Maxime Thieffine, artiste et enseignant en école supérieure d’arts
J’aimerais revenir sur mon parcours et sur mon glissement du monde académique vers celui de la pratique artistique et de son enseignement. Cela me revient sans arrêt en mémoire pendant les entretiens avec les étudiants en école d’art. Je travaille beaucoup avec les nouveaux venus, les premières années. Je suis confronté aux habitudes des étudiants et étudiantes qui viennent de l’enseignement scolaire primaire initial, du collège et du lycée. Ils et elles sont très attachés à la maîtrise et déstabilisés par le non-savoir, incrédules face au lâcher-prise et à l’expérimentation qui leur est demandée. C’est le mot-clé qui est très difficile à faire comprendre à des jeunes gens qui ont peu de pratique dans leurs mains. Sachant qu’en même temps, ils et elles ont un bagage implicite d’évaluations et de jugements sur les résultats produits ou attendus.
L’exercice dirigé alterne avec des travaux d’initiatives personnelles où l’élève se donne une tâche à accomplir. Cette pression, sur le résultat, pendant ou avant de faire, s’exerce en regard du bagage scolaire, en cherchant la bonne réponse et en ayant intériorisé des façons d’être évalués à l’école – à l’école avant l’école d’art. Elle s’exerce aussi en regard d’un musée imaginaire, fait d’œuvres validées et reconnues qui fonctionnent comme des modèles. Ces œuvres de référence sont d’ailleurs plus ou moins identifiées et limitées autant par la culture générale et médiatique que par la culture individuelle spécifique de chacun.
Il y a donc ces deux champs d’attente qui reviennent dans les discussions. D’abord : « Est-ce qu’on peut faire ça ? » puis : « est-ce que j’ai le droit de montrer ça ? » Cela me renvoie à mon parcours depuis mon point de départ de spectateur, d’abord d’œuvres reproduites dans les magazines puis en direct dans les musées et les expositions. À l’université, j’ai étudié la langue anglaise, la littérature et la civilisation anglo-américaine pour devenir traducteur. C’était mon désir initial. Mais de plus en plus attiré par le cinéma de fiction en faculté d’anglais, j’ai décidé de changer d’orientation pour glisser vers le cinéma. J’ai étudié à l’université, et non pas en école de cinéma. On y étudiait donc des films, des œuvres finies et « validées » par la culture et par les enseignants. On part donc toujours d’œuvres finies pour trouver les ressorts réels, inconscients ou intellectuels qui en font une œuvre de qualité. On saisit ces qualités par l’analyse d’images, la composition des plans, du montage, de l’écriture du scénario, des stratégies de tournage, des rapports économiques, des enjeux de pouvoir qui se jouent sur un tournage de films. On les décompose à partir de la justification qu’est l’œuvre finie, vue comme idéale. Et c’est cette situation un peu à l’envers qui m’a fait progressivement quitter le monde académique pour rencontrer l’acte de création.
J’ai toutefois longtemps été empêché d’aller plus en avant dans la production par la forte conscience du résultat et de la chose finie. J’étais coincé entre deux temporalités opposées : à la fois au commencement d’une pratique et à la fin dans mon regard d’expert. Pour expérimenter, il faut accepter d’être aveugle aux conséquences de ses propres gestes. J’avais trop conscience d’un résultat final et je contraignais donc mes gestes. C’est ce que je retrouve dans les discussions avec les étudiants en école d’art. Au début, l’image mentale idéale ne colle pas aux premières étapes, aux premiers gestes. Ils et elles posent beaucoup de questions : « comment je peux faire pour arriver à ça, sachant que je suis là, c’est-à-dire que j’ai ça comme outil, j’ai ça comme papier, j’ai ça comme peinture, j’ai ça comme prise de note, j’ai ça comme moyen. Comment faire ? »
Voilà les questions ! Il faut donc essayer de faire comprendre qu’il y a des étapes et qu’on entre dans une logique de processus, de temps successifs et cumulés d’expérimentations, même si c’est un mot vague, un peu magique et mystérieux. Il faut essayer de le rendre très pragmatique pour que ça puisse devenir un répertoire d’actions et de gestes sur lesquels rebondir, construire, dialoguer. Enseigner consiste donc à faire faire un premier geste, un deuxième, un troisième. Ensuite, il faut considérer autant le résultat final que les étapes par lesquelles on est passées. « Que penses-tu, aujourd’hui, de ce que tu as fait hier, alors que tu n’es plus en train de faire ? Regardons ensemble ». C’est difficile car on est souvent dans un jugement très binaire « c’est bien / c’est pas bien », « j’aime bien / j’aime pas » ou « ça me plaît, je suis content / je suis pas content, c’est moche ».
On produit ainsi cette matière pédagogique par une discussion qui réfléchit le travail effectué et pas que le travail fini. En école d’art, on parle des œuvres en cours de réalisation aussi. On n’utilise donc pas les mêmes mots que quand on discute d’une chose finie, comme on le fait dans le commentaire, mettant en relation la nouvelle œuvre qui vient d’apparaître avec l’histoire de l’art, avec d’autres œuvres existantes qui travaillent sur le même sujet, le même format, le même matériau, ou les mêmes enjeux, etc.
La discussion elle-même devient le partage d’une méthode, c’est-à-dire que le fait de discuter à deux, le professeur et l’étudiant, devant l’objet, c’est ça qui est enseigné. On regarde tous les deux, lui ou elle possède l’expertise de son expérience de l’avoir fait, moi j’ai l’expertise d’avoir fait aussi, d’être passé par le faire, d’avoir vu et parlé de beaucoup d’œuvres. On met en commun. Je dis : « moi je vois ça, qu’est-ce que tu en penses ? Comment as-tu fait ? » Sans jamais juger globalement, on regarde en détail. Ça ouvre des chantiers, de dire :
« Bon, peut-être que les couleurs sont géniales, mais le format ou les lignes, bof quoi ! Bof, pourquoi ? Parce que ton outil peut-être ? Qu’est-ce que tu avais sous la main ? Est-ce que tu l’as fait vite, pas vite ? Est-ce que tu as pensé ou senti quelque chose qui se passait pendant que tu le faisais, qui fait que tu as continué, mais tu t’es bien dit à un moment donné que c’était un peu n’importe quoi de faire avec ce pinceau, avec ce crayon, et que là, il aurait fallu changer, mais tu étais trop feignant ou bien tu étais trop dans la précipitation pour voir et donc tu as quand même continué ? Tu t’es dit : “bon, c’est pas grave, on va continuer”. Maintenant qu’on regarde ensemble, on peut se dire que c’est dommage, que c’est un peu grave, mais au moins on a compris un truc, peut-être… La prochaine fois, tu vas être plus vigilant sur ce critère qui t’a traversé l’esprit, mais que tu n’as pas voulu prendre en compte. »
Le fait de revenir sur les gestes peut rendre paranoïaque mais appelle l’empathie. On réalise qu’à chaque instant des décisions implicites sont prises. Il faut donc un petit peu ralentir. Mais peut-être pas sur toutes, sinon on ne peut plus faire. La solution c’est que la fois suivante, je prépare mieux les matériaux, ou je n’écoute pas de musique pendant que je travaille ou je fais autrement.
