La mésologie d’Augustin Berque étudie les relations entre les humains et le milieu dans lequel ils vivent. Il peut sembler paradoxal que des didacticiens s’intéressent à la mésologie alors qu’ils étudient des transactions entre un professeur et des élèves, ayant pour objet des savoirs. En outre, ce que les didacticiens nomment « milieu » désigne plutôt les systèmes symboliques et matériels mis par le professeur à la disposition des élèves et où se tiennent les savoirs nouveaux à s’approprier. En dépit de cette différence, nous allons montrer en quoi la portée épistémologique de l’œuvre de Berque est considérable pour la didactique. La mésologie fournit en effet des pistes pour un dépassement du dualisme qui imprègne la pensée occidentale depuis Aristote et qui organise, y compris à notre corps défendant, notre manière de penser le monde social et notamment le monde de l’École. Ce refus du dualisme, outillé par les concepts de médiance et de trajection d’Augustin Berque, conduit les didacticiens à affiner leur perception de la dialectique du contrat didactique et du milieu au cœur de l’enquête, qui selon Dewey (1938) et la TACD, structure potentiellement toute situation d’apprentissage. Nous aborderons cette question à partir de la théorie de l’action conjointe en didactique (TACD) (Sensevy, 2011 ; CDpE, 2019).
La dialectique du contrat didactique et du milieu
Guy Brousseau (1998), a proposé deux concepts essentiels pour la didactique : le contrat didactique et le milieu. Il définit le contrat didactique comme l’ensemble des attentes réciproques entre le professeur et les élèves. Ce contrat n’est pas un contrat au sens courant du terme car il n’a rien à voir avec un contrat de vente ou un contrat de travail dans lesquels les obligations des parties prenantes sont totalement explicitées. Il se situe plutôt dans la filiation du « contrat social » de Rousseau (1762). Cette construction théorique sert à penser le fait que les humains parviennent à vivre en société en déléguant une partie de leur liberté à une autorité politique. D’une certaine manière, ce contrat social, que nous n’avons jamais signé et dont nous ignorons à peu près tout, nous permet de savoir comment nous comporter dans une communauté politique. De même, le contrat didactique permet de savoir ce qu’il y a à faire dans une situation d’apprentissage, comme le suggère une relecture du contrat didactique par la TACD (Sensevy, 2011 ; CDpE, 2019). D’après cette relecture, le contrat didactique recouvre tout d’abord les capacités et les savoirs incorporés par les élèves au cours de leur expérience sociale personnelle et de leur scolarité. Ce « déjà-là », ou cet « arrière-plan » partagé, constitue la dimension épistémique du contrat didactique. Cette dimension permet aux élèves d’interpréter les attentes du professeur, ce que nous considérons comme la dimension transactionnelle du contrat didactique. La dialectique des dimensions épistémique et transactionnelle du contrat didactique, fait que les élèves savent ce qu’il convient de faire dans telle ou telle situation d’apprentissage (Sensevy, 2011, p. 106).
Le milieu didactique est généralement défini comme l’ensemble des systèmes symboliques et matériels mis à la disposition des élèves par un professeur afin que les élèves puissent apprendre des savoirs nouveaux actualisés dans ce milieu. On peut soutenir l’idée que c’est « ce qui agit sur l’élève et ce sur quoi l’élève agit » (Brousseau, 1998, p. 32). Selon la relecture du concept opérée par la TACD, le milieu est considéré comme un ensemble de formes sémiotiques (relatives aux signes) qui, au premier regard, semblent éparses, sans cohérence, et peuvent constituer de ce fait des obstacles à la compréhension des élèves (Sensevy, 2015). En lien avec les conceptions de Dewey (1938, p. 169), la TACD modélise une situation d’apprentissage sous la forme d’une enquête débutant par la confrontation au milieu qui produit une « situation indéterminée », qui pose un problème. Les élèves ont alors à mener leur enquête sur les formes sémiotiques éparses du milieu qui posent ainsi problème, afin de les organiser en un ensemble cohérent et producteur de sens. Ils s’engagent dans cette enquête car ils interprètent en ce sens les attentes de leur professeur qui les a mis en présence de ce milieu. Ils mobilisent à cet effet des savoirs et les capacités qu’ils maîtrisent déjà et qui sont incorporés dans la dimension épistémique du contrat didactique. Quand elle est bien menée, l’enquête des élèves produit des « assertions garanties », au sens de Dewey (1938), et une construction de sens. Elle organise le processus d’apprentissage des savoirs actualisés dans les formes sémiotiques du milieu.
Selon une acception habituelle en TACD (Sensevy, 2011 ; CDpE, 2019), le contrat didactique et le milieu sont appréhendés comme deux pôles en transaction : au cours de leur enquête sur les formes sémiotiques du milieu, les élèves se réfèrent aux capacités incorporées dans le déjà-là du contrat didactique qui, de leur côté, permettent de savoir comment mener l’enquête, afin d’organiser les formes symboliques éparses du milieu en un ensemble cohérent et signifiant. À son tour, le milieu contribue à renouveler le contrat didactique – à l’accommoder – par l’incorporation des savoirs nouveaux fournis par l’enquête sur les formes symboliques du milieu. Nous caractérisons ce processus en tant que dialectique du contrat didactique et du milieu.
Un retour sur la dialectique
Cette conception de la dialectique, comme une relation entre deux pôles (contrat didactique, milieu) se transformant réciproquement au cours de leurs interactions, est essentielle en TACD. La dialectique défendue ici ne met jamais en relation deux entités distinctes mais deux pôles constituant une même entité. La dialectique désigne alors les mouvements de l’opposition et de la complémentarité des contraires au sein de cette entité, qui produisent ainsi la transformation conjointe de ces deux pôles (Dewey & Bentley, 1949). Cette conception de la dialectique s’inscrit en faux contre une conception dualiste qui conduirait à désolidariser le savoir ancien déjà acquis et incorporé dans le contrat didactique du savoir nouveau à acquérir et actualisé dans le milieu. Ce dualisme renvoie à ce que Hegel, dans La science de la logique (1812), caractérise comme la démarche de « l’ancienne métaphysique ». Celle-ci distinguait la connaissance, qui serait vide en soi, de l’objet de cette connaissance. En se remplissant de son objet, la connaissance deviendrait alors une connaissance réelle (Hegel, 1812, p. 50-51).
