Introduction
Rancière publia Le maître ignorant (1987) inspiré de l’œuvre de Joseph Jacotot, après une première rencontre, dans un ouvrage précédent – La nuit des prolétaires (1981) —, avec l’étonnante « méthode » permettant de s’instruire seul et sans maître. Rancière a donc réfléchi sur cette figure dite du Maître ignorant en l’articulant à sa pensée politique.
La société repose sur un ordre prétendu méritocratique et sur un dispositif identitaire opérant une implacable répartition des places — déjà identifiée par Foucault en tant qu’ordre disciplinaire — que Rancière appelle une police, faite de stratégies et de techniques visant à constituer, en sociocratie, un consensus auquel chacun est assigné. Pour Rancière, l’émancipation consiste à se rendre capable de questionner ces mises en ordre de la société : « est du dêmos celui qui parle alors qu’il n’a pas à parler, celui qui prend part à ce à quoi il n’a pas de part »1 (Rancière, 2009, p. 167).
Michel Fabre est revenu (2011) sur ce texte en interrogeant la pensée de l’émancipation de Rancière dans le domaine éducatif. Le problème est de savoir s’il est possible de faire un peu plus ou autre chose, en éducation, que d’avoir simplement de « bonnes pensées à l’égard des exclus » (Rancière, 2007, p. 290), ou autrement qu’en dénonçant une dérive vers le consumérisme imbécile et le jeunisme (Rancière, 2005, p. 98). Notre propre contribution propose d’estimer l’actualité de « la méthode de l’égalité » (Rancière, 2012) en éducation, à laquelle Rancière donne une forme axiomatique :
Il faut partir de l’égalité, partir de ce minimum d’égalité sans lequel aucun savoir ne se transmet, aucun commandement ne s’exécute, et travailler à l’élargir indéfiniment. La connaissance des raisons de la domination est sans pouvoir pour subvertir la domination ; il faut toujours avoir déjà commencé à la subvertir ; il faut avoir commencé par la décision de l’ignorer, de ne pas lui faire droit. L’égalité est une présupposition, un axiome de départ, ou elle n’est rien.
(Rancière, 2007, p. XI).
Ainsi, lorsqu’il commente l’enseignement de Jacotot, ce qui intéresse Rancière c’est d’y voir une sorte de méthode de l’égalité du cogito : « je suis homme donc je pense » (Rancière, 1987, p. 62) — cette affirmation étant au principe de toute émancipation possible.
Entre philosophie de l’émancipation et réflexion sur l’éducation
L’enquête sur archives menée par Rancière porte sur l’aventure autodidacte de groupes d’ouvriers et c’est en marge de ce travail sur la prise de parole en écriture que Rancière rencontra la figure de Jacotot :
J’ai organisé la contemporanéité d’une confrontation en prenant Jacotot non pas comme le représentant d’une méthode d’éducation à réhabiliter mais comme une figure philosophico-mythique marquant, dans toute sa radicalité philosophique et politique, l’enjeu égalitaire, en faisant de l’égalité, non pas un but à atteindre mais une présupposition.
(Rancière, 2009, p. 183).
La pensée de Rancière s’inscrit toujours dans les questions vives d’une actualité sous forme d’interpellation2. Or, comme le rappelle Fabre, la démocratisation de l’école, devenue réductible à sa capacité à fournir à la société des diplômés3 de toutes classes sociales, donna lieu dans les années 1980 à un débat entre deux tendances. La première tendance assignait au savoir un caractère déterminant. Une seconde tendance consistait à vouloir s’adapter au public, notamment en travaillant à partir d’une science des dispositions sociales de la transmission du savoir (Rancière, 2009, p. 150). Pour Rancière, ces deux tendances représentent la consécration de l’inégalité. Les années 1970 avaient été marquées par les travaux de sociologues comme Bourdieu et Passeron et les années 1980 se présentaient comme le moment de la « réduction des inégalités ». Sous un certain aspect, ces deux moments appartiennent à un même mouvement ayant abouti à la loi d’orientation du 14 juillet 1989 — dont l’ambiguïté a été largement discutée depuis.