Ce sont de petites choses, par étapes cumulées, qui sont vues, énoncées et sont donc devenues des enjeux, pour aujourd’hui ou pour plus tard. C’est un miroir sur l’activité, un miroir en retard, un miroir du lendemain et de l’après-coup. Le retour à l’activité doit pouvoir modifier l’activité. Il faut espérer que ce sera dans le bon sens, avec plus de satisfaction, plus d’adéquation entre le résultat escompté et l’activité pratiquée. Et dans les arts plastiques, donc manuels, c’est plus facile, parce que ce qui a été fait ça ne dépend que d’une seule personne. Au contraire d’un film de cinéma qui dépend de toute une chaîne de production et où les décisions sont parfois très difficiles à pointer. Dans mon parcours, je suis allé vers une échelle plus manuelle, plus préhensile et réflexive, dans une sorte d’aller-retour plus immédiat entre la parole et l’action.
C’est ça le contexte de l’atelier, de l’école d’art. Pour arriver à ça, il faut donc défaire les mécanismes de « la bonne réponse ». Beaucoup d’étudiants cherchent la réponse induite par l’enseignant, attendue par le cadre de l’école d’art. « Nous, on ne sait pas bien ce qu’est une bonne œuvre d’art, mais vous, les profs, vous devez savoir ». On peut leur dire qu’il y a des exemples dans l’histoire de l’art, leur raconter celles et ceux qu’on connaît. On leur dit d’aller voir, de lire, on cherche l’image et on explique : « tu vois, untel a fait ça, comme ça. Est-ce que ça peut t’aider ? Est-ce que tu reconnais des paramètres ou une situation similaire à la tienne ? Oui ? Non ? » C’est aux étudiants et étudiantes de décider afin de rentrer en communauté avec cet exemple. On regarde l’œuvre précise et concrète, ses gestes et opérations au-delà du simple nom de l’artiste.
Il est nécessaire de déjouer la question du jugement artistique qui n’aide personne au moment de la fabrication. Le jugement d’après-coup de l’artiste ne doit pouvoir s’appliquer qu’à l’aide de la connaissance des différentes étapes et des procédures mises en œuvre. Je parle souvent de passer de l’autre côté : « Tu dois passer dans les coulisses. Maintenant, tu es un fabricant, tu n’es pas qu’un spectateur qui se promène dans un couloir du musée et qui dit “j’aime bien, j’aime pas”. »
On a souvent des discussions avec les jeunes étudiants formulées ainsi : « J’ai du mal avec l’art contemporain, j’ai du mal avec le discours, avec l’idée qu’on attend un discours sur mon travail ». Ça prend du temps d’avoir un discours sur son travail parce que ça prend du temps de faire le travail en premier lieu. Il faut pouvoir être sourd aux discours pour démarrer un travail. Mais une fois qu’on aura fait un peu le travail, on aura des éléments qui pourront servir. Il faut essayer de parler depuis le travail, depuis notre position d’avoir fait un travail. C’est un enjeu politique d’oser situer sa parole d’artiste face à toutes les injonctions d’avoir un discours hors de soi.
Raphaël Julliard, anthropologue et artiste plasticien
Il y a différents points de convergence entre nos positions qu’on aborde de manière différente. On a des parcours similaires dans les grandes lignes quoique opposés dans leur direction : j’ai commencé par une école d’art, puis ne trouvant pas de réponses à la question « comment est-ce qu’on construit une pratique artistique », j’ai bifurqué vers le monde académique.
Je ne venais pas du tout d’un milieu artistique. J’ai fait des études de grec, de latin, de mathématiques. Extrêmement scolaire. Il s’agissait d’apprendre, il y avait du juste et du faux. J’ai débarqué par hasard dans une école d’art, en voulant changer d’horizon, j’avais besoin de quelque chose qui me paraissait alors plus récréatif. Je me suis retrouvé dans une école d’art, où on a bien voulu me laisser rentrer. Mais je n’étais jamais entré dans un musée d’art contemporain, n’avais jamais poussé la porte d’une galerie. Donc je ne savais pas quoi faire. Je me suis rapidement demandé « que fait un artiste ? » Mes collègues avaient une culture artistique, et donc une idée plus précise de là où ils voulaient aller, de leurs affinités pour des matériaux ou des techniques.
Il y avait pourtant là le début de mon questionnement académique. La première année en école d’art était un tronc commun avec des designers, des graphistes, des cinéastes, et des plasticiens. Tous ensemble nous apprenions des choses sur les couleurs, les formes lors d’ateliers où l’on teste des techniques, sur le modèle de ce qui se faisait au Vorkurs du Bauhaus1.
Pour moi, cette période m’a plutôt posé question. Ce qui m’a fasciné, en cours de photographie, de couleurs, de vidéos, de peinture, c’est qu’il y avait toujours quelque chose sur lequel je pouvais arriver en disant, « ça, ça me plaît ». Il y avait donc quelque chose dans le fait de faire qui n’était pas dépendant de la technique ou qui, en s’appuyant sur la technique, s’exprimait. Il y avait quelque chose qui se passait. J’étais étonné du fait d’arriver toujours à quelque chose dont j’étais satisfait, quelque chose que j’étais capable de montrer à mes professeurs, en disant, « voilà, étant donné les données d’exercice, j’arrive à ça ». C’est mon questionnement de base. Mais je manquais de mots pour le décrire.
