Introduction
Cette recension fait suite à celle publiée dans le premier numéro (2019) de La Pensée d’Ailleurs.
Grâce aux travaux de Mireille Cifali, nous avons été alertés sur la difficulté de développer une science de l’éducation, qui avait été le projet de penseurs confiants dans l’humanisme et le rationalisme au début du xxe siècle. Que l’on ait déplacé au pluriel un tel projet en s’alignant sur la notion des sciences humaines et sociales n’y change rien. La possible scientificité de l’action éducative reste en question, même diluée dans une approche émiettée qui découpe dans la réalité du sujet son comportement relationnel, ses manières d’être, son attitude cognitive, son activité cérébrale, etc. La tentative de scientificiser l’enseignement en isolant l’activité didactique de tout contexte à la fois psychique et institutionnel ne constitue pas un projet plus convaincant. L’instruction ne peut être séparée artificiellement de l’éducation, et l’éducation ne peut consister en l’application d’un plan rationnel en fonction d’un but à atteindre — fût-il des plus nobles — car
le lien éducatif ne serait jamais exempt de projections imaginaires, d’illusions et de démesures ; y régneraient, souverains, les compulsions inconscientes et les désirs insatisfaits, une histoire masquée qui ne cesse de se répéter ; toutes les fausses raisons et le jeu de l’amour et de la haine, ces violences qui ne disent pas leur nom.
(Cifali, 1994, p. 265).
Le plaidoyer de Mireille Cifali est en faveur d’une plus grande rigueur dans l’organisation de la formation des maîtres et dans la formation des formateurs. S’il n’y a pas de miracle à en attendre, c’est tout de même en direction d’une démarche clinique — désignant un espace où une pratique trouve à se théoriser en partant de la singularité de toute situation — que nous invite à travailler Mireille Cifali.
C’est ainsi que dans son premier ouvrage en forme de bilan d’une carrière — premier ouvrage car déjà deux autres y étaient annoncés (Cifali, 2018, p. 14 et p. 338) —, Mireille Cifali s’expliqua sur son propre chemin :
Si, dans un premier temps, je me suis intéressée aux rapports qu’entretient la psychanalyse avec l’éducation, c’est ensuite sous le vocable « approche clinique » ou « démarche clinique » qu’avec d’autres j’ai centré la particularité de mon angle de recherche, de formation et d’intervention.
(ibid., p. 15).
Non que la psychanalyse comme telle s’en trouve congédiée, mais c’est par prudence que Cifali modère l’affichage du lieu théorique et pratique d’où elle parle ; c’est dit, il sera donc désormais question de clinique, et nous allons ainsi découvrir lors de ces lectures comment Mireille Cifali s’est liée à l’éthique (Cifali, 2019, p. 9).
S’engager pour accompagner
L’attitude clinique dans l’action de formation exige d’habiter son être-en-relation, de s’y investir. Mireille Cifali préfère dire de s’y engager. Ce n’est pas s’engager pour réussir soi-même quelque chose, mais pour permettre à l’autre de se mettre en mouvement. Ce paradoxe est travaillé dans les quatre parties successives qui forment ce nouvel ouvrage.
S’engager : une altérité en acte (21-125)
Par cette recension, je souhaite donner à voir le « travail » de Mireille Cifali, c’est le vocable qu’elle utilise pour décrire son activité universitaire. Pourtant il y est question d’accompagnement, de celles et ceux qui rédigent des mémoires, des thèses — même si elle n’utilise « que très peu ce terme, professionnellement parlant » (2018, p. 21).
