L’Action Féministe et les institutrices : un « événement de parole » au début des années 1910

DOI : 10.57086/lpa.89

p. 49-69

Plan

Texte

« Aux institutrices : Voulez-vous voir cesser l’inégalité révoltante qui fait de la femme un être inférieur dans la Société ? Voulez-vous devenir matériellement et moralement les égales de vos Collègues Instituteurs ? […] Institutrices, vous avez pour vous la force du droit, mais elle n’est rien sans la force du nombre. Soyez le nombre, et vous vaincrez ».
L’Action féministe, décembre 1909.

« J’appelle événement de parole la saisie des corps parlants par des mots qui les arrachent à leur place, qui viennent bouleverser l’ordre même qui mettait les corps à leur place en instituant la concordance des mots avec des états de corps. L’événement de parole, c’est la logique du trait égalitaire, de l’égalité en dernière instance des êtres parlants, qui vient disjoindre l’ordre des nominations par lequel chacun était assigné à sa place ou, en termes platoniciens, à sa propre affaire ».
(Rancière, 2009, p. 66).

Introduction : un « événement de parole »

La publication de L’Action Féministe, à partir de 1908, constitue sans doute un événement de rupture entre l’assignation des corps et la production égalitaire des mots et des discours, un « événement de parole », comme le conceptualise Jacques Rancière. Ce bulletin est publié par des institutrices, qui, revendiquant leur appartenance sexuée, entendent faire entendre un dire désaccordé au faire qui leur est assigné. Elles s’emparent « de mots qui ne leur sont pas destinés », et « inventent un sujet nouveau » (Rancière, 2009, p. 66). La parole, dans un tel événement, vient « perturber l’ordre des corps », et permet à ceux qui parlent de « s’affirmer dans leur égalité d’êtres parlants ».

Certes, en 1908, la parole des femmes, la parole féministe, et la parole des institutrices n’est pas nouvelle. Quelle est donc la particularité de L’Action Féministe ? Les militantes de ce bulletin écrivent à la fois en professionnelles, en travailleuses et en femmes, s’intéressant au « sort », à la fois, de la professionnelle (supposant un regard syndical), de la travailleuse et de la femme qu’est l’institutrice. De leur point de vue d’institutrices, elles déploient des problématiques professionnelles et féministes : elles se demandent comment les institutrices peuvent porter le féminisme, d’une part, et comment le féminisme peut s’incarner « pratiquement » avec le militantisme des institutrices, d’autre part. Mais elles cherchent également à penser comment les institutrices peuvent constituer un groupement pionnier, porteur d’une voix qui est à la fois la sienne et celle des autres — autres femmes, autres travailleuses. Elles se pensent ainsi comme des militantes qui luttent pour leurs collègues institutrices qui n’ont pas encore la force de lutter ; qui luttent pour les autres travailleuses, celles qui pourront s’appuyer sur leurs luttes pour justifier les leurs ; qui luttent, enfin, pour toutes les femmes, qui verront ainsi avancer leurs droits.

Il faut donc comprendre cet événement de parole à partir de la place historique singulière des institutrices, celles d’un privilège, tel que le conceptualise Geneviève Fraisse à propos de Simone de Beauvoir (Fraisse, 2008, p. 8 et sq.). Le « privilège », au singulier, signifie d’abord « la loi privée, particulière », une protection « intime », donc aussi « une force […] le privilège valide l’écrit ; et donne confiance ». Conjointement, les privilèges, au pluriel, ceux, pour Beauvoir, d’une femme savante et émancipée, ceux d’une classe sociale plus aisée, « soulignent la dimension d’une responsabilité historique », c’est-à-dire aussi « l’exercice de la liberté, […] dans un monde qui reste hiérarchisé » (op. cit., p. 9). En ce sens, et en reprenant ce terme pensé initialement dans un contexte existentialiste et pour une femme écrivant dans les années 1950, les institutrices de L’Action féministe jouissent sans doute d’un privilège, dont elles peuvent faire « un moyen, instrument dans une situation propre à exercer sa liberté » (p. 15).

Ce privilège, au début des années 1910, est sans conteste celui de l’instruction, mais également celui d’une formation spécifique et d’un esprit de corps. La profession d’institutrice publique est en effet le premier débouché des femmes possédant le brevet élémentaire ou supérieur — femmes dont le nombre, en ce début de xxe siècle, croit considérablement. Ces dernières bénéficient alors, contrairement aux institutrices libres, très nombreuses, mais vivant dans des conditions difficiles, et peu organisées, d’une formation solide, d’un sentiment de corps alimenté par la volonté de servir le peuple. Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard, dans son étude sur le syndicalisme et le féminisme, le souligne :

Elle [l’institutrice] est, parmi les travailleuses, celle qui analyse le mieux le sentiment de fierté qu’éprouve une femme qui peut se suffire à elle-même
(Zylberberg, 1978, p. 59).

En outre, la comparaison avec l’instituteur en matière de salaire est plus aisée que pour les autres professions : les tâches sont identiques entre institutrices et instituteurs, et les mariages endogames au sein de la profession sont monnaie courante. Enfin, « l’événement de parole » qui est celui des militantes de L’Action Féministe est le fruit d’une conjoncture particulière, celle des années 1910. Cette décennie voit, en premier lieu, augmenter de manière significative le nombre de travailleuses, de travailleuses syndiquées, mais également de syndicats uniquement féminins, passant de 31 en 1900 à 162 en 1911, pour représenter 24,9 % des travailleuses syndiquées (Guilbert, 1966). Elle propose, pour les institutrices, en second lieu, d’une situation intellectuelle et sociale a-normale et conjoncturelle », comme le soulignait déjà Anne-Marie Sohn dans son étude sur les institutrices de la CGTU (Sohn, 1977, p. 414), celles de « marginales ». Les institutrices sont en effet plus instruites que les autres travailleuses, mais plus isolées, mal considérées et mal payées, à qui la vie de famille est souvent refusée. « Elles étaient donc prédisposées à une réflexion critique sur leur condition et à une action tant professionnelle que féministe pour défendre leur salaire » (id.). « Marginales », ces institutrices sont ainsi poussées, par les conditions matérielles et idéologiques qui sont les leurs, à la lutte, à la fois, nous allons le voir, syndicale et féministe. Dans les années qui suivent, en effet, et plus particulièrement après 1939, la profession d’institutrice se normalise, se féminise ; l’institutrice devient une travailleuse comme les autres et une mère de famille :

Sa combativité s’en ressentit. Elle perdit alors ses chances d’égalité avec les hommes. Le mythe du salaire d’appoint et du métier féminin reparut, détruisant les possibilités de promotion. La société française, après avoir rejeté ce type de femme, le digéra, le ramena à la norme. […] Faut-il aller jusqu’à supposer que seules les marginales étaient assez motivées pour devenir les égales des hommes ?
(id.)

