Ce que l’éducation esthétique fait à l’école : le cas de la Place des Arts de Montréal

DOI : 10.57086/lpa.852

Abstracts

La Place des Arts de Montréal, le plus gros organisme culturel au Canada, offre aux élèves et à leurs enseignants des projets basés sur l’éducation esthétique pour les éduquer aux arts et avec les arts. Nous suivons depuis 2018 le déploiement de ces projets pour décrire et comprendre leurs potentielles retombées sur les enseignants qui y participent. Une recherche descriptive et exploratoire privilégiant une approche mixte de collecte et d’analyse de données a été mise de l’avant. Les résultats, présentés ici de manière narrative, rendent compte de certains changements dans les pratiques des enseignants et des facteurs qui peuvent les expliquer.

Place des Arts de Montréal, the largest cultural institution in Canada, offers students and their teachers projects based on aesthetic education to educate them in and with the arts. Since 2018, we have been following these projects to describe and understand their potential impact on the teachers who participate in them. Descriptive and exploratory research, with a mixed approach to data collection and analysis, was put forward. The results, presented here in a narrative way, reflect certain changes in teachers’ practices and the factors that can explain them.

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Text

Introduction

L’éducation aux arts et avec les arts relève, comme le souligne à juste titre l’appel de ce numéro thématique, d’un projet politique qui teinte et porte à la fois les milieux scolaire et culturel. Au Québec, pour des raisons qui puisent autant dans l’historique que le politique, c’est une éducation à la culture et par la culture qui est mise de l’avant. Le terme « culture », employé dans sa forme la plus large dans les différents écrits ministériels, implique autant les arts, l’histoire, la littérature que la science. La plus récente politique culturelle du Québec, Partout, la culture, réitère d’ailleurs le rôle essentiel de la culture « comme terrain fertile pour l’apprentissage tout au long de la vie, pour l’acquisition d’habiletés sociales, interculturelles et citoyennes ainsi que pour l’amélioration de la capacité de communiquer » (Gouvernement du Québec, 2018a, p. 2). Le plan d’action qui l’accompagne incite notamment les institutions culturelles à améliorer et à multiplier les occasions pour que les élèves vivent des expériences culturelles et ce, afin d’amplifier la relation entre la culture et l’éducation (Gouvernement du Québec, 2018b). Quant au milieu scolaire, l’importance accordée à l’éducation culturelle est formalisée dans la première compétence professionnelle des enseignants depuis 2001, qui stipule que ceux-ci doivent agir comme des médiateurs culturels, c’est-à-dire comme des professionnels cultivés, interprètes et critiques d’objets de savoirs et de culture (MEQ, 2001 ; MEQ, 2021). Ils ont l’obligation d’intégrer, au quotidien, la culture dans leur enseignement et de mettre en place des activités culturelles sous forme de sorties dans des lieux culturels, de rencontres avec des intervenants culturels ou d’ateliers de plus ou moins longue durée.

C’est dans ce contexte que la Place des Arts de Montréal, le plus gros organisme culturel au Canada, offre des projets de médiation culturelle au milieu scolaire. Basés sur l’éducation esthétique (Greene, 2001), une philosophie d’éducation aux arts et avec les arts, les projets proposent aux élèves et aux enseignants des expériences culturelles dans les arts de la scène.

Dans le cadre du présent article, nous souhaitons aborder cette expérience singulière de transmission adoptée par cet organisme culturel pour éduquer aux arts et par les arts, en nous attardant spécifiquement sur ses retombées sur les enseignants. Leur participation à de tels projets conduit-elle à des changements, par exemple dans leurs pratiques, leur travail, dans leur représentation des élèves, voire de la forme scolaire ? Si oui, de quels ordres sont-ils et quels sont les facteurs qui peuvent les expliquer ?

L’éducation esthétique, fondement des activités de médiation culturelle

C’est au terme d’une vaste réflexion menée en 2014-2015 sur la médiation culturelle en général et en contexte scolaire en particulier que la Place des Arts (désormais PDA) prend la décision d’offrir aux élèves et aux enseignants des activités de médiation culturelle qui leur permettent de vivre une « expérience sensible, voire sensorielle, qui accorde à l’échange et au questionnement un espace important, et qui donne à l’élève une place centrale qui valorise son expression, ses idées » (Crête-Reizes, 2022, p.5). L’approche en éducation esthétique, théorisée depuis les années 1970 par la philosophe en éducation Maxine Greene, s’impose alors auprès de l’organisme. Nous en présentons les grandes lignes.