Cette réflexion fait fond sur trois questions : peut-on provoquer l’émancipation ? L’éducation peut-elle émanciper ? Que peut vouloir dire l’expression « pédagogie émancipatrice » ?
Nous partons de l’assertion problématique selon laquelle il ne saurait y avoir, pour Rancière, de didactique de l’émancipation. Rancière nous dit deux choses : d’une part, l’émancipation « se » gagne, « se » prend, « se » conquiert, elle ne peut être l’objet d’une institutionnalisation didactique, elle surgit, elle fait effraction ; d’autre part, si le politique est toujours déjà-là, la société le récupère pour le faire entrer dans un ordre, une police. L’enjeu émancipateur de l’éducation ne pourrait résider alors que dans un devenir-hydride (Fabre, 2011) au sens de personnes se faisant autres, dans une double exclusion : n’être plus tout à fait enfermé dans une condition sans nécessairement disparaître dans une autre condition4.
Jacotot feint l’ignorance5 pour marquer la séparation réelle entre deux sujets qui vont suivre chacun leur chemin :
Cela veut dire aussi que c’en est ainsi car les deux actes sont dissociés : du côté du savant qui enseigne, le maître dit ce qu’il sait, et de l’autre, il est, pour un autre, cause de savoir. Apprendre est le verbe qui cache la rupture entre deux actes entièrement indépendants, à savoir dire ce qu’on sait, produire son énoncé, et être cause que quelqu’un qui ne savait pas sache, ou que quelqu’un qui avait un certain type de savoir en ait maintenant un autre. Et tout le paradoxe est que si le maître finit par triompher, c’est grâce au second acte, à savoir être pour un autre cause de savoir.
(Rancière, 2010, pp. 410-411).
La situation exemplaire qui est au cœur de l’histoire du « maître émancipateur » Jacotot correspond à une réalité didactique assez commune (faire apprendre une langue étrangère) mais dans un contexte atypique (l’enseignant et les élèves ne parlent pas la même langue). Lorsque Gaillard évoque la figure de Jacotot aux lecteurs de la revue Les Cahiers pédagogiques, il décline la méthode Jacotot en trois démarches :
d’abord, un effort indispensable de la mémoire pour retenir quelque chose en le répétant sans cesse, puis une attitude réflexive, qui permet de démêler dans ce qu’on a appris des termes et des relations, enfin, une étape de réalisation constructive où les matériaux isolés sont remployés pour bâtir. La partie mnémonique consistera, par exemple, à savoir lire un livre par cœur ; la partie analytique, à distinguer les faits, les mots, les rapports ; la partie synthétique, à mettre en œuvre, dans des compositions variées, les matériaux rassemblés par l’élève par les deux premières, sous le nom de développements, imitations, portraits, parallèles, descriptions animées, synonymes d’expressions, de pensées, de réflexions, etc…
(Gaillard, 1954, pp. 437-438).
La motivation de Rancière était étrangère à l’intention de reproduire la situation de Jacotot, c’est pourquoi « après avoir parcouru l’œuvre de Rancière, le philosophe de l’éducation ne peut que rester perplexe » (Fabre, 2011, p. 78). Mais il est intéressant de faire remarquer que, sans vouloir édulcorer son message (id.), cette situation a tout de même une certaine actualité didactique.
Que faire de la figure du « maître ignorant » ?
Du récit produit par Rancière au sujet de Jacotot, le chercheur et le professeur peuvent d’abord extraire des principes.
Cette question de l’égalité des intelligences est mobilisée par Sensevy pour qui l’expérience du maître ignorant constitue une sorte d’ideal-type du processus émancipateur que peut constituer la « situation didactique ». Suivant le raisonnement de Sensevy, la manière dont procède Jacotot pour permettre à des hollandais d’apprendre le français sans que lui-même ne maîtrise la langue batave renvoie aux grands axes de la Théorie de l’Action Conjointe en Didactique (2011, p. 642) :
- la distinction de deux actions conjointes, enseigner et apprendre ;
- l’élaboration d’un milieu didactique à forte adidacticité ;
- la question du gain : l’enseignant ne gagne au jeu que si l’élève gagne ;
- la clause proprio motu : l’élève doit gagner de son propre mouvement.