Augustin Berque renvoie cette conception dualiste à ce qu’il nomme le paradigme occidental moderne contemporain (POMC), apparu dans la science moderne occidentale avec Descartes, Galilée, Bacon, Newton, etc. (Berque, 2018, p. 30). Tout en reconnaissant les avancées de la science que le POMC a rendues possibles, Berque, avec d’autres penseurs du xxe siècle, remet en question ce paradigme. Une part de sa critique porte sur l’une des caractéristiques du POMC qui consiste à penser l’abstraction du sujet observateur par rapport au réel qu’il observe. Cette dernière découle du principe cartésien énoncé dans les Méditations métaphysiques (Descartes, 1641), qui distingue la chose pensante (res cogitans), à savoir le sujet ou la conscience, de la chose étendue (res extensa), à savoir l’objet. Le sujet pensant se projetterait sur la réalité observée sans être affecté par cette dernière. En effet, au sein du POMC, alors que la réalité est pourtant décrite à partir du point de vue (subjectif) de l’observateur, le rôle de ce dernier serait dissous pour tenter de créer une distance (objective) entre l’humain et le monde. L’observateur serait totalement détaché de la réalité qu’il contemplerait du dehors et son existence resterait indépendante de cette réalité observée. Selon Berque, cette abstraction du sujet serait nécessaire au POMC pour prétendre atteindre « l’objectivité » de la réalité observée (Berque, 2015, p. 142 ; 2017, p. 78-79 ; 2018, p. 40-41 et p. 78). Là encore, la parenté avec Dewey, et certains de ses continuateurs comme Richard Rorty, est patente. Dewey critique ainsi la propension de la philosophie et de la science occidentales à faire de la connaissance celle d’un spectateur (Dewey, 1928). Rorty nomme dans cette perspective son premier livre L’homme spéculaire, titre français de Philosophy ant the Mirror of Nature (1979), que l’on peut lire comme une critique deweyenne de la notion d’« objectivité ». L’abstraction de l’observateur s’accompagne, dans cette « ancienne métaphysique » (Hegel, 1812), d’une dimension essentialiste et mécanique. Du xvie siècle jusqu’au début du xixe siècle en effet, par le réductionnisme et par la décomposition des êtres à leur plus petite caractéristique singulière, la science moderne produisit surtout des classifications et des descriptions des êtres vivants répartis en classes, ordres et genres figés. Ne tenant pas compte des processus de développement, d’interaction et de transformation de la nature, elle réduisait en conséquence le fonctionnement des êtres vivants à celui de machines.
Contre le dualisme, la dialectique suppose donc une conception moniste du monde. Dans L’Éthique, Spinoza explique en effet que deux choses qui ne possèdent rien en commun ne peuvent pas être comprises l’une par l’autre, ni que l’une puisse être la cause de l’autre, ou encore qu’une chose ne peut pas être produite par une autre chose (Spinoza, 1657, p. 67-68). Hegel rappelle également que la dialectique est un mouvement inhérent à l’être. Ainsi, la pensée n’est pas un processus de connaissance d’une chose du monde qui lui serait extérieure, elle n’est pas distincte de son objet, elle est la chose elle-même (Hegel, 1812, p. 56 et p. 61). La chose est à la fois la chose dans le monde et la chose présente dans la pensée en‑tant‑que concept. Dans une pensée dialectique, il n’y a pas de séparation entre la chose dans le monde réel et sa représentation conceptuelle dans la pensée de l’observateur1.
Augustin Berque, résolument opposé à toute pensée dualiste, ne recourt pas explicitement à la notion de dialectique. Cependant, la lecture de ses travaux, sur la médiance et la trajection notamment, permet aux didacticiens de la TACD de renforcer l’arrière-plan mobilisé pour penser la dialectique du contrat didactique et du milieu ainsi que le processus d’enquête au sens de John Dewey (1938), qui se tient au cœur de cette dialectique. Pour suivre et expliciter la démonstration d’Augustin Berque qui nous permet d’éclairer ce point, nous mobiliserons des auteurs tels que James Gibson ou Tim Ingold, cités par Berque lui-même et qui partagent une commune épistémologie du signe.
La médiance et la construction du milieu didactique
Le concept de médiance, « le couplage dynamique de l’être et de son milieu » (Berque, 2018, p. 24), est capital pour comprendre le rapport de tout être vivant à son milieu et donc aussi, de notre point de vue, le rapport des élèves (et de leur professeur) à leur milieu didactique. Augustin Berque a construit le concept de médiance à partir des travaux du naturaliste Jakob von Uexküll (1864-1944) et du philosophe Watsuji Tetsurô (1889-1960). Selon ces auteurs, la réalité des choses du monde n’est pas l’en-soi du donné environnemental de la science moderne qui serait extérieur au sujet et envisagé à partir du « point de vue de nulle part » (Berque, 2017). Au contraire, la réalité des choses est spécifique à la perception de l’environnement par un sujet, que ce sujet soit humain, selon Watsuji, ou non humain, selon Uexküll. C’est pourquoi Berque distingue l’environnement de la science moderne des milieux, au pluriel, parce que ces derniers sont propres à chaque espèce vivante, à chaque société ou à chaque individu (Berque, 2017, p. 45-47). Contre le dualisme distinguant les êtres vivants de leur environnement, le concept de médiance conduit à considérer qu’il n’y a de milieu que parce qu’il y a un individu vivant, interprétant son environnement comme un milieu. La réalité d’un milieu spécifique suppose l’existence d’un individu qui vit dans un environnement, mais perçoit ce dernier comme un milieu. L’étude du milieu, c’est alors l’étude des êtres vivants considérés comme des individus attribuant valeur et signification aux choses, créant ainsi leur milieu. Ces choses leur offrent des possibilités de comportement dans un milieu. Il en résulte que des individus appartenant à des espèces différentes perçoivent différemment les objets d’un environnement donné, créant de la sorte des milieux différents (Berque, 2017, p. 70-74).