J’ai terminé mon école d’art. J’ai eu une carrière artistique pendant dix ans ensuite, tout en continuant à me poser cette question. C’est comme si j’avais continué ce Vorkurs pour moi. J’ai continué à faire des œuvres les plus diverses possibles en termes de technique, de thématique, de format. J’ai essayé d’être le plus éclectique possible. Par moments, je prenais le contre-pied de l’œuvre précédente pour réaliser l’œuvre suivante, pour vérifier si, avec des paramètres très différents, j’arrivais quand même à faire quelque chose. Et dans les faits, j’ai toujours eu cette impression que c’est toujours possible. Même si du point de vue d’une carrière un tel éclectisme est rarement une bonne stratégie. C’était toutefois la voie qui m’intéressait le plus : pouvoir continuellement expérimenter. Expérimenter et essayer de mettre des mots sur ce qui me permet de, malgré la technique, toujours tomber sur quelque chose qui m’intéresse au sein de cette expérimentation. En constatant ma déficience verbale pour caractériser cette chose-là, j’ai tenté de questionner mes collègues artistes, professeurs, critiques d’art, commissaires d’exposition, galeristes. Je me suis rendu compte que bizarrement, ce n’est pas une question qui se pose, ou pas ouvertement, comme une forme de tabou. C’est comme si on rentrait dans ce que tu appelais « passer de l’autre côté ». Mais qu’il y avait un blocage.
Au bout d’une dizaine d’années, je me suis tourné vers des gens qui se revendiquent capables de manier le verbe sur les questions artistiques et donc vers l’histoire de l’art, de par le nom de la discipline. Je me suis inscrit à l’université de Genève où j’ai obtenu un master en histoire de l’art. J’ai appris énormément de choses, y compris sur la discipline elle-même, mais ce n’était pas ce que je cherchais. L’histoire de l’art est une discipline, tu l’as évoqué tout à l’heure, qui s’intéresse aux œuvres terminées. En histoire de l’art, on va essayer de comprendre pourquoi ces œuvres ont une certaine efficacité sur le spectateur, ou plus précisément sur certains spectateurs à un certain moment, ce qui permet ensuite que ces œuvres s’inscrivent dans la culture. Il y a de nombreuses questions passionnantes de technique, de composition, de couleur, de provenance, de forme, qu’on peut décortiquer, mais qui ne me disent rien sur « pourquoi l’artiste a choisi précisément cette manière-là pour avoir cette efficacité ? » J’étais réduit à la position du spectateur sans avoir accès à cette expérimentation. Dans cette expérimentation, il y a tout un tâtonnement pour diriger son action vers ce résultat-là, cette œuvre finie et potentiellement intégrable à la culture. Comment est-ce qu’on arrive à ce résultat-là qui aurait pu être même légèrement différent ? La Joconde, pour prendre un exemple, de Vinci aurait pu choisir de mettre un fond légèrement différent, au lieu d’une perspective atmosphérique2, de le faire légèrement plus violacé. Il y a des milliards de possibilités qui s’offrent à l’artiste qui sont forcément refermées une fois que l’œuvre est terminée et l’histoire de l’art s’arrête sur comment c’est refermé et non pas sur la manière de refermer les différentes possibilités. C’est ça qui m’intéressait et l’histoire de l’art ne me permettait pas de le faire. J’ai essayé tout de même en ayant une pratique de l’histoire de l’art un peu marginale de l’avis même de mon directeur de mémoire. Je me suis intéressé à l’artiste nord-américain Richard Tuttle qui intègre explicitement, dans son discours à destination des professionnels de l’art, la question de la production avec une phrase du type « ce n’est pas moi qui fais mon travail, mais je fais ce que mon travail me dit de faire »3, quelque chose de l’ordre d’un dialogue que tu as évoqué quand tu disais « discuter avec le travail non fini ». Évidemment ce n’est pas un dialogue verbal. Dans la pratique individuelle, un peu caricaturale mais souvent encore assez vraie, de l’artiste face à son œuvre essayant de la faire avancer, il y a ce dialogue qui se fait selon une modalité différente. Mon but actuel est d’essayer de caractériser cette modalité dialogique avec l’œuvre. J’aime bien dans la formulation de Tuttle que ce sont ses œuvres qui lui disent quoi faire. Mais il n’est pas complètement fou. Il n’y a pas tout d’un coup un morceau de bois qui commence littéralement à lui parler au moyen d’une voix. Comment donc comprendre qu’il caractérise le rapport qu’il a avec son œuvre en train d’être faite comme de l’ordre d’un dialogue même si ce n’est pas verbal ?
J’en suis arrivé à l’anthropologie, où des études faites dans différentes sociétés non occidentales rapportent des dialogues humain-artefact. Ce n’est pas le lieu ici d’entrer dans les détails. Mais je trouvais intéressant que tant qu’on parle de sociétés lointaines il n’y a pas de problème d’imaginer que des gens ont ces dialogues avec un objet. Par contre, c’est plus compliqué d’amener ce genre de modalités, comme le fait Tuttle, dans le cadre de l’Occident. Comprendre ces dynamiques dialogiques au cœur de la pratique artistique a été l’objet de ma thèse en anthropologie.
Un des moyens pour étudier cette dynamique a été de mettre au point ce que j’ai appelé des « dispositifs de création contrainte ». Il s’agit d’amener les artistes à réaliser avec moi ou à côté de moi de manière contrainte des œuvres sur lesquelles on peut revenir immédiatement. Cela se rapproche de ce que tu fais aussi en école d’art où, juste après une étape de la création d’une œuvre, tu reviens sur des aspects avec l’étudiant. Dans mon cas, je travaille avec des artistes professionnels. S’ils ont cette capacité de justifier après coup leur travail, de recréer des filiations artistiques, dans le cours même de la production des œuvres, ces influences ne sont pas toujours très claires. On ne sait pas exactement comment, on ne sait pas exactement pourquoi, mais on se dirige quand même dans une direction. C’est rarement en disant « je vais refaire exactement ceci ». On avance par expérimentation, on avance à tâtons.
