David Graeber était un anthropologue et économiste britannique, professeur à la London School of Economics, militant anarchiste. Il a contribué à la création du mouvement Occupy Wall Street en 2011. Il est décédé en 2020. Il a publié en 2019, à la suite d’une série d’articles, un ouvrage intitulé Bullshit1 Jobs (« Jobs à la con »), qui propose une réflexion sur ce qu’est le travail.
John Holloway est professeur à l’université de Puebla, au Mexique. Son ouvrage, intitulé Crack Capitalism (2012) en anglais, a été traduit par « 33 thèses contre le capitalisme » en français.
Le travail
La vision du travail comme une activité de « production », souvent « pénible » (Graeber, 2019, p. 337), est répandue dans nos sociétés. Or, dans un tel contexte (capitaliste, du travail salarié), le travail n’est en rien « une création » (p. 335), ni une « production » (p. 336) de quoi que ce soit, mais bien plutôt une activité qui consiste surtout à « entretenir et réorganiser les choses ». Graeber fait pour cela référence à ces propos de Russell :
Et d’abord, qu’est-ce que le travail ? Il existe deux types de travail : le premier consiste à déplacer une certaine quantité de matière se trouvant à la surface de la terre, ou dans le sol même ; le second, à dire à quelqu’un d’autre de le faire. Le premier type de travail est désagréable et mal payé ; le second est agréable et très bien payé.
(Russell, 1932, p. 11-12).
En anglais, il existe une distinction intéressante entre « labor » (travailler laborieusement, avec pénibilité) et « work » (accomplir, faire, mettre en œuvre), qui a aussi été discutée par Arendt (1958) dans La condition de l’homme moderne, lorsqu’elle distingue ces deux conceptions, selon qu’on soit esclave ou artisan. Dans sa thèse, Charbonnier (2019) associe le travail à « l’activité laborale », au sens d’activité humaine qui permet de dépasser la « confrontation biologique des êtres vivants avec leur environnement ». C’est par le travail en tant qu’activité laborale que se construit notre socialisation, et cette activité laborale peut être créatrice lorsqu’elle conduit à transformer les choses de la nature (Charbonnier, 2019). Cette activité laborale est « concrète, spécifique, particulière » (Sensevy, 2019).
Qu’est-ce qu’un bullshit job ?
Le livre de Graeber est consacré à la description des emplois que les personnes qui les pratiquent considèrent comme inutiles, ennuyeux, nuisibles pour la société, voire pour ces personnes elles-mêmes. Ces « jobs à la con » ne relèvent pas d’une catégorisation opérée par Graeber lui-même, mais sont décrits comme des bullshit jobs par les personnes qui les occupent. Il a mené pour cela une collecte en ligne d’un grand nombre de témoignages, sur lesquels il s’appuie très régulièrement dans le livre afin d’alimenter son propos. Il laisse le fait de désigner son emploi comme un bullshit job à l’appréciation de ceux qui les vivent au quotidien, et le but du livre n’est pas de classer tel ou tel emploi comme un bullshit job, mais plutôt de comprendre pourquoi, dans tel contexte, une personne va considérer que son emploi est « à la con ».
Par exemple, une réceptionniste, appelée Gerte dans le livre (p. 71), travaillant dans une maison d’édition, a décrit dans son témoignage son bullshit job comme consistant à répondre à deux appels téléphoniques par jour au maximum, à remplir à l’accueil une corbeille de pastilles à la menthe, et à remonter une horloge. Cela ne signifie pas que le travail de réceptionniste soit un bullshit job en soi, mais, dans cette situation particulière, il l’est. Pourquoi ? Graeber explique que l’origine du non-sens de cet emploi réside, comme pour beaucoup d’autres, dans le fait qu’il a pour but d’afficher, pour l’employeur, un insigne de respectabilité, d’importance sociale, ou encore d’image, car toute maison d’édition « convenable » emploie une personne à l’accueil. Le caractère « à la con » de l’emploi de cette personne, c’est, selon Graeber, qu’il trouve son son origine dans les principes de la domestication féodale (comme pour les portiers ou les lifitiers qui appuient sur le bouton de l’ascenseur2).