Dans la quotidienneté, le travail de Mireille Cifali procède d’une démarche clinique, c’est ce qu’elle s’attache à montrer. Qu’appelle-t-elle « démarche clinique » et « attitude clinique » dans son action professionnelle ? Elle s’efforce d’en rassembler les caractéristiques essentielles que je présente sous forme d’un tableau :
La démarche clinique est art de la recherche | ||||
C’est un art de l’intervention | qui vise un changement | qui se tient dans la singularité | qui prend en compte l’altérité | qui n’a pas peur du risque |
Mais évidemment il faut examiner si sont requises des qualités propres au clinicien, et Cifali souligne que nul ne peut prétendre être un « bon » clinicien. Selon les situations, l’on peut plus ou moins bien parvenir à tenir une attitude clinique. Pour chacun, il est toujours difficile d’être présent à une situation. Depuis au moins Sénèque, nous savons que nous vivons dans des temps qui ne sont pas nôtres, habités par le passé qui nous hante, tournés vers le futur que nous ignorons. C’est notre lot, nous entendons donc assez mal ce qu’il se passe dans le présent, et c’est le défi clinique de s’y efforcer. On comprend alors cette affirmation de Cifali : « savoir être là est une qualité première » et « nous ne sommes présents que si nous prenons intérêt à ce que nous vivons » (2018, p. 28). Cependant, pour la personne qu’il s’agit d’accompagner, le présent est souvent envahi par l’angoisse. Cette angoisse doit être écoutée, mais elle doit aussi être replacée dans l’ordre du temps :
Le temps nous délivre de la catastrophe du présent. Cela relève de notre capacité de considérer un être autrement que ce qu’il est à l’instant présent. En quelque sorte, avoir confiance dans les forces de vie lorsque nous sommes pris par des forces de destruction.
(2018, p. 31).
Cifali souligne un fait beaucoup trop souvent ignoré : dans l’accompagnement, les deux personnes sont dépendantes l’une de l’autre, et les deux font l’expérience de l’angoisse — angoisse d’avoir à apprendre, mais aussi angoisse de devoir enseigner. Et cette expérience est renouvelée pour chaque cas, car aucune situation ne se répète. L’attitude clinique nécessite donc dans la relation une suffisante conscience de ses propres limites, et une capacité à interroger ce que l’autre provoque en soi comme réactions. Plutôt que d’énumérer une liste de qualités ou de vertus que devraient posséder le clinicien, Mireille Cifali insiste sur « une certaine façon de ne pas se sentir tout-puissant » (2018, p. 43), et de reconnaître notre nécessaire faillibilité, notre relative impuissance (2018, p. 45) :
nos métiers de l’humain auraient une mission minimale, celle de ne pas rajouter de la destructivité à la destructivité inhérente à la vie en commun.
(2018, p. 50).
Cela conduit Cifali à dénoncer l’idéalisation du « savoir savant » des spécialistes qui nous a appauvris des gestes les plus communs et les plus humains. Mais le souci pour l’autre dans la relation doit-il interdire celui qui accompagne de bousculer le masterant ou le doctorant ? Un tel respect inhibiteur risque de paralyser la rencontre, et il faudrait pouvoir différencier « la rencontre qui nous tire hors de nous-mêmes de celle qui nous laisse là où nous sommes » (2018, p. 56). La réflexion de Mireille Cifali, elle l’annonçait dès l’ouverture du livre, s’inscrit dans un travail de narration, c’est pourquoi elle construit sa pensée, au fil des pages, à partir de ses propres expériences. Cette démarche est salutaire pour celui qui lit le témoignage d’une universitaire accomplie, car elle n’hésite pas à présenter ses premiers tâtonnements :
si je considère « ma vie », elle est faite d’angoisse, d’incertitude, de désarroi profond, d’incompréhension, d’affolement quant à ce que je vais devenir, d’hésitations, de doutes, de révoltes, d’oppositions, de fuites, d’un sentiment de vide. J’y ai rencontré des personnes, des professionnels. Ils étaient là, et parfois ils m’ont bousculée. […] J’ai rencontré des personnes qui ne m’ont presque rien dit — comme Michel de Certeau — auprès de qui j’ai appris et forgé mon éthique, auprès de qui j’ai ressenti mes insuffisances et mes fausses prétentions.
(2018, p. 57).
Et c’est l’évocation de son propre parcours qui permet à Mireille Cifali ce constat inquiet : « les adolescents aujourd’hui paient le prix fort de ne pas rencontrer des adultes présents, qui ne soient pas vides de projets d’abord pour eux-mêmes » (2018, p. 60). Elle ajoute qu’il est particulièrement difficile de travailler avec ceux qui ne demandent rien « et là, l’accompagnement trouve peut-être sa limite » (2018, p. 63). Ce moment du bilan de Mireille Cifali est particulièrement fort, et l’on doit prêter toute notre attention à cette critique de l’évolution historique ayant produit les circonstances actuelles où des êtres ne veulent pas, ne veulent rien, fuient la relation et nient l’autre du dialogue : contraints de rencontrer ces êtres qui n’ont pas nos croyances, « nous ne savons plus quoi faire avec » (2018, p. 65) — et si de nos jours trop d’individus « ne veulent rien », ce qui manque le plus, c’est le manque, car « nous n’apprenons pas sans le manque » (2018, p. 72). Nous n’avons plus qu’à nous défaire de l’illusion que l’individu est forcément et aisément rationnel. Dans l’accompagnement qui est engagement, malgré nos valeurs liées à une volonté de pacification relationnelle, il nous faut sans doute assumer de « restaurer une culture du conflit et de la négativité » (2018, p. 69).