Puisqu’on parle de transmission, je peux évoquer un autre type de dispositif où j’ai demandé aux artistes de m’apprendre à faire une de leurs œuvres. C’est un moyen pour entrer dans l’intimité de la création. Habituellement, quand on étudie la création chez les artistes, on essaie de rester en dehors de cette intimité parce qu’on veut que l’artiste puisse faire les choses comme il ou elle en a l’habitude. Étant moi-même artiste, je me suis permis d’entrer dans cette intimité tout en ayant non pas la position d’un observateur mais en me donnant un rôle pour l’artiste que j’étudie. Je me constitue en lieu d’une transmission de pratique. Je ne pouvais évidemment pas prendre la place du professeur que tu adoptes en école d’art. Ces artistes avec lesquels je travaille sont des professionnels. Leur pratique est déjà en place. Leur demander de m’apprendre à faire une œuvre les pousse à mettre des mots, à caractériser des choses qui, dans un entretien préalable, étaient laissées dans le vague parce qu’elles vont de soi pour eux. Dans le cours de la pratique par contre, je peux poser la question de savoir pourquoi tel outil plutôt que tel autre est utilisé. Quand la réponse est hésitante, en général, c’est qu’on touche le bon endroit. Précisément parce que ces choses ne sont jamais dites. Elles sont senties. On perçoit à peine et de manière non-verbale que « c’est beau » ou « c’est moche », « c’est juste » ou « c’est pas juste ». Il y a un sentiment diffus que j’appelle des « affects ». On les perçoit à peine. Ça permet toutefois de diriger l’action : « un peu plus ça qu’autre chose » ; et dans ce « un peu plus ça », on avance un peu et ça permet de faire continuer cette expérimentation. Parfois on parvient à prendre conscience de ces petites valeurs qui viennent pointer à la « frange de la conscience », comme disait le psychologue William James (1950).
Ce que j’apprécie dans ton expérience de l’enseignement de l’art, c’est d’arriver à reconnaître en tant que praticien ces moments où « ça dit plutôt ça qu’autre chose », ces petites valeurs, ces petites différences. L’essentiel de mon questionnement consiste à se demander de plus « qu’est-ce qu’on reconnaît ? », « qu’est-ce qui fait que si je rajoute ce trait rouge là, l’œuvre paraît un peu plus juste ? » C’est forcément réflexif. C’est forcément pour soi, en tant que praticien, que ça a de la valeur. C’est un écho à ce que tu disais tout à l’heure : abandonner le côté scolaire. L’enjeu de la pratique est qu’il faut que je me rende sensible au fait qu’il y a certaines choses qui ont, sous forme d’affect, plus de valeur pour moi. Si j’écoute ces affects-là, peu importe ce qu’on dit à l’extérieur. Ça a de la valeur pour moi.
Si on suit le fil de ces moments où « ça a de la valeur » puis qu’on regarde ce qu’on a fait, on fait une étape. On est spectateur de ses propres œuvres. Ensuite, on revient, on rajoute, on fait évoluer l’œuvre jusqu’à ce qu’on sente qu’elle puisse être montrée. C’est la deuxième question : qu’est-ce qui fait qu’on a avancé par petites touches et qu’à un moment on a de la peine à rajouter quelque chose, l’œuvre nous paraît (assez) finie ? Elle paraît finie non pas parce que Maxime arrive en tant que professeur pour dire qu’elle est réussie. Le professeur n’a pas la solution comme en milieu scolaire habituel. Elle est finie, même si ce n’est pas l’œuvre ultime, parce que l’artiste est affecté d’une manière particulière. Il y a un moment où on se dit « là, je n’arriverai pas à aller plus loin quitte à recommencer une autre œuvre s’il le faut. Il ne semble plus y avoir vraiment de moyen de faire évoluer beaucoup plus l’œuvre ». Ce que je reconnais à ce moment-là, ça reste pour moi la question de la transmission. Cette capacité de reconnaître ce qui nous appartient dans la pratique me semble être ce qu’il faut ou ce qu’on doit transmettre.
Maxime
Il faut pointer deux échelles différentes : celle de l’œuvre individuelle et celle de la pratique. La première s’intéresse à ces identifications de petites valeurs qu’on donne à ces choses fugaces dont tu parles, et que j’appelle microdécisions, souvent implicites ou silencieuses à soi-même mais dont il faut prendre conscience afin de donner de la valeur. J’insisterai sur l’idée de don. C’est un don à soi-même et un don de soi vers l’œuvre en cours. C’est un geste de valorisation de la décision qui constitue la pratique individuelle. Elle est faite de microdons envers l’œuvre, de validation, de reconnaissance de cette valeur donnée par l’artiste en train de faire, en train de donner de la valeur à son travail en cours. Ces décisions, dons et instants uniques cumulés font l’œuvre. Arrive ensuite la question de décider si c’est fini, si ça s’arrête parce qu’il y a suffisamment de valeur mise dans un périmètre défini, qui est celui du format de l’œuvre. On peut arrêter l’œuvre par abandon. Je ne sais plus quoi faire, ça s’arrête là, ce n’est pas grave, je la laisse, c’est ainsi car je n’ai ni les compétences ni les critères suffisants pour aller plus loin, pour le moment. Donc elle s’arrête, c’est une défaite joyeuse ou humble. Rien de grave sachant que la pratique continue. L’œuvre s’arrête ici aujourd’hui mais la pratique continue.
C’est là l’autre échelle dont je parlais : demain, j’en ferai une autre, soit en recommençant celle-ci, soit en prolongeant le temps suspendu de cet arrêt-là, soit en commençant autre chose de tout à fait différent parce que là c’est suspendu dans un temps indéterminé non-agissable. Commencer une autre œuvre va éventuellement permettre de comprendre le temps suspendu de cette œuvre arrêtée, faite hier ou l’an passé.
Tu peux t’en rendre compte facilement dans une école d’art, quand il y a une session d’accrochage ou lors des bilans, car tu vas exposer tous tes travaux du semestre, tu vas les mettre ensemble dans une pièce et ça va parler : les œuvres entre elles. Ces temps suspendus, séparés et successifs, achevés avec plaisir ou par dépit, dans cette première échelle, vont t’apparaître sous les yeux, en simultané, grâce à l’espace de l’exposition. Je dis souvent que l’espace est un cadeau qui permet concrètement le recul physique pour voir. Parfois même en préparant l’accrochage. Le tri préalable est encore un travail en soi, qu’on apprend aussi beaucoup en école d’art. Hiérarchiser, se dire :
« Non, finalement ça, je ne le montre pas, mais ça oui ! Je le montre, mais à côté de quoi ? En face de quoi ? Et quand je le mets à côté, il y en a un qui se remarque plus que l’autre, celui que j’aimais beaucoup, il est plus petit donc on remarque plutôt l’autre à côté alors que je l’aime moins, donc comment on fait ? »
Cela semble très pratico-pratique mais ce dialogue après coup permet de mesurer la double échelle de l’œuvre : en tant qu’objet individuel et la pratique en tant que suite d’œuvres. Je trouve important de pointer ces échelles multiples de l’œuvre qui s’inscrit toujours dans la pratique. Quand on fait des choses très fragiles ou très peu matérielles, comme Richard Tuttle que tu as évoqué, l’exposition nous en apprend beaucoup sur sa pratique et sur sa vie d’atelier, sur sa façon d’assumer des décisions et attentions parfois difficiles à identifier sur le mur.
