La professionnalisation en acte d’un comédien en situation de handicap : L’Art de la joie mis en scène par Ambre Kahan

DOI : 10.57086/lpa.875

Abstracts

La professionnalisation d’un comédien en situation de handicap reste un impensé de la formation des comédiens. Comment professionnaliser « en acte » un jeune en situation de handicap qui ne connaît pas le milieu théâtral ? Comment se fait la transmission de cet art dans un contexte aux enjeux institutionnels forts ?

Socioclinicienne institutionnelle (Monceau, 2012), j’ai mené une recherche avec, accompagnant Léonard, recruté par Ambre Kahan, metteuse en scène de L’Art de la joie, le roman de Goliarda Sapienza.

Les résultats mettent en exergue la réalité de la professionnalisation de Léonard, qui a nécessité la mobilisation de toute l’équipe de création. Ils montrent aussi les tensions d’une telle démarche qui peut parfois faire violence au jeune et à l’ensemble de la troupe, dévoilant la complexité de cette professionnalisation.

Professionalizing an actor with a disability remains an unthought in actors’ training. How to professionalize a young actor with a disability who has no experience of the theatrical world? How can this art form be passed on in a context of high institutional stakes?

As an institutional socio-clinician (Monceau, 2012), I conducted research with by accompanying Léonard, recruited by Ambre Kahan, director of L’Art de la joie, a Goliarda Sapienza’s novel.

The results highlight the reality of Leonardo’s professionalization, which required the mobilization of the entire creative team. They also show the tensions of such an approach, which can sometimes do violence to the young actor and the entire troupe, revealing the complexity of this professionalization.

Outline

Text

Ambre Kahan, metteuse en scène, a monté en 2023 L’art de la joie, le roman de Goliarda Sapienza. Pour jouer le rôle d’un personnage trisomique, elle a recruté un jeune en situation de handicap, non professionnel, Léonard. Cette création engage un grand nombre de personnes, comme le montre le tableau ci-dessous :

Tableau des personnes engagées dans la création1

Mise en scène Ambre Kahan
Comédiens et musiciens Aymeline Alix
Jean Aloïs Belbachir
Florent Favier
Noémie Gantier
Vanessa Koutseff
Élise Martin
Serge Nicolai
Léonard Prego Vasconi
Louise Rieger
Richard Sammut
Romain Tamisier, comédien et assistant à la mise en scène
Selim Zahrani
Amandine Robiliard, musicienne
Romain Thorel, musicien, dit Patch
Technique Anne-Sophie Grac, scénographe
Jean-Baptiste Cognet, compositeur
Zélie Champeau, créatrice lumière
Mathieu Plantevin, créateur son
Charles Rey, régisseur général
Angèle Gaspar, costumière
Judith Scotto, perruquière
Accompagnement de Léonard Amélie Gratias, référente Léonard
Karine Guibert, référente Léonard
Auteur, chercheuse
Leslie Six, CNCA

Cette production engage le théâtre des Célestins de Lyon, la Comédie de Valence et la MC 93 de Bobigny. Les enjeux institutionnels sont donc importants.

La professionnalisation d’un comédien en situation de handicap ne va pas de soi (Fraisse, 2023 ; de Saint Martin, 2023a) et reste un impensé de la formation des comédiens. Comment professionnaliser alors « en acte » un jeune qui nécessite un accompagnement spécifique et ne connaît pas le milieu théâtral ?

À partir du cadre théorique de la socioclinique institutionnelle (Monceau, 2012), j’ai suivi la professionnalisation de ce comédien durant les trois résidences consacrées à la répétition du spectacle et les représentations.

Après avoir situé le cadre théorique de cette étude, j’exposerai les conditions du recrutement de Léonard. Une troisième partie traitera de son accompagnement durant le processus de création. J’analyserai enfin la complexité de cette professionnalisation « en acte ».

Accompagner un comédien en situation de handicap

Cette recherche « avec » (Monceau et Soulière, 2017) analyse la participation de Léonard à une création professionnelle.

La professionnalisation des comédiens en situation de handicap

La professionnalisation est un mot polysémique renvoyant à différents enjeux, personnels, institutionnels, formatifs qui déterminent trois sens : la constitution d’un groupe social autonome, l’accompagnement de la flexibilité du travail et le processus de « fabrication » d’un professionnel (Wittorski, 2010, p. 7).

En socioclinique institutionnelle, la profession est une institution, à savoir une dynamique composée de trois moments opérant dans un mouvement permanent : l’institué, la forme sociale établie, l’ensemble des règles qui régissent l’institution ; l’instituant qui vient bousculer l’institué et l’institutionnalisation, moment où l’institué absorbe l’instituant, se transformant alors. La professionnalisation est définie « comme un processus continu d’institutionnalisation des groupes professionnels » (Monceau, 2006, p. 56). Comment le recrutement d’un comédien en situation de handicap participe-t-il à l’institutionnalisation de ce groupe professionnel ?

Errecart et Fache (2019, p. 94) évoquent les « injonctions à la professionnalisation dans le secteur du spectacle vivant, théâtral ». La professionnalisation du comédien porte essentiellement sur la dimension artistique, par l’acquisition de techniques et « la connaissance de l’histoire du champ théâtral » (Errecart et Fache, 2019, p. 94). Elle se fait dans des structures nationales – écoles, conservatoires – ou privées.

Cependant, ces structures restent inaccessibles aux personnes classées déficientes intellectuelles2, alors même que la professionnalisation de ces comédiens est un enjeu émergent de la scène théâtrale ; la revue Sociographe lui a consacré un hors-série (Verdier, 2023). Leur formation à la pratique théâtrale se fait principalement au sein d’ateliers amateurs, mixtes ou dédiés aux personnes en situation de handicap. Leur professionnalisation, à moins d’un recrutement en Ésat théâtre3 ne peut se faire que sur le tas, « en acte », par leur participation au sens de Zask (2011) qui en définit trois phases : prendre part (sociabilité), apporter une part (contribution) et bénéficier d’une part (reconnaissance). Comment transmettre un art à un jeune en situation de handicap, non professionnel, dans l’urgence d’une création professionnelle ? Comment initier sa participation à la création collective ?