Dans la direction des thèses, la démarche du clinicien et celle de l’expert ont des priorités très différentes. Mireille Cifali signale ici un paradoxe didactique : « on accompagnerait d’autant mieux que l’on n’est pas expert de l’objet à construire » (2018, p. 80). Son expérience de clinicienne en atteste, et l’on ne s’étonne pas qu’elle dise son intérêt pour les analyses que fit Jacques Rancière dans Le maître ignorant. Nous pensons forcément ici au « pari de l’éducabilité » qui est au centre de la pensée de Philippe Meirieu : toujours croire en un possible, dit Cifali (2018, pp. 86-87). Nous pourrions appeler cette pratique l’art d’autoriser, or « la confiance dans celui qui en manque fait souvent défaut à tous les niveaux de la transmission » (2018, p. 96). Encore faut-il interroger ce qui est entendu par autorité, et c’est une question que n’élude pas Mireille Cifali, car c’est l’autorité qui doit fonder « le transfert et la confiance » (2018, p. 101).
Cette autorité bienveillante permet que soit assumée les mouvements d’angoisse dans le processus de construction du texte :
L’erreur serait de vouloir éradiquer l’angoisse, que l’humain n’ait pas à la connaître. Les remèdes pour cela seraient plus dramatiques que de l’éprouver. Aider à la reconnaître et à la traverser, aider à ce qu’elle lâche […] Et ne pas céder devant un espace social qui met en avant seulement la performance, la gloire de la réussite, avec l’illusion d’un moi fort, et l’humiliation de nos faiblesses.
(2018, p. 112).
La relation universitaire n’est pas une relation thérapeutique, pourtant il s’y joue quelque chose qui relève de « la fabrication de soi » — « d’un style de pensée, et aussi d’un style de vie » (2018, p. 119) — et qui doit permettre la construction d’une identité narrative.
Un engagement universitaire (129-212)
La conception de cet être-en-relation, Mireille Cifali en donne l’origine dans sa biographie intellectuelle, qui n’est pas séparée de ses expériences existentielles. D’emblée, il s’est agi pour elle de comprendre comment, dans ses actes quotidiens, le pédagogue peut prendre en compte les découvertes psychanalytiques, et elle a construit sa carrière universitaire avec cet arrière-plan jusqu’au souci de transmettre avec le plus de clarté possible une manière de travailler dans la pensée avec les mots de tous les jours. Cet effort est au cœur de l’œuvre de Cifali, et l’on doit lui donner toute son importance. Clément Rosset insistait constamment sur le fait qu’un philosophe n’a pas besoin d’être abscons pour dire des choses profondes, et c’est la conviction — et même son éthique dans le savoir — de Mireille Cifali.
La position épistémologique qu’elle désire transmettre est celle de l’interprétation :
Dans ma parole universitaire, je tente de promouvoir une éthique de l’usage du savoir, de restaurer une complexité déjouant les causalités linéaires, de développer une capacité de supporter l’inconnu, avec une économie des mots, et parfois même un silence. Je me sens clinicienne par cette parole habitée, autant dans son contenu que dans sa forme.
(2018, p. 143).
Et c’est donc la pratique narrative qui aide à la compréhension, car l’expérience n’est pas condamnée à s’écrire dans la forme de la tradition scientifique uniquement, et même un événement vécu — à la nouure du psychique et du social — « n’est rien sans une narration » (2018, p. 147). Mais dans l’accompagnement de cette activité il ne s’agit pas de faire atteindre des objectifs ou de mesurer des compétences, mieux vaudrait même ne pas trop comprendre, dit Cifali dans une référence à Lacan, car il pourrait y avoir encore de l’emprise dans ce « vouloir comprendre ».
