d’un point de vue de politiques territoriales, d’actions culturelles voire de communication entrepreneuriale et managériale (p. 95).
La troisième partie entreprend enfin de s’interroger ou s’entretenir avec les enseignants artistes de Fratellini pour s’enquérir de leur « posture professionnelle » ici conçue telle un « processus écologique » permettant de « comprendre tout autant ce que le travail et l’emploi font à l’individu que ce que l’individu fait à son environnement professionnel » (p. 98). La restitution de la parole artiste qui arrive tard dans l’ouvrage aide à poursuivre la lecture en lui restituant la part sensible qui pouvait lui manquer (p. 104).
Identité et carrière professionnelle de l’enseignant délivre néanmoins peu d’expérience esthétique, peu de l’imaginaire et du vécu en première personne des artistes. Elles n’apportent en réalité d’autres originalités que celles de la réalité de l’intermittence du spectacle vivant et du fait qu’un artiste est un artiste, mais pas nécessairement un pédagogue (p. 110). L’acculturation des artistes et des pédagogues à l’imaginaire circassien et fratellinien méritait d’être creusée (p. 114) d’un point de vue anthropologique plus que sociologique pour appréhender les savoirs tacites des artistes-pédagogues (p. 117). Or, il ressort de l’approche sociologisante que l’artiste de cirque est un être humain typique de la modernité : polyvalent, adaptable ou apte à répondre aux besoins du marché de l’art, d’une façon durable, dans la mesure où « la dimension purement artistique peut même parfois être reléguée au second plan » (p. 118).
Dans une optique qui se dit bourdieusienne, les controverses au sein des écoles de cirque s’articuleraient autour de la possibilité de former un créateur et de penser l’art (p. 120). L’approche sociologisante trouve encore ici ses limites dans la mesure où « art » est une notion typiquement euro-américaine, marqueur de civilisation, renvoyant simplement à la technique tandis qu’émergerait parfois une notion plus complexe : « esthétique » ! Or, la technique s’acquiert, ainsi le souci de l’artiste est donc moins la technique que d’avoir son imagination stimulée au risque réel d’une œuvre qui resterait technique sèche et décorative. Une approche de l’écoformation fratellinienne pouvait-elle ainsi faire l’économie de ce qui contribue à stimuler la sensorialité, la sensibilité et l’imaginaire des élèves de manière à ce qu’ils l’incarnent ensuite par la technique qui leur est enseignée ? Formes du bâtiment, textures, odeurs, couleurs, etc., tout ce qui participe à l’atmosphère propice à l’éveil intime et artistique semble pourtant peu avoir suscité l’intérêt des co-auteurs plus attachés à réfléchir l’écart entre une posture pédagogique « à l’ancienne » et une « moderne » (pp. 121-124), avec pour conclure : « finalement les enseignants se rejoignent autour d’un objectif commun : former un artiste de cirque autonome et ouvert » (p. 122). Les questions de pluridisciplinarité, de trans- ou d’interdisciplinarité (p. 123), sont-elles foncièrement pertinentes pour l’éveil esthétique dans la mesure où l’artiste procède par anthropophagie plus que par discrimination ? La liberté d’expression artistique (p. 123) est de prendre ce qu’il y a de bon à prendre et de construire sur cette base, non dans le but de l’art lui-même, mais de la survie de l’artiste.
La quatrième partie s’ouvre justement, mais peut-être trop tardivement, sur l’idée de « pédagogie du sensible » (p. 132). Pour en esquisser les contours, les co-auteurs s’appuient sur l’histoire de l’école, les témoignages recueillis et des entretiens, ni participation observante ni description ethnographique pour cet enjeu qui est « l’exploration de cette dimension invisible des apprentissages » et dépasser le discours construit des artistes et élèves-artistes formés à répondre aux attentes des co-auteurs comme enquêteurs ou des journalistes (pp. 134-135). Enfin, si les co-auteurs reconnaissent les apports qu’auraient pu fournir les neurosciences à propos de la sensorialité – ils ne parlent pas de neuroesthétique – et retiennent les travaux de Bernard Andrieu au CNAC14 ; en revanche, ils semblent ignorer les travaux entre sciences de la vie et arts du spectacle vivant menés en France, comme à l’international, depuis le début des années quatre-vingt, inaugurés pour la France lors du Colloque international « Théâtre et science de la vie / Performing Arts and Life Sciences » qui tenait ses assises en 1984 à la Maison des Cultures du Monde sous l’égide du Ministère de la culture et de l’Alliance française. Si les co-auteurs montrent bien au fil de leur ouvrage les résistances, les stratégies d’adaptation et de transformation de Fratellini (p. 141), les outils épistémologiques et méthodologiques qu’ils mobilisent, issus des STAPS, des sciences de l’éducation et de la sociologie ou de la socio-histoire, ne sont peut-être pas les meilleurs pour rendre compte de ce que serait une « expérience Fratellini » d’où l’on apprendrait de la formation des artistes de cirque.