La socioclinique institutionnelle

Cette recherche s’inscrit dans le cadre de la socioclinique institutionnelle qui place le politique au cœur de son analyse (de Saint Martin, 2023b) en considérant que toute activité localisée dit quelque chose du global. La transversalité – l’ensemble des appartenances et références des individus – rend compte de l’importance du politique : « Les particularités d’appartenance et de référence traversent l’organisation, car le système social global, la structure de la société divisée en classes, se réfracte dans l’unité microsociale de l’organisation » (Lapassade et Lourau, 1974, p. 200). Ici, nous verrons comment la professionnalisation de Léonard dénonce en creux les pratiques instituées dans les écoles d’art supérieur et dans les créations professionnelles et propose des pistes pouvant modifier la forme scolaire ordinaire de ces espaces.

L’institution, « espace singulier » (Lourau, 1970, p. 31) possède un développement et des rythmes propres. Elle n’existe que par le collectif qui l’anime, tout individu en rapport avec l’institution y étant impliqué. L’implication comporte trois dimensions : organisationnelle, idéologique, libidinale. Penser ici la professionnalisation de Léonard, et partant celle de la troupe, conduit à analyser les implications de chacun, ses rapports à la profession de comédien.

« L’activité théâtrale repose sur une économie du projet (Faulkner et Anderson, 1987) par la constitution temporaire d’un collectif de travail qui se défait quand la série de représentations est terminée » (Proust, 2012, p. 73). Cette création constitue une institution intermittente (de Saint Martin, 2023b) car elle réunit les protagonistes selon différentes temporalités et les missions des participants. Cette recherche l’étudie par l’analyse des implications de chacun, les considérant dans leur transversalité au moyen d’analyseurs, « tout ce qui permet de révéler la structure de l’institution, de la provoquer, de la forcer à parler » (Lourau, 1970, p. 283).

La socioclinique institutionnelle s’inscrit dans la recherche avec qui reconnaît l’importance des acteurs de terrain dans la production de connaissances et les engage activement dans le processus de recherche. Chercheuse associée au Centre national pour la création adaptée (CNCA), qui héberge une troupe permanente de comédiens en situation de handicap, j’ai été contactée par Leslie Six, sa secrétaire générale, pour suivre ce projet car l’inclusion par les pratiques théâtrales mixtes constitue mon objet de recherche. La commande qui m’était faite était de renseigner le processus de création impliquant un jeune en situation de handicap et d’apporter des éclairages sur son inclusion dans la troupe. « Et puis aussi, ça me permet d’avoir un autre interlocuteur pour parler aussi de Léonard, parce je n’en parle pas avec Ambre, je n’en parle pas avec les acteurs » (Romain, assistant à la mise en scène).

J’ai suivi une grande partie des répétitions de Léonard, menant une observation participante au sens de Lapassade (2002), à savoir en observant le travail de répétition en étant à distance et participant à la vie de la troupe par mon immersion dans le terrain.

Cette proximité m’a permis de me familiariser avec le processus de création professionnelle, de créer des liens. Ces relations informelles ont été importantes dans ma compréhension des implications de chacun. Je n’assistais qu’au travail au plateau, celui du matin – fait en autonomie – et les coulisses relevant pour Ambrede « l’intime de la création ». J’ai filmé les trainings pour repérer l’évolution de Léonard durant ces moments. Mon accompagnement consistait surtout à l’observer et à soutenir les membres du groupe en cas de difficulté. J’étais alors à leur disposition. Mon rapport avec Léonard ne s’est donc pas distingué de celui que j’avais avec les autres.

J’ai mené un entretien individuel avec Laure, la mère de Léonard, avec chaque acteur et membre de l’équipe technique, plusieurs entretiens avec Ambre, seule ou accompagnée de Romain, l’assistant à la mise en scène. Deux restitutions de mes analyses ont eu lieu en juin 2023 et en février 2024 avec l’ensemble de l’équipe. J’ai également participé à différents bilans concernant l’accompagnement de Léonard et mené un second entretien avec lui en janvier 2024. Les bilans permettaient de faire le point sur le travail de Léonard, l’évolution de sa place dans le groupe, mais aussi d’évoquer les difficultés auxquelles ses référentes se trouvaient confrontées. Ils avaient alors un rôle de régulation.

Le recrutement de Léonard

Le recrutement de Léonard ne s’est pas fait sans difficulté et procède d’une vraie rencontre avec Ambre.

La pièce

La pièce met en scène douze comédiens et deux musiciens. Elle mobilise aussi une créatrice lumières, un créateur son, un régisseur général et son assistante, un compositeur. Deux accompagnatrices interviennent en alternance auprès de Léonard.

Ambre Kahan a obtenu les droits de l’adaptation de L’art de la joie à condition de ne pas en modifier le texte. Le roman trace le parcours de vie de Modesta, de ses 5 ans à ses 70 ans, dans le contexte historique de la Sicile. Le spectacle constitue les deux premiers actes de l’adaptation, découpés en 4 sections : le prologue, le couvent, le Carmel, la villa, définissant 4 lieux de vie de Modesta. Y apparaît un personnage trisomique, Ippolito, et c’est la raison pour laquelle Ambre a souhaité recruter un comédien porteur du syndrome de Dawn : « On est liés à ce texte, à ce qu’il dit et comment un spectateur va suivre cette histoire » (Ambre). Ce choix a suscité des réticences de la part de la production :

« Ça va te rajouter », « tu crois pas que c’est le truc de trop ? » etc. Et en fait, j’ai vraiment dû dire « ce n’est pas le truc de trop », que s’il n’y a pas la représentation du handicap, il n’y a pas le projet. […] Et puis moi, je voyais pas où il pouvait y avoir un problème, déjà
(Ambre, metteuse en scène).