« Marginales » au regard de l’ensemble des institutrices, et de l’ensemble des travailleuses, ces femmes engagées déploient pourtant une argumentation et une action qui fait histoire. Leurs publications dans de nombreuses revues participent de la réflexion autour des méthodes innovantes en éducation ; leur engagement syndical aboutit à une égalisation des conditions entre institutrices et instituteurs. Leur action est donc essentielle dans l’histoire de l’enseignement et celui du syndicalisme enseignant.

Cet article entend s’intéresser aux débuts du journal, donc à la prise de parole inaugurale qui est la sienne. Cette parole est à la fois générique et spécifique.

Le générique concerne des problématiques qui dépassent la seule période des années 1910, en particulier l’articulation et les contradictions entre socialisme, syndicalisme et féminisme. En ce premier sens, ce texte entend modestement contribuer à une historiographie qui laisse encore peu de part à ces actrices de l’histoire, et peinant à les envisager comme les entières participantes des luttes sociales et politiques de l’époque1.

Le spécifique concerne l’action des institutrices pour elles-mêmes. Cette action s’inscrit dans au moins deux filiations intellectuelles de l’émancipation. La première est philosophique : elle est celle du refus de la servitude volontaire de la part de ceux, ou celles, qui ont le nombre. Il s’agit alors pour ces institutrices de se demander comment faire nombre, comment s’unir pour peser de tout leur poids dans les décisions qui sont celles des amicales, en direction de droits plus égalitaires. La deuxième filiation est politique : elle est celle des groupements féministes depuis le début du xixe siècle et celle, même lointaine, du socialisme utopiste — les saint-simoniennes et La femme libre, les femmes de 1848 et La Voix des femmes, et des groupements d’instituteurs et d’institutrices des années 1830 et 18482. Il s’agit dans ce sens d’engager une action sororale (Kolly, 2015), c’est-à-dire impliquant des résonnances et des alliances entre des femmes, habitant leurs divergences, alliance éventuellement ponctuelle ou conjoncturelle — ici, la corporation des institutrices — pour faire avancer une cause commune. Les institutrices de L’Action Féministe proposent ainsi une forme paradoxale de collectif féminin : il s’agit d’abord de former un « nous » sororal et restreint, un « nous, institutrices féministes » ; cette étape indispensable doit leur permettre de construire un « nous » des institutrices, explicitement corporatiste, en ce qu’il propose un « féminisme pratique », d’ancrage socialiste. Pour cette raison, ce « nous » corporatiste pourra alimenter le féminisme général, pour toutes les femmes. Entre particulier, spécifique et universel, les institutrices féministes ont ainsi la double audace d’affirmer le féminisme à l’intérieur d’un syndicat aux rouages principalement masculins, et d’affirmer le socialisme dans un mouvement féministe suffragiste avant tout « bourgeois ».

Pour étudier cette parole, nous nous restreignons donc volontairement aux deux premières années du bulletin, dans l’optique d’éclairer les conditions de possibilité de cette même prise de parole — c’est-à-dire aussi l’argumentation et l’action qui sous-tendent la volonté d’être considérées comme des interlocutrices valables. L’étude du contenu théorique et pratique — prises de positions corporatistes, politiques ou pédagogiques, en articulation à l’histoire de l’enseignement — fera par conséquent, et suivant la même logique, l’objet d’un article ultérieur. Un tel déroulement entend soutenir l’idée que pour faire entendre des propositions éducatives — ici, celles des institutrices féministes — il est nécessaire d’abord d’exister comme entité, et le syndicat, en ce sens, fait partie des entités supports possibles. Nous connaissons le rôle pour l’école, par exemple, pour l’école maternelle, d’associations d’institutrices comme l’AGIEM (l’Association des Institutrices des Écoles Maternelles de France et des Colonies), fondée en 1921 : de tels regroupements peuvent être considérées comme les prolongements pratiques des premières associations créant l’institutrice comme une actrice sociale. Une militante témoigne ainsi en 1910 de ce qu’elle a découvert en fréquentant le groupement :

Qu’y ai-je donc découvert ? Tout simplement l’Institutrice. Dans ces groupements où elle est chez elle, la « Nullité » que j’ai jadis secouée rudement — histoire de la réveiller — se révèle avec son naturel et ses qualités propres et généralement insoupçonnées
(L’Action féministe, février-mars 1910).

L’Action Féministe : le bulletin des Groupements Féministes Universitaires

Les institutrices, le syndicalisme et le féminisme : esquisse d’une problématique

Dès les prémices du syndicalisme, les institutrices semblent faire part avec les instituteurs dans la lutte pour la reconnaissance de la corporation et la protection du métier. Une première « Société des instituteurs et des institutrices » voit le jour en 1831 ; Pauline Roland et Jeanne Deroin fondent en 1848, en parallèle des groupements féministes, une « association fraternelle des institutrices socialistes » (Zylberberg-Hocquard) ; au moment de la mise en place du système scolaire de la IIIe République, et après la loi Waldeck-Rousseau sur les syndicats professionnels, un projet de syndicat des instituteurs et institutrices de France est déposé à la préfecture de la Seine en 1887, dans l’été qui précède la circulaire Spuller interdisant la syndicalisation des enseignants. Dans ce contexte d’interdiction, et après l’édiction de la loi 1901 sur les associations, se créent les « amicales », qui visent à la fois « le perfectionnement pédagogique » et « la défense professionnelle des instituteurs qui inclut celle de l’école laïque » (Mouriaux, 1996, p. 14). L’amicale des instituteurs et institutrices, créée en 1901, défend le statut spécifique des enseignants – traitement avancement, déplacements. Si la question amicalisme/syndicalisme est régulièrement discutée, les activités se rapprochent au fur et à mesure des années du syndicalisme, en particulier à partir de 1905 (Girault, 1996, p. 113). Dans cet article, nous utiliserons ainsi le terme de « syndicalisme » pour décrire l’action des institutrices, bien que cette action ne se situe pas stricto sensu dans le cadre d’un syndicat.