C’est pourquoi, opposée dès sa thèse (1979) à toute forme d’applicationnisme, Cifali interroge les usages de la psychanalyse, ce qu’elle pouvait apporter mais aussi ses limites. Elle expose dans ce livre la généalogie du dispositif d’enseignement qu’elle a conçu à partir de son attitude clinique, cherchant un équilibre entre contraindre et autoriser : comme chez le Jacotot décrit par Rancière, le maître autorise d’autant plus l’élève qu’il le contraint à confronter son intelligence à une situation.
Pourquoi alors Mireille Cifali fait-elle un éloge résolu du cours magistral ? Cela peut sembler contradictoire. Elle s’en défend ainsi : « il importe que ma parole touche » (2018, p. 173). Et la parole professorale est susceptible de toucher l’étudiant si elle donne à voir comment elle est au travail, comment elle prend le risque de « batailler » en vue d’une compréhension. C’est le paradoxe du maître, qui ne montre pas son assurance et sa maîtrise mais ses doutes et ses difficultés. Il en découle un certain style magistral : « je dessine davantage les zones d’ombres, difficultés, violences et destructions que le plaisir, la facilité, le bonheur d’enseigner » (2018, p. 175). On reconnaît bien là l’engagement qui caractérise Mireille Cifali. Alors qu’étudiants et novices attendent toujours du maître explicateur les recettes et solutions pour une effectuation heureuse de leur projet, elle les intéresse aux obstacles auxquels ils seront confrontés généralement de manière répétitive. Et ce sont ces obstacles, ces croyances perdues, ces doutes qu’il s’agit de mettre en écriture, car le récit peut permettre de produire une connaissance originale. Suivant en cela Michel de Certeau, elle soutient que la fiction est un espace intéressant pour la théorisation des pratiques. En revanche, ce n’est pas parce qu’un professionnel a appris à parler avec quelques concepts qu’il a transformé sa pratique, il ne faut donc surtout pas vouloir que les praticiens ressemblent à des chercheurs de laboratoire.
Mireille Cifali, évoquant des pages d’Adolphe Ferrière, en vient à soutenir la valeur du « bon sens » dans l’action. La pertinence de l’action dépend de la capacité du professionnel à s’adapter à la singularité de toute situation. C’est d’ailleurs une idée centrale dans la pédagogie d’Élise et Célestin Freinet. Finalement, la clinique et l’éthique dans la formation ne sont « qu’une autre manière de dire que la science ne peut déterminer à elle seule l’action » (2018, p. 194).
Néanmoins, il importe que le praticien devienne producteur d’un savoir original, d’un savoir de l’action, et pour cela il faudrait intégrer dans son temps de travail un temps consacré à la pensée et aux échanges, un temps rémunéré comme pour les chercheurs (2018, p. 196). Quant au chercheur, Mireille Cifali témoigne qu’il lui incombe de se faire traducteur de son savoir. Elle cite Ricœur s’inspirant de Freud : l’auteur doit faire un travail de traduction à l’adresse du lecteur et un travail de deuil vis-à-vis de son propre vocabulaire de chercheur (2018, p. 198). Ce travail me semble en effet important à mener si l’on veut dépasser la dichotomie entre d’un côté la sémantique naturelle de l’action et de l’autre le langage des modèles, deux manières séparées de produire nos jeux de langage, et qu’il faudrait dialectiser par ce travail de traduction. C’est aussi ce qui donne un sens à l’engagement du chercheur dans l’accompagnement, s’il développe « une capacité de jeu avec l’imprévu » (2018, p. 206).
Un engagement formatif (215-271)
Du point de vue du novice, l’imprévu n’est pas simplement ce qui arrive mais ce que l’on fait arriver : dans une référence à Michel de Certeau, c’est ce que Cifali pense sous le terme de commencement. Tout commencement est ainsi initiative. Il ne s’agit pas pour autant de sacraliser un commencement qui aurait lieu une fois pour toutes, n’étant suivi que de répétitions. Comme y insistait Jankelevitch dans La musique et l’ineffable, on ne cesse de commencer à nouveau, tout recommencement étant aussi initial que le premier. Cela peut aussi signifier que le commencement de quelque chose n’est le début : on peut repérer des débuts comme points d’origine, mais tout commencement, ainsi que l’expliqua Hegel dans sa Logique, est un processus. Mireille Cifali fait l’éloge du commencement en tant que processus « plutôt que de le peindre dans ses aspects les plus noirs en rapport à une idéologie de la maîtrise où il est alors pensé dans son imperfection » (2018, p. 225).