Prenons un exemple proposé par Uexküll et cité par Ingold (2013, p. 182-183). Une pierre peut être, du « point de vue de nulle part », un objet doté de propriétés de taille, de forme, de solidité et de composition cristalline. Elle peut également être saisie en‑tant‑qu’un abri par le crabe, une enclume pour briser les coquilles d’escargot par la grive ou un projectile par l’humain en colère. Cet objet de l’environnement, la pierre, est perçue par les êtres vivants en fonction du rôle qu’elle peut jouer dans leur action propre, en‑tant‑qu’objet de leur milieu spécifique. Selon Berque, cette perception transforme les objets inertes de l’environnement de la science moderne en des choses du milieu auxquelles certains êtres vivants de ce milieu attribuent des significations (Berque, 2017, p. 47). Un autre effet du dualisme serait d’opposer les signes linguistiques aux objets de l’environnement. Certes, un objet existe indépendamment des signes ou des informations qu’un être vivant pourrait percevoir à son propos. Mais cet objet s’offre à la perception de l’individu en‑tant‑que forme sémiotique potentielle, qui peut faire signe et devient alors une chose d’un milieu. Cet en-tant-que peut également se concevoir, en TACD, comme un voir-comme, dans une perspective wittgensteinienne étendue (CDpE, 2019). La signification des choses du milieu se déploie par la médiance fondée sur une ternarité insécable : (1) l’objet, (2) la forme sémiotique potentielle, et (3) le sujet qui fabrique une réalité à partir de l’objet saisi comme une chose et de la forme sémiotique qu’il perçoit et conçoit (nous y reviendrons plus loin en lien avec la notion de trajection). Cette conception de la médiance s’appuie notamment sur l’approche écologique de la perception développée par James Gibson (1979) qui permet de rompre avec le dualisme sensation-perception hérité de Descartes. Selon ce dernier, la réalité extérieure produirait des sensations sur la rétine et seraient dotées ensuite de valeurs et de significations par les opérations mentales menées par le sujet. Gibson considère au contraire que le milieu des animaux est porteur de toute l’information nécessaire aux possibilités d’action de ces derniers. « L’information » serait donc inhérente aux choses du milieu. Elle n’est pas communiquée aux êtres vivants, car elle est directement perçue par eux, sans intermédiaire mental, en fonction des besoins biologiques de leur espèce et à travers leurs actions dans le milieu2. Ainsi, le milieu des êtres vivants serait ce qu’ils perçoivent autour d’eux3.
Selon cette conception, la pierre n’existe pas en‑tant‑que projectile en dehors de la colère de l’homme et du mouvement du bras qui la lance. La pierre, en‑tant‑que chose du milieu, est dotée de significations par son intégration à un système de représentations symboliques tel que le langage quand elle devient l’instrument d’une insulte ou d’une revendication politique, par exemple, et par son intégration, aussi, à un système d’action, une pratique spécifique. Réciproquement, la colère de l’homme et le mouvement de son bras seraient dépourvus de signification en l’absence de la pierre comme projectile. Dans ce cas, la colère de l’homme, son bras ‒ son corps animal ‒ et la pierre dans le milieu ‒ son corps médial ‒ ne forment qu’une seule et même réalité. C’est pourquoi le concept de médiance articule le corps animal de l’être vivant et le corps médial, indissociablement inscrit dans son milieu, de cet être vivant. Les fonctions de notre corps animal sont extériorisées dans les choses de notre milieu par notre corps médial, en retour notre corps médial transforme notre corps animal par l’intériorisation symbolique des choses de notre milieu. Ces deux corps ne peuvent exister l’un sans l’autre, ils sont les deux composantes d’une même réalité (Berque, 2014, p. 36-37 ; 2017, p. 45-66 ; 2018, p. 24). Ces deux corps entretiennent entre eux ce que nous pourrions qualifier de relation dialectique.
Le concept de médiance contribue à faire rejeter la conception du milieu didactique comme un donné distinct du contrat didactique, du professeur et des élèves qui le portent. Il ne permet pas non plus de considérer que le milieu produirait nécessairement, en lui-même, l’enquête des élèves et les apprentissages afférents. Selon les termes de la mésologie, le milieu didactique ne peut faire milieu et ne peut être considéré comme milieu qu’à partir du moment où il est perçu par les élèves et leur professeur comme ce qui est au milieu d’eux en‑tant‑que le lieu de leur action conjointe, en‑tant‑que leur corps médial. Sans ces agents, le milieu didactique ne saurait constituer qu’une collection d’objets dépourvus de signification et de savoirs. Par l’enquête, au sens de Dewey (1938), menée par les agents sur le milieu, ce dernier devient un ensemble de choses perçues par ces agents en tant qu’un ensemble cohérent de formes sémiotiques actualisant des savoirs nouveaux à s’approprier. Comme le contrat didactique permet de savoir comment mener l’enquête sur le milieu pour en faire un milieu pourvoyeur d’apprentissages, il « fait » le milieu, il fait que le milieu est milieu. Réciproquement, le milieu « fait » le contrat didactique qui n’existe pas non plus en soi et qui est ce qui permet d’explorer le milieu (Sensevy, 2011). En effet, l’enquête sur les formes sémiotiques du milieu suppose l’interprétation par les élèves des attentes de leur professeur quant au milieu ‒ c’est la dimension transactionnelle du contrat didactique ‒ ainsi que la mobilisation des savoirs et des capacités incorporés dans les ressources déjà-là du contrat didactique afin d’enquêter sur le milieu ‒ c’est la dimension épistémique du contrat didactique. Sans l’enquête sur le milieu, le contrat didactique n’existe qu’à l’état virtuel de potentialités inutilisées. Selon les termes de Berque, le corps animal des agents, du côté du contrat didactique, et le corps médial de ces derniers, du côté du milieu didactique, sont inconcevables sans réciprocité entre l’un et l’autre. C’est en cela que nous pouvons parler de dialectique du contrat didactique et du milieu.
Partons d’un exemple déjà travaillé (Cariou, 2013) pour expliciter l’articulation entre médiance et dialectique du contrat didactique et du milieu. Des élèves de CM1 (âgés de 9 ans) travaillent sur l’Empire de Charlemagne. Au cours de la séance que nous évoquons ici, ils reviennent avec leur professeure des écoles (notée PE dans la transcription), sur la carte de l’Empire de Charlemagne déjà abordée lors de la séance précédente. L’extrait de la transcription ci-dessous montre en quoi le milieu constitué par la carte ne fait pas milieu car la médiance n’opère pas.