La thématique première de la mobilisation des institutrices est le traitement (le salaire), question qui ne concerne pas seulement les enseignantes. L’époque est à la législation autour du travail. Autorisation des associations professionnelles pour les femmes qui travaillent (1884), réglementation du travail des femmes et des enfants (à partir de 1892), autorisation aux femmes de disposer de leur salaire (1907). Les mobilisations féministes sont ici essentielles : pensons à la « loi des chaises3 » (1900), la loi sur le salaire, qui ont fait l’objet de luttes vives. Bientôt des lois viennent protéger la travailleuse mère (congé post accouchement, 1913), et les luttes continuent sur un salaire minimum, la concurrence du travail des prisons et, précisément, le salaire égal « à qualification équivalente et travail égal » (Zylberberg, 1978, pp. 65-67). Dans toutes ces batailles, les féministes doivent lutter au sein même des associations syndicales pour faire valoir la légitimité de leurs revendications (Maruani, 1979). L’articulation entre féminisme et syndicalisme est ainsi loin d’être une évidence : dans son travail sur la question, Marie-Hélène Zylberberg conclut que le lien entre les deux luttes est problématique avant 1914, sauf pour la profession enseignante (op. cit., p. 255). L’Action Féministe, en ce sens, en témoigne.

L’Action Féministe

Marie Guérin, née en 1864 à Epinal, dans les Vosges, devient institutrice en 1882. Avec son frère Paul, instituteur né en 1872, elle milite à l’amicale des instituteurs de Meurthe et Moselle et à la Coopération pédagogique. En 1903, elle fonde à Laxou, une commune proche de Nancy, la « Fédération primaire d’action et d’études féministes » (Zylberberg, 1978, p. 102). Elle en est la secrétaire générale, et Cécile Panis4 la secrétaire adjointe. L’association prend la parole au IVe congrès des amicales d’instituteurs et d’institutrices, à Nancy, en 1905, sur la question de la coéducation (Mole, 2007, p. 102). La Fédération Féministe Universitaire, qui semble être l’émanation de cette première « Fédération primaire », se structure entre 1905, lors du congrès de Lille de l’amicale, et entre 1908 et 1909, aux côtés de Marguerite Bodin5. L’Action féministe, leur bulletin, commence à paraître en 1908. Les documents disponibles restent pour l’instant lacunaires. Nous n’avons pas réussi à retrouver les bulletins de cette première année. Par la suite, la publication est mensuelle : trois bulletins paraissent entre octobre et décembre 1909. Beaucoup de bulletins sont manquants, parfois pour des années entières (1911, ou 1923 par exemple). Nous savons que la publication a eu lieu au moins jusqu’en avril 1926, et n’a pas cessé pendant la Première Guerre Mondiale. L’historiographie, sur ce thème, est très mince. En dépit du fait que les FFU constituent la première association à se préoccuper directement et spécifiquement du sort de l’institutrice, elles n’ont fait l’objet que de peu d’études, et leur mention est absente des ouvrages de référence sur le syndicalisme enseignant.

Pourtant, les FFU se targuent de quatre mille d’adhérents en 1911, lors du congrès de Nantes (Karnaouch, 2017). En 1912, le nom s’est modifié quelque peu (« Fédération Universitaire d’Étude et d’Action Féministe »). L’objectif est alors « la recherche et la mise en action des moyens propres à améliorer le sort de la femme en général et des Membres féminins de l’enseignement en particulier » (L’Action féministe, janvier 1912). L’Association est ouverte aux membres de l’enseignement public, et fonctionne par sections départementales, qui ont leur propre administration (comité, secrétaire, trésorière). Un congrès est organisé tous les deux ans : celui-ci nomme, pour les deux années qui suivent, une « commission permanente » avec un bureau, permettant de coordonner « l’effort » des sections départementales. Si le « sort de la femme » et de l’institutrice est bien l’objectif visé, l’organisation est mixte (l’association prévoit une cotisation de trois francs pour « un ménage de deux adhérents », deux francs pour une adhésion individuelle).

Les FFU sont alors pionnières, posant la question de l’émancipation de l’institutrice de manière frontale et spécifique. Elles dialoguent donc avec d’autres organisations qui abordent aussi ces questions. Ainsi de L’École émancipée, organe hebdomadaire de la FNSI (Fédération Nationale des Syndicats d’Instituteurs, créée en 1905, et affiliée à la CGT en 1907), qui paraît dès 1910, et qui a notamment comme membre Hélène Brion6. En 1910, Marie Guérin publie dans L’École émancipée une tribune présentant le féminisme universitaire et présentant ses statuts ; cette tribune est l’occasion d’une discussion autour de la possibilité ou non d’articuler lutte révolutionnaire et lutte féministe. Les FFU dialoguent en outre avec les Groupes Féministes de l’Enseignement Laïque (GFEL)7 par le biais de Marie Guillot8, leur fondatrice. Marie Guillot a en effet pour amie Venise Pellat-Finet, secrétaire adjointe du comité de rédaction de L’Action féministe, également adhérente à la CGT et exerçant en Isère. Ensemble, les deux femmes créent la Fédération Féministe du Sud Est en 1911. Comme Marie Guérin, Marie Guillot, qui écrit une tribune féministe dans L’École émancipée, assure que la lutte syndicale doit être associée à une lutte féministe (idée de la « double lutte »). Ce sont également Venise Pellat-Finet et Marie Guillot qui se saisirent de « l’affaire Couriau9 » pour soulever la question du travail des femmes au sein de la CGT.

L’Action Féministe, et avec le bulletin, les Fédérations Féministes Universitaires témoignent ainsi de plusieurs spécificités du syndicalisme enseignant : l’intense activité militante et intellectuelle de beaucoup d’institutrices de cette période ; un intérêt et une sympathie croissante pour l’ensemble de la profession, donc aussi de beaucoup d’instituteurs, pour les droits de leurs collègues femmes. Ces deux points mériteraient sans doute d’être davantage soulignés dans l’explicitation des lignes de force du syndicalisme enseignant.

La teneur de l’action : comment créer la solidarité ?

Action féministe ou action syndicale ?

Notre but, c’est de libérer l’institutrice, pour libérer ensuite avec son aide, la femme. Ce serait donc mal comprendre le but et le mal servir que de recommencer l’éternel assujettissement féminin en suivant une voie déjà tracée par d’autres que nous-mêmes
(L’Action Féministe, octobre 1910, p. 54).