Raphaël
Le moment clé du changement d’échelle entre l’œuvre et la pratique semble se faire par ce que tu appelais « le moment où je ne sais plus quoi faire », ou « abandon ». Ces mots sonnent comme une défaite humble. Tu as évoqué cette idée de donner de la valeur, donc d’un don. Il y a dans l’action créative un microdon qui se fait geste après geste. C’est en lien avec le modèle qui m’intéresse et ce que dit John Dewey, qu’on a évoqué avant l’entretien. Dans son livre « L’art comme expérience », il y est question d’action et donc d’un agent principal qu’on reconnaît comme étant l’artiste, qui va faire quelque chose. Mais quand « je ne sais plus quoi faire » a lieu cette défaite humble. À force de faire des dons dans ce « périmètre d’attente », heureuse formule, dans ce cadre où se concentrent ces dons, où l’on va concentrer de la valeur par une petite suite de gestes. Puis une explication consiste à dire qu’à un moment l’œuvre a fini par acquérir – du point de vue de l’artiste – une forme d’action sur l’artiste. Comme un agent secondaire4.
C’est une des modalités du dialogue qu’on évoquait tout à l’heure. Quand Tuttle disait « c’est mon travail qui me dit quoi faire ». À force d’ajouter des choses, même en partant du mythe de la page blanche (qui n’est jamais blanche : on a cette impression de partir de presque rien et d’arriver à quelque chose), il se passe quelque chose dans le périmètre d’attente, il commence à y avoir quelque chose qui s’anime, aux yeux de l’artiste. Ça prend forme et plusieurs artistes dans mes recherches en parlent dans ce sens : il est question de prendre vie, de quelque chose qui est reconnu comme étant de l’ordre de la vie. Évidemment personne n’est dupe. Personne n’imagine vraiment qu’une feuille de papier et les traces des crayons de couleur prennent littéralement vie. Pas au sens strict de vie biologique. Il y a cependant des formes de vie qu’il faut préciser. Ainsi, cette façon récurrente de parler « d’abandon », je la caractériserais plutôt de moment où cette forme de vie est suffisante pour avoir une forme d’autonomie. Un artiste m’en parlait en disant : « ma peinture est terminée, c’est une bonne peinture, quand la peinture vient me dire bonjour ».
Il y a cette idée que tout d’un coup quelque chose qui est au-delà de moi. Il n’y a pas que moi comme agent. Il y a un nouvel agent. Et forcément qu’à ce moment « il n’y a plus rien à faire » puisque ce nouvel agent possède sa propre autonomie. Si on lui ajoute quelque chose, on prend le risque de brouiller cette autonomie, c’est-à-dire qu’on enlève quelque chose même si on rajoute un trait de crayon par exemple. La plupart des artistes préfèrent garder ce qu’ils en perçoivent comme ayant déjà une forme de vie, même s’il y aurait des possibilités de rajouter quelque chose pour améliorer l’œuvre. Au moment où ça prend vie de fait on n’a plus rien à faire parce qu’il y a un effet de retour de la part de l’œuvre.
Maxime
La capacité de l’artiste à recevoir ce retour est une des choses qu’on discute beaucoup en école d’art. « Arrête-toi ! Vois que tu peux t’arrêter ! » Ou bien justement, pour renvoyer à cette question de l’échelle de la pratique en opposition à l’échelle de l’œuvre, je conseille souvent : « Si tu es encore en forme et que tu as envie de continuer à travailler, tu en commences une autre ! » Parce que le trop-plein d’énergie et d’excitation, propre au corps de l’artiste en train de faire, demande souvent à continuer. Je conseille de faire bifurquer cette énergie sur une autre topographie qui est à côté. Tu prends une autre feuille, une autre toile prête et disponible que tu as mise en place le matin. Ainsi, au lieu de surcharger et peut-être de recouvrir ou d’atrophier cette œuvre qui te dit, qui semble te dire, et que tu n’arrives pas à entendre, ou à propos de laquelle tu n’es pas sûr qu’elle te dise « maintenant c’est OK, je suis finie », au lieu de lui remettre une couche, tu ne mets pas la couche sur elle, mais juste à côté, sur un nouveau travail. Et au passage, tu interroges le critère qui semble vouloir valider le fait de continuer. En peinture, c’est souvent la ressemblance à un modèle optico normé, de ressemblance à la réalité telle que vue par l’appareil photographique. Donc cela produit des variations d’énergie et un dialogue entre l’artiste et l’œuvre. Si on visualise des flèches qui circulent de l’un à l’autre, tout à coup, la flèche doit pouvoir bifurquer et s’ancrer sur un nouveau territoire, un nouveau travail.
Raphaël
Pour les artistes, il y a ce dialogue avec la pratique qui me semble important, car le périmètre d’attente est beaucoup plus large. Il y a ce qui se passe au niveau de chacune des œuvres. Mais il y a une pratique qui se met en place avec les différentes tentatives de faire œuvre. Il faut en effet insister encore plus sur le fait que l’artiste entre en dialogue avec la pratique elle-même. Cela va au-delà des œuvres terminées les unes après les autres. Elles constituent des étapes de la pratique. Ce sont des preuves qu’il y a eu un exercice de la pratique et que ces œuvres permettent d’avoir ce retour réflexif sur le fait qu’on a été capable de donner vie à quelque chose, en tout cas pour soi. Ensuite, que les autres en jugent autrement, c’est justement de l’histoire de l’art, le regard extérieur, du spectateur. Faire œuvre c’est poser une question : ce que moi je perçois comme étant une forme de vie, est-ce que les autres vont le voir ? Ce n’est pas garanti. Ce n’est pas parce que je le vois comme une forme de vie que forcément quelqu’un d’autre le verra, y compris mes professeurs en école d’art ou un commissaire d’exposition ou un spectateur. Mais précisément « exposer une œuvre », c’est dire qu’il y a au moins une personne pour qui il y avait quelque chose. On pourrait alors considérer que les expositions aussi, plutôt que des affirmations, sont des formes de questions : moi le commissaire d’exposition, moi l’artiste, moi le galeriste, j’ai perçu quelque chose dans l’œuvre que j’expose, est-ce aussi le cas pour vous ?