Élaborée entre autres sur des principes de justice sociale, de démocratisation des expériences esthétiques et du développement du pouvoir d’action des individus, l’éducation esthétique telle que la conçoit Greene vise à éduquer les élèves par l’art à travers une variété d’expériences vécues comme des transactions (Greene, 2001), des expérimentations (Dewey, 1934/2010). Dans la foulée de Dewey et de l’apprentissage expérientiel, Greene conçoit les rencontres avec l’art comme autant d’occasions pour favoriser le « développement cognitif, perceptif, émotif et imaginatif » (Greene, 2001, p. 7) des élèves, et non uniquement le développement de leur savoir sur l’art (Denac, 2014). Postulant notamment que les œuvres d’art ne sont pas conçues pour être perçues passivement et qu’au contraire, elles ont besoin d’être achevées par les individus pour prendre tout leur sens, Greene propose des rencontres actives avec celles-ci. Pour elle, le contact répété avec l’art offre des expériences à la fois sensibles et intelligibles, singulières et partagées, et ce sont à travers ces expériences que l’élève se construit, construit sa compréhension du monde et des autres et apprend à apprendre.

Ainsi, l’éducation esthétique n’étant pas « simplement une affaire de sentiment ou de sensation » (Greene, 2001, p.9), les activités proposées aux élèves doivent les amener à « aiguiser leur regard », c’est-à-dire à observer attentivement et sans jugement l’œuvre d’art1, et à réfléchir à ce qui est observé. Les élèves sont ensuite invités à réfléchir aux différents effets de l’œuvre sur eux et sur les autres, à la démarche de l’artiste ainsi qu’à leur propre démarche. Enfin, les activités les amènent aussi à vivre le processus créatif, par exemple en expérimentant des procédés employés par l’artiste, en étant appelés à faire des choix et à discuter de ces derniers. Les activités d’observation, de réflexion et de création, itératives et étroitement articulées entre elles, conduisent les élèves à « sentir davantage, ressentir davantage, à être, de façon plus consciente, dans le monde » (Greene, 2001, p. 10). C’est par cette interaction continuelle avec l’œuvre d’art (Dewey, 1934/2010 ; Greene, 2001) par différents moyens que les élèves peuvent alors élaborer par eux-mêmes une compréhension et une appréciation à la fois personnelle et collective de celle-ci.

Dans cette approche éducative, l’enseignant et l’artiste-médiateur doivent adopter une posture d’accompagnateur et de guide. L’éducation esthétique invite au dialogue ouvert entre les élèves et l’œuvre d’art mais surtout, entre les élèves et les adultes qui orchestrent cette rencontre. Ce changement de posture est parfois déstabilisant : elle demande à certains enseignants et artistes-médiateurs qu’ils délaissent un mode transmissif ou centré sur le savoir de l’adulte – posture qui se refléterait par une médiation de type magistrale – qui perpétue « des manières problématiques de penser, d’être, et de devenir dans la classe et dans le monde » (Guyotte, 2018, p. 63). De surcroît, chaque élève faisant l’expérience d’une œuvre d’art à la lumière de son bagage de connaissances et d’expériences, une multiplicité de perspectives et d’interprétations peuvent surgir. Le médiateur doit alors accepter qu’il n’ait ni le contrôle sur les chemins d’expérimentations que les élèves empruntent, ni de réponse toute faite à leur fournir (Eisner, 1998).

Les projets de médiation culturelle de la Place des Arts

Cinq projets, chacun axé sur une œuvre présentée à la PDA, sont offerts au milieu scolaire. Ils s’adressent à l’ensemble des niveaux et des disciplines de l’enseignement secondaire. Chacun propose la découverte spécifique d’une discipline en arts de la scène, d’une œuvre et de ses artistes. Tous les projets comprennent deux ateliers créés et animés par un artiste-médiateur et ce, selon l’approche en éducation esthétique. Ces ateliers se déroulent en classe, pendant une période régulière d’enseignement. Ils comportent tous des moments d’observation, de création et de réflexion, qui varient selon les intentions des artistes-médiateurs. Le premier atelier a lieu avant la sortie pour voir l’œuvre à la PDA et le second se déroule avant ou après la sortie, en fonction de la planification faite par les enseignants et les artistes-médiateurs. La sortie est suivie d’une discussion entre les élèves, les enseignants et le ou les artistes du spectacle. Enfin, chaque projet comporte un cahier pédagogique contenant un dossier informatif sur la discipline artistique, l’œuvre présentée et ses artistes. Des exemples de questions et des pistes d’activités pouvant être animées en classe par les enseignants avant et après le spectacle sont également proposés. Chaque projet est ainsi unique, centré sur une œuvre et une thématique en particulier : l’humour, la poésie en chanson, le rap, le slam et le cirque.