Le premier objet de L’Action Féministe est clairement la défense des intérêts de l’institutrice, qui s’effectue selon trois types de lutte.

La première est celle de l’égalité de « traitement », qui doit amener les femmes à être rémunérées de manière égale à leurs collègues masculins. « À travail égal, rétribution égale », écrivent-elles. Il s’agit ici d’affirmer une égalité de généralité au sein de la profession dans son entier. Cette demande donne lieu à une proposition de résolution, présentée à la chambre des députés le 25 janvier 1910 par Ferdinand Buisson — proposition adoptée en principe, mais sans réalisation concrète. Pour les militantes, l’égalité de traitement est une manière « d’achever l’œuvre que nos lois scolaires ont commencée » :

Qu’il s’agisse de l’enseignement secondaire, qu’il s’agisse de l’enseignement primaire, tout l’ensemble de nos lois repose sur cette idée qu’il y a égalité de traitements entre les deux sexes. Les quatre cinquièmes de la réforme sont faits
(Février-mars 1910, n° 5, p. 65).

Le deuxième front de lutte concerne l’unification du service des établissements primaires : il s’agit de revaloriser le traitement, le statut et les conditions de travail des institutrices des écoles maternelles ou des postes communaux. Cette lutte est menée au nom d’une « parenté » unissant toutes les institutrices : « mêmes études préalables dans les mêmes conditions, même somme de savoir dûment constaté » (Janvier 1910, n° 4, p. 58). Dans ce deuxième cas, l’égalité est conjuguée au spécifique, puisqu’il s’agit de la faire fonctionner entre les institutrices, et non plus seulement des institutrices et des instituteurs.

En 1913, s’ajoute la demande de l’extension de l’inspection féminine, « ouverte en droit » et « en fait […] fermée ». L’égalité est ici appliquée dans une optique d’extension — des institutrices aux inspectrices. Ces trois fronts de lutte, spécifiques car concernant les institutrices seulement, doivent néanmoins nourrir le féminisme en général, et l’action des femmes dans la société, leur « rôle social ».

Non que nous voulions prendre part à toutes les luttes, mais nous estimons que des éducatrices doivent savoir à tout instant où en est le mouvement des idées pour diriger par leur persévérant quoiqu’obscur travail, les femmes de demain dans une voie moins rude que celle parcourue par leurs aïeules
(octobre 1913, n° 26).

Ces trois luttes s’effectuent en articulation avec la nécessité, transversale, que l’instituteur reconnaisse

Que l’Institutrice est moralement son égale et que cette égalité donne droit à l’égalité matérielle et civique […] Ce n’est pas la différence des sexes qui peut justifier la différence des droits, ni donner à un être humain une supériorité quelconque sur un autre être humain
(Février-mars 1910, n° 5, p. 80).

Voilà pourquoi, comme l’indique le titre du bulletin, la défense des intérêts corporatistes doit se faire de manière féministe. L’objectif indiqué dans le premier numéro de l’année 1909 est le suivant : « la recherche et la mise en action des moyens propres à améliorer le sort de la femme en général et des membres féminins de l’enseignement primaire en particulier » (Octobre 1909, n° 1, p. 6). Il y a donc un écho entre lutte syndicale, corporatiste, et lutte féministe. Cet écho est double.

Il s’agit dans un premier sens de faire entrer le féminisme chez les institutrices : dans ce sens, l’action syndicale est une déclinaison pratique du féminisme — pour le dire autrement, l’action visée est avant tout celle du féminisme. « Notre but, c’est de libérer l’institutrice, pour libérer ensuite, avec son aide, la femme », écrit un numéro de 1910 (Octobre 1910, n° 4, p. 54). Pour Marie Guérin, lutter pour l’égalité de traitement entre institutrices et instituteurs revient à lutter pour l’égalité entre les sexes, et non seulement à combattre pour les intérêts d’une corporation. Autrement dit, les institutrices sont le fer de lance d’une bataille qui les dépasse en tant que groupe, pour s’adresser à l’ensemble des femmes.

Les féministes nous sont reconnaissants [sic], vous font apparaître au grand jour l’étroite solidarité qui unit entre elles toutes les femmes. La cause des institutrices devient celle de tous les féministes, elle acquiert de ce fait une force qui sera invincible
(Décembre 1909, n° 3, p. 35).

Mais il s’agit également, conjointement, et dans un second sens, de valoriser l’institutrice par le féminisme. De cette manière, ce n’est plus le groupement corporatiste qui devient l’instrument du féminisme, mais le féminisme qui devient un instrument au service de la formation d’un groupement particulier. En d’autres termes, les revendications féministes et syndicales constituent le ciment d’un groupe et d’un regroupement encore inédits, l’institutrice étant décrite comme isolée et peu solidaire de ses sœurs professionnelles. En retour, ce groupement, parce que solidaire, nourrira à nouveau le féminisme : en renforçant la solidarité de corps, la sororité qui unit les institutrices entre elles, il créera de nouveaux modèles de solidarité généralisables. Les Fédérations Féministes envisagent ainsi une action en cercle vertueux, les deux sens, ou les deux faces de l’action se renforçant ainsi l’un l’autre : créer l’institutrice renforce les liens entre institutrices, donc entre femmes, renforçant la solidarité ; renforçant donc le féminisme, qui lui-même renforce les solidarités concrètes dans l’action syndicale, etc.

Une « éducation sociale »

Nous avons, dans nos groupes, une première et urgente besogne à faire, celle d’éveiller la grande majorité d’entre nous à la vie et à l’action corporatives. L’esprit de solidarité, profond, tenace, qui sait se manifester par des actes, cela vaut peut-être mieux qu’un bulletin de vote comme moyen de libération
(Janvier 1910, n° 4).

Pour agir collectivement, il est nécessaire de construire un collectif. L’action des Groupements, individuelle et collective, tourne donc autour de l’enjeu d’une « éducation sociale » visant à contredire l’éducation féminine traditionnelle pour créer les conditions d’une solidarité entre institutrices et entre femmes.

Cette éducation sociale se décline de trois manières : penser et réformer les contenus, réfléchir à des modalités d’actions auprès des élèves, et agir auprès des enseignants.

Le contenu est un premier pôle dont les institutrices parlent, mais qu’elles repoussent à une lutte ultérieure. « Ce sera une œuvre de patience, et il s’écoulera du temps avant que nous voyions le jeune homme et la jeune fille recevoir ensemble les notions d’hygiène, de science ménagère qui devront compléter leur culture générale » (octobre 1913, n° 26). Si les institutrices suggèrent une pédagogie plus active et plus rationnelle, et ouverte à l’enseignement professionnel, les premiers numéros de L’Action Féministe le reflètent assez peu.