Nous pouvons saisir l’engagement comme une attention à vivre chaque répétition comme un moment singulier. Je me souviens d’un collègue de lycée, professeur de philosophie désabusé, qui se plaignait de ses élèves au mois de septembre en salle des professeurs : « Cela fait 25 ans que je leur répète la même chose et ils n’ont toujours pas compris ». La boutade manifestait son renoncement à la singularité de tout commencement. Le chercheur engagé est donc celui dont la parole cherche à inaugurer et provoquer un commencement. C’est dans la capacité d’étonnement que l’on peut puiser cette force : « il y a de la dissidence, de la consistance nécessaire pour s’étonner du monde et de soi-même » (2018, p. 243). Mireille Cifali nous avertit que ne plus s’étonner est une pathologie psychique de notre monde actuel, mais la suffisance que peut entraîner chez un chercheur la maîtrise d’un savoir théorique risque d’étouffer sa capacité d’étonnement, s’il préfère ses constructions théoriques « aux démentis que lui offre un sujet dans sa singularité » (2018, p. 247). C’est donc l’une des responsabilités du professionnel de transmettre sa capacité d’étonnement, s’efforçant de ne pas apparaître comme un « tout sachant ».
En effet, l’élève, le doctorant ou le professeur stagiaire n’ont pas besoin seulement de se confronter à des personnes qui « savent », mais aussi de rencontrer des humains avec qui parler : la relation doit donc toujours être pensée dans l’enseignement et dans la formation. La science n’est donc pas formatrice en elle-même, et comme le souligne Cifali, il y a aujourd’hui une inflation du discours scientifique dans la formation qui est préoccupante.
Au présent de l’engagement (275-335)
Mireille Cifali poursuit sans ce livre le récit de son engagement en interrogeant une alliance entre fragilité et force qui tracerait « un espace où l’autre se sent pouvoir à son tour prendre une place » (2018, p. 277). Elle s’inquiète du fait qu’à présent l’on veuille remplacer, dans l’enseignement, le théâtre de l’orateur qui transmet son savoir avec sa voix, par des outils de communication dont certains empêchent la pensée d’avoir lieu. Or, ce qui est le plus intéressant pour un étudiant, c’est « la manière dont un chercheur donne à entendre son engagement de vie dans cette recherche-là, qu’il en soit l’auteur ou le diffuseur » (2018, p. 282).
Le lecteur que je suis reconnaît sa propre expérience dans ces pages de Mireille Cifali. Lorsque j’étais étudiant à l’université de Nice, j’ai par exemple suivi un cours de Robert Sasso sur la Logique de Hegel. Il s’agissait, tout au long de l’année, chaque lundi soir, d’étudier quelques pages de cette œuvre. J’étais l’unique étudiant de ce professeur, personne d’autre ne s’était inscrit à son cours. J’ai su que l’année précédente, les notes d’examen avaient été très faibles, et les étudiants cherchaient à éviter le cours sur Hegel. Chaque lundi soir, le professeur se présentait en costume trois pièces, dans la plus grande solennité, et déroulait son travail d’analyse pendant deux heures devant moi. C’est le souvenir le plus impressionnant que je conserve de toute ma scolarité. Sa passion à transmettre la pensée d’un auteur dont il était l’un des meilleurs spécialistes, son obstination à vouloir l’enseigner même dans des conditions qui pouvaient être décourageantes, sa foi inébranlable dans le sens de ce métier, tout cela me fait songer que Mireille Cifali touche à l’essentiel de ce qu’il y a à dire aujourd’hui sur l’enseignement, car dans la voix et le corps se marquent « si un autre a une place ou pas » (2018, p. 295), et si la rencontre peut faire événement.
Rien d’étonnant à ce que Mireille Cifali termine son récit en interrogeant la dimension artistique des métiers d’enseignement :
je tiens à ce qu’une démarche clinique persiste au sein des sciences de l’éducation et de la formation pour des raisons précises : pour que ne soit pas négligée l’expérience d’intériorité indispensable à l’exercice de tout métier, comme à une épaisseur de vie préservant une capacité de créer ; pour que perdure un humain qui sent, rêve, crée, pense avec son corps et son intelligence ; pour que le travail résiste à la mécanisation, à l’objectivation de soi et de l’autre. L’art peut nous y aider.
(2018, p. 317).