La détermination d’Ambre l’a emporté : « Il y avait zéro doute. C’était un besoin pour le spectacle, étant donné que Modesta a une sœur trisomique. Puis, il y a Ippolito aussi. Il y a quelque chose de central » (Jean Aloïs, comédien).

Trouver le comédien pour jouer le rôle d’Ippolito n’a pas été facile. Les Ésat contactés n’ont pas pu mettre à disposition un de leurs acteurs en raison de temporalités incompatibles. La suite de la pièce doit être créée en 2025 pour une tournée devant durer jusqu’en 2026. Aucun directeur artistique d’Ésat ne pouvait engager un acteur sur ce calendrier. Fin décembre 2022, Ambre fait finalement appel à Leslie Six et à Thierry Séguin, le directeur du CNCA, et le nom de Léonard est proposé. Sa mère, photographe, a accompagné les comédiens du CNCA lors d’une création.

La participation de Léonard à ce projet ne procède donc pas d’une « vocation » (Jouvet, 2009 ; Augereau, 2017), mais d’une opportunité. Elle ne peut se penser sans une formation concomitante à la création permettant à Léonard de jouer avec les autres, au même titre qu’eux.

La rencontre

Léonard est un jeune de 19 ans qui vit sa dernière année d’école dans un établissement adapté. Il est lecteur, a une excellente mémoire, mais ne se repère pas dans le temps. Socialement, il a beaucoup d’humour et « c’est quelqu’un de très attentionné Léonard. Il fait attention et il sent les énergies de tout le monde » (Karine, référente de Léonard). Il bégaie beaucoup, son élocution est parfois difficile à comprendre.

Léonard est sportif : c’est un excellent nageur et il passe sa ceinture noire de judo. Ces pratiques sportives témoignent de sa faculté à s’engager dans une activité et à y progresser de façon significative. Il pratique aussi le piano depuis 10 ans et fait de la danse, participant actuellement à une création. S’il n’est pas comédien, il a une expérience de la scène.

Depuis son enfance, il baigne dans un milieu culturel, aime le cinéma, se passionne pour Bollywood : « On l’a emmené tout le temps, de toute façon, au cinoche, au théâtre, à l’opéra, au machin. Il a une grande culture, il se la construit aussi, hein, avec ses choix » (Laure, mère de Léonard).

Ambre accepte de rencontrer Léonard malgré son inexpérience théâtrale :

Moi, ma réticence, c’était plus l’âge. Disons qu’il est jeune. Bon, Ippolito, je le voyais moins jeune. […] Et Léonard ne répond pas du tout à tous les critères. Parce qu’Ippolito, il est quand même décrit comme quelqu’un de monstrueux, de gros, de un peu tout ça. Léonard, il est beau comme un dieu, il est frais comme un gardon. […] En même temps, la façon dont je travaille, je me suis dit « ce n’est pas un souci. Je pense que s’il a une sensibilité, il trouvera sa place ». Et par contre, le fait qu’il danse, moi, c’était vraiment un plus… Je me suis dit, « bon, il est à l’aise avec son corps, il est à l’aise avec un espace »
(Ambre, metteuse en scène).

La rencontre s’est faite chez Léonard à qui Ambre a tout de suite expliqué le rôle.

Elle a présenté le personnage d’Ippolito en lui disant cash ce que c’était. « Tu sais, c’est un prince, mais on parle d’une pauvre chose ». Léonard a compris que le prince Ippolito était le Quasimodo de L’art de la joie et qu’il partait faire ce truc. Il a parfaitement pigé l’enjeu et le jeu, parce que Quasimodo, ça le fascine
(Laure, mère de Léonard).

Léonard garde d’ailleurs cette référence, « Ippolito, c’est comme Quasimodo ».

Cette rencontre a convaincu Ambre de le recruter, avec une certitude et une tranquillité qui ont participé à l’accueil de Léonard dans la troupe constituée : « J’ai été agréablement surprise, parce que pour le coup, je n’avais jamais travaillé avec des acteurs en situation de handicap » (Angèle, costumière). « Je pense que c’est très bien ce qui se passe là, de pouvoir aussi donner l’espace de travail et de pouvoir accéder comme nous, au même plateau, au même spectacle et aux mêmes conditions » (Serge, comédien).

Le calendrier des répétitions

Les répétitions se sont déroulées au cours de trois résidences, à la MC 93, au théâtre de Châteauvallon et à la Comédie de Valence, les deux dernières en internat. Malgré l’importance de la production, le financement ne permettait pas la présence continuelle de tous les comédiens au plateau et Léonard n’a pas assisté à toutes les répétitions. Le tableau suivant présente le calendrier des répétitions et des représentations de 2023 :

Tableau des répétitions

Répétitions Dates Lieu Présence de Léonard Présence de la chercheuse
Lecture 9/01/2023 MC 93 X X
Prologue, couvent Du 09 au 27/05/2023 MC 93 Du 9 au 17, du 24 au 27 mai 12, 16, 17, 25, 26, 27/05
Carmel, villa Du 20/09 au 14/10/2023 Châteauvallon Du 20 au 29/09 Du 19 au 27/09
Villa, filages Du 18/10 au 07/11/2023 Valence Du 18/10 au 07/11/2023 Du 18 au 21/10
Du 30/10 au 07/11/2023
Représentations 8, 9, 10/11/2023
17, 18, 19, 24, 25, 26 11/2023
Comédie de Valence
Théâtre des Célestins, Lyon
X Le 08
Le 26

Les comédiens travaillaient en autonomie le matin et au plateau de 13 h 30 à 20 h. Le rythme était donc intense. Le spectacle dure cinq heures trente avec un entracte. J’ai assisté à la première et à la dernière. D’autres dates sont programmées en 2024.