Pour familiariser les enseignants et les artistes-médiateurs à ses projets et favoriser leur déploiement, la PDA a mis sur pied deux formations gratuites, l’une destinée aux enseignants, l’autre aux artistes-médiateurs. D’une durée de deux jours, les deux formations comportent des moments d’expérimentation pendant lesquels les participants vivent des activités en éducation esthétique et sont engagés dans une variété d’expériences avec des œuvres d’art, l’objectif étant de susciter « une pleine immersion favorisant une posture d’apprentissage qui s’appuie sur le faire » (Crête-Reizes, 2022, p. 9). Des moments de réflexion permettent aux participants de réfléchir aux activités vécues et d’approfondir leur compréhension de l’éducation esthétique. Des informations sur les œuvres présentées à la PDA sont également fournies aux participants et, enfin, des moments de planification permettent à chacun d’élaborer des activités basées sur l’éducation esthétique et en lien avec l’œuvre au cœur du projet. La formation des enseignants comporte une rencontre avec les artistes-médiateurs qui animeront les ateliers, leur permettant ainsi de discuter et de planifier avec ces derniers. Cette décision d’amener les enseignants et les artistes-médiateurs à travailler ensemble n’est pas fortuite de la part de la PDA : les projets dans lesquels les artistes-médiateurs et les enseignants travaillent en amont en collaboration pour préparer les activités proposées aux élèves entraîneraient une compréhension partagée de l’œuvre d’art au cœur des activités (Cabaniss, 2003 ; Easton, 2003) et une meilleure compréhension des rôles de chacun (Beaudry et Crête-Reizes, 2022 ; Williams, 2011).

Le cas de la PDA nous intéresse particulièrement pour son caractère atypique, puisqu’elle offre une formation en éducation esthétique et une médiation basée sur celle-ci. À notre connaissance, aucun autre organisme culturel ne propose une telle offre dans le contexte québécois.

Considérations méthodologiques

En partenariat avec la PDA, nous documentons depuis 2018 leurs projets dans une démarche de recherche descriptive et exploratoire. L’objectif général de l’étude vise à décrire et comprendre les retombées des projets sur les enseignants, les artistes-médiateurs et les élèves qui y participent2. Pour les enseignants, il s’agit de savoir, sans à priori de notre part, ce qu’ils retirent de leur participation dans ces projets. Cette participation modifie-t-elle leurs pratiques professionnelles et si oui, de quel(s) ordre(s) sont ces modifications ?

Les résultats présentés sont issus de données de natures quantitative et qualitative récoltées au fil des années auprès de 58 enseignants au moyen d’un questionnaire à réponses ouvertes et fermées (échelle de Likert) et d’entretiens semi-dirigés. L’échantillon, non probabiliste, est constitué de 40 enseignants de langue (français langue d’enseignement, français langue seconde, accueil, anglais langue seconde), de 11 enseignants d’arts (art dramatique, art plastique, danse, musique). Sept enseignants n’ont pas fourni d’information sur la discipline scolaire enseignée.

La première partie du questionnaire visait à obtenir un portrait culturel des enseignants (intérêt envers les activités artistiques dans la vie privée, pratique artistique active dans la vie privée, perception de compétence dans l’organisation d’activités culturelles pour les élèves, connaissance et perception de compétence quant à son rôle de médiateur culturel selon le Programme de formation de l’école québécoise). La seconde interrogeait leur expérience face au projet vécu, notamment leur appréciation, les effets du projet sur les pratiques enseignantes et sa pertinence avec la discipline enseignée. L’entretien semi-dirigé, réalisé après la passation du questionnaire avec un nombre restreint d’enseignants (5), a permis de les interroger davantage sur ce qu’ils retirent de leur expérience avec la PDA, sur leur relation avec l’artiste-médiateur et sur leur perception de la participation de leurs élèves.