Extrait de transcription 1
Faire lire par les élèves la carte de l’Empire de Charlemagne | ||
28 | PE | Empire. Pourquoi on avait noté ce mot ? |
29 | Guillaume | Parce que c’est… |
30 | PE | Je n’interroge que les élèves qui lèvent le doigt (Guillaume lève la main). Guillaume ? |
31 | Guillaume | Ben, c’est l’Empire de Charlemagne. |
32 | PE | Alors, comment tu as su que c’était l’Empire de Charlemagne ? |
33 | Guillaume | Ben, y a les documents |
34 | PE | Alors, moi, si je n’avais pas de documents, comment tu m’expliquerais ? |
35 | Guillaume | Ben, ça parle de Charlemagne |
36 | PE | Qu’est-ce qui parle de Charlemagne ? |
37 | Guillaume | Ben, la fiche. |
38 | PE | La fiche ? Est-ce qu’on peut être plus précis ? |
39 | Cassandra | Le document. |
40 | PE | Le premier document, c’est quoi ? |
41 | Guillaume | Hum, c’est l’Empire. |
42 | PE | C’est quoi comme document ? Une… |
43 | Alexandre | Une carte |
44 | Guillaume | Une carte. |
45 | PE | Une carte. Et comment on sait que c’est un empire sur la carte ? |
46 | Guillaume | Ben, il y a des traces noires |
47 | PE | Il y a des traces noires ? |
48 | Guillaume | Ben, les traits noirs, il y a marqué (lisant la légende de la carte) : « Limites de l’Empire de Charlemagne en 814 ». |
49 | PE | Limites de l’Empire de Charlemagne. D’accord. |
Dans l’extrait de transcription 1, la professeure revient sur ce qui a été étudié lors de la séance précédente. Le mot « Empire » avait été noté au tableau à la suite de la lecture de la carte de l’Empire de Charlemagne que les élèves ont ici à nouveau sous les yeux. L’échange entre la professeure et Guillaume montre que la nature de la carte semble difficilement identifiable. En effet, très fréquemment en classe d’histoire, les documents sont perçus comme transparents aux faits historiques auxquels ils sont censés donner directement accès. C’est pourquoi ce court extrait de séance peut être considéré comme emblématique de ce qui se passe au quotidien dans les classes d’histoire, à l’école primaire comme au collège et parfois au lycée. Selon une conception « réaliste » (Audigier, 1995), les documents montreraient directement la réalité du passé, comme le signalent les répliques de Guillaume : « Ça parle de Charlemagne » (TdP 35) et : « C’est l’Empire » (TdP 41). C’est pourquoi la carte est désignée par les élèves comme une « fiche » puis comme un « document » indistinct. En effet, la nature du document importe peu aux élèves qui se focalisent sur les informations que ce dernier semble donner à voir immédiatement. La professeure (TdP 42) parvient difficilement à faire dire à l’élève que ce document est une carte. Pourtant, cette carte avait été étudiée lors de la séance précédente et déjà identifiée en tant qu’une carte.
Il apparaît que la carte ne fait pas milieu pour les élèves : elle semble transparente à la réalité du passé qu’elle donnerait à voir directement, elle n’est pas perçue comme un ensemble de formes sémiotiques qui posent problème. Cette carte fournirait directement des informations transparentes et accessibles sans enquête. Il suffirait également de lire la légende de la carte (TdP 48) pour savoir ce qu’elle évoque. Comme les informations semblent être directement offertes par la carte, il ne semble pas non plus nécessaire de mobiliser des capacités d’analyse des documents incorporées dans le déjà-là du contrat didactique. La suite des échanges confirme cette analyse.
Extrait de transcription 2
Faire lire par les élèves la carte de l’Empire de Charlemagne (suite) | ||
55 | PE | Est-ce que quelqu’un peut me citer les différents royaumes sur la carte ? Lilou ? |
56 | Lilou | Royaume des Francs |
57 | PE | Alors, oui. |
(…) | ||
62 | Lilou | Aix-la-Chapelle… |
63 | PE | Aix-la-Chapelle, c’est quoi ? |
64 | Élèves | C’est la capitale de Charlemagne. |
65 | PE | C’est la capitale. |
66 | Guillaume | Il y a la Saxe aussi. |
67 | PE | Chut. Lilou ? |
68 | Lilou | Heu, Saxe. |
69 | PE | La Saxe. |
70 | Lilou | La Bavière, Lombardie, l’État de l’Église. |
71 | PE | L’État de l’Église. |
72 | Élève | Rome. |
73 | PE | Alors l’État de l’Église, c’est à part (…) ça appartient à l’Église. |
74 | Lilou | Navarre. |
75 | PE | Navarre, d’accord. |
76 | Élève | C’est une sacrée organisation. |
Dans l’extrait de transcription 2, la professeure cherche à faire nommer par les élèves les entités politiques qui composent l’empire de Charlemagne afin de leur faire percevoir son immensité. Or, les élèves nomment indistinctement les royaumes et les villes d’Aix-la-Chapelle et de Rome. Comme c’est fréquemment le cas en classe d’histoire, les diverses informations figurant sur le document étudié semblent toutes relever de la réalité historique et présentent la même valeur aux yeux des élèves, si bien qu’il ne leur semble pas nécessaire de les discriminer.
Ainsi, ces deux courts extraits de séance montrent qu’un document étudié en classe ne fait pas automatiquement milieu (au sens donné par Berque). Si l’on recourt à la notion de médiance pour analyser cette situation, nous pouvons dire que, pour faire milieu et être considérée comme milieu didactique, la carte devrait être perçue par la professeure et les élèves en‑tant‑que représentation d’une réalité passée sur laquelle il conviendrait de s’interroger et non pas en‑tant‑que cette réalité elle-même. Elle correspondrait à une certaine façon de voir la réalité, à un certain voir-comme. Selon les termes de Berque, la médiance n’opère pas à ce moment précis de la séance. Les élèves perçoivent sur la carte des informations indistinctes qui les conduisent à produire des assertions peu pertinentes ne permettant pas de voir la carte en‑tant‑que, comme représentation du vaste empire de Charlemagne. Comme elle ne pose pas problème et ne fournit pas l’occasion d’une action adéquate de la part des élèves, la carte ne constitue pas un milieu. D’une certaine manière, on peut dire qu’il n’existe pas, dans la situation observée, un en‑tant‑que spécifique qui serait à la fois la condition et l’effet d’une pratique, qui pourrait amener à un art de faire : voir la carte en‑tant‑que système symbolique pourvoyeur de la compréhension et de l’action épistémique, ainsi qu’un géographe ou l’historien l’éprouvent quotidiennement. Il nous faut donc comprendre à quelles conditions un document peut faire milieu, et à quelles conditions la médiance est rendue possible. À cet effet, opérons un retour vers l’œuvre d’Augustin Berque et son concept de trajection.