Une démarche singulière

La posture d’Ambre permet à la troupe de « faire groupe » et de prendre en charge collectivement Léonard.

Une démarche spécifique

Dès le premier jour, la répétition se fait dans la chronologie des scènes, en costume, dans le décor, texte su, alors que d’ordinaire, la scénographie, la lumière, le son arrivent après le travail à la table (qui n’existe ici que dans le cours du travail si la nécessité s’en fait sentir) et le travail au plateau avec les acteurs : « Là effectivement, la méthode d’Ambre de dire “je veux que tout se découvre en même temps”, c’est une méthode très atypique, très particulière » (Jean-Baptiste, compositeur). Cette démarche ne part pas de la construction d’un personnage en cloisonnant chaque élément du spectacle, mais place d’emblée les comédiens et les techniciens au cœur de celui-ci et pas seulement dans sa perspective.

Les scènes ne sont pas répétées une par une, mais travaillées par respiration musicale, à savoir par groupe présentant une unité, comme l’explicite Ambre lors d’un entretien filmé avec Matthieu Sandjivy : « On va tout traverser dans cette globalité là pour trouver l’unité, le souffle de ces choses » (Ambre, dans Sandjivy, 2023). Par exemple, le prologue a été travaillé en « un seul jet », comme une séquence et non en en répétant chaque scène séparément. De ce fait, Ambre ne donne pas d’indications de jeu précises, mais laisse une grande liberté aux comédiens. Ses retours marquent en acte la confiance et la réciprocité entre comédiens et metteuse en scène, la possibilité pour les premiers de proposer des choses, de s’approprier la scène, les personnages et leurs relations : « Le plateau a toujours raison en fait et ils savent cent fois mieux, puis il faut faire confiance à l’imaginaire des acteurs » (Ambre, dans Sandjivy, 2023).

Cette modalité de travail, par « traversée » d’un groupe de scènes n’est pas habituelle pour les comédiens et bouscule leurs pratiques professionnelles parce qu’elle les met en permanence dans un mouvement collectif qui les empêche de se centrer exclusivement sur l’interprétation de leur personnage et de s’enfermer dans une reproduction mécanique de gestes :

C’est-à-dire, on travaille des grandes traversées dans lesquelles il faut qu’on s’inscrive. Et elle fait des retours comme ça, mais le détail de la scène, on est toujours pris dans le mouvement. Et du coup, ça peut être assez déstabilisant parce qu’entre les places, les enjeux… Et puis, en tant qu’acteur, quand on répète une scène plein de fois, avec des détails, etc., on met en place des mécanismes, des sortes de rencontres, de carrefours comme ça. Là, c’est vraiment one shot. Et après, on le reprend, mais dans le flow. Donc, c’est très particulier
(Richard, comédien).

Cette modalité de travail institutionnalise de nouvelles pratiques en accordant une grande liberté de jeu aux comédiens, mais toujours dans un mouvement collectif. Elle produit aussi plusieurs effets quant à la professionnalisation de Léonard : elle l’aide à comprendre et à s’approprier l’histoire et son déroulement, ses différents rôles.

Dans cette démarche, le training, temps de l’échauffement des comédiens qui initie toujours le travail de répétition théâtrale, prend une importance primordiale. Il est ici pris en charge collectivement : « Tout le monde y participe, ce qui permet d’une part une cohésion et une complicité, mais aussi d’appréhender l’espace de jeu et de se libérer de tensions, de contraintes » explique Ambre dans un entretien avec Olivier Frégaville-Gratian d’Amore (2024). Un temps de méditation précède une traversée collective de l’espace durant laquelle les comédiens évoluent sur différentes musiques (choisies par Ambre), accompagnés par différentes lumières : « Et ça permet effectivement… autant les acteurs de découvrir l’espace que moi de découvrir l’espace, mais aussi qu’on le découvre ensemble » (Zélie, créatrice lumières). Des « leaders », dont le nombre varie au fil du training (c’est Ambre qui donne ces précisions), doivent décider ensemble des déplacements, des mouvements. Quand ils s’arrêtent, les autres comédiens se mettent en mouvement. Quand les leaders décident de repartir, les autres s’immobilisent :

Comme après, on va beaucoup improviser ensemble au plateau il faut qu’ils apprennent à respirer ensemble et donc de partir de cet état de corps au sol, détendu, pour arriver à une verticalité disponible et disponible à l’espace aussi, parce que comme l’espace c’est un personnage, un partenaire, en fait, faire le training dans l’espace nous permet déjà de travailler et d’improviser
(Ambre, dans Sandjivy, 2023).

Certains comédiens reconnaissent vivre inconfortablement ce moment qui exige une attention aux lumières, à la musique, une écoute de soi et des autres dans une circulation collective. Le training est le point d’ancrage du travail où tout devient possible par la déstabilisation d’acteurs aux expériences différentes. Il constitue le temps de la rencontre entre des comédiens qui ne se connaissaient pas, dans le mouvement et sans le verbe : « Mais Ambre, en mettant en place ses trainings et tout ça, elle nous met tous en relation, en écho, pour créer cette choralité « (Jean Aloïs, comédien).

Danseur, Léonard y semble à l’aise et les captations montrent son appropriation progressive de ce moment. Au début, il est tributaire des autres, les suit beaucoup ou évolue seul. Peu à peu, il entre dans les histoires créées par cette recherche collective, prend des initiatives justes, au sens où elles répondent toujours à ce qui se passe sur scène, aux propositions des autres comédiens qui entrent à leur tour dans les propositions de Léonard.

Ainsi, le training permet à Léonard, mais aussi à chacun de prendre, d’apporter et de bénéficier d’une part (Zask, 2011). Il est un analyseur de la constitution de la troupe : il en est un élément fondamental, qui la révèle.