Ces quatre principes sont relatifs à l’enjeu didactique de la transmission de la culture qui concerne le développement de la connaissance et de la puissance d’agir, et nous pourrions même les considérer comme impliqués dans une approche déontologique de la profession d’enseignant.
Un exemple de mise en œuvre de la « méthode Jacotot »6 se trouve dans une ingénierie de l’École Freinet concernant l’initiation au plurilinguisme qui est une dérivation de la situation du maître émancipateur, adaptée à la pratique des méthodes naturelles à l’École Freinet. Le principe en est le suivant : les élèves produisent individuellement un texte libre en français. Puis, une traduction en langue étrangère (anglais, allemand, italien, portugais,…) est obtenue via un traducteur internet. Les élèves cherchent ensuite à comparer, faire des associations, repérer certaines différences entre les deux textes, et font émerger progressivement certaines régularités grammaticales. Le professeur ne présente pas sa langue française à des élèves étrangers qui ne la parlent pas, mais demande à des élèves français d’écrire dans une langue étrangère qu’ils ignorent et qu’éventuellement il ignore également7. Nous ne développons pas ici l’exposé de cette expérience dans la mesure où la question didactique n’intéresse pas directement Rancière. Cependant, la méthode du maître ignorant est paradoxale, et « la généralisation de la méthode pose problème » écrit Fabre (2011, p. 76). Le problème réside en effet dans le passage du maître ignorant à l’institution d’ignorants ; c’est l’obstacle rencontré par Jacotot :
Pour la pensée jacotiste, un maître ignorant semble possible, mais non un collectif ignorant et encore moins une institution ignorante. L’institué et l’ignorance ne peuvent cohabiter que pour de brefs instants et dans une « mésentente » dirait Rancière. Et cette mésentente est déjà une manière de penser la dimension politique de l’éducation, aspect que Jacotot a négligé. Jacotot est catégorique dans ce sens, le chemin de l’émancipation — et la « méthode » de l’ignorance — est individuel, non-collectif, non-institutionnel, non-institutionnalisable.
(Greco, 2007, p. 81).
Est-ce un impensé ou une impossibilité ? Rancière est conscient de l’impossibilité de l’institutionnalisation d’une pensée de l’émancipation :
Il est clair que la pensée de l’émancipation intellectuelle ne peut être la loi du fonctionnement d’une institution, qu’elle soit une institution officielle ou une institution parallèle8. Ce n’est jamais une méthode institutionnelle.
(Rancière, 2009, pp. 425-426).
Il tient une posture particulière qu’il n’envisage pas d’abandonner :
Ce qui traverse tous les écrits, c’est tout de même de maintenir la désirabilité de ces états en subversion globale des relations d’autorité et de tous les systèmes de représentation qui rendent ces rapports d’autorité acceptables, normaux ou inéluctables […]. Depuis trente-cinq ans, j’ai essayé de maintenir ouvert l’espace de pensée — ce qui veut dire aussi l’espace de puissance affective, de désirabilité — de tout ce que j’ai compris sous le terme d’émancipation.
(Rancière, 2012, p. 271).
La première leçon de l’émancipation intellectuelle dans Le maître ignorant peut donc être vue comme celle — paradoxale — d’une certaine réticence à enseigner :
Pour moi il n’y a pas de didactique de l’émancipation. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas être didactique, mais cela veut dire qu’il n’y a pas de bonne solution au problème de l’émancipation car l’émancipation n’est pas un problème de transmission comme une connaissance.
(Rancière, 2009, pp. 419-420).
