La place de l’expérience dans la formation en arts plastiques au service de la polyvalence

DOI : 10.57086/lpa.840

Abstracts

Cet article aborde la question de la formation en arts plastiques à destination d’enseignants du premier degré non spécialistes. Il sera question des enjeux de la spécificité de la didactique de la discipline comme moyen privilégié pour faire apprendre à apprendre les arts par les arts. Quels sont les mécanismes conceptuels en présence afin de s’approprier des savoirs en arts plastiques en acte pour des professeurs polyvalents ? Comment accompagner et former les professeurs pour que l’expérience soit un outil formatif permettant de considérer le vécu expérientiel de la pratique des arts comme un milieu propice pour les apprentissages ?

This article addresses the question of training in the visual arts for non-specialist teachers. It will look at the issues involved in the specificity of the didactics of the discipline as a privileged means of learning to learn the arts through the arts. What are the conceptual mechanisms involved in appropriating plastic knowledge in action for multi-skilled teachers? How can we support and train teachers so that experience is not only a training tool but also a means of considering the experiential experience of practicing art as an environment conducive to learning?

Outline

Text

Introduction

En quoi les arts plastiques sont un moyen privilégié pour transmettre les arts en éduquant par les arts ? Les arts plastiques sont une discipline faisant partie du tronc commun durant la période de la scolarité obligatoire de trois à seize ans. À l’entrée en cycle 1 (dès deux ans parfois), les jeunes enfants sont confrontés à des découvertes et expériences plastiques et artistiques qui seront par la suite réinvesties dans des situations de création de plus en plus réflexives et ce jusqu’à la fin du cycle 4. Nous nous proposons d’aborder cette transmission des apprentissages liés à l’artistique (Pélissier, 1997) au regard de la didactique des arts plastiques et des spécificités de celle-ci en lien avec la formation des professeurs des écoles non spécialistes. La problématique qui guidera notre propos sera la suivante : quelles seraient les conditions épistémologique et pratique pour que des enseignants non spécialistes puissent développer dans leur activité les modalités d’un enseignement des arts plastiques opérant ? Dans une première partie, puisque nous nous plaçons dans une approche de transmission par les arts, nous chercherons à expliciter comment définir les savoirs et connaissances pratiques. Ces savoirs étant des savoirs en acte, nous questionnerons les conditions de leur appropriation par des acteurs non-spécialistes au regard des enjeux didactiques de la discipline et des attendus prescriptifs. Afin de définir les conditions de ce phénomène, nous proposerons une mise en mot de cet état de développement de l’activité corrélatif à une appropriation des concepts primaires (Vygotski, 1934) de la discipline. Dans une deuxième partie, nous verrons comment une action de formation à destination de professeurs polyvalents construite à partir de ces mêmes enjeux épistémologique et pratique participe aux conditions de développement de l’activité de transmission pour « faire mieux apprendre ».