Faire groupe

Ambre instaure tout de suite un climat de convivialité, se montrant à l’écoute, s’inquiétant continuellement du bien-être de chacun : « Moi, je n’ai jamais travaillé comme ça dans un univers aussi bienveillant et délicat » (Vanessa, comédienne).

Maintenant, je me dis « putain, c’est tellement important le souffle que tu impulses ». Et en fait, ça donne la tonalité de ce qui va être ensuite l’ambiance de travail qui va permettre d’inclure justement des gens comme Léonard qui, peut-être, dans d’autres environnements, ça aurait peut-être été moins facile. Enfin là, il y a quelque chose qui a été très simple et très fluide et je pense que ça tient beaucoup à ça
(Selim, comédien).

Ici, la reconnaissance de l’ambiance de travail créée par Ambre renvoie en négatif aux pratiques majoritaires d’une création professionnelle qui peuvent occulter l’importance de cette convivialité pour se centrer exclusivement sur le résultat esthétique, développant une souffrance potentielle dans le processus de création. De ce point de vue, cette création professionnalise bien tous les comédiens, leur montrant une autre démarche possible qui déconstruit la « forme scolaire » ordinaire d’une création. D’ailleurs plusieurs d’entre eux affirment que de ce point de vue, il y a « un avant et un après L’Art de la joie ».

Le collectif est central : hormis Noémie et Serge, qui jouent Modesta et Carmine, tous les acteurs jouent plusieurs personnages et font vivre le couvent, les arrière-plans du Carmel et de la villa. Léonard joue trois rôles : Tina la sœur de Modesta dans le prologue, une nonne dans le couvent, Ippolito ensuite :

C’est pas facile à faire, je fais la danse, Ippolito, avec de la musique classique. C’est pas facile de jouer Tina, le prince Ippolito. La nonne, c’est plus facile, on apporte plein de choses à manger, je mange la soupe
(Léonard).

Dans ce travail collectif, le cabotinage n’a pas de place, développant une solidarité entre tous. Les scènes se construisent en utilisant les improvisations du training. L’acteur n’est pas l’exécutant de la vision ou de la volonté du metteur en scène. Ambre assume sa fonction sans abuser de son statut : « Elle, sa puissance, c’est de nous accompagner pour développer nos propres puissances, mais sans passer par des ordres, nous faire souffrir » (Florent, comédien). Ce leadership démocratique (Lewin et al., 1939) incite Selim à parler de « l’horizontalité » du travail. Élise, comédienne, insiste aussi sur l’importance du collectif rassemblé au service d’une œuvre commune : « J’ai senti le groupe et vraiment j’ai ce souvenir-là de me dire “J’ai jamais vu une troupe tendue à ce point vers un objectif commun” ».

Le faire groupe, la création du spectacle s’inscrivent dans un partage où Léonard prend sa place, ce dont témoigne Sélim :

Le moteur de proposition ou de sensation de « j’ai ma place, je peux continuer à proposer des choses » n’est pas enrayé. […] Le premier exemple, quand on bosse ensemble, c’est : « ok, on est en train de cramer dans une baraque, comment on le fait ? » Sa traduction à lui, c’est de faire des cris de loup, des cris de louveteau, puis des cris de loup. Et en fait, on découvre que ça nous déplace et que c’est encore mieux que si on l’avait fait plus littéralement ou de manière plus réaliste
(Selim, comédien).

La constitution d’un groupe solide et solidaire participe à la professionnalisation de Léonard par une prise en charge collective et à celle des comédiens, par son « prendre part » actif à la création, initié par la posture spécifique de la metteuse en scène qui crée une ambiance de travail rigoureuse, conviviale et solidaire.

Une prise en charge collective

L’accompagnement de Léonard a été pensé en amont des résidences avec le soutien important de Leslie, la secrétaire générale du CNCA. Deux comédiennes ont été recrutées en alternance pour s’occuper de Léonard au quotidien et l’accompagner dans le travail théâtral, devenant ses référentes. Le choix de ne pas faire appel à des éducateurs est stratégique. Amélie et Karine étaient à même de l’initier aux codes théâtraux. Lors de la résidence à la MC 93, Amélie apprend à Léonard les termes techniques, le soin des accessoires, redéroule avec lui la journée, la trame de l’histoire. « Ça, Léonard, il avait besoin de l’apprendre aussi, donc l’accompagnement artistique, c’était également cet accompagnement-là » (Amélie, référente de Léonard).

Romain assure aussi un rôle de médiateur. « Un de mes boulots, c’est de prévenir même les problèmes. Là, j’en ai vu certains arriver et du coup, j’essaie de les désamorcer avant qu’ils aient lieu, avant qu’ils prennent trop de place, en fait » (Romain, comédien, assistant à la mise en scène). Par exemple, quand Amélie ou Karine sont en difficulté avec Léonard qui peut résister à venir travailler, il intervient, lui rappelle ses obligations professionnelles.

L’engagement des parents est tout aussi essentiel. « Ma mère m’a aidé à travailler dans L’art de la joie, elle lisait les dialogues » (Léonard). Tous les participants du projet notent l’importance du bagage culturel de Léonard dans son insertion dans la création.

Tous ont accepté de s’adapter en situation :

Par contre, j’adore, par exemple, dans le Couvent, ça me fait tellement rire. C’est vrai que comme il est à droite, à gauche, tu ne sais jamais ce qu’il va faire et que moi, j’aime bien ça. C’est vrai que j’ai une attention plus vis-à-vis de lui, voir ce qu’il fait pour pouvoir, moi, me situer aussi à mon travail. Je sais qu’il est plus inattendu que d’autres acteurs ou d’autres gens, donc moi, il faut aussi que je m’adapte à ça
(Richard, comédien).

Cette prise en charge est facilitée par l’enthousiasme de Léonard qui l’explicite tout le long de la création : « l’expérience, ça c’est cool, c’est magnifique ».