Maxime
Ça pointe des choses essentielles pour définir l’art contemporain, même si une définition est toujours périlleuse. Pour d’innombrables artistes, les œuvres sont des émanations d’une pratique, ils affirment plutôt la pratique en minorant l’œuvre individuelle, contre l’idée de chef d’œuvre et contre l’idée d’une œuvre qui voudrait être, qui serait une totalité en soi. On connaît bien le symptôme du chef-d’œuvre, qui efface le reste de la pratique. On connaît tous une œuvre d’un ou une artiste ou une série ou un objet emblématique qui devient le poster ou la couverture du catalogue rétrospectif et qui élimine tout le reste. Duchamp5, Buren6, parmi tant d’autres, ont supprimé les qualités visuelles séductrices dans l’œuvre pour privilégier les gestes, les processus, jusqu’à l’art conceptuel où ça devient dématérialisé, où ce ne sont que des mécanismes, des agencements, etc.
Personnellement, je considère plutôt l’œuvre comme une trace de la pratique, comme un enregistrement d’un moment de la pratique sur une superficie définie par le support. Ma pratique est une succession de moments enregistrés, un plan ou une séquence. Cela me vient du cinéma : un art de la trace tel que l’a décrit André Bazin (1985). Il y a donc des œuvres et un cumul d’œuvres qui forment un long film pour moi et qui font qu’un accrochage est un montage circonstanciel (choisi) d’enregistrements de la pratique. L’accrochage est un remontage des photogrammes d’un film qui va produire un sens spécifique dans une exposition, selon que l’on soit invité à montrer trois œuvres, dix ou une seule.
De nombreuses expositions d’art contemporain, comme tu le disais, sont des façons de rendre public des enregistrements de la pratique. Untel a une pratique, on vous en montre un tout petit bout, dans une exposition collective, orientée sur un thème, sur un sujet, sur une question, un titre qui permet de découvrir un propos que tient un commissaire qui utilise ses traces produites par l’artiste. Au spectateur d’aller voir plus loin s’il le souhaite. Ce qui nécessite de la médiation, des explications de cette trace dans cette pratique.
Raphaël
C’est important. Il y a forcément des effets d’autorité. Quand on va voir une œuvre au Centre Pompidou, on se dit qu’il y a des gens pour qui elle vaut la peine d’être montrée, donc je dois la trouver intéressante. Et quelquefois ce n’est pas le cas. Si je parle de ma propre expérience, neuf fois sur dix, les œuvres exposées me laissent froid. C’est précisément la question que tu as évoqué tout à l’heure à propos de la transmission : passer de l’autre côté, arrêter d’être purement spectateur. Il y a toutefois une modalité du spectateur qui est, pourrait-on dire, « prépratique », un spectateur conscient, même si je n’aime pas trop ce mot, attentif au fait d’avoir le droit de ne pas aimer ce qui est montré. Et ce n’est pas parce qu’on n’aime pas que l’exposition est ratée. Au contraire, cela permet de pointer pour soi que la plupart du temps il y a de l’indifférence. Et par contraste quand soudain il y a quelque chose qui titille, qui dit « ah, ça oui ! », ou « ça un peu plus oui que les autres », il y a là le début de cette transmission. Ce n’est pas un microdon, mais on reçoit quelque chose d’une œuvre qui révèle le fait que tout n’est pas complètement indifférent. Il y a au moins une œuvre qui me dit « et bien là, je pourrais ! » C’est une invitation à l’action. Dans ce sens-là, les écoles d’art sont absolument nécessaires. C’est un cadre qui permet de se dire « j’ai vu ça, et je vais passer à l’action ». Cela va à l’encontre du côté autoritaire que peuvent avoir les institutions, galeries, musées, etc., qui semblent dire « voilà les choses qui ont été faites et qui sont dignes d’intérêt, venez consommer ».
Maxime
Cela nous renvoie à l’être spectateur7 que j’évoquais au début de la discussion. Trouver une œuvre « bien », ou pas, mobilise, comme tu dis, un présavoir, une prépratique d’évaluation de ce qu’on trouve ou déclare bien. La question est plus précisément : qu’est ce qui interpelle là-dedans, dans cette œuvre-là ? Malheureusement bien souvent, le vocabulaire nous fait défaut, un défaut de langage culturel. Au lieu de cette prépratique, on va privilégier une forme de consommation et de séduction du regard sur une suite d’objets. Par exemple, dans le couloir central du Centre Pompidou, on va marcher comme on le fait pour les vitrines, et on va se dire : « Ça OK ! Ça aussi ! Tiens, ça je vais m’arrêter un peu parce que là, ça m’intéresse… La couleur, des qualités, etc ». Alors la question devient plus précise et ciblée : qu’est ce qui fait justement que je trouve cela intéressant ? C’est le quoi, la quiddité, qui est très importante. La vue d’ensemble et l’effet global nous font privilégier certains critères plutôt que d’autres. On oublie trop vite que ces objets visuels sont l’émanation d’une production, le fruit d’un travail par étapes, et non pas un état global. C’est le fruit des nombreux microdons et décisions dont on a parlés. Il faut prendre le temps de se poser devant et de se demander combien de microdons y a-t-il eu là-dedans ? Même si c’est un fil tendu sur le mur qui projette une ombre, comme dans cette œuvre de Richard Tuttle que tu as étudié8. Il faut s’imaginer que chaque petit tortillon du fil est un geste et une bifurcation et donc une décision. Sur quoi le regard s’attarde-t-il ? Et sur quoi passe-t-il trop vite ? Cela me renvoie à ton parcours. Tu as rencontré divers types d’interlocuteurs, de vocabulaire, de langage. Ce qui apparaît c’est l’inadéquation des langages qui mettent des mots sur le travail de l’art. C’est ce que tu as fouillé, cherché, en traversant différentes zones de la culture et de champs de production de savoir : entre l’histoire de l’art, l’anthropologie, la pratique artistique, etc. J’irai même jusqu’à dire que le vocabulaire du regard sur l’œuvre, par exemple celui de la critique, du conservateur de musée, de l’historien de l’art, produit un lexique inopérant, disjonctif voire inhibant à l’endroit de l’artiste en train de produire. Involontairement d’ailleurs. La parole sur l’objet fini a envahi l’espace de dialogue de l’artiste en train de faire et de parler avec l’œuvre en cours. C’est une confusion des temporalités qui écrase la perspective temporelle de la fabrication.