Enseigner par la pratique

Apprendre par l’expérience en arts plastiques : une approche deweyenne

L’enseignement des arts plastiques est un enseignement à l’art par l’art qui s’inscrit dans un héritage de la pensée de Dewey (1934) et notamment par la place centrale donnée à l’expérience. Pour le philosophe, la construction de l’individu se fait grâce à l’expérience face à des situations d’inconfort. Il serait nécessaire pour avancer dans la construction aussi bien de soi, que dans la connaissance de savoirs, de vivre des moments de déséquilibre qui obligeraient l’individu à chercher un moyen de rétablir une stabilité lui permettant d’avancer dans son développement et sa participation au monde. Cette idée de transformation issue d’un parcours fait d’expériences trouve une résonance en didactique des arts plastiques. Cet enseignement se donne comme objectif de placer les élèves face à une situation où il leur sera nécessaire de passer à l’action non seulement pour trouver une réponse, mais aussi pour prendre conscience des apprentissages visés par la mise en situation élaborée par le professeur. Cette posture réflexive ne peut exister que par l’intermédiaire d’une mise en mouvement pratique et expérientielle, l’élève doit être mis en situation de prise de décision pour résoudre un problème. La particularité de la discipline est que ces questionnements sont liés à des notions plastiques de l’ordre du sensible telles que la couleur, la matière, l’espace, etc. Il s’agit donc pour l’apprenant de convoquer des savoirs pratiques et plastiques comme la matérialité de la couleur, l’espace littéral d’un support par exemple. Pour l’enseignant, il lui faut alors proposer les conditions nécessaires à une réflexion en acte issue de la pratique plastique ce que nous retrouvons dans les propos de Dewey quand il écrit que « Les adaptations chez l’homme donne lieu à la pensée. La réflexion est une réponse indirecte à l’environnement » (1925, p. 17). Nous pouvons ainsi établir une relation avec un des attendus de la didactique des arts plastiques qui est la relation entre action et réflexion. En effet dans son ouvrage fondateur, Gaillot (1997) développe les conditions pour construire un apprentissage effectif en arts plastiques pour les élèves. Il s’agit de permettre une relation entre pratique et théorie. Le « faire » est considéré comme le lieu d’émergence des savoirs et des apprentissages, action et réflexion (Espinassy, 2006 ; Vieaux, 2022) constituent un binôme indissociable de l’apprentissage. Nous pouvons d’ores et déjà voire comment la « praxis » des élèves est en arts plastiques non une manifestation de savoirs désincarnés mais bien un lieu où les connaissances se construisent par l’expérience plastique et se manifestent directement dans le vécu de l’action de l’élève. La connaissance se manifeste dans l’action, elle-même issue de l’expérience par la confrontation immédiate à des outils, matériaux, supports variés. L’élève intègre des savoirs qui sont des savoirs en acte par appropriation et transformation de son environnement immédiat. La didactique des arts plastiques réunit « l’univers de la théorie et celui de la pratique », ces derniers n’étant « pas séparés, mais consubstantiellement liés dans la conduite des sujets » (Thievenaz, 2017, p. 3). Le cours en arts plastiques est dynamique et mouvant puisqu’ancré dans l’action (Vieaux, 2022). Pour cela, l’enseignant se doit de favoriser chez l’élève le processus deweyen de l’enquête, lui donnant la possibilité par la rencontre avec un déséquilibre situationnel de chercher une réponse en s’ouvrant à l’inattendu et à l’autre pour élaborer une nouvelle stabilité de son vécu. Cette nouvelle réalité liée au « faire » n’est que transitoire à une prochaine activité de transformation expérientielle de son vécu en acte des savoirs plastiques.

Conditions d’appropriation de l’enseignement des arts plastiques par des professeurs non spécialistes : vers le développement de l’activité

À ce stade, nous nous proposons d’interroger ces attentes spécifiques à la didactique des arts plastiques par rapport aux conditions d’appropriation pour des enseignants non spécialistes que sont les professeurs des écoles. Comment intégrer dans le développement de leur pratique professionnelle la transmission de ces connaissances du « faire » dans une optique de transmission pratique pour les élèves ? Comment favoriser l’appropriation de concepts de l’ordre du sensible nécessitant une approche praticienne et plasticienne ?

Afin de questionner les conditions d’un tel phénomène, il nous semble important de comprendre les mécanismes présents dans la structuration de cette appropriation. Pour cela, nous nous référons à la concrétisation de la pensée telle que définie par Vygotski (1934).

La structuration de la pensée chez Vygotski

Pour Vygotski, la pensée se développe autour du langage. Ce dernier est un ensemble de concepts qui en sont la concrétisation. Il faut comprendre le terme de concept comme étant la signification des mots. Nous sommes en présence d’une approche qui place le langage comme le vecteur le plus direct entre la pensée et l’expression de celle-ci. Si nous n’abordons pas ici la validité de cette définition qui restreint la pensée à une expression verbale, nous mobilisons les différents niveaux de concepts convoqués par Vygotski. En effet, nous pensons que cette concrétisation de la pensée est ce qui est en jeu dans le phénomène d’appropriation des concepts liés à une discipline scolaire dans le développement de l’activité des acteurs.