Les jobs à la con ont aussi pour caractéristique d’ébranler « les fondations du sentiment de soi », car ce sont des jobs où « on vous traite comme si vous étiez utile, et où vous êtes censé faire semblant de croire que vous l’êtes, tout en sachant parfaitement qu’il n’en est rien » (p. 144). Graeber utilise régulièrement, tout au long de l’ouvrage, l’expression « cocheurs de cases », emblématique des emplois dont la raison d’être repose sur le fait de permettre à une organisation de prétendre faire quelque chose qu’en réalité elle ne fait pas. Il donne notamment l’exemple d’une personne, appelée Betsy dans le livre (p. 92), qui explique lors de son témoignage qu’elle passe plus de temps à cocher des cases pour renseigner l’administration sur la façon dont les patients d’une maison de repos aimeraient être divertis, qu’à réellement divertir ces personnes.
Tout au long du livre, Graeber montre que ces bullshit jobs reflètent une vision du travail qui s’est notamment développée dans les sociétés capitalistes, selon laquelle « travailler c’est bien », par exemple, d’après une citation de Carlyle, selon lequel « un homme se perfectionne en travaillant » (p. 347). Il ne serait donc pas question de supprimer ces bullshit jobs pour réduire le temps de travail, ni pour développer les loisirs, ces derniers étant réservés à une classe restreinte (voir par exemple, Russell, 1932). De plus, comme le souligne Graeber, en référence à Orwell, « une population occupée à travailler, même à des tâches complètement inutiles, n’a guère de temps pour quoi que ce soit d’autre » (p. 429). Ce quoi que ce soit d’autre pouvant être d’exercer sa liberté, ou de militer pour celle-ci.
Les bullshit jobs dans l’éducation
Graeber donne plusieurs exemples issus du milieu de l’éducation. À l’université (p. 105), par exemple, le développement de principes comme le « leadership », ou « la vision stratégique » désignent les moyens concrets par lesquels les techniques de gestion d’entreprise imprègnent le milieu universitaire. Or ce système crée un nombre conséquent de bullshit jobs, de « cocheurs de cases », dont l’activité en vient également à « bullshitiser » la vie des autres, par exemple à « alimenter les dossiers d’audit et de surveillance des activités de recherche et d’enseignement » (p. 107). Il y a en effet, dans l’expression bullshit job en anglais (que ne fait pas ressortir la traduction française « job à la con »), l’idée que c’est un job dont un « bullshiter » serait à l’origine. Un « bullshiter » peut être « a person who tries to persuade someone or to get their admiration by saying things that are not true » (Cambridge Dictionary), « one who lies out of his/her ass3 ».
De plus, ce système de gestion alimente la structuration hiérarchique du système scolaire. Or, Graeber (p. 407-408) souligne qu’un des problèmes rencontrés par les enseignants, lorsqu’ils veulent protester contre le temps croissant consacré à des tâches administratives inutiles (parmi d’autres choses), est que leurs « administrateurs » sont, la plupart du temps, représentés par les mêmes syndicats qu’eux, tout en ayant des liens étroits avec des sphères liées au pouvoir politique. Ainsi, au sein de la même (semi–) profession, deux « camps » finissent par s’opposer : ceux que Graeber appelle les « administrateurs » et ceux qu’on pourrait appeler les « administrés ». C’est une des raisons qui peut amener à parler de « semi-profession » dans l’éducation (Collectif DPE, 2020). Cette description, produite par le Collectif Didactique Pour Enseigner (DPE), fait référence à une construction sociologique de Etzioni (1969), selon laquelle le statut d’une semi-profession, caractérisée par un manque de reconnaissance, d’autonomie, de formation, est moins considéré que celui d’une profession (comme celle de médecin, d’avocat ou d’ingénieur). Ces professions ont d’ailleurs la particularité d’être représentées par des corporations, ou des ordres nationaux, qui proposent parmi d’autres choses, des orientations pour la formation. Graeber, pour décrire le principe de l’auto-gouvernance des métiers, donne les éléments suivants sur l’organisation de la société féodale :
Dans n’importe quel métier reposant sur un savoir spécialisé – dentellier, charron, marchand ou même juriste –, les travailleurs géraient collectivement leurs propres affaires, avec une supervision extérieure minimale. Ils décidaient notamment qui était autorisé à intégrer la profession et comment seraient formés les nouveaux venus. Certes, les guildes et autres corporations comportaient souvent des hiérarchies internes complexes […] Mais au moins, un forgeron ou un savonnier du Moyen Âge était assuré de pouvoir vaquer à ses activités sans qu’un type ne connaissant rien à la fabrication des épées ou la confection des savons vienne lui dire qu’il s’y prenait mal.