Une approche qualitative interprétative a été privilégiée pour analyser les données qualitatives issues du questionnaire et des entretiens. L’analyse thématique réalisée, consistant à réduire et à transposer l’ensemble du corpus « en un certain nombre de thèmes représentatifs du contenu analysé » (Paillé et Mucchielli, 2016, p. 162), a adopté une démarche inductive. Il s’agissait pour nous de « procéder systématiquement au repérage, au regroupement et […] à l’examen discursif des thèmes abordés dans le corpus » (p. 162). Les thèmes ont donc émergé du corpus (par exemple, changement de pratique, acquisition de savoir-faire, réinvestissement, modalité de formation, réflexion sur soi, réflexion sur la participation des élèves, collaboration avec l’artiste-médiateur, etc.). L’analyse a d’abord été faite sur les données issues des questionnaires, puis sur celles des entretiens. Dans cette démarche, nous avons tenté « avec le plus de justesse possible de refléter ce qui [s’est vécu] ou [s’est passé] » (Paillé, 2017, p. 67) pour les participants. Les données quantitatives issues des réponses fermées au questionnaire ont fait l’objet d’analyses statistiques descriptives simples (fréquence, moyenne).

L’emploi de ces deux sources de données a permis leur triangulation, assurant ainsi une justesse et une stabilité des analyses effectuées (Savoie-Zajc, 1996b). Le nombre de participants a permis, quant à lui, d’atteindre une saturation dans les données (Savoie-Zajc, 1996a).

Résultats

Dans cette partie, nous présentons, de manière narrative et non chiffrée, les effets produits par le programme de la PDA sur les pratiques enseignantes, tels qu’ils se dégagent des propos des enseignants dans les questionnaires et les entretiens.

Entre complémentarité, renouvellement des pratiques enseignantes et défis

Les enseignants de notre échantillon se déclarent tous familiers avec les activités culturelles en contexte scolaire. La presque totalité d’entre eux exposent leurs élèves à des activités culturelles variées (rencontres avec des intervenants culturels, sorties culturelles, activités de plus ou moins longue durée) et ce, en dehors de leur participation aux projets de la PDA. Seulement deux enseignants ont déclaré ne pas avoir organisé d’activité culturelle : l’un d’eux en était à sa première année d’enseignement et l’autre, à la toute fin. Plus de la moitié des enseignants de notre échantillon sont des habitués des projets de la PDA.

D’emblée, les enseignants évoquent tous une complémentarité entre la médiation offerte par la PDA et leurs pratiques enseignantes. Les projets leur permettent d’intégrer la culture dans leur enseignement et ainsi d’agir comme médiateurs culturels, parfois plus aisément pour certains puisque les pistes d’activités et de questions les soutiennent. Pour d’autres, les projets font vivre à leurs élèves des expériences culturelles différentes de ce qu’ils proposent habituellement dans leur enseignement, notamment pour les œuvres et les disciplines artistiques abordées. Les projets leur permettent également de poursuivre l’enseignement-apprentissage de connaissances et de compétences disciplinaires et n’ont ainsi pas lieu en marge de leur enseignement. Les enseignants de langue, notamment, précisent qu’ils travaillent surtout avec leurs élèves les compétences orale et écrite et les enseignants d’art, la compétence à apprécier des œuvres. Plus spécifiquement, les enseignants en arts voient la « très forte résonance » (Ens. 5) et la pertinence entre les propositions de la PDA et de l’éducation esthétique et leurs pratiques enseignantes. Ils déplorent en revanche ne pas être plus nombreux à inscrire leurs élèves aux projets et regrettent que les enseignants de français soient parmi les seuls à participer dans ce genre de propositions, pourtant pertinentes, à leur avis, à l’enseignement-apprentissage de toutes les disciplines scolaires. Enfin, quelques enseignants soulignent que la formation en éducation esthétique confirme des pratiques enseignantes qu’ils employaient déjà, voire qu’elle leur confère une légitimité, ce qui « est très valorisant » (Ens. 4). Questionner les élèves, leur proposer des activités qui leur permettent d’expérimenter, varier les œuvres d’art et adopter des approches pédagogiques qui leur permettent d’accompagner les élèves (apprentissage par projets, par exemple) figurent déjà dans leurs pratiques enseignantes.