Les différents niveaux de concepts

Plusieurs niveaux de concepts sont évoqués par Vygotski, nous nous attarderons sur les concepts scientifiques et primaires. Pour l’auteur, le concept scientifique est le résultat d’un savoir enseigné, il a une visée de transmission via le langage, c’est-à-dire qu’il est le fruit d’une action conjointe (Sensevy, 2011), d’un échange entre l’adulte et l’enfant, et dans le champ qui est le nôtre entre l’enseignant et l’élève.

Le concept primaire quant à lui est une composante du concept scientifique. Si celui-ci est un savoir enseigné, le concept primaire est le savoir savant présent à l’arrière-plan, il pourrait être vu comme le noyau du concept scientifique. Nous sommes en présence d’une organisation nodale, pour accéder à la totalité du concept scientifique, il est nécessaire en amont d’avoir accès au cœur même du concept à savoir le ou les concepts primaires associés. Dans notre domaine d’étude, un concept scientifique pourrait être l’expressivité de la couleur mais en son cœur nous trouvons plusieurs concepts primaires qui sont la matérialité de la couleur, la saturation, le ton, la valeur.

Du concept primaire au concept primaire partagé

Nous pensons que pour qu’il y ait transmission des enjeux plastiques et artistiques des concepts primaires présents dans les notions abordées en arts plastiques, il est nécessaire que ces concepts primaires soient partagés par les acteurs (Melis, 2023). Autrement dit que les professeurs soient en mesure de déceler le savoir « savant » au cœur du savoir « enseigné ». Si cette question ne semble pas être un enjeu pour des enseignants spécialistes de leurs disciplines, il n’en est pas de même pour des professeurs polyvalents. Quelles pourraient être les conditions favorisant ce passage du concept primaire à un concept primaire partagé dans une optique de transmission ?

Nous n’oublions pas que notre problématique de départ nous amène à questionner la pratique professionnelle des professeurs des écoles polyvalents, leur formation et ses enjeux dans le réel de l’activité afin d’éduquer aux arts par les arts. Nous employons le terme de réel de l’activité en référence à Clot (Clot, 2007 ; Clot & Faïta, 2000) à savoir l’ensemble des interrelations entre le sujet et son milieu d’action qui va déterminer les conditions de développement de son activité (Espinassy, 2018). Mais il nous est apparu indispensable d’expliciter certaines spécificités liées à notre champ référentiel.

Une question de formation

Ainsi nous pensons que ces concepts primaires pour qu’ils puissent être partagés et donc être l’objet d’une transmission par transposition didactique (Chevallard, 1985 ; Reuter et al., 2013a, 2013b) doivent être appréhendés au travers de leur caractère expérientiel. En effet, ces savoirs savants sont en arts plastiques les savoirs pratiques des plasticiens. Ces savoirs ne sont pas théorisés pour pouvoir ensuite être utilisés mais à l’inverse, ils sont issus du « faire ». Ils sont des concepts-en-acte qui par la suite peuvent donner lieu à une théorisation des savoirs. Nous sommes bien ici en lien avec la relation action-réflexion citée infra où le penser et le faire vont de pair. Si « Le praticien cherche à laisser la connaissance croître à la faveur d’une observation et d’un engagement pratique auprès des êtres et des choses qui l’entourent » (Ingold cité dans Chabanne, 2022, p. 6), nous pensons que cela doit être aussi le cas pour permettre cette compréhension par l’expérience pour des professeurs non spécialistes. Il s’agirait de « faire apprendre en faisant » pour permettre de « faire mieux apprendre par le faire » par la suite.