L’action auprès des élèves est principalement celle de la « coéducation » mise en place par Paul Robin à Cempuis et par Pauline Kergomard dans les écoles maternelles, à la fin du xixe siècle. Cette coéducation, qui est déjà en œuvre de fait dans de nombreuses écoles rurales (Rogers, 2003) fait l’objet de demandes régulières dans le bulletin. Les institutrices restent néanmoins prudentes, conscientes que la généralisation de la mixité pourrait avoir des effets paradoxaux, amenant les enseignantes à ne s’occuper plus que des petites sections, et non à diriger des écoles et travailler dans les grandes classes.

C’est la troisième modalité qui fait l’objet principal du bulletin dans ses premiers numéros : créer une solidarité entre les institutrices. Les institutrices déclarent dépasser ainsi la stricte action syndicale pour faire œuvre d’« éducation sociale ». L’institutrice doit, dans les Groupements Féministes Universitaires, apprendre à connaître et à vivre une solidarité entre femmes. Elle pourra par la suite engager une solidarité plus large auprès de l’ensemble des femmes et des filles. Cette éducation sociale est donc aussi une forme d’éducation féministe, mais envisagée comme praxis, dans le double sens d’une action et d’une action transformatrice. Nous sommes ici dans la construction d’un collectif paradoxal : il s’agit d’abord de former un « nous » sororal et restreint, un « nous, institutrices », étape indispensable pour construire un « nous » plus large s’ouvrant à l’ensemble des femmes. Les institutrices de L’Action Féministe constituent en ce sens une source, un exemple possible pour penser une éducation féministe, ne s’attardant pas tant sur le contenu enseigné, ni sur les formes pédagogiques, mais sur les institutrices elles-mêmes10. La proposition constitue en cela déjà une audace, puisqu’elle suppose de reconnaître en creux le rôle possible des éducatrices dans la perpétuation de l’oppression, donc leur rôle crucial dans la lutte pour toutes les femmes, pour autant que la « solidarité » prenne un sens concret pour chacune d’entre elles. Elle est en outre originale car elle donne une place toute particulière à l’individue (le néologisme permettant ici de pointer l’individu de manière genrée, c’est-à-dire en prenant en compte les assignations qui sont les siennes).

Le rôle de l’individue dans l’éducation sociale

Les institutrices féministes sont conscientes de créer un groupement doublement restreint : celui des institutrices, au sein de groupements professionnels habituellement mixtes ; celui des institutrices féministes, au sein d’une corporation peu sensible à ces questions. Ceci signifie que bien que le groupement et le nombre soient des éléments essentiels de l’argumentation du bulletin, l’individue (comme individu femme) possède un rôle crucial dans l’action politique et l’émancipation.

Tout d’abord, l’individue possède un rôle dans la construction future du collectif. Pour construire un groupement d’institutrices, il est nécessaire de déconstruire l’éducation féminine traditionnelle, qui habitue les femmes à l’isolement, à la rivalité et au dévouement à autrui. L’isolement et la rivalité les rend craintive à tout engagement collectif ; le dévouement à autrui, pour sa part, fait obstacle à la lutte pour ses droits propres :

Un profond esprit de solidarité pourrait vaincre cette crainte [à s’engager collectivement], mais la femme, si dévouée aux seins, si pitoyable pour ses voisins pauvres, manque encore de ce levain, seul capable de façonner la société future…
(Janvier 1910, n° 4, p. 59).

En d’autres termes, pour engager la lutte politique — qui est fondamentalement altruiste, puisqu’il s’agit de lutter aussi pour les autres femmes qui ne se sont pas encore engagées — il est nécessaire de s’intéresser à soi-même. Or se dévouer à l’autre, comme le propose l’éducation traditionnelle, implique au contraire de s’oublier soi-même, de ne pas se préoccuper de son propre sort social et politique, donc de ne pas se préoccuper non plus du sort de ses compagnes d’infortune, ce qui renforce l’isolement et entrave toute solidarité (Février-mars 1910, n° 5, p. 76). Voilà comment l’individue doit en premier lieu se tourner vers elle-même : c’est le souci de soi qui devra mener au souci de l’autre. L’Action Féministe fait ainsi le pari de la construction d’une solidarité restreinte — celle des institutrices syndicalistes — dans l’espoir de la constitution future d’une solidarité féministe, pour toutes les femmes, puis d’une alliance avec l’autre sexe. Ce choix d’une action restreinte autour d’une solidarité syndicaliste et féministe tient d’une nécessité philosophique.

Ensuite, l’individue possède un rôle essentiel dans le processus de propagande au sein des sections. Certes, la diffusion de l’information s’effectue par la diffusion du bulletin, les congrès et les luttes collectives ; mais elle se fait aussi, pour les raisons que nous avons évoquées ci-dessus, par l’exemple et l’influence, de personne à personne. Ainsi écrit le numéro 7 de l’année 1910 :

N’y aura-t-il pas dans chacune de nos sections au moins une féministe avide de savoir qui voudra se préparer à jouer, elle femme, un rôle prépondérant dans son Amicale grâce aux connaissances utiles qu’elle seule sera à posséder.

L’influence de nos groupes féministes serait alors singulièrement agrandie. Et aux hésitantes, nous citerons comme modèle une féministe, apôtre de la pédologie [science des enfants], mademoiselle le docteur I. Ioteyko […]. Faites comme Mlle Ioteyko, prouvez par votre travail votre égalité avec les meilleurs d’entre les hommes
(Mai 1910, n° 7).

Il s’agit ainsi de favoriser le groupement et la diffusion des idées féministes par l’exemple et l’émulation, dans une perspective très kantienne de l’émancipation. L’Action Féministe se fixe ainsi l’objectif de la création d’une section féministe primaire dans chaque département, même composée de trois ou quatre membres, afin de favoriser la création d’un collectif féministe susceptible d’agir sur le collectif général des institutrices. Il s’agit ainsi de créer des amitiés et des interactions nouvelles entre institutrices permettant la transmission des actions et des convictions dans l’émulation et l’imitation.