Des enseignants de notre échantillon affirment qu’ils ont modifié certaines de leurs pratiques à la suite de leur participation aux projets de la PDA : ils disent faire participer et expérimenter davantage leurs élèves, varier leurs approches d’enseignement et créer des projets ou des activités ponctuelles inspirés de ceux de la PDA. Comme le souligne une enseignante, les projets de la PDA lui permettent de ne pas « s’encroûter dans de vieilles pratiques » (Ens. 5) et de les renouveler. Parce que la médiation est portée par des artistes-médiateurs et que des outils soutiennent les projets (le cahier pédagogique et la formation), quelques enseignants, majoritairement de langue, déclarent se sentir plus en confiance pour intégrer certaines formes d’art dans leur enseignement, notamment le cirque et la poésie, deux disciplines avec lesquelles ils se disent moins à l’aise. Ils ont constaté qu’ils n’ont pas besoin de posséder des savoirs sur la discipline artistique pour amener leurs élèves à observer une œuvre, à réfléchir à cette dernière et à créer.

La médiation culturelle telle que la propose la PDA pose quelques défis pour certains des enseignants de notre échantillon. Ces derniers mentionnent que les projets demandent une implication de leur part : ils doivent planifier en amont leur enseignement afin d’être en mesure d’intégrer le projet en classe (par exemple, déterminer les contenus qui devront être abordés avec les élèves avant la venue de l’artiste, modifier certaines activités suggérées par la PDA afin qu’elles soient adaptées à leurs élèves), être ouverts aux explorations des élèves qui peuvent différer de ce qu’ils anticipaient, accepter de ne pas contrôler tout ce qui se passe en classe et être habiles à « rebondir » à partir des interventions des élèves et de celles des artistes-médiateurs. Certains mentionnent d’ailleurs que ce genre de médiation basée sur l’éducation esthétique les sort de leur zone de confort. D’autres évoquent avoir rencontré des difficultés lors de la planification de leurs activités : mettre l’approche en éducation esthétique en œuvre dans leur enseignement a requis du temps et des efforts et ce, malgré les pistes d’activités fournies par la PDA et la formation. Ils mentionnent qu’enseigner en s’appuyant ou en s’inspirant de l’éducation esthétique demande un temps d’appropriation pour élaborer les « bonnes activités » (Ens. 7) et qu’amener les élèves à observer, réfléchir et expérimenter nécessite beaucoup de temps (Ens. 17). Ce genre d’approche éducative requiert de leur part qu’ils modifient leurs pratiques enseignantes : à leur avis, la posture de transmission ou d’explication ne peut fonctionner dans cette démarche axée davantage sur le questionnement et l’expérimentation. Certains évoquent un manque de temps pour bien planifier et pour quelques-uns, un manque d’argent pour acheter du matériel pour employer l’approche. En effet, les projets de médiation culturelle de plus ou moins longue durée et qui sont ouverts au processus créatif demandent du temps d’élaboration et parfois un effort financier plus important que des activités ponctuelles et brèves, axées sur la réception, telles qu’assister à une pièce de théâtre, une conférence ou à la visite d’un musée (Park et al., 2015). Enfin, la question de l’évaluation des élèves dans de tels projets basés sur l’éducation esthétique en interroge quelques-uns : Comment évaluer l’ensemble du processus qui a été vécu, et non seulement un produit final ? Comment évaluer dans un projet dans lequel l’enseignant n’a pas tout le contrôle sur les explorations des élèves, sur les activités réalisées par les élèves avec l’artiste ? Une enseignante précise d’ailleurs que comme elle doit évaluer, elle ne pense pas qu’elle pourrait toujours enseigner ainsi.

Se découvrir et découvrir ses élèves autrement

L’offre de la PDA, autant par ses projets que la formation, est qualifiée de stimulante, motivante, révélatrice par certains, de libératrice par d’autres. Participer à ce type de projets inspirés des travaux de Greene constitue une découverte pour plusieurs d’entre eux. Nos participants déclarent qu’ils se découvrent comme individus et comme enseignants, mais aussi et surtout comme êtres culturels, créateurs. Selon eux, les projets leur offrent, ainsi qu’à leurs élèves, la possibilité d’être créatifs et d’expérimenter. Ce serait d’ailleurs, à leur avis, la force de la PDA. Ils prennent conscience de ce qu’ils sont capables de faire : la PDA les amène à créer des activités, mais aussi à participer au même titre que leurs élèves aux activités des artistes-médiateurs et à leurs propres activités, ce qu’ils ne feraient pas dans leur contexte ordinaire de classe.