Dans cette optique, l’expérimentation serait le moyen privilégié pour permettre une appropriation des concepts primaires par les acteurs. L’objectif est qu’ils opèrent des transformations internes au développement de leur activité (Espinassy, 2006) incluant l’expérimentation et le processus d’enquête comme un élément premier de leurs constructions didactiques (Dewey, 1938 ; Espinassy, 2018 ; Gaillot, 1997). Nous pensons que l’individu (ici le professeur) ainsi que les éléments de sa pensée (ce que Vygotski nomme la carte mnémotechnique propre à chacun) évoluent en s’adaptant à son environnement. Ce dernier est ici entendu comme le milieu de développement de l’activité des acteurs à savoir dans ses dimensions anthropologique, culturelle et sociale (Brière-Guenoun, 2017). Si toute activité est adressée, et, de ce fait, établit « un rapport aux autres » (Clot, 2007), la formation abordée comme une situation d’inconfort serait une « épreuve comme condition de la démarche d’expérimentation et d’apprentissage » (Thievenaz, 2017, p. 4) qui amènerait les acteurs du jeu didactique (Sensevy, 2012) à penser (transformer) leur pratique professionnelle pour mieux transmettre.

L’exemple d’une action de formation

Les conditions de mises en œuvre

Cette expérimentation s’est effectuée à l’intérieur d’un réseau d’éducation prioritaire auprès d’un groupe dit d’art et culture. Ce dernier était constitué de professeurs issus de plusieurs écoles et enseignant dans les trois cycles de la maternelle à l’élémentaire. Ce collectif de travail impulsé par la volonté de l’inspecteur d’éducation nationale (IEN) de la circonscription1 avait comme objectif de « se former aux arts plastiques » selon les termes utilisés par les acteurs eux-mêmes. L’IEN ayant constaté que les équipes en poste déléguaient les enseignements artistiques à des intervenants, il a été proposé sur la base du volontariat aux professeurs des écoles de participer à des groupes disciplinaires de travail. Cette expérimentation s’est déroulée sur une année scolaire et le panel observé est composé de personnes motivées à différents niveaux pour apprendre et/ou comprendre l’enseignement des arts plastiques. Le recueil de données est constitué par des enregistrements audios des échanges entre les personnes engagées dans ces collectifs de travail. Ces derniers ayant été réalisés en conditions de crise sanitaire dues à la COVID-19, l’ensemble du collectif a été scindé en deux groupes afin de respecter un nombre de participants limité :

Tableau 1. Organisation des collectifs de travail et nature des données recueillies

Collectifs de travail Nombres de participants Nature des données brutes Durée
Collectif cycle 1 4 Audio 52 minutes
Collectif cycle 2 et 3 7 Audio 53 minutes

Une méthodologie par théorisation ancrée (Paillé, 2017) a guidé nos analyses afin de définir des catégories conceptualisantes traduisant le niveau d’appropriation des prescriptions dans l’activité. Les descripteurs (Bardin, 2011) qui ont guidé les relevés sont la manifestation d’un déplacement dans le développement de l’activité en lien avec la notion d’expérience et de prise en compte du processus d’enquête dans la pratique les élèves.

Tableau 2. Descripteurs retenus et catégories conceptualisantes déduites

Données Descripteurs Catégories conceptualisantes
Verbatim cycle 1 – Vocabulaire spécifique/notions plastiques
– Évocation de l’activité didactique du professeur
Présence dans la classe d’une :
– Construction didactique en transformation témoignant d’une dynamique de transformation de l’activité de l’enseignant
– Mise en place d’une pratique plastique et expérimentale pour les élèves
Verbatim cycle 2 et 3

Nous cherchons à identifier si la mise en pratique comme vecteur de formation pour s’approprier les concepts primaires de la discipline favorise ou non la transmission des savoirs en acte par la pratique. Est-ce que former aux arts plastiques par la pratique plastique favorise la transmission des arts par les arts auprès d’un public d’élèves ?

Analyse de l’action de formation

Afin de confronter les enseignants au vécu d’une situation d’apprentissage telle qu’attendue pour les élèves, la formation s’est organisée selon quatre temps distincts. Le premier a été consacré à une mise en situation de pratique plastique. L’objectif formatif était de faire vivre aux professeurs un déséquilibre les obligeant à agir. Cette demande de mise en pratique plastique a pu prendre plusieurs formes comme : « En utilisant uniquement les papiers de différents types mis à votre disposition, créez un volume qui suggère le mouvement » ou encore « En expérimentant à partir du matériel à disposition, créez un volume qui soit stable ». Ce changement de paradigme a volontairement bousculé les habitudes :