Ce qui donne prise pour la trajection
Le concept de trajection permet d’aborder les ressorts de la médiance pour mieux comprendre encore ceux de l’enquête et de la dialectique du contrat didactique et du milieu. Selon Augustin Berque, la médiance est générée par la trajection, à savoir le va-et-vient permanent, le trajet perpétuel entre notre corps animal et notre corps médial (Berque, 2014, p. 39-41 ; Berque, 2017, p. 64-66). La notion de trajection ‒ dérivée du mot trajet ‒ désigne donc « le va-et-vient de la réalité entre deux pôles théoriques du subjectif et de l’objectif : la réalité ne relève ni seulement de l’objet, ni seulement du sujet » (Berque, 2018, p. 41). Ce que nous appelons la réalité relève donc des deux pôles à la fois.
La trajection tient au fait que, comme l’a montré Uexküll, les êtres vivants dans un milieu spécifique perçoivent des systèmes de signes. Les choses dans un milieu existent en relation avec les différents êtres vivants de ce milieu qui perçoivent ces choses chacun à leur manière et pour lesquels ces dernières présentent une certaine signification (Berque, 2017, p. 76-84). Les choses du milieu ne sont pas en-soi de la nourriture, une protection ou un habitat. Elles sont trajectées par certaines espèces d’êtres vivants en-tant-que nourriture, protection ou habitat. Une chose du milieu, perçue par certaines espèces en-tant-que nourriture, peut s’avérer immangeable et dangereuse pour d’autres espèces. C’est pourquoi, dans la savane tropicale, le milieu du buffle herbivore diffère totalement du milieu du lion carnivore (Berque, 2017, p. 80). En fonction de leur action dans le milieu, les êtres vivants perçoivent les choses qui les concernent et leur attribuent directement une signification et une valeur spécifiques (Berque, 2014, p. 54-55). Un objet neutre de l’environnement est donc trajecté en-tant-que quelque chose par un interprète, selon la perception de cet objet par ce dernier (Berque, 2014, p. 67-77). La trajection est alors notée par Berque sous la forme suivante : r = S/P. Autrement dit, la réalité (r), c’est le sujet (S), la chose dont il est question, en‑tant‑que prédicat (P), ce qui est dit à propos du sujet (S). Plus exactement, (S) est (P) pour un interprète donné (I). La trajection repose donc sur la ternarité : S-en-tant-que-P-pour-I (S-P-I). La réalité est donc trajective. Elle ne peut être désignée que par un r minuscule, car elle est relative aux individus concernés et aux actions qu’ils réalisent dans leur milieu (Berque, 2015, p. 577 ; 2018, p. 36). C’est pourquoi un sujet (S) peut être considéré en-tant-que (P) par un individu (I), mais aussi en-tant-que (P’) par un individu (I’), ou en-tant-que (P’’) par un individu (I’’), et ainsi de suite (Berque, 2018, p. 90-94).
Pour que les choses du milieu relèvent de la trajection et puissent être saisies comme des en‑tant‑que, il faut donc que ces choses, loin d’être des objets en-soi et neutres, offrent des prises à qui les perçoit et leur attribue des significations (Berque, 2014, p. 58 ; Berque, 2015, p. 246-247). Pour comprendre la notion de prise, il nous faut évoquer la notion d’affordance (to afford : fournir, procurer mais aussi conduire à être en mesure de faire quelque chose) développée par Gibson (1979, p. 211-234). Selon ce dernier, la perception des choses du monde est directe et immédiate, elle ne passe pas par des sensations imprimées sur la rétine et auxquelles le système nerveux central attribuerait une signification par une série d’inférences, conformément au dualisme cartésien opposant la sensation visuelle à son interprétation par une opération mentale. Confronté à une chose dans son milieu, un animal humain ou non-humain perçoit directement en quoi cette chose le favorise ou le gêne dans ses activités en cours. En ayant un usage de cet objet de l’environnement, l’animal en découvre la signification. De même que Berque articule le corps animal à son corps médial par la médiance et la trajection, de même Gibson refuse l’opposition dualiste entre la subjectivité de l’animal et l’objectivité de son milieu (nous conservons ici le terme de milieu que Berque préfère à celui d’environnement utilisé par Gibson). Pour cet animal, la valeur et la signification des choses forment alors son milieu, au sens donné par Berque. Valeur et signification des choses sont présentes dans les affordances directement perçues par les animaux, humains et non-humains, en fonction des caractéristiques de leur espèce, et elles invitent ces derniers aux comportements spécifiques à leur espèce. Selon le langage de Berque, une affordance est orientée à la fois vers les choses du milieu – le corps médial – et vers l’animal ou l’humain – le corps animal. Plus précisément, l’information comprise dans une affordance n’est ni objective ni subjective, ni présente explicitement dans le milieu, ni attribuée à une chose par une opération mentale de l’observateur, elle pointe à la fois vers les choses du milieu et vers l’animal, vers ses organes de perception situés au sommet d’un corps soutenu par le sol de notre planète (Gibson, 1979, p. 231), vers le corps médial et vers le corps animal de chacun. Par exemple, le rebord d’une falaise peut inviter les mammifères au cheminement mais aussi les oiseaux à l’envol (Gibson, 1979, p. 225). En conséquence, lorsqu’un animal perçoit une chose, il en perçoit directement les affordances ou les prises qui lui offrent des possibilités d’action et qui l’invitent à des comportements. Il porte son attention sur ces choses en-tant-qu’elles l’invitent à faire quelque chose. Réciproquement, c’est parce que l’animal est engagé dans une action qu’il perçoit la chose en-tant-que chose qui permet son action. Selon cette conception, la perception des affordances d’une chose dans un milieu relève d’un savoir pratique.
Tim Ingold (2013, p. 248-251 ; 2021, p. 116-119) souligne cependant une différence de conception de la prise ou de l’affordance selon Gibson ou selon Uexküll, ce qui nous permet d’aller plus loin dans la compréhension de la trajection selon Berque. Gibson considère que chaque chose dans un milieu possède des propriétés d’usage d’emblée disponibles. Les affordances seraient des propriétés invariables des objets du milieu concerné, indépendamment des animaux qui y vivent. La pierre serait à la fois un abri, un outil et un projectile, et percevoir une pierre comme un projectile n’empêcherait pas qu’elle puisse être également un outil ou un projectile. Les différents traits afférant au projectile, à l’outil et à l’abri, entretiendraient entre eux un « air de famille », au sens de Wittgenstein (1953) et, ensemble, ils permettraient d’appréhender cette pierre (Gibson, 1979, p. 221). En revanche, pour Uexküll, la pierre n’est rien en dehors de la signification que peuvent lui attribuer divers animaux et de l’usage qu’ils peuvent en faire. La signification d’une pierre n’est acquise qu’à partir du moment où elle est impliquée dans l’action d’un animal. Le crabe, la grive ou l’homme en colère ne perçoivent pas la pierre comme une pierre en soi mais en-tant-qu’abri, outil ou projectile au service de leur action. La qualité d’une chose et les affordances qu’elle produit ne sont donc pas données, elles sont acquises lorsque la chose entre en relation avec un animal ou, plus largement, un organisme vivant.