Un « féminisme pratique »

Une fois les conditions remplies (engagement individuel, construction du collectif), il devient nécessaire d’agir, non en opposition, mais sur un autre front que le féminisme suffragiste. Les institutrices affirment la nécessité de ce qu’elles nomment un « féminisme pratique », c’est-à-dire d’un féminisme qui œuvre, d’une part, pour des changements rapides et concrets des conditions de vie des femmes ; d’autre part, pour un vécu réel de la solidarité entre femmes. La première œuvre, celle des changements pratiques, passe par les différentes revendications que nous avons déjà pointés, en particulier celle de l’égalité de traitement, qui ouvre le journal en 1908. La deuxième œuvre, celle du vécu solidaire et sororal passe par la création d’un lien concret, celui du bulletin, qui est aussi le lien de l’information partagée. Mais elle passe également par la construction d’entrainements à la prise de parole, ou encore à l’analyse conjointe des thématiques des Amicales. L’Action Féministe s’appuie ainsi sur la parole pour construire une praxis féministe, et ainsi une forme d’éducation à la « vie corporative ».

Le féminisme des faits

Sur le principe que « le moindre fait pratique a plus d’importance, pour la cause, que les plus savantes discussions philosophiques ou anatomiques » (Février-mars 1910, n° 5), les institutrices mettent leur énergie à l’adoption de résolutions liées au quotidien et à la pratique des femmes. Il ainsi s’agit de doubler un féminisme politique compris comme bourgeois, « théorique et doctrinal », apanage « des femmes appartenance à la haute bourgeoisie intellectuelle ». « Avec la Fédération féministe des institutrices, il [le féminisme] entre dans le domaine des faits, et il pénètre dans une classe sociale beaucoup plus nombreuse et importante », écrivent les militantes.

Marie Guérin, en février 1910, avance plusieurs arguments en ce sens.

Le premier est celui de l’émancipation économique pensée comme un biais particulièrement favorable pour construire l’émancipation morale. Il s’agit ainsi clairement de se positionner dans une perspective « socialiste ». D’une part parce que les revendications des institutrices sont universalisables, et peuvent concerner toutes les travailleuses ; d’autre part parce que les institutrices peuvent être considérées comme « les prolétaires de l’Enseignement féminin », se méfiant des féministes bourgeoises » (Janvier 1910, n° 4). Les institutrices se considèrent ainsi comme des travailleuses : elles prennent ainsi, longuement et régulièrement la parole lors de l’affaire Couriau, déjà citée.

Le deuxième argument est matérialiste : il s’agit de s’intéresser et de transformer le réel de la majorité des femmes, qui sont parfois loin du féminisme, et pour qui il faut tout même engager un combat en faveur de l’amélioration de leurs conditions de vie. « Si nous ne devons pas avoir pour unique objectif le foyer (mariage, maternité), nous ne pouvons pas oublier que la plupart de nos filles seront épouses et mères, ouvrières à la maison, à l’atelier ou aux champs » (Février 1910, n° 5). Cet argument est réitéré quelques mois plus tard, lorsque Marie Guérin rappelle que toutes les femmes n’ont pas toutes les même temps à consacrer à la lutte11. Dans ce sens, les institutrices s’investissent d’un devoir solidaire et social envers toutes les femmes.

Le troisième argument, présenté par l’ensemble des GFU dans leur rapport général, la même année, est celui de la stratégie. Les revendications concrètes peuvent être considérées comme plus raisonnables et moins radicales que le suffrage. Le rapport général présente ainsi un féminisme « n’ayant rien d’exagéré et rien qui ne soit très juste et très légitime […] [se] gardant toujours de toute exagération comme de toute exaltation inutiles » (Février-mars 1910, n° 5). Là encore, les institutrices possèdent une place privilégiée : elles font les mêmes études, passent les mêmes examens, effectuent des tâches identiques, ont les mêmes heures de travail, « avec les mêmes obligations sacrées — et de ce que leur anatomie n’est point identique, on conclut qu’on peut payer l’un moins que l’autre ! ». La comparaison est donc évidente, tout comme l’est celle entre deux « jumeaux » qu’une mère traiterait différemment. Ainsi, les militantes affirment que peu d’hommes, y compris « ceux qui croient à la “toute puissance de la barbe” oseront soutenir que cette différence est juste » (ibid.).

Le féminisme de la sororité

Il s’agit donc de s’appuyer sur la condition spécifique de l’institutrice pour construire une lutte universalisable, pour toutes les travailleuses, et toutes les femmes. Et pour construire une lutte valable pour les institutrices, ces dernières devront construire un lien spécifique permettant de renforcer leur énergie et leur puissance de lutte. Un communiqué ardéchois du bulletin indique en 1910 qu’un des objectifs des GFU est de créer l’Institutrice : de lui ouvrir « des horizons nouveaux », de révéler sa « force » et de voir disparaître ses « éternels ennemis, la timidité et l’isolement » (Janvier 1910, n° 4).

Pour créer un « nous », plusieurs ingrédients sont avancés.

D’abord, la non-mixité, qui n’est pas close sur la question sexuée, mais enchâssée dans la lutte syndicale. Les institutrices ne sont pas seulement « sœurs », mais bien « sœurs professionnelles ». Autrement dit, la non-mixité doit permettre aux femmes de « s’habituer […] à se grouper entre elles », mais également de s’éduquer « aux questions sociales » et « syndicales ». La non-mixité vise ainsi à rétablir une égalité des connaissances et des pratiques en matière syndicale. Les exemples de syndicats mixtes, où les femmes ne prennent pas de responsabilité, et où aucune avancée n’a été proposée en faveur des femmes, sont avancés pour démontrer leur inutilité.

Lorsque leur éducation syndicale sera complète, alors, il y aura peut-être lieu de fusionner. Jusque là, marchons parallèlement, la main dans la main, en communion d’idées, mais ne formons pas un tout qui, au lieu de nous protéger, nous dévore… je répète qu’il doit y avoir des syndicats de femmes et des syndicats d’hommes : dans les syndicats mixtes les femmes se sentent noyées…
(P. Guérin, Janvier 1910, n° 4).

Par ailleurs, la non-mixité devient l’incarnation pratique de la spécificité de la lutte, argument féministe déjà ancien : « l’émancipation des institutrices doit être l’œuvre des institutrices elles-mêmes ». Elle s’écrivent lasses que « Jeanne Coste » attende que « Jean Coste » agisse pour l’amélioration de son sort, et proposent de chercher elles-mêmes la solution (Févier-mars 1910, n° 5). Cette proposition d’une sororité professionnelle est signifiante politiquement : il s’agit aussi d’affirmer que

L’Institutrice, en dehors de son rôle familial ou professionnel a le droit d’avoir de sa mission sociale, une conception plus haute et plus large que celle que vous en avez-vous-mêmes. On n’est pas une névrosée parce que, n’ayant pas de foyer à aimer on se donne toute à l’œuvre d’émancipation de la grande famille professionnelle, pour arriver ensuite par elle, à la libération intellectuelle de la femme et du relèvement de sa situation sociale
(op. cit.)