PE1 : « alors là tu vois, je suis en panique ! »

On constate par cette déclaration que le vécu face à une situation ouvrant à la pratique plastique favorisant le surgissement de l’inattendu et demandant une prise de décision ainsi qu’une acceptation de l’inconnu semble dès le départ une épreuve pour certains. On peut supposer que si ce ressenti existe chez un adulte/éducateur, il y aura de fortes probabilités que cela se manifeste aussi chez certains élèves. Le second temps a été consacré à un apport théorique sur la didactique de la discipline. Les formés étaient ensuite encouragés à expérimenter des séquences d’enseignement auprès de leurs élèves, le dernier temps étant consacré à un retour sur expérience sous forme de partage de pratique.

Ces choix ont été fait pour les raisons suivantes : c’est en favorisant la connaissance par la pratique d’un concept primaire plastique que celui-ci peut prétendre à devenir un concept primaire partagé. La confrontation à des « situations indéterminées » (Dewey, 1938, cité par Thievenaz, 2017, p. 5) peut permettre aux professeurs des écoles polyvalents de comprendre pour « faire mieux apprendre » des savoirs en acte qu’ils ne pourraient appréhender sans une expérience directe. C’est à cette condition que les professeurs polyvalents seront plus à même de penser des situations d’apprentissage opérantes. Pour cela, il a été proposé des phases d’expérimentations plastiques ouvertes par confrontation à un matériau, un outil ou une technique. Cette approche formative prend en considération les spécificités de la didactique des arts plastiques et notamment ce que Gaillot nomme les dispositifs de mise en pratique et plus particulièrement ceux dits de mise en situation directe (Gaillot, 1997, p. 139).

Ce vécu expérientiel d’une position d’inconfort par les professeurs ouvre aux questionnements et favorise les transformations internes liées au développement de l’activité comme défini supra. Cette conception de la formation continue peut être mise en regard de celle exposée par Blanvillain (2022) auprès d’un public étudiant dans un cursus de licence pluridisciplinaire préparant au master MEEF2 mention 1er degré. Dans les deux cas, il s’agit de permettre par la pratique et l’enquête au sens de Dewey (1938) à des acteurs non spécialistes de construire des moyens de transmettre et d’éduquer à l’art par l’art. Installer les conditions d’une dynamique entre les expériences issues d’un vécu expérientiel plastique permet de mieux appréhender les concepts primaires en acte dans l’expérience du sensible.

Ainsi nous avons pu relever lors du temps de partage de pratique, des manifestations d’appropriation de concepts primaires se traduisant par des déplacements dans la pratique didactique à destination des élèves.

PE1 : « Après, concernant l’art plastique, effectivement moi, je sais que ce que je fais, ce n’est pas le top hein ! parce que comme je dis, toutes mes séances d’arts, je fais, je teste tout chez moi ! donc je sais où je vais. Les enfants, ils n’ont pas de liberté comme ils ont eu là et c’est ça qui est déstabilisant. »

PE2 : « oui, je suis d’accord avec toi. »

PE1 : « et c’est ce qui est difficile pour nous, en fait, quand on n’est pas spécialiste en plus il faut savoir comment rebondir si on n’obtient pas ce que l’on attend d’eux… Du premier coup, c’est ça qui… et du coup c’est ça qui nous a forcé à… »

PE2 : « à fonctionner différemment. »

Cet échange nous montre comment des enseignants non spécialistes se sentent déstabilisés par les attentes prescriptives mais aussi par la spécificité de la didactique des arts plastiques qui permet une diversité de réponses et une posture d’ouverture. Mais à la suite de la phase de découverte plastique par la pratique, on peut observer un déplacement dans le développement de leur activité. En effet, les élèves ne sont plus mis en position de simples exécutants d’une demande qui prédétermine un résultat mais il leur est permis de devenir des acteurs de leurs apprentissages en apprenant par la pratique et la prise en compte du processus d’enquête favorisé par la demande :