Enfin, les enseignants mentionnent qu’ils ont découvert certains de leurs élèves et qu’ils les voient désormais autrement. Lors des activités animées par les artistes-médiateurs, certains élèves habituellement peu bavards en classe s’expriment beaucoup, tandis que d’autres élèves plutôt turbulents deviennent attentifs et calmes. Plusieurs enseignants constatent également ce changement pour les activités qu’ils ont eux-mêmes créées : ils relèvent une plus grande participation de la part de leurs élèves. Ils précisent que les élèves parlent des projets plusieurs mois après les avoir vécus.

Éléments déterminants

Nous proposons à présent de mettre en évidence les éléments qui expliquent, selon les enseignants, ces retombées : ils identifient la formation, voir les artistes-médiateurs à l’œuvre et les moments de collaboration.

D’abord, les enseignants affirment que la formation leur permet de vivre ce que les élèves vivront et, ce faisant, de savoir à quoi s’attendre. Certains enseignants mentionnent avoir compris, en vivant les activités, que certains de leurs élèves peuvent se sentir intimidés par de telles activités qui demandent une plus grande participation que ce à quoi ils sont habitués en contexte scolaire. La formation leur permet aussi de mieux comprendre la portée d’une expérimentation des œuvres d’arts (observation, réflexion, création) et ainsi de mieux concevoir et organiser leurs propres activités en classe.

Ensuite, les ateliers donnés par les artistes-médiateurs leur permettent de découvrir d’autres façons de faire, qu’ils peuvent ensuite reprendre dans leurs pratiques enseignantes. Pour certains, constater la plus grande participation de leurs élèves ainsi que leur engagement et leur plaisir les amènent à réaliser qu’enseigner ainsi peut fonctionner, que « ça marche avec les élèves » (Ens. 7).

Enfin, les moments de collaboration entre enseignants, et entre artistes-médiateurs et enseignants sont identifiés comme un facteur déterminant dans l’expérience avec la PDA. Ces échanges leur permettent de partager des idées, de constater qu’ils ne sont pas seuls à avoir des interrogations, à réfléchir à leurs pratiques enseignantes, à avoir des craintes, mais aussi à enseigner « autrement ».

Discussions

À partir des différents éléments mis en lumière dans les analyses ci-dessus, plusieurs pistes de réflexion et de discussion se dessinent.

Des espaces de médiation interreliés

La rencontre des élèves ou celle des enseignants avec les objets culturels s’opère grâce au travail des enseignants et/ou des artistes-médiateurs. Ce résultat s’apparente à ce qui a pu être observé dans le cadre d’autres recherches portant notamment sur l’enseignement de la littérature (Leopoldof et Gabathuler, 2022 ; Beaudry, Brehm et Boutin, 2019 ; Gabathuler, 2016). Alors qu’au sein des didactiques, des études littéraires et artistiques ou en philosophie esthétique certains chercheurs valorisent une expérience directe et sensible avec les œuvres, présupposant que le simple contact avec un objet culturel ou une œuvre d’art suffit à activer un mode de réception et de perception particulier, ces travaux, à l’instar de la présente recherche, montrent qu’en réalité, s’il y a expérience, celle-ci est rendue possible par le travail de l’enseignant ou de l’artiste-médiateur et par le truchement de dispositifs d’enseignement ou de formation qui médiatisent le rapport aux œuvres.

Par ailleurs, les données de la PDA nous indiquent que pour que la médiation enseignante puisse être effective et potentiellement transformatrice pour les élèves, les enseignants eux-mêmes devraient vivre au préalable des rencontres du même ordre. Cet aspect nous semble important à souligner car bien souvent le rapport des enseignants aux œuvres apparaît comme un angle mort dans les réflexions sur l’éducation esthétique ou la réception des arts à l’école. Les enseignants sont certes experts de l’enseignement et, au secondaire, de leur discipline, peut-être sont-ils même, pour certains, amateurs d’arts, mais ils ne sont pas forcément outillés pour construire des espaces permettant aux élèves de vivre des expériences sensibles et esthétiques (Gabathuler, 2016). Les ateliers créés par les artistes-médiateurs semblent aussi avoir un effet modélisant pour les enseignants, ce que d’autres chercheurs ont également relevé dans le cadre de résidences d’artistes dans les écoles :

l’artiste intervenant dans l’école, dans ses modalités singulières de travail et de relation aux élèves, interroge nécessairement le travail enseignant et la relation éducative ; il est perçu et vécu comme un miroir et un analyseur des pratiques éducatives
(Kerlan et Lemonchois, 2017, p. 10).

