L’impasse collaborative

p. 170-173

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Éloi Laurent, L’impasse collaborative. Pour une véritable économie de la coopération, 2018, Les Liens qui Libèrent.

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L’économiste Éloi Laurent nous propose, aux éditions Les Liens qui Libèrent (2018), une stimulante réflexion sur les pratiques collaboratives à la mode. L’enjeu de son petit livre est posé dès l’introduction : « coopérer ou collaborer ? » Si l’auteur commence par dire – c’est sa première phrase – que « la terre réussit à merveille aux humains », il renverse cette proposition en fin de son introduction en suggérant que les humains réussissent de moins en moins à la Terre1 (ibid., p. 25). Un tel renversement s’explique, selon Éloi Laurent, par la logique destructrice des pratiques collaboratives. En effet, l’auteur commence par réfuter la définition de la coopération en tant que recherche de l’utile et de l’efficace. Une telle préoccupation caractérise au contraire ce qu’il y a lieu d’appeler la collaboration, car en réalité « les hommes et les femmes coopèrent avant tout pour améliorer leur connaissance d’eux-mêmes, des autres et du monde » (ibid., p. 15). Si l’on collabore pour faire, dit Laurent, on coopère pour savoir, et « la coopération transforme les humains en pédagogues les uns pour les autres » (ibid., p. 17). Le problème soulevé par l’auteur est que la coopération est aujourd’hui « dévorée par la collaboration » (ibid., p. 21).

Dans une première partie du livre (p. 27-98), Laurent retrace ce qu’il appelle une brève histoire de la coopération, avant de décrire en deuxième partie (p. 99-163) la crise actuelle de la coopération.

La thèse du chapitre 1 est que les humains sont une espèce qui coopère, alors que les autres espèces qui peuplent la biosphère collaborent. L’auteur prend l’exemple du décryptage du génome humain grâce à une coopération sociale internationale qui fut une « aventure de connaissance collective » (ibid. p. 31), et qui a conduit à une refondation de la biologie et de la médecine. Pour déterminer ce terme de coopération propre à l’humain, Laurent le distingue de la solidarité (contrainte liée à l’appartenance à un groupe) et de la collaboration (choix lié à la survie et la reproduction). En sept millions d’années, grâce à la rapidité de l’adaptation culturelle, la capacité à s’associer pour apprendre n’a cessé de s’étendre par le tissage « entre individus isolés de liens solides et durables fondés sur la réciprocité et la confiance » (ibid., p. 39). Mais c’est le développement de la confiance institutionnelle qui a permis une évolution anthropologique fondamentale. Éloi Laurent prend trois exemples d’incarnation de la coopération par les institutions : la puissance publique, la ville, l’entreprise (ibid., p. 45). Mais en utilisant les instruments de la collaboration et « ses impératifs d’utilité et d’efficacité », l’esprit de coopération peut être détruit (ibid., p. 48). Comme pour la puissance publique, la ville et l’entreprise qui sont des collectifs humains gagnent en vitalité et créativité si elles permettent le développement de liens sociaux.

Dans le chapitre 2, l’auteur revient sur la notion de sécession qu’il avait présentée comme antonyme de coopération. Il évoque le « théorème de l’impossibilité » qu’avait énoncé l’économiste Arrow en 1951, posant le problème du passage « du multiple au commun » dans les sociétés démocratiques. En 1965, Olson développait également une vision fataliste de la coopération, les individus ayant tendance à vouloir maximiser leurs bénéfices au sein des groupes : « les comportements non coopératifs sont inhérents aux institutions » (ibid., p. 60). En 1968, Hardin redouble de pessimisme en considérant que les institutions conduisent à la ruine collective ; il en déduit que seul un gouvernement dictatorial peut soulager les humains « du casse-tête de la coopération » (ibid., p. 61-62). Mais dans les années 1990, avec les travaux d’Elinor Ostrom, ce déclinisme a été combattu par l’idée que la construction de règles2 basées sur réciprocité et confiance permet de garantir une coopération vertueuse dans la gestion collective des biens communs. L’enjeu fondamental consiste à montrer que la coopération est « une quête de connaissance partagée » (ibid., p. 74), mais aussi de justice conduisant « au bien commun » (ibid., p. 75).

Au chapitre 3, Éloi Laurent fait retour sur le séminaire universitaire imaginé par Axelrod en 1979, mettant en œuvre la théorie des jeux sous la forme dite du « dilemme du prisonnier ». Le jeu joué lors de ce séminaire fut gagné par Rapoport qui utilisa une stratégie miroir de la « coopération par considération », démontrant que les humains ont intérêt à s’éduquer mutuellement par la coopération – ce qui nécessite des « institutions robustes », dit Laurent (ibid., p. 81). À partir de là, l’auteur revient sur l’opposition entre coopération et collaboration, et il oppose à la théorie de la division technique du travail élaborée par Smith (1776) qui isole les travailleurs, la théorie de la division sociale du travail élaborée par Durkheim (1893) qui rend complémentaires les travailleurs. Pour éclairer les pouvoirs de la coopération, Laurent prend l’exemple de l’enseignement et s’appuie sur ce qu’il appelle la réussite du système finlandais. Il convoque également le contre-exemple bien connu de l’institution universitaire phagocytée par l’idéologie de l’évaluation, de la concurrence et de la collaboration :

éducation, recherche, monde du travail, politique : tous ces domaines illustrent bien la crise de la coopération que nous vivons sous les apparences d’une société de plus en plus collaborative.
(ibid., p. 97).