Selon Gibson, le milieu (autrement dit, les affordances de l’environnement) est premier et s’ouvre à l’organisme qui vient s’y loger et qui s’y adapte car il y trouve les ressources nécessaires à son développement. Le milieu est considéré comme une niche écologique qui existerait indépendamment de l’organisme vivant. En revanche, selon Uexküll et Berque, l’organisme vivant est premier et s’ouvre à l’environnement auquel il attribue toujours des significations pour en faire son milieu. Par exemple, c’est dans sa rencontre avec l’homme en colère que la pierre devient un en-tant-que projectile. Sans organisme vivant, le milieu se réduit à un environnement contenant des objets neutres, des essences caractérisées par une forme et une composition. Comme l’indique Ingold (2021, p. 119), un animal ne perçoit pas des essences des objets mais des en-tant-que, des affordances dépendant de l’usage potentiel qu’il peut avoir des choses qu’il rencontre dans son milieu.
L’image de la prise, que Berque associe à la notion d’affordance, renvoie à l’art de l’escalade. Ces prises existent en-soi sous forme d’aspérités naturelles sur une paroi. Ces dernières ne deviennent des prises, elles ne sont perçues et utilisées en-tant-que prises, que pour celle ou celui qui tente d’escalader cette paroi (Gibson, 1979, p. 227). Cette analogie avec la prise d’escalade permet de mieux comprendre pourquoi, en mésologie, une chose du milieu offre (affords) une prise à la perception du sujet et, dès lors, ce dernier a prise sur cette chose ou est en prise avec elle. La prise ne devient une prise que pour un sujet donné qui la prend comme une prise (Berque, 2015, p. 247). La réalité est trajective car elle est ce qu’en perçoivent les êtres vivants qui y vivent, en-tant-qu’un ensemble de prises, de signes et d’affordances. Cet en-tant-que est celui d’une culture – dans l’exemple précédent, la culture de l’escalade telle qu’elle se concrétise dans telle voie sur telle paroi.
Dans le champ de la didactique, et particulièrement en TACD, la question de l’affordance et des signes est essentielle à la compréhension de la dialectique du contrat didactique et du milieu (Sensevy, Gruson & Forest, 2015). Revenons maintenant dans une autre classe de CM1 pour constater que la trajectivité peut se tenir au cœur des échanges à l’intérieur d’un groupe d’élèves qui ont déjà été analysés dans un autre contexte (Cariou, 2019). Ces derniers travaillent sur les invasions barbares à partir d’un texte et d’une carte extraits d’un ouvrage de vulgarisation historique destiné à des enfants bons lecteurs (Doustaly-Dunyach, 2004).
Document°3 : Extraits de l’ouvrage lus par Corentin
(soulignées : les phrases lues à haute voix par Corentin)
Rome est vaincue
Pendant que l’Empire romain prospère, des mouvements de population ont commencé en Asie centrale. En quelques années, se dirigeant toujours vers l’ouest, ils arrivent aux frontières du monde romain.
Rome et les autres villes romaines attirent les pillards. Les Barbares savent qu’ils peuvent y trouver des réserves alimentaires et des objets précieux.
Le peuple déclencheur : les Huns
En quittant la Sibérie au iiie siècle, ils sont les premiers à se mettre en mouvement. Leur vie nomade épuise les richesses naturelles et ils manquent de nourriture. Or, l’Occident est plus humide, plus boisé et les habitants sédentaires y pratiquent l’agriculture et un commerce fructueux. À la recherche de ces richesses, ils chassent les peuples germains d’Europe centrale et déclenchent ainsi une migration qui va bouleverser toute l’Europe.
Extrait de : Doustaly-Dunyach, 2004, p. 16.
Extrait de transcription no3
Comprendre les invasions barbares | ||
84 | Corentin | Ouais, mais après les Huns sont venus et ils ont envahi les Barbares. |
85 | Louane | Non, je sais pas si ils sont venus. |
86 | Corentin | Ils ont envahi attend… |
87 | Pierre | Non, les Huns sont pas venu envahir, ils ont juste bougé les… |
88 | Corentin | (Lisant son texte) « Un jour, les Huns pourchassent ». Ouais, ils ont forcé les Barbares et après ils ont volé les richesses. |
89 | Pierre | Les Barbares se sont réfugiés à Rome et après ben les Huns, c’est plus les Romains qui avaient le contrôle mais les Barbares. Du coup, ben, ça a causé la chute de l’Empire romain. |
(…) | ||
95 | Corentin | (Lisant le texte p. 16) Ben : « Pendant que l’Empire romain prospère, des mouvements de population ont commencé au zazie centrale ». |
96 | Louise | Asie. |
97 | Corentin | (Montrant la carte p. 17) Là. |
98 | Louise | Asie. |
99 | Pierre | (Montrant la carte p. 17) C’est par là qu’ils arrivent. |
100 | Corentin | Non. |
101 | Louise | Ben si regarde (montre la carte p. 17). |
102 | Corentin | Ouais. C’est pour ça qu’ils arrivent là-bas. (Lisant un titre p. 16) « Le peuple déclencheur, les Huns ». |
103 | Pierre | (Lisant le texte p. 16) « En quittant la Sibérie… » |
104 | Corentin | (Lisant le texte p. 16) « … au troisième siècle, ils sont les premiers à se mettre en mouvement. Leur vie nomade épuise les richesses naturelles, et ils manquent de nourriture ». |
105 | Louane | On s’en fiche de la photo (il s’agit en fait de la carte p. 17) |
106 | Corentin | Ah ? |
107 | Louane | Quoi ? |
108 | Corentin | Regarde : la nature des Barbares et la richesse des Romains. Là, tu vois pas Barbares ? (Lisant le texte p. 16) « Les peuples germains d’Europe centrale… ». C’est bon ? |
109 | Louane | Non. |
110 | Corentin | Non, mais attends, je lis. (Montrant la carte p. 17) Attends, elle est où l’Asie centrale, là ? |
111 | Pierre | (Montrant la carte p. 17) Là, il y a la France. Elle arrive par ici. |
112 | Corentin | (Montrant la carte) Elle arrive là. Elle va là. L’Asie, elle arrive là, après elle va au Royaume-Uni. Elle va ici ++ Je pense que c’est les Barbares ++ Ils envahissent les Romains. Non, ils vont là ++ ouais. Là, ici, comment ça s’appelle ? |
113 | Louise | (Lisant la carte p. 17) Capitale d’Attila |
114 | Corentin | (Lisant la carte p. 17) D’Italie. Là c’est les Barbares, c’est quoi ? C’est l’Asie, ouais, ils arrivent et comme là il y a les Barbares barbares, ils vont à Rome. |
115 | Louane | Du coup, ils envahissent Rome. |
116 | Corentin | Non, comme il y a les Barbares + |
117 | Louane | Oui, ils envahissent Rome. |
118 | Louise | Ouais. |
119 | Corentin | On a tout dit. La chute de Rome. |
Au cours de cette séance, les élèves travaillent en groupe pour produire une explication de la chute de l’Empire romain en 476. À l’issue de l’étude de plusieurs documents, Pierre propose l’explication suivante à ce problème historique : les Huns pourchassèrent les Germains qui se réfugièrent alors dans l’Empire romain puis s’emparèrent de Rome en 476 (TdP 84-90). Dans ce court extrait de séance, le groupe débat sur la validité de cette explication en se référant à quelques phrases de l’ouvrage documentaire (Document no3) mis à leur disposition par la professeure. Les échanges à l’intérieur du groupe sont dirigés par Corentin qui lit ces phrases à voix haute. Il lit notamment la phrase suivante : « Pendant que l’Empire romain prospère, des mouvements de population ont commencé au zazie (sic) centrale » (TdP 95). Cette phrase pose une difficulté de lecture manifestée par l’erreur de Corentin : il ignore ce qu’est l’Asie centrale et encore moins où elle se trouve. Or, pour travailler le problème et vérifier l’explication proposée par Pierre, il est nécessaire de savoir où se situe l’Asie Centrale d’où partirent les mouvements de populations qui conduisirent à la chute de Rome.