Cette recherche souligne la nécessité d’articuler plusieurs espaces de médiation (artistes-enseignants / enseignants-artistes-élèves / enseignants-élèves / artistes-élèves). Ces espaces ont des points communs, il s’agit dans ce cadre de l’apport théorique de l’éducation esthétique développée par Greene, mais ils sont également « teintés » différemment en fonction des individus qui les constituent.

Plusieurs niveaux de transformation

L’expérience vécue par les enseignants durant la formation s’avère transformatrice à plusieurs niveaux. Dans un premier temps, elle permet aux enseignants d’expérimenter et de développer un rapport personnel aux objets culturels, de le conscientiser et d’échanger à ce propos avec les autres enseignants et les artistes. Au-delà de la réception affective et spontanée, ils développent progressivement une posture réflexive vis-à-vis de ce qu’ils vivent, voire, pour certains, modélisent tant les conditions d’accès à une telle expérience que la nature même de celle-ci. L’espace de médiation, tel que conçu par la PDA, favorise un travail au sens vygotskien du terme (Vygotski, 1925/2005), c’est à dire une reconfiguration interne des individus.

Dans un deuxième temps, cette reconfiguration amène les enseignants à réfléchir sur leurs pratiques professionnelles, sur leur rôle vis-à-vis des élèves et, plus globalement, sur les modalités d’enseignement-apprentissage qu’ils privilégient en classe. Notre recherche rejoint ainsi d’autres études qui ont également documenté l’impact du développement d’une posture de médiateur par les enseignants sur leurs conceptions de l’enseignement et sur leurs pratiques. Dans le cadre d’une éducation esthétique, le médiateur agit en accompagnateur et place l’élève au cœur de la démarche : cela constitue un changement de posture parfois radical pour certains enseignants et artistes (Guyotte, 2018) et pour certaines administrations scolaires (Gulla, 2018).

Des recherches qui se sont intéressées aux effets de l’emploi de l’éducation esthétique sur les enseignants et les artistes ont conclu que l’éducation esthétique amènerait les différents acteurs à avoir une meilleure compréhension des rôles de chacun (Easton, 2003) dans une activité de médiation culturelle et à construire un vocabulaire commun (Beaudry et al., 2023). L’éducation esthétique susciterait ainsi chez certains enseignants et artistes une réflexion sur la place et le rôle accordés aux élèves lors de leurs médiations, les amenant à prendre davantage en considération la parole et l’expérience des élèves (Beaudry et al., 2023).

Par ailleurs, Beaudry et al. (2023), Fuchs Holzer (2009) et Gulla (2018) ont montré que l’éducation esthétique alimente plus largement les pratiques des enseignants, et non seulement leurs pratiques en lien avec les œuvres d’art. Par exemple, l’éducation esthétique a été réinvestie par les enseignants dans des disciplines qui ne concernent pas les arts. Des enseignants ont déclaré que l’éducation esthétique a donné un second souffle à leur enseignement et et apporté un sens à leur travail (Fuchs Holzer, 2009). Beaudry et al. (2023) ont aussi relevé que les artistes ayant suivi une formation en éducation esthétique et élaboré des activités basées sur celle-ci ont ensuite réinvesti l’approche dans d’autres activités de médiation culturelle.

Par ailleurs, des artistes ont témoigné du fait que l’éducation esthétique permettait de mettre des mots sur ce qu’ils faisaient davantage instinctivement (Beaudry et al., 2023) et donnait du sens à leurs interventions en contexte scolaire. Enfin, les résultats de la recherche de Figueroa Murphy (2014) menée auprès d’étudiants gradués en éducation a mis en avant un surcroit de confiance et une plus grande aisance dans l’intégration des œuvres d’art à leur enseignement des langues après avoir eux-mêmes vécus des activités selon l’éducation esthétique et en avoir appris davantage sur l’approche.

Forme scolaire sous tension

La sensibilisation des enseignants quant au rôle des arts dans le développement des individus d’une part et, d’autre part, quant à l’utilité des espaces de médiation dans l’accompagnement de ce développement, conduit certains d’entre eux à réinterroger leur discipline d’enseignement et, plus globalement, la forme scolaire (Thevenaz, 2008).