(Graeber, 2019, p. 271).
Afin que le métier de professeur ne soit plus considéré comme une semi-profession mais comme une profession, l’enjeu de ce changement « se trouve dans la détermination de nouvelles relations entre chercheurs et professeurs [à travers] la coopération entre professeurs et chercheurs dans la conception, la mise en œuvre, et l’amélioration de dispositifs d’enseignement, […] d’ingénieries de la coopération, au sein desquelles professeurs et chercheurs partagent pour un temps et dans certaines conditions une posture d’ingénieur » (Collectif DPE, 2020). L’intégration de temps de travail dédiés à la participation à des dispositifs coopératifs en formation initiale et continue des professeurs est aussi un « droit à la formation » (Castel, 2003), qui est un droit social dont devraient disposer toutes les professions, un « droit au loisir », au sens de temps de l’étude et de la pensée (Russell, 1932).
Les positions actuellement différenciées, au sein de l’éducation, empêchent toute protestation efficace. Ceux que Graeber appelle les administrateurs et les administrés, Sensevy (2020), en référence à Chauvigné (2020), les décrit en tant qu’instituants et institués dans le monde de l’éducation, et montre comment les institués peuvent acquérir de la puissance sur l’institution, devenir instituants, dans et par des dispositifs didactiques particuliers : des ingénieries coopératives. Ces dispositifs sont développés en Théorie de l’Action Conjointe en Didactique (TACD) depuis quelques années maintenant (voir par exemple, Sensevy, 2011 ; Sensevy, Forest, Quilio & Morales, 2013). Ils constituent des instruments de coopération entre professeurs et chercheurs dans la conception, la mise en œuvre, et l’amélioration de dispositifs d’enseignement. Les principes sur lesquels reposent les ingénieries sont les suivants : l’assomption des différences et la recherche de symétrie entre les participants, le partage de fins communes (comme les savoirs à travailler), la coopération pour produire un travail commun et de nouvelles connaissances en éducation. Il s’agit d’impliquer autant que possible tous les participants dans le travail de compréhension et de transformation des pratiques, tout en gardant à l’esprit les différences de connaissances de chacun.
Le travail aidant
En fin d’ouvrage, Graeber plaide pour le revenu universel parce que de nombreuses personnes, souvent des femmes, fournissent un travail utile à la société, comme ce qui est relatif à l’éducation des enfants, le travail ménager, les métiers du « care », dont Laugier (2010) montre qu’ils établissent « une division du travail moral ». Or ce que font ces personnes est souvent mal rémunéré et « invisible », voire pas rémunéré. Selon Graeber, le revenu universel constituerait une reconnaissance de ce travail qui ne peut être mesuré financièrement (il donne l’exemple du fait de rendre visite à une personne âgée).
Il appelle alors à la révolte des classes aidantes, dont certaines sont tellement sous-payées et endettées qu’elles ne peuvent pas subvenir aux besoins de leurs propres familles, pour défendre notamment ce droit au revenu universel. Ce revenu de base4 offrirait, i) davantage de temps aux personnes désireuses de militer et de faire bouger les choses, ii) une libération des contraintes financières menant à travailler pour survivre5 et donc à prendre un bullshit job, iii) la possibilité de laisser chacun décider par lui-même des bienfaits qu’il peut apporter à l’humanité, sans aucune restriction, et, finalement, la possibilité réellement d’exercer sa liberté (Graeber, 2019, p. 429-431). Ce faisant, chacun aurait la possibilité de pratiquer une ou des activités « laborales » (Charbonnier, 2019), utiles, et concrètes.