En enseignant en école d’art, je ne rejette pas le vocabulaire de l’esthétique mais son hégémonie écrasante et son manque de contrepartie. On souffre d’un défaut de valorisation de toutes ces microdécisions, ces couches de décisions trop inconnues, trop magiques, trop mystérieuses, trop facilement rangées sous le terme de l’inspiration, de l’arbitraire de l’artiste, du secret de l’atelier, etc. Pourtant, il existe de nombreux écrits et de paroles d’artistes qui ne me semblent pas assez valorisés. Ce défaut de langage rencontre la question de la traduction. On ne va pas avoir les mots justes mais tenter tout de même de proposer des interprétations/traductions en mots.
Pour décrire les microdécisions, il faut les localiser dans la chaîne et les paramètres d’actions. Il n’est peut-être pas possible d’expliquer pourquoi on choisit ce crayon rouge à tel moment mais au moins, il est possible de le remarquer, de le signaler et de le raconter. Mettre en récit la pratique déjoue le jugement et la logique objective. Cela permet ensuite de faire des différences avec un ou une autre artiste qui fera un trait bleu, un ou une autre artiste qui ne va pas faire de trait du tout. Cela va faire la différence entre les pratiques et permettre de dire la variété des pratiques artistiques et donc l’intérêt de l’art, parce qu’il est infini et varié avec chaque personne, et même pour chaque personne selon les jours. La variété des pratiques forme des histoires de l’art entendues comme histoires des pratiques de l’art.
Raphaël
On a une forme de conclusion ici avec la notion déjà évoquée au début de notre entretien et que tu viens de reprendre : la question du droit de faire. Elle réapparaît autour de la prépratique : en tant que spectateur d’œuvres, savoir se dire « Qu’est-ce qui est “bien” dans telle ou telle œuvre ? ». C’est dire qu’une œuvre peut être perçue comme un appel à l’action. Pour peu que j’arrive à identifier dans une œuvre quelque chose que je perçois comme « bien, bon, juste, intéressant », quelque chose qui ne me laisse pas indifférent, il y a alors un élément absolument crucial de la pratique qui consiste à trouver le cadre dans lequel soit je me donne le droit, soit on me donne le droit d’en faire quelque chose. Prendre ce droit, se rendre compte qu’on l’a, c’est politique.
C’est politique dans le sens où on apprend à s’autoriser une action dans le monde et non pas d’être seulement consommateur d’actions réalisées par d’autres et qui sont toujours déjà là. L’enjeu de la transmission en art revient principalement à donner le droit à d’autres de prendre action à partir d’une autre œuvre. Réaliser une œuvre et la montrer aux autres devrait être considérée comme un appel à l’action pour d’autres, tout comme voir les œuvres des autres, c’est toujours des appels à l’action. On pourrait voir ceci comme des phénomènes de traduction. Qu’est-ce que je trouve dans l’œuvre de tel artiste ? Pourquoi ou comment ça m’interpelle ? Une fois que j’arrive à identifier quelque chose comme étant cet appel-là dans une œuvre, je peux répondre à une action par une action. Par exemple, si tel artiste a fait à tel endroit un trait rouge et que moi, vraiment, j’aurais voulu qu’il soit orange, je vais essayer de faire quelque chose où je me donne le droit de mettre ce trait orange qui est mon action. Il y a une traduction de l’œuvre d’un autre dans mon œuvre.
Et puis il y a cette autre traduction, dont tu parlais à l’instant en parlant de défaut de vocabulaire pour caractériser ces microactions trop souvent décrites comme « magiques ». Passer à nouveau par les mots, c’est une manière de ne pas se contenter de passer d’une action à une autre. C’est par les mots qu’on peut souligner un mécanisme culturel important : il y a eu des œuvres avant, il y aura des œuvres après et nous transmettons des éléments, dans des systèmes à la manière de ce qu’a décrit le « psycho-historien » Aby Warburg avec ses Pathosformeln, des motifs qui se transmettent d’une personne à l’autre, des fragments qui voyagent à travers les siècles, formant des sortes de généalogies d’œuvres9. Ces liens ne sont pas toujours directs. Ils sont parfois complexes, mais ce sont toujours des formes de généalogie. Ensuite, il y a l’importance de cette autre traduction : passer d’une œuvre ou de la pratique à la tentative de décrire en mots ce qui se passe, les microdécisions prises. Cela constitue une autre façon de participer à la culture, de caractériser les actions des autres ou les siennes. Cela implique aussi de donner la possibilité à d’autres de s’emparer de ce vocabulaire pour agir. Ces questions de chaînes d’actions sont fondamentales et révèlent à quel point on peut considérer la culture comme dynamique, vivante, un champ d’actions constamment actif, sur lequel on peut, doit et a le droit de réagir. La traduction, dans ce sens, c’est prendre quelque chose, l’interpréter et l’emmener plus loin.
Maxime
Ça me permet de rebondir sur le moment dont tu parlais, de l’impulsion de l’artiste face à la page blanche. Je corrigerais en disant qu’il ou elle n’est jamais tout à fait au début. On doit se faire croire à soi-même qu’on est au début de quelque chose, car n’être qu’un vecteur dans une chaîne n’est parfois pas assez motivant et pas assez autonomisant au moment de démarrer un travail. Je pense souvent à la forme de l’entonnoir, comme un champ d’actions possibles qui va en se précisant, de la tête vers les mains. En école d’art, on donne des exercices, on ne part pas de zéro, on agit à partir de précédents travaux personnels. On dispose d’un passif, propre à soi ou constitué par les œuvres des autres, qui donne envie de continuer, de répondre, de copier mais un peu différemment. Cela s’inscrit dans un principe de continuité.