À la différence de la séance sur l’Empire de Charlemagne évoquée précédemment, les élèves savent qu’ils doivent réaliser une action – travailler un problème en vérifiant la phrase proposée par Pierre – et ils appréhendent les formes sémiotiques de la carte à leur disposition comme un milieu au service de cette action. Pour cette raison, la phrase lue par Corentin est identifiée comme posant un problème de lecture et comme ce que Dewey (1938) nomme une « situation indéterminée » à l’origine de l’enquête sur les formes sémiotiques du texte. Dès lors, la carte figurant dans l’ouvrage devient un moyen de mener l’enquête, à savoir localiser les peuples et les espaces évoqués par le texte afin de vérifier l’explication de Pierre. Précisons que les élèves n’avaient pas vu cette carte qui était sous leurs yeux depuis plusieurs dizaines de minutes et qu’ils n’en avaient perçu jusqu’à présent ni la valeur ni la signification. Cette carte fait désormais milieu en tant qu’espace de l’action conjointe des élèves et en tant qu’elle répond à un besoin de leur enquête. En effet, une affordance n’est jamais octroyée d’emblée par un individu à une chose du milieu. L’affordance d’une chose est perçue par ce dernier en fonction de ses besoins qui le rendent attentif, ou non, à cette chose (Gibson, 1979, p. 227). C’est parce qu’elle répond à un besoin des élèves que la carte, à ce moment précis de la séance, produit des affordances. Selon les termes de Berque, la carte, le sujet (S), est trajectée comme un élément constitutif du milieu, en-tant-qu’elle est prise par les élèves, interprètes (I), comme un moyen de localiser l’Asie centrale, un prédicat (P), et de mener leur enquête sur la signification de la phrase lue par Corentin. Autrement dit, lorsque la carte est prise comme « un moyen de », au service de l’examen d’un problème, elle est transformée en un milieu en voie de constitution chez les élèves. La carte « fait » (le) milieu. Elle permet à Corentin de localiser l’Asie centrale (TdP 97) puis de valider la première étape de l’explication de Pierre (« C’est par là qu’ils arrivent », TdP 99). Le milieu-carte permet ensuite à Corentin de poursuivre sa lecture du texte puis de localiser les mouvements de population évoqués par le texte (TdP 102, 104 et 108) et d’énoncer l’une des causes de la chute de l’Empire romain (TdP 119).
Selon les termes de Berque, nous pouvons dire que la carte fait l’objet d’une suite de trajections, d’une chaîne trajective (Berque, 2014, p. 64-65 ; 2017, p. 95-97). La carte (S) est tout d’abord trajectée en-tant-que moyen de localiser l’Asie centrale (P), ce que nous pouvons noter comme : r = (S/P). Sur cette réalité r, elle est ensuite trajectée en-tant-que moyen de suivre les déplacements des peuples barbares (P’), ce que nous pouvons noter comme : r = ((S/P)/P’). Elle est enfin trajectée en-tant-que moyen de comprendre une cause de la chute de l’Empire romain (P’’), ce que nous pouvons noter comme : r = (((S/P)/P’)/P’’). Le concept de chaîne trajective de Berque semble très proche alors de ce que les didacticiens de la TACD, à la suite de Marx (1857, p. 165), appellent « l’ascension de l’abstrait au concret » (CDpE, 2019, p. 592). En effet, une chose du monde, saisie d’abord de manière abstraite, peut être remplie de contenus concrets successifs qui rendront l’appréhension de cette chose de plus en plus profonde, en soi, et de plus en plus efficace pour l’action. Ce mouvement de concrétisation progressive, conceptualisé en tant que chaîne trajective, permet de décrire le processus d’enquête mené par les élèves sur les formes sémiotiques du milieu et sur les interprétations du rôle des Barbares dans la chute de Rome, qui se tient au cœur de la dialectique du contrat didactique et du milieu.