C’est le travail de la subjectivité qui est en fait le fil rouge de la méditation de Cifali, dans la tension, dit-elle, entre un dedans et un dehors. Conclusion ? Enseigner c’est permettre « le maximum de corps dans le savoir » (2018, p. 325).
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Cet ouvrage constitue une suite à S’engager pour accompagner. Le paradoxe approfondi par Mireille Cifali est que, dans les métiers de la relation, le professionnalisme requiert le renoncement à « un idéal de maîtrise, illusoire dans bien des cas » (Cifali, 2019, p. 12).
L’hospitalité d’un lien (23-110)
Si l’hospitalité est ce qui définit l’école publique, elle ne peut se contenter d’être un slogan bien-pensant, et l’arrière-scène de ce qui permet les pratiques de bienveillance est trop souvent passée sous silence. Selon Cifali, ce n’est pas en creusant « son pouvoir en un seul lieu » (2019, p. 30) que l’on devient plus hospitalier, c’est au contraire en se tenant sur des seuils, en soignant les mouvements de départ et de retour. Le travail de subjectivité est ainsi un processus infini de recherche, Cifali le conçoit comme « possible sur fond d’impossibilité » (2019, p. 34).
En toute situation, la relation est immédiate « dès qu’un humain est en face d’un autre être humain » (2019, p. 39). Cette condition invite le professionnel à la bienveillance qui est « une lutte constante pour ne pas nous laisser dériver » (2019, p. 41). Mireille Cifali appelle ce tissage entre des personnes le souci du lien. Lorsque l’on est prêt à la rencontre, on peut accepter de partir de la difficulté, cela nous rend capable par exemple de renoncer à l’élève moyen et au maître moyen pour accueillir ce qui bouscule la norme (2019, p. 51).
S’inscrivant dans la perspective freudienne, Cifali nous rappelle qu’il ne peut exister d’éducation idéale. D’ailleurs « l’acte d’éduquer et d’enseigner est tellement difficile que nous provoquons de la souffrance presque inéluctablement » (2019, p. 54). Malheureusement, notre société préfère croire à l’existence de « héros sans peur et sans faille » (2019, p. 52), et le monde de l’enseignement s’est laissé coloniser par des sciences censées lui dicter la bonne conduite. Mireille Cifali propose une autre voie qui peut certes surprendre. Elle emprunte à Ricœur la notion de sollicitude1 et en propose une intéressante extension lorsqu’elle suggère que la relation d’aide consiste en un partage des faiblesses. S’impliquer dans la relation c’est accepter de travailler sur la manière dont nous en sommes affectés, car « quand on prétend tout savoir, alors le risque est grand que l’on perde l’intelligence de la relation » (p. 67). Pourtant, cette « intelligence » de la relation n’est pas donnée, c’est un construit et loin d’être aisé : la proposition de Cifali est de partir des difficultés en apprenant à les partager (2019, p. 69).
Pour cela, elle s’inscrit dans une optique que je qualifierais de nietzschéenne, car ce qui nous est le plus proche, dit-elle, est notre corps qui nous impose de voir notre finitude et ce faisant provoque des mouvements d’affects qui peuvent entraver notre pensée, nos apprentissages. Car apprendre ne saurait se limiter à une question de projet ou de motivation puis d’application de ce que l’on aurait appris. L’activité d’apprendre doit faire face à des obstacles et des impossibilités psychiques qui peuvent nous figer jusqu’à nous chosifier en nous empêchant de nous soutenir comme « sujet » (2019, p. 75). Mireille Cifali fait ici un détour par ce que révèle l’expérience de la maladie, mais nous pouvons y entendre que tout sentiment d’échec « révèle notre solitude et fait appel à notre capacité d’être seul » (2019, p. 76). Or, « “être sujet” n’est ni un impératif ni un slogan, mais une posture fragile rendue possible par un contexte soutenant » (id.). Mais pour Cifali la sécurité que peuvent apporter les soignants dans le cas de la maladie mérite d’être suspectée de rendre passif : Cifali renverse la position stoïcienne selon laquelle il faut distinguer entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Considérer la maladie comme ce qui ne dépend pas de soi provoque chez le malade une attente passive de soins et peut-être un défaitisme, alors que la maladie est une part, mais une part seulement de ce que nous sommes (2019, pp. 76-77). Ainsi le soignant, comme l’éducateur, ne devrait pas faire l’économie d’une subjectivité marquée par l’inconscient et qui se travaille (2019, p. 86), et c’est pourquoi dans l’action éducative comme dans l’action thérapeutique il importe d’écouter plutôt que d’appliquer ce que l’on sait (2019, p. 88). C’est ce que Cifali caractérise comme une clinique du sujet.
