« Battu et rebattu, le simple mot de laïcité peut faire fuir aujourd’hui, dévalué par son inflation même. Mais, même battue et rebattue, l’Idée, elle, mérite d’être débattue »
Gérard Fath.
Le traitement actuel de la laïcité, dit Gérard Fath dans l’introduction de cet ouvrage1, la réduit à un corpus de mesures et de normes, l’enferme « dans le giron d’un Imaginaire de repli qui inhibe l’aventure qui travaille la pensée humaine » (Fath, 2023, p. 9).
La thèse princeps du livre est que la laïcité interpelle tout un chacun, écrit l’auteur, « dans l’ordinaire de nos vies » (ibid., p. 13). Penser en laïcité, ajoute-t-il, c’est souvent d’ailleurs penser contre soi, et cela doit sans doute se comprendre comme un trait du paradigme de l’ordinaire.
Mais aussi, la laïcité est à comprendre comme condition « de notre capacité à partager un espace de vie et de pensée libre, argumenté, critique » (ibid., p. 17). La question se pose alors d’identifier un « lieu » pour faire vivre l’exigence laïque, et l’un des lieux possibles pour cela est forcément l’école. Cependant, comment, à l’école, examiner « tout le vaste empire des influences à l’œuvre » ? (ibid., p. 20). Gérard Fath rappelle quelques pistes : les éclairages que permettent la philosophie et les sciences humaines, la littérature et la subversion poétique, pour se demander ce que nous pouvons recomposer de ces influences afin d’ouvrir une voie d’émancipation.
L’auteur juge que, « pour d’évidentes raisons », l’exigence laïque devrait également « dépasser la forme scolaire » en direction d’instances multiples d’instruction et d’éducation (ibid., p. 23). Est-ce parce que l’école, telle qu’existante encore aujourd’hui, peut provoquer de véritables phobies ? Certes, l’école laïque « gagne à la comparaison, entre l’enrôlement clanique du quartier, et l’accueil laïque de tous et de chacun en vue de l’émancipation » (ibid., p. 24). Mais nous savons qu’il y a loin des promesses écrites sur le papier à la réalité concrète vécue sur le terrain. Sur le papier, nous pourrions convenir avec Gérard Fath que « l’offre laïque est subversive » (ibid., p. 25), en ce sens qu’elle est censée viser l’émancipation de la personne singulière, en délivrant l’identité individuelle de ses mirages. Gérard Fath s’emploie d’ailleurs à clarifier et affiner le cap de cette offre laïque d’éducation. Il faut cependant bien reconnaître qu’une « allégeance grégaire » tend à reléguer l’exigence laïque à l’état d’idéologie dépassée (ibid., p. 37). C’est à cela, et au règne des opinions, que la laïcité devrait résister – afin de promouvoir une éthique où le souci de soi serait noué au souci de l’autre (ibid., p. 43).
La laïcité est ainsi plus un chantier, qu’une doctrine édictée (ibid., p. 53). Elle autorise la liberté d’avoir une opinion et la loyauté d’accepter son examen critique :
La laïcité doit inciter tout un chacun à réexaminer concrètement, à travers le terrain, le règne de l’opinion au sens large, avec la conviction, elle de principe, que les convictions se laissent débattre, argumenter, critiquer, et enrichir, rectifier par des connaissances
(ibid., p. 55).
Pour l’auteur, l’exigence laïque doit réélaborer nos approximations cognitives, sans nous y perdre (ibid., p. 60), elle ne se contente pas d’appliquer l’exigence rationnelle à l’emporte-pièce (id.). Pour autant, elle ne saurait être dite relativiste : elle est relative à. Gérard Fath insiste alors sur l’importance d’un « Imaginaire existentiel propre à moduler et affiner notre rapport sensible, affectif et cognitif au monde et aux autres » (ibid., p. 64). C’est ainsi que l’exigence laïque ne peut être d’aucun parti et « se doit d’analyser toutes formes d’assujettissement » (ibid., p. 71). En conséquence, dit l’auteur, la république est laïque si et seulement si les citoyens n’y sont pas réduits à tout accepter, et dans une telle optique, l’école doit exercer les élèves à la capacité critique.
Mais philosophie et psychanalyse nous incitent à interroger toute illusion de maîtrise, en valorisant ce que l’auteur appelle « un esprit de chantier » (ibid., p. 85) pour entrer dans « la bataille de l’ordinaire » (ibid., p. 87) : c’est l’aventure de penser. Voilà pourquoi Gérard Fath juge nécessaire une formation philosophique pour les professeurs – « indispensable geste philosophique inhérent au geste éducatif laïque » (ibid., p. 106). Tout son propos, au fil de ces pages, vise à articuler exigence rationnelle et liberté de conviction. Une question cruciale émerge alors de la réflexion : si l’offre laïque se doit de ne pas écarter les sans part du partage du sensible, « comment dépasser la capture politique de l’école laïque par la bourgeoisie » ? (ibid., p. 120).
C’est là, en effet, que l’utopie d’une offre laïque capable de traverser toutes les contradictions du système pourrait susciter quelque doute. D’abord parce que l’exigence laïque, avant d’être celle des praticiens – ayant eux-mêmes à être formés dans une institution d’État –, doit être celle de l’Éducation nationale. Or, l’école républicaine, nonobstant sa volonté déclarée de « lutter contre les inégalités », reste jusqu’à présent une école de classe. Il s’agit donc de reconstruire la forme scolaire, comme il s’agit de reconstruire la république (via une constituante pour une sixième république). D’autant que l’actuelle forme scolaire, héritée des écoles chrétiennes, se scinde en une institution publique vouée à gérer la massification, et des institutions privées qui tendent à recueillir un public scolaire trié. L’affichage plus récent qui tente de faire voir l’école comme « une officine de bien-être » (ibid., p. 132), dissimule mal la carence d’exigence laïque au sens où l’entend Gérard Fath dans cet ouvrage. C’est l’aventure de penser qui se veut ferment démocratique comme mise à l’épreuve de toutes les évidences, dans « l’apprentissage continu de la capacité critique » (ibid., p. 149-150).
L’enjeu de tout cela, en l’absence de temples laïques, est bien d’orienter « le désir de connaître vers une aventure de penser pleine de rebonds et d’échos, pour maîtres et élèves » (ibid., p. 160).