PE 3 : « c’est plutôt eux qui ont expérimenté sur la première phase. Ils voyaient bien que s’ils mettaient toutes leurs pièces du même côté, ça basculait. Et après, ils arrivaient à le dire, et tu les voyais faire. Alors après on verbalisait un peu. »

PE3 : « moi, je suis partie plutôt en les laissant faire et j’ai trouvé cela même plus simple que de leur imposer… et je trouve beaucoup plus simple de les laisser libres et euh… au niveau plastique, qu’ils apprennent en créant que d’être derrière eux… après ce qu’ils ont fait c’est pas joli mais ils ont su le justifier, l’expliquer. »

On peut voir qu’ici les enseignants acceptent de faire apprendre les arts par la pratique même si cela vient bousculer leurs habitudes. Mais on peut aussi constater que si la situation de déséquilibre et de processus d’enquête sont bien présents dans les démarches des élèves, c’est aussi le cas pour les professeurs dans leur posture professionnelle. La pratique didactique favorisant l’apprentissage par l’expérience se doit d’être considérée également comme une expérience deweyenne de l’acte de faire apprendre. En effet, cela exige des professeurs d’accepter l’altérité mais aussi les aléas de la pratique et une capacité d’adaptation aux réponses des élèves. Pour transformer leur pratique en classe en intégrant la pratique comme moyen pour apprendre et pour faire mieux apprendre, ces professeurs polyvalents ont adopté différentes formes de posture face à des situations nouvelles que nous pouvons relier à ce que J. Thievenaz formalise dans les différentes « facettes » de l’indétermination (2017, p. 6) et ainsi questionner leurs pratiques professionnelles.

On peut constater dans l’extrait ci-dessous que ce déplacement dans l’activité est conjointe au professeur et aux élèves :

PE3 : « mais moi aussi, j’ai été agréablement surprise ! »

PE2 : « moi pareil ! »

PE1 : « j’ai dit on va prendre des photos, c’est trop bien ! Tu sais je les prenais sous tout… “attends, on ne voit pas ce qu’il y a dedans” (Rires). »

PE3 : « oui d’ailleurs après ils te le disent “tu peux prendre en photo ce que j’ai fait ?” »

PE1/PE2 : « oui »

Cet extrait nous montre comment la situation de déséquilibre induite par l’expérience de la pratique a été vécue par les deux acteurs du jeu didactique (Sensevy & Mercier, 2007) et comment chacun dans son rôle a accueilli l’inattendu comme une perturbation constructive d’une nouvelle posture. En permettant aux élèves d’apprendre par la pratique plastique exploratoire, le professeur polyvalent ouvre une nouvelle voie d’accès aux savoirs puisqu’il prend conscience de l’existence de savoirs en acte. Nous pensons que ce déplacement observé dans l’activité a été facilité par l’appropriation de concepts primaires par l’expérience plastique de ceux-ci lors des temps formatifs.

Conclusion

Notre réflexion a questionné les modalités de transmission des enjeux de l’art par l’art dans le domaine de l’éducation dans le premier degré. Comment l’enseignement des arts plastiques quand celui-ci dispensé par des professeurs non spécialistes (Melis, 2022) peut-il se développer en gardant au cœur ses fondamentaux ?

Nous avons exposé dans une première partie comment la didactique des arts plastiques est fondée sur une approche des savoirs favorisant la pratique exploratoire. Nous avons développé comment le vécu expérientiel dans une approche deweyenne (1934) est en arts plastiques un fondement de sa didactique, les apprentissages trouvant un terrain fertile pour être conscientisés par les élèves par la relation entre action et réflexion (Espinassy, 2018 ; Gaillot, 1997). Il s’agit de concevoir des situations de déséquilibre incitant l’apprenant à chercher une solution en mettant en relation de manière dynamique les composantes plasticienne, théorique et culturelle (Vieaux, 2022) constituantes du cours d’arts plastiques. Cet enseignement transmet, par sa spécificité liée à une approche du « faire » comme moyen d’apprendre de ses actions en intégrant les inattendus inhérents au réel, des savoirs en acte incarnant ainsi l’idée de Dewey selon laquelle « la théorie est éminemment pratique » (Thievenaz, 2017, p. 1).