Sur cette question de la traduction ou interprétation, je préciserais qu’il s’agit d’une parole qui n’est pas un langage de contrôle, c’est très important. On prête des mots, on partage des hypothèses. On ne prend pas le pouvoir sur l’œuvre par les mots. Beaucoup de jeunes garçons en école et d’hommes-artistes professionnels utilisent la parole de façon viriliste et péremptoire. Il est important de valoriser la parole orale qui est notre outil pédagogique principal en école d’art. Si l’écrit fait davantage autorité et semble définitif, c’est qu’il permet d’y revenir et de vérifier, alors que l’oral se dit à brûle-pourpoint, en situation, souvent en présence du travail en cours. Cela peut éventuellement être noté dans un carnet, juste après la conversation, suivant une marge d’interprétations et de malentendus. L’oral traduit, formule une hypothèse pour dire : « il s’est passé ceci à ce moment-là. T’es d’accord ? T’es pas d’accord ? Tu peux me dire que t’es d’accord aujourd’hui et puis tu vas y repenser ce soir tout seul et puis tu vas dire, non, mais il dit n’importe quoi ce prof ! » Et c’est compréhensible. Cela fait partie du jeu de partager des hypothèses. Ce n’est pas un verbe qui diagnostique, qui définit, qui signe et encore moins un statement (qui est ce qu’on attend d’un artiste professionnel qui affirme et situe sa pratique) ou un pitch de communiqué de presse (qui vend le travail). C’est une parole-outil, insérée dans une chaîne d’outils, tels que les pinceaux, la main, le budget dont on dispose, le savoir préalable qu’on a dans la tête, à un moment donné de la culture et à l’endroit où on se trouve dans cette culture. La parole est un outil dans la besace, ce n’est pas un outil au-dessus de la besace. Ce n’est donc pas exactement la même qualité ou type de parole que celle qui vend le travail dans une galerie ou bien qui défend le travail dans un appel à projet. L’école d’art apprend d’ailleurs à la même personne à passer de l’une à l’autre.
Cette parole dans l’atelier est ajustable et modulable comme on peut refaire des traductions. On dispose régulièrement de nouveaux outils conceptuels pour relire des œuvres du passé qui n’ont été lues ou qui n’ont été dites que d’une certaine façon. Comme tu le disais, l’œuvre a bénéficié d’une certaine efficacité à un moment donné dans son époque, parfois elle n’en a pas eu et elle en trouve une cent ou cinquante ans plus tard. C’est le cas en permanence. On redécouvre sans arrêt des œuvres et des artistes.
Raphaël
J’aime beaucoup la phrase que tu as dite : « on n’est jamais au début ». Ça résume très bien cette idée qu’il y a un champ d’action, un champ actionnable. Il y a des milliers de points d’entrée et pour chacun et chacune ces notions entre le droit, le pouvoir, le pouvoir-faire, ouvrent sur des questions de société beaucoup plus larges que la question purement artistique. Il y a un « champ d’actionnables » et le droit de se poser des questions. Cela va au-delà, quand on va au Louvre par exemple, de se dire « La Joconde, c’est bon, je l’ai vue » mais plutôt de regarder de manière critique cet objet, pour vérifier son potentiel d’action sur soi. Bien sûr, il y a les historiens de l’art qui ont écrit des milliers de choses pertinentes sur cette œuvre10, mais ça ne doit pas empêcher chacun de venir devant et de se demander « qu’est-ce qui est bien là-dedans pour moi ? » Il y a des gens qui aiment, qui apprécient, qui trouvent qu’elle a de la valeur. Mais j’ai le droit de ne rien y voir du tout, parce que ça peut me laisser froid. J’ai aussi le droit d’être ambivalent. J’aime peut-être le sfumato11, mais pas la tête. Alors, qu’est-ce que c’est, ce sfumato ? Comment a-t-il été fait ? Ce n’est pas qu’une question d’œuvre en tant que telle, bonne ou mauvaise, dans sa globalité.
Maxime
Oui, dès qu’on pointe un ou des aspects, il y a caractéristiques et donc points d’entrée alors que s’il n’y a que globalité, il y a chef-d’œuvre donc frontalité. « Oui ! Non ! J’ai compris ! Je n’ai pas compris ! Je suis d’accord ! Je ne suis pas d’accord ! »
La question ici est de savoir si c’est opératoire pour quelqu’un qui veut créer. Ce qui pose la question suivante : dans les musées, pour qui sont faites les œuvres ? Il faut des spectateurs qui passent devant les œuvres pour qu’il y ait, là, quelque part, des artistes, de potentiels artistes. Et voilà des vocations, des gens qui vont agir, qui cherchent le droit d’agir, des agents potentiels qui seraient dissimulés dans la foule des musées. Évidemment, il faut que le musée soit financé, par contrat social, par des spectateurs non-acteurs pour qu’apparaisse, dans la foule des spectateurs, la possibilité d’avoir des acteurs qui vont continuer les œuvres.
Raphaël
On pourrait argumenter le fait que les spectateurs financent de manière passive, mais en réalité, ils jouent aussi leur rôle d’agents. Il y a un océan de gens considérés comme passifs. Ils se donnent moins le droit d’agir, précisément, là où certains actionnent un peu plus. Mais tous ont ce droit à l’action. Et c’est le rôle notamment des écoles d’art que de donner ce droit. C’est un sujet politique plus large, une aspiration à des prises d’action. Toutes les initiatives, comme le Soulèvement de la Terre ou les Gilets jaunes, sont des prises d’action. C’est se donner le droit d’agir sur des choses qui nous interpellent : dans ce qui se passe, il y a tel aspect qui me convient ou ne me convient pas, je le considère comme actionnable, car ça m’actionne, et donc je réagis. Je fais déjà partie de ce champ qu’est la culture, au sens le plus large, la communauté des êtres qui cherchent à vivre ensemble.
Maxime
Je voudrais évoquer les exemples d’Agnès Martin12 et de Martin Barré13 qui ont travaillé une peinture que j’ai mis du temps à aimer. Je trouve fascinant qu’ils et elles aient pu s’arrêter à ce point-là sur de petits moments ou dons fugaces qui sont des microétapes chez d’autres artistes. Cette attention portée à la transparence des traits de crayons en sous-couches ou à l’acte même de superposer des couches de peintures de façon très diaphane fondent la pratique. Ces gestes m’intéressent en tant que peintre mais leurs résultats visuels m’ennuient. Mais de le savoir et de les avoir regardés, ça m’active. Alors, dans ma pratique personnelle, je repasse par leurs gestes pour les faire bifurquer vers autre chose. En refaisant les gestes de Martin Barré dans une peinture figurative, par exemple, ça m’intéresse de relancer leur potentiel d’une action dans un autre champ d’action.