Mireille Cifali illustre ce propos en évoquant trois situations problématiques qu’elle a rencontrées : les théories du management, le slogan normatif de la « pratique réflexive » en formation, et la négation de la psychanalyse par la position dominante à l’université de la psychiatrie, de la neurologie et de la psychologie cognitivo-comportementale (2019, pp. 91-110).
Une intériorité préservée (113-212)
Ainsi, dans les métiers de l’humain aujourd’hui,
le professionnel est souvent hanté par l’objectivité qu’il se devrait d’atteindre. Cet impératif colore et son action et sa pensée. L’objectivité lui serait garantie par les approches théoriques, par ce qui relève de la science, par ce qu’affirment les scientifiques.
(2019, p. 113).
Nous vivons sous le règne d’une idéologie scientiste et positiviste, et nous souffrons d’une interprétation trop normative de la science qui dicterait à l’acteur son action et la garantirait. Or, dans l’approche clinique « il n’y a pas d’action sans un sujet qui la porte » (2019, p. 116), mais Cifali précise aussitôt qu’il ne s’agit pas pour autant de survaloriser un « moi », bien au contraire, il s’agit de travailler « pour que ce “moi” puisse s’alléger dans l’action » (2019, p. 117). Cette position assume donc la valeur de la subjectivité dans l’action et autorise l’acteur à penser en « Je » parce que cette subjectivité est au travail dans sa relation aux autres et à soi-même. On ne peut ignorer pour autant qu’il existe un usage social posant l’impératif d’un investissement subjectif, et un certain développement personnel instrumentalisé pour plus de rentabilité (2019, p. 120). Et cela s’articule à un idéal illusoire des professionnels de n’être jamais affecté soi-même par les sujets avec lesquels il faut travailler, il faudrait au moins ne jamais laisser voir ses émotions car l’apparition des sentiments viennent « ternir l’idéal de maîtrise » (2019, p. 122). Or, la dimension véritablement éthique de notre activité professionnelle, dit Cifali,
ne se réduit pas à un discours de bons sentiments clamant des idéaux ne tenant pas dans le quotidien. Elle est présente en revanche quand nous interrogeons nos valeurs confrontées aux situations (nos impasses, nos dilemmes, nos contradictions) et considérons comment nos gestes rejaillissent sur celles et ceux avec qui nous travaillons.
(2019, pp. 128-129).
Tout est, comme on le sait, dans la recherche de la bonne distance. Cette recherche serait-elle également illusoire ? La position psychanalytique n’est donc pas de prôner une forme d’indifférence, mais de travailler à vivre ses affects sans qu’ils ne deviennent envahissants. Cifali caractérise cette bonne distance en termes de présence. La présence est une manière d’être incarné, de corps et d’esprit, dans la relation. Et pour que l’on parvienne à vivre en pratique cette présence, la psychanalyse apporte quelque lumière sur la nécessité de maintenir ensemble les contraires, contre le dualisme du bon et du mauvais, du positif et du négatif : le deuil d’une réalité uniquement positive doit être fait par chacun (2019, p. 137). Ce que réclame du professionnel la présence, c’est quelque chose comme de l’authenticité, dit Cifali, en précisant qu’elle entend par là une manière de s’adresser, d’être dans l’échange avec sincérité, disponibilité et prudence (2019, pp. 139-145) — c’est ce que vise l’attitude clinique.
Ce que l’on découvre alors, c’est la complexité de la relation, ses obscurités, ses impensés. C’est pourquoi il importe de « se défaire de la croyance en un modèle comme sécurité de l’action » (2019, p. 165). En revanche, la position clinique incite à une croyance laïque : croire aux processus créateurs et s’opposer aux processus mortifères (2019, p. 173).