En nous intéressant au développement de l’activité de professeurs polyvalents en arts plastiques, nous nous sommes interrogés sur les conditions de l’appropriation de savoirs expérientiels portés par la discipline. En nous basant sur la notion de concept primaire tel que défini par Vygotski (1934), nous avons développé l’idée de concept primaire partagé comme condition pour qu’un enseignant non spécialiste soit en mesure de s’approprier les enjeux scientifiques d’un savoir, participant ainsi de sa transformation en objectif d’apprentissage à la portée des élèves. Afin de vérifier cette hypothèse, l’action de formation analysée a été construite en considérant la pratique plastique comme le vecteur privilégié pour « permettre de faire transmettre les arts par les arts ». Le vécu plastique, la découverte exploratoire par confrontation directe avec des outils, des matières ou encore des supports ont déstabilisé les enseignants et permis de découvrir le potentiel d’un apprentissage par le « faire ». L’appropriation des concepts primaires pourrait alors être envisagée comme participant à l’action de transposition didactique.

Lors des temps de partage de pratique, nous avons pu relever des manifestations effectives du déplacement dans le développement de l’activé des enseignants à l’aune de la pratique de l’art. Ces déplacements se sont matérialisés par des choix didactiques différents et assumés de la part des acteurs. Nous avons pu le constater au travers des discours quand les enseignants évoquaient explicitement des changements d’habitudes liés à la mise en pratique des élèves et en exprimant également un étonnement face aux capacités de ces derniers à comprendre et à assimiler des apprentissages qui pouvaient paraître complexes au départ :

PE2 : « Moi, je trouvais que le volet architecture, on ne le travaillait pas du tout dans la classe et je m’en faisais tout un monde. Et finalement avec cette approche-là de construction avec des choses que l’on avait dans la classe et à refaire »

PE1 : « Et même chez les petits, stable/instable c’est entré ! Au début, on s’est dit : on va peut-être un peu loin mais en fait… une fois qu’ils ont donné le sens au mot, qu’ils visualisent ce que cela veut dire. Ils ont bien compris l’idée. Les petits parleurs, ils ne parlent pas beaucoup mais je pense qu’ils ont bien donné le sens quand même »

Cet échange démontre que l’évolution de la pratique enseignante au profit d’une mise en pratique plastique des élèves pour transmettre les arts par les arts a favorisé une assimilation et une compréhension des apprentissages plastiques et théoriques comme des termes de vocabulaire précis. Les savoirs en arts plastiques étant d’abord des savoirs en acte, la transmission par le « faire » apparaît comme un moyen à privilégier auprès des élèves mais également en ce qui concerne notre étude dans la formation des enseignants non spécialistes.

Cette approche formative nous amène à questionner les modalités de formation aussi bien initiale que continue des professeurs polyvalents. Si les compétences dites transformatives telles que présentées dans le rapport de l’OCDE (2018) sont un enjeu essentiel pour les élèves, ne serait-il pas aussi primordial de les considérer importantes dans la formation des futurs enseignants ? La créativité, l’adaptation semble être des attendus face aux changements du monde de demain. En favorisant une transmission des arts par les arts, les enseignants contribuent à donner aux futurs citoyens du monde la capacité d’agir et de s’adapter en tirant parti des expériences du vécu.

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Notes

1 Terme désignant un territoire déterminé à l’intérieur d’un département. Return to text

2 Métiers de l’enseignement et de la formation. Return to text

References

Electronic reference

Caroline Melis, « La place de l’expérience dans la formation en arts plastiques au service de la polyvalence », La Pensée d’Ailleurs [Online], 6 | 2024, Online since 28 octobre 2024, connection on 04 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=840

Author

Caroline Melis

Docteure en sciences de l’éducation, formatrice en arts plastiques, Inspé de Lyon 1. Chercheuse associée, membre du programme de recherche GCAF de l’UR 4671 ADEF, Aix-Marseille Université et chercheuse associée laboratoire ECP, Lyon 2.

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