La forme scolaire se caractérise notamment par une systématisation des modalités de socialisation en classe et est structurée par des objets d’enseignement-apprentissage disciplinaires qui se déclinent en savoirs et savoir-faire spécifiques à chaque discipline d’enseignement. Elle agit tout à la fois sur la relation entre l’enseignant et les élèves et sur le rapport des élèves aux objets d’enseignement (Ibid.). Autrement dit, la forme scolaire, au sens où nous l’entendons, a une fonction unificatrice et stabilisatrice dans la mesure où elle permet, d’une part, la structuration et l’organisation de ce qui s’enseigne en classe et, d’autre part, elle « discipline » les élèves dans leur rapport aux objets (Schneuwly et Ronveaux, 2018).

Dans le cadre des projets de la PDA, les espaces de médiations viennent travailler ou mettre sous tension cette fonction d’uniformisation parce qu’ils soutiennent l’émergence de singularités, le partage de celles-ci et leur coexistence sans pour autant chercher une forme de consensus. Travailler sur les usages esthétiques des œuvres conduit les enseignants à envisager, par-delà la transmission de savoirs ou de techniques visant la résolution de problèmes, un enseignement prenant acte et soutenant l’émergence de nouvelles manières d’entrer en relation avec les œuvres et plus globalement avec les autres et le monde.

Conclusion

Notre objectif était de cerner dans quelle mesure des programmes de médiation et d’éducation esthétique tel que celui de la PDA pouvaient conduire les enseignants à opérer des prises de consciences et des transformations dans leurs pratiques professionnelles. Les résultats de cette enquête se fondent sur les propos des enseignants ayant participé au programme, autrement dit sur leurs déclarations et non pas sur une analyse de pratiques effectives en classe. Cela implique de garder une forme de recul par rapport aux réponses que nous nous apprêtons de formuler en guise de conclusion.

Les données présentées dans cet article montrent qu’effectivement certaines transformations s’opèrent. Les enseignants tendent à valoriser l’approche esthétique proposée par la PDA, à la mettre en œuvre dans d’autres activités de médiation culturelle, voire à intégrer certains éléments de cette approche dans leur enseignement ordinaire. Les particularités des espaces de médiation proposés – le rôle d’accompagnant des artistes-médiateurs et des enseignants, le développement d’une posture à la fois sensible et réflexive, l’attention portée aux modalités de sociabilisation – conduisent à des reconfigurations tant internes aux individus, qu’externes par la transformation de certains aspects de leur pratique. Au sein des espaces de médiation, la dimension strictement transmissive et descendante de l’enseignement se transforme en une forme d’accompagnement au sens où l’entendent Rancière (1987) ou Dewey (1934/2010). Cet accompagnement se caractérise non pas par une horizontalité du rapport entre les individus – au sein de chaque espace certains sont plus experts que d’autres – mais par l’attention particulière portée aux modalités de socialisation avec et autour des œuvres et à la manière dont les formes culturelles émergent et se coconstruisent à partir d’un premier fond sensible.

Les espaces de médiation offrent la possibilité aux enseignants de réfléchir aux diverses formes d’altérité, de prendre la mesure de la diversité des représentations du monde et de soutenir la possibilité de leur coexistence. À la lumière de nos analyses, il nous semble que les activités de médiation culturelle et d’éducation esthétique contribuent à une certaine évolution des pratiques et viennent travailler la forme scolaire. Toutefois, parce que celle-ci est déterminée sociohistoriquement, elle dépend irrémédiablement des contextes dans lesquelles elle opère. Les nouvelles formes viennent se marier à ce qui est déjà-là, elles le reconfigurent, tout en gardant en leur sein des traces sédimentées de pratiques plus anciennes.

Bibliography

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Notes

1 Ou, pour reprendre Gulla, « regarder encore » (2018, p. 108). Return to text

2 À titre informatif, en 2021-2022, 110 enseignants et 4 933 élèves ont participé et 14 artistes-médiateurs ont animé 271 ateliers. En 2022-2023, ce sont 130 enseignants et 5 840 élèves qui ont participé au programme, et 17 artistes-médiateurs ont animé 332 ateliers.  Return to text

References

Electronic reference

Marie-Christine Beaudry and Chloé Gabathuler, « Ce que l’éducation esthétique fait à l’école : le cas de la Place des Arts de Montréal », La Pensée d’Ailleurs [Online], 6 | 2024, Online since 28 octobre 2024, connection on 04 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=852

Authors

Marie-Christine Beaudry

Professeure, université du Québec à Montréal.

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Chloé Gabathuler

Professeure, Haute école pédagogique du Valais (HEP-VS), Suisse.

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