Il s’agit ainsi, dans la corporation non-mixte, de lutter contre l’ignorance des femmes (une forme d’éducation) ; et de lutter contre « l’esprit craintif et conservateur particulier aux femmes et plus encore aux misérables » qui les empêche d’avoir un sentiment de solidarité. L’éducation sociale vise ainsi à engager la résistance féministe par la lutte contre « l’esprit de rivalité ».

Un profond esprit de solidarité pourrait vaincre cette crainte, mais la femme, si dévouée aux seins, si pitoyable pour ses voisins pauvres, manque encore de ce levain, seul capable de façonner la société future…
(Janvier 1910, n° 4).

Mais une fois de plus, cette réunion corporatiste entre sœurs professionnelles est dans le même temps ramené à un universel possible entre femmes.

Si nous osions — mais pourquoi n’oserions-nous pas ? — nous dirions que l’idéal corporatif des Institutrices est peut-être plus élevé et plus large que celui des Instituteurs. Non seulement nous voulons notre bonheur à nous Institutrices, mais nous voulons le leur aussi : nous voulons celui de la femme en général ; nous ne voulons plus de son asservissement au profit de l’homme […] Oui, notre idéal est plus élevé que le vôtre
(Juillet 1910, n° 9).

La non-mixité avancée reste pourtant un argument étonnant, la Fédération n’interdisant pas les adhésions masculines, et certaines figures comme Paul Guérin faisant partie de l’équipe fondatrice. Gageons que cet argument est basé sur une non-mixité non de principe mais de pratique, les hommes semblant tout de même minoritaires. Gageons en outre que cette question de la non-mixité ait pu faire débat, les positions des différentes personnalités de L’Action Féministe étant hétérogènes, sur cette question comme sur la question du suffragisme.

Ainsi, ce « nous » peut-il être décrit comme un enchâssement des appartenances – deuxième ingrédient. Les sœurs ne sont pas repliées sur une identité figée, mais comme un regroupement dynamique, ouvert dans sa potentialité à d’autres nous différents ou plus larges. L’Action Féministe entend ainsi créer des cercles d’action concentriques se renforçant les uns les autres. Le premier « nous », les premières « sœurs » sont les institutrices féministes. Ces premières sœurs entendent agir pour toutes les institutrices :

Non seulement les féministes, mais la totalité des institutrices se doivent de s’intéresser, que dis-je ? de collaborer à l’effort déployé en ce moment par quelques militantes d’avant-garde encore trop peu nombreuses
(Octobre 1909, n° 1).

Enfin, les institutrices travailleront à agir pour l’ensemble des travailleuses, puis des femmes. Les institutrices deviennent ainsi le fer de lance d’une bataille qui le dépasse en tant que groupe, pour s’adresser à l’ensemble des femmes : la sororité corporatiste fabrique bien du féminisme.

Les féministes nous sont reconnaissants [sic], vous font apparaître au grand jour l’étroite solidarité qui unit entre elles toutes les femmes. La cause des institutrices devient celle de tous les féministes, elle acquiert de ce fait une force qui sera invincible
(Décembre 1909, n° 3).

Cette conception, que nous avons décrite plusieurs fois jusqu’ici, étaie la description qu’effectuait Anne-Marie Sohn. L’historienne soulignait la posture atypique des institutrices au début du xxe siècle : isolement, difficultés concrètes mais également instruction et place nouvelle dans la société. Cette place singulière a été exploitée par ces dernières comme une prérogative les autorisant à une combativité toute particulière en faveur de l’égalité des sexes (Sohn, 1977, 414). L’Action Féministe voit effectivement l’institutrice comme une assise pratique nécessaire au féminisme ; assise qui ne prendra corps que lorsque les institutrices cesseront de se penser comme des « nullités » (Février 1910, n° 5), assumeront leurs qualités individuelles et collectives dans une « communion d’idées et d’aspirations » ; et accepteront de « devenir une force » (Décembre 1909, n° 3). Le « nous » proposé par les institutrices n’est pas replié sur une identité circonscrite (une identité professionnelle collectif par exemple) ; ce manque fait leur force : elle évite aux institutrices de s’enfermer dans un rôle balisé tout en leur permettant de constituer malgré tout un corps professionnel efficace.

Conclusion

Nous voulons essayer de former des volontés, des énergies, il faudrait que nos filles n’aillent plus grossir le nombre des pauvres exploitées concurrentes de l’homme, malheureuses qui acceptent un salaire de famine. […] Nous voulons tendre une main amie aux femmes qui peinent comme nous, qui, plus exploitées que nous encore, manquent d’initiative, d’énergie pour réclamer le droit à la vie exempte des pires détresses12 !

Cette première étude de L’Action Féministe visait à objectiver les conditions nécessaires pour les institutrices, dans le contexte du début des années 1910, pour se grouper, et faire entendre leur voix.

Plusieurs conditions émergent de cette étude : en premier lieu, l’articulation, semble-t-il, unique à cette époque, entre syndicalisme et féminisme, les deux types de lutte venant se renforcer l’une l’autre ; en deuxième lieu, la constitution d’une « éducation sociale », forme de « féminisme pratique » venant contredire l’éducation féminine traditionnelle. Il s’agit de donner à pratiquer aux femmes le regroupement, la solidarité, autant que la prise de responsabilité. En ce sens, l’individue est tout aussi importante que le collectif.

Dans ce contexte, L’Action Féministe invite les institutrices, comme « sœurs professionnelles », à se regrouper et à s’entraider. La sororité professionnelle possède ainsi un double objectif : lutter pour les institutrices de manière spécifique — et inviter ces dernières à s’unir, l’intérêt spécifique étant plus aisé à circonscrire que l’intérêt général ; mais également, par ricochet, faire la force du féminisme. Voilà pourquoi, dans ce combat à la fois spécifique et général, l’institutrice possède une place de choix, celle du « féminisme sérieux ». Les GFU reprennent ainsi à leur compte l’opinion de Madeleine Pelletier, écrite dans La Suffragiste en novembre 1909, et republié dans un bulletin de 1910 : « le féminisme des institutrices de France est celui qui triomphera, car c’est le féminisme raisonnable et sérieux ». Contre les « élucubrations » du féminisme, ses « scories » et son caractère victimaire, l’institutrice est avancée comme le seul recours possible pour un féminisme concret, un « féminisme pratique ». Ainsi se construit une prise de parole à la fois spécifique et dynamique, qui contribuera à construire, au moins dans la pratique, l’institutrice comme une actrice sociale et une interlocutrice valable.