Donc je pense qu’au début, je me disais « l’équipe d’acteurs, en fait, prend en charge complètement s’il y a un besoin, s’il y a une question, s’il y a un problème ». Et que plus c’est allé, plus on l’a fait d’une manière très collective. […] C’est vrai qu’en fait, il est très souriant, il est très heureux d’être là. Donc, c’est quelque chose qu’il nous communique au quotidien […] Il a une forme de conscience de ce qu’on lui demande et de l’aspect professionnel de ce qu’on fait, qui a l’air d’être très forte et très marquée chez lui. Cette attitude dans le travail, elle est idéale
(Mathieu, créateur son).

Le travail explicatif sur le texte, par Ambre, Laure, les référentes de Léonard, mais aussi ses compagnons de jeu en situation, permet à Léonard de comprendre et mémoriser le spectacle, comme je le notais dans mon journal :

Journal de recherche, Valence, 18/10/2023

Dans la loge d’essayages, il déroule la succession des scènes à Angèle avec une précision qui m’étonne : il se souvient exactement de tout ce qu’il doit faire et avec qui il joue, à quel moment.

Il peut alors affirmer ses choix d’acteur :

Entretien Léonard, 25/09/2023

Claire : Ce que j’entends dans ce tu dis, c’est que tu préfères jouer la nonne parce que la scène de Tina et certains passages du Carmel sont violents.
Léonard : Ben oui, c’est un peu gênant parce que l’amour est romantique.
Claire : C’est vrai que dans la scène de Tina, l’amour n’est pas très romantique.
Léonard : Eh oui. Après Tina, je fais le loup-garou.
Claire : Tu trouves la scène du couvent plus joyeuse ?
Léonard : Eh oui. Je lis un livre, je prie… C’est top.

Le comédien exprime aussi ses envies d’acteur, dans une compréhension fine des enjeux des scènes :

Journal de recherche, Valence, 19/10/2023

Léonard a exprimé sa frustration de ne pas être au plateau avec tout le monde lors de la mort de Carlo. Ambre lui dit de faire des propositions. […] Pendant la mort de Carlo, il dépose les œillets dans le sable avec une grande délicatesse, puis, avant de partir, pose la main sur l’épaule de Modesta. Je ne suis pas sûre que ce geste corresponde vraiment à Ippolito qui, avec la rencontre d’Inès a oublié Modesta, mais son geste est empreint de délicatesse et d’une beauté incroyable.

Au fil du travail, il cesse de bégayer.

Une professionnalisation « en acte »

La transmission de l’art théâtral « en acte » s’observe par l’autonomie progressive de Léonard qui n’occulte cependant pas les tensions.

L’autonomie progressive de Léonard

La démarche spécifique d’Ambre, sa complicité avec Léonard, la solidarité du groupe, aident le jeune homme à trouver une certaine autonomie, manifeste dès le premier jour de répétition à Châteauvallon :

Journal de recherche, Châteauvallon, 20/09/2023

Pour la 1ère fois, au début de ce moment [le training] Ambre ne porte pas une attention particulière à Léonard et celui-ci a parfaitement intégré le moment. Il est allongé sur le ventre, au premier plan de la scène, loin de Karine qui semble lui laisser beaucoup d’espace. Je trouve qu’alors qu’il n’a pas répété depuis 4 mois, ni fait cet échauffement, il a vraiment progressé, notamment dans son rapport aux autres et sa place dans le groupe.

Léonard est moins tributaire du regard d’Ambre, s’en émancipe : « Je sais maintenant qu’il a vraiment acquis tous les rituels du plateau. Il sait très bien où est-ce qu’il faut être. Il n’y a plus besoin de lui redire, à lui spécifiquement, les choses » (Ambre). Les techniques, gestes, déroulement des scènes appris lors de la 1ère résidence, quatre mois plus tôt, sont acquis : « Il me parle de L’art de la joie tout le temps […] Il passe ses journées et ses soirées à rêver en fait. Comme ça travaille chez n’importe quel comédien. Et c’est super beau de voir cette éclosion-là » (Karine, référente de Léonard).

La répétition de la scène d’apparition d’Ippolito constitue un analyseur de la professionnalisation de Léonard. Ambre met en scène la rencontre d’Ippolito et de Modesta par une danse, utilisant l’expérience de Léonard. Elle le considère dans ses potentialités et non dans ses défaillances ou ses besoins. Elle part aussi de ses goûts, lui proposant de choisir une musique tout en lui précisant que Jean-Baptiste a composé celle qui sera jouée :

Journal de recherche, Châteauvallon, 20/09/2023

Ambre : On commence. Léonard, je t’ai dit les gestes qui étaient pertinents ; au début, regarde au sol.

Reprise avec Modesta ; à un moment, quand ils sont ensemble, il lui baise la main. Ambre arrête. « Léonard, tu ne cherches pas à entrer en contact avec Modesta, c’est elle qui vient à toi pour te calmer car tu es comme un lion en cage. » « Quand tu fais la danse de soirée, ça ne marche pas, par contre, quand tu fais des pauses, des tours sur toi-même, ça marche très bien. »

Elle l’invite à recommencer avec une musique qu’elle propose. La sienne l’emmène dans quelque chose de trop joyeux.

« Peut-être commencer à genoux. Tu es déjà au milieu et j’aimerais que tu partes du sol, sois à genoux… »

Je vois que Léonard n’est pas installé au milieu de la scène comme le lui a demandé Ambre et me demande s’il a compris la consigne. Il part du fauteuil. Je m’aperçois alors que j’ai, à mon corps défendant, intégré le fait que, lorsqu’une personne en situation de handicap ne fait pas ce qu’on lui demande, on pense que c’est parce qu’elle ne peut pas ou n’a pas compris. En fait, en s’installant dans le fauteuil, Léonard répond à la consigne de ne pas commencer hors plateau, mais se l’approprie aussi et devient auteur de sa danse, ou le revendique. Ambre, le lendemain, me dira aussi qu’il a choisi sa place en fonction des conditions possibles de sa danse.