Travail concret et travail abstrait
Pour prolonger la réflexion, le livre de John Holloway, « Crack Capitalism. 33 thèses contre le capitalisme », publié antérieurement à celui de Graeber, est intéressant. Dans cet ouvrage, Holloway associe l’activité humaine, (« laborale », au sens de Charbonnier), au faire, au travail concret, qu’il dissocie du travail abstrait (en référence aux travaux de Marx). La pensée de Holloway a été ainsi résumée par Bordier :
Le travail concret correspond à l’activité humaine, à ce qui crée une valeur d’usage – ce que Holloway appelle le faire. C’est, par exemple, le menuisier qui fabrique une chaise. Le travail abstrait, en revanche, est celui qui crée la valeur d’échange. C’est le fait de fabriquer une chaise dans le but d’en tirer le meilleur profit possible, au détriment de ses concurrents. Le grand apport théorique de Holloway est de montrer à quel point la catégorie « travail », en système capitaliste, est constituée par la relation antagoniste qu’entretiennent constamment ces deux formes. Alors que le faire cherche à donner un sens humain à l’activité, le travail abstrait, qui s’appuie sur lui et sans lequel il n’est rien, cherche, au moyen d’efforts managériaux – quand ce n’est pas policiers –, à le contrôler, à le dominer, à le rationaliser pour le modeler selon ses besoins et en tirer le maximum de profit. […] La crise du capitalisme est une crise du travail abstrait.
(Bordier, 2020, p. 92).
Selon Holloway, il faut pouvoir s’inscrire « dans, contre et au-delà » du travail abstrait, pour entrouvrir des « brèches » et proposer un « autre-faire ». Holloway lie la « crise du travail abstrait » à la crise du capitalisme. Les bullshit jobs sont un des exemples emblématiques de la crise du travail abstrait.
On imagine facilement des consonances avec ce qui se passe actuellement dans le milieu de l’éducation. On pourrait parler, par exemple, d’une crise du travail abstrait dans plusieurs espaces de formation des professeurs. Le fait de contribuer à repenser la forme scolaire, avec les ingénieries coopératives (et d’autres choses), ce sont aussi des brèches qui s’ouvrent, qui peuvent ramener l’abstrait vers « le concret de la pratique laborale » (Sensevy, 2019). Comme l’explique Holloway, le développement de notre pouvoir de faire est basé sur la « pleine reconnaissance des particularités de nos activités individuelles et collectives, orientée vers l’autodétermination » (p. 402). Dans un ouvrage à paraître, Perraud indique que la réflexion sur l’autodétermination, dans le cadre des ingénieries coopératives, est un aspect à développer, particulièrement pour étudier quelle connaissance est véritablement partagée, afin de s’assurer du consentement éclairé des individus, et comment les individus disposent d’alternatives pour réellement choisir (Perraud, à paraître).
De plus, ce « contre-monde » de la brèche que propose Holloway comporte une logique, un langage et un espace-temps différents. En didactique, les propositions pour repenser la forme scolaire (Go, 2007 ; Sensevy, 2011 ; Collectif DPE, 2019) pourraient être vues comme des « contre-mondes », parce que ces propositions comportent un « autre-faire » concret, et ne portent pas tant sur le « pourquoi » que sur le « comment », ce que Holloway décrit comme une caractéristique de ces contre-mondes. En effet, selon l’auteur, il est possible de développer une conception de la lutte selon laquelle les moyens sont la fin, car « les seuls pas sont ceux que nous faisons en marchant » (Holloway, 2012, p. 82). De plus, nous ne savons pas d’avance ce que ces formes deviendront précisément, car c’est à celles et ceux qui y contribuent de les construire : « le savoir est une marche interrogative », dit Holloway, c’est un « asking-we-walk », c’est-à-dire que c’est en nous interrogeant que nous marchons vers un autre monde, et inversement, pourrait-on ajouter : c’est en marchant, en agissant, que nous interrogeons et que nous comprenons un monde nouveau.