Ainsi, « autoriser d’être affecté a été ma préoccupation » (2019, p. 180) souligne Mireille Cifali lorsqu’elle s’interroge sur ce qui est l’essentiel de son apport, mais confie aussitôt n’avoir jamais défini d’outils pour cela. Elle s’oppose par exemple à l’idéologie des « compétences émotionnelles » et à la mode du travail cognitif sur l’affectif (2019, p. 190), refusant de traiter scolairement l’affect. La raison en est, pour parler de manière wittgensteinienne, que s’il n’existe pas quelque chose qui consisterait à faire voir sa sensation propre, le sujet doit pouvoir rechercher un suffisant accord avec lui-même dans ce qu’il dit ressentir, dans sa façon de parler de lui-même. Du côté du professionnel non plus, « la présence n’est pas une compétence » (2019, p. 199). Elle procède d’un engagement — envers et contre tout, d’ailleurs, car le sujet auquel le professionnel adresse cette présence est susceptible d’en refuser le partage.
Une éthique relationnelle (215-301)
Dans la pratique, l’éducation semble d’emblée assurée, selon Freud, d’un succès insuffisant. En tant qu’elle est une activité humaine, trop humaine, on ne peut en attendre de réussite finale. Mais pourquoi un tel impossible devrait-il infliger de blessure narcissique à l’éducateur ? Cifali renverse les termes : l’action éducative peut trouver sa puissance dans l’acceptation de son impuissance (2019, p. 221). Pour cela, elle doit s’appuyer sur la conviction, énoncée par Michel de Certeau, qu’il y a toujours de l’autre, qu’on en finit jamais avec l’autre car cet autre est ce qui résiste aux tentatives normatives. C’est ce que la formation professionnelle, jusqu’à présent, occulte, et Cifali explique ainsi sa position dans l’enseignement universitaire : « dénoncer les mesures rationnelles qui n’interrogent pas les conséquences qu’elles provoquent : tel est le devenu le quotidien de mes questions » (2019, p. 234).
Mireille Cifali pense ces questions en termes d’éthique, rappelant d’ailleurs que la psychanalyse est une éthique. Ni enfermé dans un discours moral, ni seulement déontologique — discours qui souffrent d’une trop grande abstraction et généralité —, le discours de formation nécessite la prise en charge des innombrables difficultés concrètes et singulières rencontrées sur le terrain. Cifali s’exprime sur les diverses conceptions éthiques existantes, et opte pour une éthique de la finitude qu’elle considère comme son « idéal » (2019, p. 240), car si nous nous sommes capables de nous accorder sur des mots, il n’y a de réalité éthique qu’en situation de rencontre, situation où nous sommes « susceptibles d’accueillir l’autre comme de le nier » (2019, p. 242). Le positionnement éthique du professionnel éducateur ou formateur doit toujours viser la mise au travail du sujet sur lui-même et avec les autres. C’est un travail sur le fait de l’altérité qui s’avère le plus important dans ces domaines. Cifali s’appuie notamment sur les travaux de Ricœur, elle aurait pu citer la superbe analyse de Jankelevitch (1968) qui montre, dans Le sérieux de l’intention, toute la fragilité de l’identité. Or, bien au-delà de la maîtrise de la communication, le travail de la reconnaissance comme « capacité à reconnaître un autre appartient à l’éthique de nos métiers » (Cifali, 2019, p. 251). Lacan définisssait le travail du psychanalyste, dans sa fonction, simplement comme celui « qui sait y faire », et Cifali avance avec la même modestie que la clinique, dans l’éthique des professions d’éducation et de formation, vise d’abord à aider le sujet à se débrouiller avec soi.
Chez Cifali, l’autorisation d’un espace intérieur passe par l’incitation au récit, car le ressenti du sujet ne vaut que d’être mis en mots, c’est là qu’il prend une densité sociale. Le ressenti n’a pas vocation à rester enfermé dans une sorte de « dedans » qui serait le lieu de l’intériorité privée. Cifali propose alors plusieurs exemples de situations difficiles et complexes rencontrées par des professeurs stagiaires en formation, où il s’agit de consentir à vivre dans et avec les contradictions, « reconstruction sisyphéenne de notre capacité de vivre avec soi et les autres » (2019, p. 277).
Dans les dernières pages du livre, Mireille Cifali s’interroge elle-même sur ce qui l’a conduite à cette option éthique, et cherche à comprendre son propre rapport électif à l’intériorité, suivi d’un hommage appuyé à Michel de Certeau et à la psychanalyse. Si elle récuse, la concernant, la qualification d’athée spirituelle, elle tient à un « incompréhensible » qui serait la marque de la création artistique.