Lorsque Rancière mobilise l’épisode Jacotot au sein de son économie de pensée, c’est bien pour souligner l’impératif de l’entreprise éducative (permettre la parole), mais surtout pour insister sur la dimension politique que peut avoir l’éducation en faisant émerger une parole non autorisée. La découverte de Jacotot (tout le monde est intelligent, l’inégalité se situe au niveau de la volonté) devient dans le même temps une question politique ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle la méthode Jacotot prend la dénomination d’enseignement universel, puisque elle va pouvoir permettre au peuple d’apprendre n’importe quel type de savoir. Mais la victoire d’un enfant ne porte pas sur sa carrière professionnelle (un fils de garagiste devenant médecin) qui permettrait de cesser la reproduction d’une classe sociale défavorisée. Dans cette optique, le didactique ne serait pas la solution mais éventuellement une réflexion et une action permettant d’aménager le plus possible la forme scolaire pour qu’elle puisse permettre l’effraction de l’émancipation. La position de Rancière nous prend à contre-pied, puisque ce dernier n’explicite aucune leçon, notamment didactique. Plusieurs tentations sont alors possibles : « rejeter l’anarchisme pédagogique dans les poubelles de l’histoire » ou encore « édulcorer le message, à sauver ou à récupérer ce qui peut l’être » (Fabre, 2011, p. 78). Ce serait néanmoins mal comprendre la position complexe de Rancière.
Plusieurs éléments permettent de mieux la saisir. D’abord, l’émancipation est toujours déjà-là et excédentaire. La méthode de l’égalité consisterait ainsi à prendre acte de la régularité des dynamiques d’émancipation, mais de bien visualiser combien la société la nie, la récupère et la déforme, jusqu’à faire croire qu’elle n’est qu’un accident, un épiphénomène. L’émancipation ne peut se déduire automatiquement du didactique, puisque celle-ci est l’institutionnalisation d’une situation. Tout ce que peut faire le didactique est de contribuer à un environnement favorable aux enjeux concrets de l’émancipation : que chaque élève, quel qu’il soit, puisse être un sujet politique échappant à sa propre condition (condition d’enfant qui ne pourrait produire d’activité sérieuse et dont la parole ne se fait pas entendre, condition d’enfant de tel milieu social, dont les préférences concordent avec un tout un environnement, etc.). Ainsi, faire émerger un agencement scolaire ambitieux en densité culturelle est un enjeu fondamental pour notre époque9 à condition de ne pas créer des sous-cultures (ou des registres culturels au rabais) et de résister à la connexion de l’école aux lois du marché et à l’idéologie. La possibilité de l’émancipation de l’élève ne dépendrait alors que de « l’aventure » de l’enseignant lui-même et de sa propre émancipation. C’est pour cela que Rancière tient à interpeller sans se positionner explicitement sur ce qu’il y aurait à faire10.
Conclusion : critique de la pédagogie ?
La déduction de Fabre est assez radicale : « Nous n’avons plus besoin de réformateurs. Il nous faudrait des pédagogues ! » (Fabre, 2011, p. 79).
Mais si l’institution comme telle ne peut être émancipatrice (ce qu’affirme Rancière) une politique émancipatrice de l’éducation ne pourra pas faire l’économie d’une prise de conscience par les éducateurs des enjeux politiques en jeu dans les situations éducatives d’une société. C’est d’ailleurs pourquoi Fabre présente la singularité de Rancière à partir de l’autonomie kantienne à l’œuvre dans la devise des Lumières : « aie le courage de te servir de ton propre entendement » ; devise complétée par Foucault : « et d’exercer une activité critique » (Foucault, 2008, p. 38). Foucault définit la critique comme « l’art de n’être pas tellement gouverné » (Foucault, 2015, p. 37). Encore faut-il que le pédagogue résiste à sa mission institutionnelle de participer à la distribution des places.
Là où Rancière rejoint Freinet (peut-être sans le savoir ?), c’est que pour lui l’écriture est un travail de recherche qui produit de la pensée (Rancière, 2019), exactement comme le disait Freinet du texte libre par lequel les élèves s’emparaient de leur puissance de production d’une pensée, en construisant un plan d’égalité commun grâce à la vie coopérative de la classe. Comme le dit Rancière, le problème de l’égalité n’est pas d’y croire, mais de la construire dans un régime de discours par le travail continu de l’écriture. D’où l’évidence que tout effort pédagogique de transmission explicative d’un objet de savoir rend l’égalité impossible. C’est pourquoi Freinet peut être vu comme un penseur et un acteur de l’égalité en ce qu’il libère le travail de la langue des programmes et des méthodes, grâce notamment à la pratique du texte libre.