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Notes

1 Deux ouvrages pionniers, pour le début du xxe siècle, vont dans ce sens : celui de Christine Bard, Les filles de Marianne, publié en 1995 chez Fayard, ou encore l’ouvrage de Florence Rochefort et Laurence Klejman sur le féminisme de la IIIe République, L’égalité en marche, le féminisme sous la IIIe République. Paris : Presses de la Fondation Nationale de Sciences politiques. Retour au texte

2 Les prolongements théoriques et les filiations philosophiques et politiques entre les institutrices de L’Action Féministe et la « Société des instituteurs et des institutrices » (1831) ou l’« association fraternelle des institutrices socialistes » (1848, par Pauline Roland et Jeanne Deroin) seraient à étudier. Retour au texte

3 La « loi des chaises », votée le 29 décembre 1900, « contraignait les patrons de magasins à mettre à la disposition de leurs employées des sièges fixes ou pliants sur lesquelles elles pouvaient s’asseoir entre deux ventes » (Zylberberg, 1978, p. 66). Le vote de cette loi a été accompagné des premiers appels aux boycotts : les féministes ont encouragé les femmes bourgeoises se rendant dans les grands magasins de ne faire des achats que dans les magasins où il y avait assez de chaises pour les femmes employées. Retour au texte

4 Cécile Panis (1873-1943) est, en plus de son travail de secrétaire adjointe des FFU, la fondatrice de du groupe féministe universitaire de l’Indre. Elle est l’une des fondatrices du premier syndicat d’instituteurs de l’Indre, où elle prend ses responsabilités (secrétaire, trésorière) et est condamnée pour avoir refusé de dissoudre le syndicat en 1921 (source : Le Maîtron). Retour au texte

5 Marguerite Bodin (1869-1940) est une institutrice qui exerce d’abord dans l’Yonne. Elle participe activement, dès leur création, aux amicales, proposant des motions sur la paix, la coéducation. Elle participe pleinement de la création des Groupements Féministes Universitaires. Très intéressée par les questions de pédagogie, elle publie des articles dans la revue Les Petits Bonhommes, et publie L’institutrice en 1922. Voir la préface de Denise Karnaouch dans la réédition de L’institutrice chez L’Harmattan en 2012. Retour au texte

6 Hélène Brion (1882-1962) est une institutrice, d’abord féministe engagée dans diverses organisations et au parti socialiste. Elle entre dans le syndicalisme des instituteurs en 1912, et y prend vite des responsabilités de secrétariat. Du syndicat, elle défend des positions pacifistes et milite pour leur diffusion. Inculpée en 1917, elle comparait devant un conseil de guerre en 1918, où elle y défend ses thèses pacifistes et féministes. Elle était proche de Madeleine Pelletier et de Madeleine Vernet. Retour au texte

7 Ces groupes féministes s’affilient à la GCTU (Confédération Générale du Travail Unitaire) au début des années 1920, suite à une scission avec la CGT. Retour au texte

8 Marie Guillot (1880-1934) est une institutrice exerçant en Saône-et-Loire, qui s’insère très vite dans les amicales naissantes. Elle milite pour le féminisme (elle crée l’« Association des femmes de Saône-et-Loire pour la propagation des idées laïques » en 1906, et est membre de l’Union française pour le Suffrage des femmes), le socialisme, le droit de vote des femmes. Elle tente la construction d’un syndicat instituteur avec Théo Bretin en 1908, s’abonne à L’École émancipée, y écrit. Elle prend des positions clairement pacifistes pendant la première Guerre Mondiale, même si elle n’est pas inquiétée, contrairement à Hélène Brion ou Henriette Alquier, également institutrices militantes, féministes et syndiquées. Après la guerre, elle prend des responsabilités au sein de la CGT Voir Liszek, S. (1994). Marie Guillot, de l’émancipation des femmes à celle du syndicalisme. Paris : L’Harmattan, et l’article de la même auteure dans le Maîtron. Retour au texte

9 Typographe, Emma Couriau demande une adhésion au syndicat du Livre, qui lui est refusé. Son mari, Louis Couriau, prenant sa défense, est radié du syndicat pour avoir laissé sa femme travailler. Le débat s’engage alors dans la presse syndicale, sur le droit des femmes au travail, notamment la question de la concurrence que les femmes apporteraient face aux hommes. Retour au texte

10 Cette question du contenu d’une éducation féministe est une question récurrente. Définir par avance la matière d’une éducation féministe peut ainsi poser problème, puisqu’elle risque de devenir une éducation au féminisme ; dans ce cas, toute définition de contenu et de préceptes positifs proposés comme féministes prendrait le risque d’invalider la démarche avant même qu’elle n’ait lieu. Il peut ainsi être envisagé l’optique d’articuler les connaissances à une vue critique s’envisageant comme la création d’un nouveau « paradigme » (Zaidman, 2005, p. 37 et 50), plutôt qu’un contenu déterminé à l’avance. Retour au texte

11 Ce que suppose à l’inverse le droit de vote. Ainsi, la lutte pour suffrage est laissée à « de vaillantes femmes, plus favorisées que nous, puisque le temps ne leur fait pas défaut comme à nous, sauront conquérir » (Marie Guérin, décembre 1910, n°3). Retour au texte

12 L’Action Féministe, n°5, février-mars 1910, p. 84. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Bérengère Kolly, « L’Action Féministe et les institutrices : un « événement de parole » au début des années 1910 », La Pensée d’Ailleurs, 1 | 2019, 49-69.

Référence électronique

Bérengère Kolly, « L’Action Féministe et les institutrices : un « événement de parole » au début des années 1910 », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 1 | 2019, mis en ligne le 20 octobre 2019, consulté le 11 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=89

Auteur

Bérengère Kolly

Maîtresse de conférences en sciences de l’éducation, université Paris-Est, LIS (EA 4395), UPEC, F-94010, Créteil, France.

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