Au fil de la répétition, Ambre multiplie les consignes et Léonard les intègre toutes : « J’ai été très impressionnée par le fait que Léonard retienne toutes les consignes qui lui sont données très rapidement » (Aymeline, comédienne).

Il se montre aussi extrêmement attentif à ses partenaires. Léonard danse avec des cordes nouées à ses poignets, qui se balancent au rythme de ses mouvements. Amandine accompagne cette scène au violoncelle et, exprime sa crainte de prendre un coup. Par la suite, chaque fois qu’il se tourne vers elle, Léonard baisse automatiquement le bras pour que la corde soit au sol et ne la touche pas. Amandine prend ensuite un grand plaisir à travailler avec lui : « En fait, j’ai l’impression que quand même, je participe à la scène et puis j’adore quand je m’arrête de jouer tout d’un coup. Et puis là, on entend Léonard qui dit “maman”… enfin, Ippolito » (Amandine, musicienne).

Léonard, par ce travail de création, a compris le jeu de l’acteur, pouvant ainsi devenir auteur de son interprétation :

Ce moment de la danse, c’est vraiment lui qui drive, toujours de manière très douce et dans une écoute. Très vite j’ai compris qu’il avait une intelligence du plateau, de la dramaturgie assez stupéfiante et que je pouvais lui faire confiance totalement
(Noémie, comédienne.)

Il inspire aussi les autres :

Enfin moi, je sais que, des fois, je fais « il faut que ce soit super bien ce que je fais » en mode premier de la classe et tout. Mais lui, il arrive, il n’en a rien à foutre. Il n’est pas à cet endroit-là, du coup, je sais pas, il fait des trucs, ça marche. Tu fais « mais en fait, est-ce qu’il y a besoin de plus que ça ? »
(Louise, comédienne).

Ainsi, le recrutement de Léonard participe à la professionnalisation des autres comédiens, par une appréhension différente du travail théâtral que celui communément admis dans le milieu professionnel et les centres de formation. Le prendre part à la création et au travail, par la possibilité de faire des propositions, conduit Léonard à en bénéficier d’une part, par leur reconnaissance : « Léonard, par son talent pour la danse, apporte quelque chose de complètement différent au spectacle, qui fait du bien » (Aymeline, comédienne).

Cette transmission par la participation professionnalise (au sens de Wittorski) Léonard qui acquiert les codes et les techniques théâtraux et contribue activement à la création théâtrale : « J’ai l’impression qu’il sait se positionner aussi comme un professionnel parmi d’autres » (Charles, régisseur). Cette professionnalisation s’observe aussi dans la possibilité laissée à Léonard (comme aux autres comédiens) de faire des propositions de jeu, de construire une relation entre les différents personnages :

Et je sais que dans la scène de la grippe espagnole, par exemple, où il me porte, c’est hyper touchant de voir qu’il est hyper précis à un point assez chirurgical. Il est précis, il est précis. Il sait exactement où il doit être à tel moment
(Patch, musicien).

Ici, Léonard adapte son jeu à la situation, devient un personnage qui y réagit en tenant compte du mouvement collectif.

Mais cette professionnalisation révèle aussi des tensions.

Des tensions

Le rapport affectif de Léonard aux autres est parfois problématique. Il est très câlin, sans toujours considérer la volonté d’autrui. Amélie parle d’intrusion, par les demandes pressantes de contact physique de Léonard. Ambre rappelle les règles collectivement, ce qui permet de ne pas le stigmatiser : « Voilà, on ne touche pas, on n’embrasse pas quelqu’un quand la personne ne le veut pas. Donc, c’est valable pour tout le monde, évidemment. » Cette question renvoie aussi à l’absence majoritaire de prise en charge de la vie affective et sexuelle des jeunes en situation de handicap dans les établissements (Nayak, 2017).

Les résidences à Châteauvallon et Valence constituaient un des enjeux du travail avec Léonard qui n’était jamais parti seul :

Il a beau faire du judo, des activités, des trucs, tu vois, c’est des bribes accompagnées avec un regard toujours biaisé du fait de son handicap. Là, pour le coup, il fait son histoire tout seul, il fait sa vie. C’est la première fois et il fait sa vie
(Laure, mère de Léonard).

Si cette expérience plaît beaucoup à Léonard, elle fragilise ses référentes dont l’accompagnement concerne plus le quotidien que le travail artistique :

Son besoin artistique vis-à-vis de moi se réduisait alors que son besoin logistique quotidien s’agrandissait. Donc moi, mon accompagnement a complètement été modifié par rapport à la mission sur laquelle on m’avait appelée. […] À Valence, j’étais avec lui 24 h sur 24 et donc l’essentiel de ma présence auprès de lui se trouvait être dans le quotidien, dans la vie quotidienne, qui est en fait en dehors du travail pour lui, mais en plein dans le travail pour moi
(Amélie, référente de Léonard).

Le choix de recruter des artistes et non des éducatrices suscite un malentendu entre accompagnements artistique et logistique :

Qu’elle s’absente ou au contraire qu’elle s’implique dans l’activité, l’éducatrice occupe une place de manière toujours précaire, en raison, d’une part, de la délégation d’une partie de la responsabilité au metteur en scène et, d’autre part, de l’impératif d’autonomie de l’artiste
(Laurès et Verdier, 2022, p. 150).

« Ce ne serait pas possible que Léonard soit dans ce projet sans accompagnante par exemple. Il n’aurait pas ses repères. Même pour tout le monde » (Karine, référente de Léonard). Léonard est têtu et Amélie et Karine éprouvent parfois des difficultés à le faire entrer dans le travail : « Même si je ne le prends pas personnellement, mais bon, quand je me prends trois fois “tu me saoules, tu me saoules, putain, tu m’énerves, laisse-moi tranquille”, je le reçois quand même » (Karine). Or, elles ne sont pas formées pour répondre à ces temps d’opposition. Ambre assume sa posture de metteuse en scène et le reprend systématiquement.