Les déictiques (« là-bas », là », « par là », « par ici », « regarde ») énoncés à maintes reprises par les élèves, sont doublement révélateurs des ressorts de la chaîne trajective. Ils montrent tout d’abord que différentes formes sémiotiques de la carte (des noms de lieux et de peuples, des flèches indiquant des migrations) produisent des affordances, de potentielles prises qui font signe aux élèves. Elles font signe pour mener l’enquête sur l’explication de la chute de Rome proposée initialement par Pierre. Elles permettent d’une part de répondre aux attentes de la professeure qui leur avait demandé de produire une explication de la chute de l’Empire romain. Elles permettent d’autre part de mobiliser le savoir déjà acquis sur le sujet au cours des séances précédentes ainsi que des capacités de lecture de texte et de carte. Sans l’enquête, la carte ne serait pas trajectée en‑tant‑que milieu, producteur de voir-comme, au sens de Wittgenstein (1953). Les déictiques montrent comment des élèves s’interpellent (« là », « regarde ») et pointent du doigt les formes sémiotiques signifiantes de la carte. Sans la voix et le doigt des élèves, la carte n’aurait sans doute pas fourni les prises nécessaires à l’enquête. Le doigt des élèves, le pointage4, est un élément essentiel de la trajection entre le corps animal et le corps médial des élèves, entre le contrat didactique et le milieu. Il est l’outil de l’action conjointe des élèves. Selon les termes de Gibson (1979), une affordance dans le milieu fait signe aux animaux humains ou non humain du milieu concerné. Ici, elle invite les élèves à un comportement tel que celui de la manipulation de la carte.
Conclusion
Ce très court extrait de séance permet de revenir sur la nature du milieu envisagé dans l’introduction de cet article. Il apparaît finalement que la conception du milieu didactique, selon la TACD, consonne avec celle qui est envisagée par Berque à partir des analyses de Uexküll. Il n’est pas constitué d’objets physiques et d’organisme vivants radicalement séparés. Il est composé de formes sémiotiques qui peuvent être aussi bien des objets neutres que des choses dotées de signification et produisant des affordances en direction des élèves et de leur professeur qui en ont un usage culturel pour agir, comprendre, apprendre.
Le concept de trajection signale la nécessité pour les didacticiens de penser davantage l’articulation entre le corps animal et le corps médial des agents impliqués dans l’action conjointe. Cette question a déjà été pensée dans certaines situations d’apprentissage où le corps des élèves est également le milieu sur lequel ils doivent agir, en classe de musique, de danse ou de théâtre, par exemple (Forest & Batézat-Batellier, 2013 ; Le Paven et al. 2020). Constituant ce milieu-soi, le corps des élèves, à la fois corps médial et corps animal, subsume la dialectique du contrat didactique et du milieu. Ainsi, la rencontre entre Berque, les auteurs qu’il mobilise (Uexküll et Gibson) et les concepts de la TACD conduit à mettre en évidence une épistémologie de la connaissance fondée sur le signe et le voir-comme au sens de Wittgenstein (1953) qui permet d’envisager le processus d’apprentissage d’un autre œil.
Les concepts de médiance et de trajection mettent en évidence la dimension essentielle des signes et des affordances dans la dialectique du contrat didactique et du milieu telle qu’elle est utilisée par les didacticiens de la TACD. Nous pouvons même affirmer que cette dialectique n’est rien d’autre qu’une question de signes qui font signe parce que le contrat didactique et le milieu sont les deux faces d’une même réalité, à savoir l’enquête des élèves guidés par leur professeur dans une situation d’apprentissage. Médiance et trajection, selon la mésologie, mettent en évidence l’importance, pour la TACD, du concept de sémiose ‒ le fait de produire et d’interpréter des signes ‒ au cœur de l’action conjointe et du processus d’apprentissage (Sensevy & Forest, 2013 ; Sensevy, Gruson, & Forest, 2015 ; CDpE, 2019). Le ou la professeur·e produit des signes en direction des élèves afin de leur signifier une orientation pour agir et comprendre, pour voir-comme. Ces derniers les interprètent et produisent à leur tour des signes en direction de leur professeur·e, et lui signifient leur action et leur compréhension du problème travaillé. La sémiose réciproque est centrée vers le contrat didactique quand le ou la professeur·e signifie aux élèves qu’ils doivent s’appuyer sur certains éléments incorporés au déjà-là du contrat didactique. Elle est centrée également vers le milieu quand l’attention des élèves est orientée vers certaines formes sémiotiques du milieu, comme nous venons de le voir avec l’étude de la carte des invasions barbares5.
Enfin, pour les didacticien·ne·s mobilisant la TACD, les travaux de Berque sur la mésologie, et les auteurs auxquels il se réfère (Uexküll et Gibson), permettent d’établir une parenté forte entre les épistémologies de la connaissance relatives à chacun des deux cadres théoriques. Avec la mésologie, nous comprenons que la trajection de la réalité d’une chose du monde est « concrescente » (c’est-à-dire toujours inscrite dans le concret d’un milieu perçu et conçu par l’auteur de la trajection). Cette réalité est une assomption de la chose – ce que Berque nomme un sujet – à des prédicats, dans le cadre d’une ternarité composée du sujet (S) dont il est question et qui est trajecté en-tant-qu’une série de prédicats (P, P’, P’’…) et les auteurs-producteurs de ces trajections – les interprètes (I) selon Berque – (I), concepteurs de leur milieu. Pour la mésologie, c’est cette ternarité qui fait la concrétude des choses d’un milieu. Or, le cadre théorique de la TACD est fondé sur une épistémologie du même ordre, celle de « l’élévation de l’abstrait au concret » (Marx, 1857, p. 165). Cette épistémologie rend compte d’une théorie de la connaissance à partir d’une perception et d’une conception jurisprudentielles des choses de la réalité du monde (Lefeuvre & Sensevy, 2021). Si des concepts sont produits à partir des choses de cette réalité, ils ne trouvent pour autant pleinement leur signification que dans une immersion permanente au sein de nouvelles choses de cette réalité (la jurisprudence). Cette immersion permet ainsi de les actualiser, autrement dit les concrétiser, et éventuellement les adapter (CDpE, 2019, p. 685). De notre point de vue, ce mouvement s’apparente à une chaîne trajective comme la conçoit Berque. Une « idée » (une formule abstraite), pour celui qui en use, ne vaut que par les différents concrets, les formes de vie, au sens de Wittgenstein (1953), dans lesquelles il recourt à cette idée.
Toutefois, pour les didacticiens de la TACD, l’intention didactique de construire et transmettre des connaissances spécifiques d’une réalité pour les élèves, donne une orientation nécessairement normative aux éléments de la chaîne trajective. Autrement dit, les en-tant-que P, P’, P’’ relèvent de cette normativité épistémique. Et ce qui densifie épistémiquement la connaissance d’une réalité, c’est l’ensemble composé de la trajection, formule abstraite/idée en-tant que P, P’,P’’ pour l’élève. Quoi qu’il en soit, les parentés épistémologiques profondes entre mésologie et TACD, parentés que nous avons essayé de signaler dans cet article, nous semblent devoir être attestées, et leur étude, à travers leurs similitudes, mais aussi leurs différences, devoir être poursuivie.