La deuxième partie du livre (p. 99-163) développe donc cette crise de la coopération en opposant, dans le chapitre 4, au moralisme social qui diagnostique un individualisme exacerbé, l’isolement croissant des personnes qui provoque une « épidémie de solitude », c’est-à-dire une « déconnexion de l’individu de ses réseaux de sociabilité » (ibid., p. 108). Ces réalités sont connues depuis au moins le début du xxie siècle et bien documentées. Nous assistons à l’émergence d’une société de l’isolement par affaiblissement des lieux de sociabilité traditionnels, et en particulier la connexion sociale tend à être inversement proportionnelle à la connexion numérique (ibid., p. 114-117).

Le chapitre 5 revient sur une figure que l’on doit à Olson (1965) et « qui est toujours d’actualité » (ibid., p. 124), le thème du passager clandestin pouvant « agir impunément grâce à l’existence de règles officielles qui sont respectées par tous, sauf par lui »3 (id.). La logique du passager clandestin est une logique qui sabote la coopération de façon organisée dans un « capitalisme de passager clandestin » dit Éloi Laurent (ibid., p. 141).

Le chapitre suivant entend montrer que la crise due à la logique de collaboration est une guerre contre le temps : accélération du présent (par la « transition numérique » et obscurcissement de l’avenir (par la crise écologique). La thèse d’Éloi Laurent est que « la transition numérique constitue un obstacle croissant pour la transition écologique » (ibid., p. 145). En effet l’outil numérique n’est pas ce que nous décidons d’en faire, car « la transition numérique est déjà là, et elle est au contraire ce qu’elle fait de nous » (ibid., p. 146). Comme l’écrit l’auteur, on ne peut déléguer aux machines la fonction du lien social, qui ne peuvent faire société à la place des humains. Elles induisent un désapprentissage collectif dans la mesure où la connaissance apparaît comme déjà là, ce qui entraîne une « accélération appauvrissante du présent » (ibid., p. 153) en colonisant le temps de loisir « marqueur de civilisation » (ibid., p. 159).

En conclusion (p. 165-185), Éloi Laurent estime que nous devons reconquérir nos imaginaires qui façonnent des valeurs, en réformant nos institutions qui façonnent des comportements. Il propose trois chantiers :

  • déconstruire l’économisme ambiant et l’idéologie de la croissance ;
  • restaurer la puissance coopérative du système fiscal et social, en l’ouvrant à la question écologique ;
  • décélérer la transition numérique et accélérer la transition écologique, en lui donnant un sens.

Mettre le numérique à distance nécessite des réformes institutionnelles, et « le droit à la déconnexion des adultes doit notamment se décliner en un devoir déconnexion des enfants, à l’école d’abord, mais aussi à la maison » (ibid., p. 181).

Éloi Laurent s’appuie sur une importante diversité d’enquêtes pour alimenter une réflexion claire dans ce petit livre stimulant. Trop rares encore sont les écrits étayés qui apportent la contradiction au matraquage que nous subissons sur les merveilleux bienfaits du numérique. Éloi Laurent dénonce l’hyper-collaboration « exterminatrice » (ibid., p. 185) qui envahit littéralement notre espace et notre temps, non seulement dans nos activités professionnelles mais aussi dans notre vie sociale et même notre intimité, cloués que nous sommes, et isolés, devant des écrans.

Bibliography

Laurent, É. (2018). L’impasse collaborative. Pour une véritable économie de la coopération. Les Liens qui Libèrent.

Tesson, S. (2019). La panthère des neiges. Gallimard.

Notes

1 Sylvain Tesson a cette belle formule concernant la disposition inédite dont s’est doté l’humain : « porter au plus haut degré la capacité à détruire ce qui n’était pas lui-même tout en se lamentant d’en être capable » (Tesson, 2019, p. 61). Return to text

2 Cf : les onze règles du jeu de la coopération humaine. Return to text

3 Éloi Laurent prend l’exemple des États-Unis de Trump qui ne s’imposent pas le respect des règles de l’accord de Paris mais en bénéficient. Return to text

References

Bibliographical reference

Henri Louis Go, « L’impasse collaborative », La Pensée d’Ailleurs, 3 | 2021, 170-173.

Electronic reference

Henri Louis Go, « L’impasse collaborative », La Pensée d’Ailleurs [Online], 3 | 2021, Online since 06 octobre 2022, connection on 11 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=180

Author

Henri Louis Go

MCF-hdr, université de Lorraine, équipe Normes & Valeurs, LISEC (EA2310).

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