La pratique artistique se nourrit des vulnérabilités de tous ordres qui surgissent tout particulièrement lors du travail de répétition. Celui-ci génère toujours de la fatigue qui peut parfois être une véritable épreuve, au fur et à mesure qu’on se rapproche du jour de la première
(Laurès et Verdier, 2022, p. 147).

À l’approche des représentations, Amélie vit plus difficilement l’accompagnement :

Mais au bout d’un moment, quand t’es en création, que le travail de comédien pour chacun commence à prendre de la place, il y a de moins en moins de disponibilité de l’équipe pour être complètement présente auprès de la personne qui est en situation de handicap
(Amélie, référente de Léonard).

Ces tensions s’amplifient au fil des représentations. Des frustrations émergent, correspondant à la réalité de la création éprouvée par Léonard. Durant les répétitions, le regard de ses partenaires le valorisait ; durant les représentations, celui du public l’inscrit dans le groupe, au même titre que les autres. Il revendique le rôle de star – « Léostar, c’est mon surnom » – et peut tenir des propos désobligeants vis-à-vis des comédiennes. Ambre le convoque et lui rappelle que les coulisses sont aussi un lieu de travail et qu’être acteur, c’est être un bon partenaire. « Dans ce contexte d’incertitude, inhérent à la situation, l’objectif du projet d’accompagnement reste intangible, qui est de permettre à l’artiste de tenir bon dans son désir d’être avec d’autres pour qu’un projet de création existe » (Laurès et Verdier, 2022, p. 147). Durant le 2e acte, Léonard connaît de longs moments d’attente. Il les supporte de moins en moins et les comédiens doivent se mobiliser pour le faire monter sur scène à temps :

Par exemple, les derniers jours avec Léo ont été très durs et je me suis dit qu’on n’était pas forcément armés pour vraiment être à l’écoute de Léo […] Vraiment, les derniers jours on s’est dit ça. On s’est dit, « c’est un spectacle très long » et c’est peut-être une violence pour lui parce que quand tu ne ressens plus son plaisir, qu’il n’a plus envie d’y aller, moi je me questionnais vraiment sur ce qu’on fait. Du coup, tu vois, à un moment donné, je sais pas, le pousser sur le plateau, ça n’a plus de sens
(Élise, comédienne).

Les enjeux du spectacle deviennent concrets : « J’ai la trouille » dira-t-il en janvier. Si Léonard retrouve une énergie lors des saluts, ces résistances ponctuelles lui font violence, à lui, mais aussi à toute la troupe. Cela n’entame pas sa motivation. En janvier, il affirme « en plus, en mars j’y retourne, c’est cool ».

Conclusion

La professionnalisation de Léonard est en mouvement. Karine souligne qu’il continue d’apprendre, que son jeu est de plus en plus ancré et précis. Mais ces tensions mettent en exergue la nécessité d’un accompagnement logistique permanent. Cela signifie le recrutement de deux personnes par jour. Chercher de l’argent pour construire le spectacle, « 80 % de mon temps, c’est ça » (Ambre, dans Sandjivy, 2023). Ces tensions renvoient alors à la responsabilité des pouvoirs publics qui prônent l’inclusion des personnes en situation de handicap. Mais déploient-ils vraiment les moyens de leur professionnalisation en milieu ordinaire ? L’engagement politique est indispensable pour une professionnalisation aboutie et un accompagnement qui ne mette pas à mal le groupe.

Néanmoins, la création de L’art de la joie a pu professionnaliser Léonard parce que la démarche artistique, pédagogique et humaine d’Ambre Kahan, l’engagement de la troupe, l’éducation même de Léonard l’ont permis :

Mais en tout cas, peut-être, ça interroge le fait d’en finir avec l’idée de perfection, l’idée qu’il y aurait quelque chose de parfait et que c’est ça qu’on devrait viser, qu’il y aurait l’homme de Vitruve et que ça serait l’idéal
(Florent, comédien).

En ce sens, cette création et la professionnalisation en acte de Léonard ouvrent la porte des possibles, montrant comment un espace de création peut participer d’un renouvellement des pratiques pédagogiques qui peut s’émanciper des pratiques instituées. La professionnalisation de Léonard conduit à celle de tous les participants de la création, institutionnalisant de nouvelles pratiques qui, d’une part modifient la forme « scolaire » par la centration sur le collectif et le faire ensemble, d’autre part transforme la perception qu’ont les comédiens du processus de création et de ses pratiques instituées. Cette création est ainsi politique et permet également de penser l’inclusion des personnes en situation de handicap dans le milieu artistique et d’envisager d’autres pratiques dans les processus de création.

Bibliography

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Notes

1 Le spectacle étant public, l’anonymat des personnes est impossible. L’auteur a reçu l’autorisation des participants de ce projet exposé ici pour utiliser les donnés produites. L’article leur a été transmis et a obtenu leur aval. Return to text

2 L’expression met l’accent sur la construction sociale de cette catégorie instituée. Return to text

3 ÉSAT : Établissement médico-social permettant aux personnes en situation de handicap de travailler en milieu protégé. Il existe actuellement 15 Ésat-théâtre en France, formant autant de troupes permanentes. Return to text

References

Electronic reference

Claire de Saint Martin, « La professionnalisation en acte d’un comédien en situation de handicap : L’Art de la joie mis en scène par Ambre Kahan », La Pensée d’Ailleurs [Online], 6 | 2024, Online since 28 octobre 2024, connection on 04 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=875

Author

Claire de Saint Martin

Maître de conférences HDR en sciences de l’éducation et de la formation, laboratoire EMA (école, mutations, apprentissages), Inspé, CY Cergy Paris Université. Chercheuse associée au Centre national pour la création adaptée (CNCA).

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