Introduction : au cœur de la mutation numérique
Les réseaux sociaux font désormais partie du quotidien de nos apprenants. Instagram, Facebook, WhatsApp, YouTube ou TikTok, autant de plateformes que les étudiants maîtrisent souvent mieux que leurs enseignants. Les recherches récentes montrent en effet que ces environnements numériques fournissent des opportunités tangibles : un contact direct avec des ressources authentiques, des interactions avec des locuteurs natifs et ce d’une manière assez souple à partir de n’importe quelle plateforme ainsi que la construction de communautés d’apprentissage variées (Yi & coll., 2025 ; Barrot, 2022 ; Alokla, 2018). Ils permettent notamment d’articuler apprentissages formels et informels, d’exposer les apprenants à des variations linguistiques et pragmatiques diversifiées (Blattner, Dalola & Lomicka, 2016 ; Broadbridge & Charriau, 2015), tout en encourageant l’engagement et la participation (Mondahl & Razmerita, 2014 ; Reinhardt, 2019). La dimension actionnelle, sociale et culturelle de l’enseignement des langues s’en trouve alors renforcée (Ollivier & Puren, 2011).
Mais cette intégration n’est pas sans poser de véritables défis. Les enseignants se heurtent à des questions concrètes : comment médiatiser ces pratiques pour éviter la dispersion et la distraction (Wyatt, 2013) ? Comment garantir l’équité d’accès alors que tous les apprenants ne disposent pas des mêmes ressources numériques ? Comment se former à ces outils en constante évolution ? Sans oublier les enjeux éthiques : biais algorithmiques, protection des données, fiabilité des contenus (Pélissier & Qotb, 2012 ; Alm, 2015 ; Blattner & coll., 2016), etc.
Ce numéro thématique rassemble donc des contributions qui interrogent précisément cette tension entre potentialités et obstacles. Plutôt que d’adopter un enthousiasme naïf ou un rejet systématique, les auteurs et autrices examinent, à partir de terrains et de contextes variés, comment les réseaux sociaux reconfigurent concrètement les pratiques d’enseignement/apprentissage du FLES ?
Thématique : Réseaux sociaux et renouvellement des pratiques d’enseignement du FLES
Omar Ismaïli ouvre ce numéro avec une démarche empirique avec L’enseignement-apprentissage du français via les réseaux sociaux au Maroc : pratiques, défis et perspectives : cas du cycle secondaire à la région de Fès-Meknès. Son étude, menée auprès d’une centaine d’élèves du secondaire et d’enseignants de français, révèle un paradoxe bien connu mais rarement documenté avec cette précision : les adolescents utilisent massivement Facebook, Instagram, Snapchat, YouTube et WhatsApp, mais leur usage pédagogique reste limité, informel et fortement inégalitaire. Du côté des enseignants, l’intérêt coexiste avec des réticences compréhensibles : manque de formation, surcharge de travail, risques de distraction, enjeux éthiques. L’auteur plaide pour dépasser les usages spontanés et construire une intégration didactiquement structurée, soutenue par la formation continue et l’accompagnement institutionnel.
Martina Alì de son côté adopte une autre perspective dans Apprendre le français à l’ère des réseaux sociaux : cinq comptes FLE pour italophones. Elle analyse cinq comptes Instagram et TikTok (@francese_con_laura, @francais_facile_avec_fabienne, @etvoila_franceseperitaliani, @camillecarissimo, @bonjour. magda) destinés à des apprenants italophones. Ces contenus, qui se centrent sur l’éducation, abordent la grammaire, la phonétique, le lexique et la culture, souvent dans une perspective contrastive français-italien. L’étude examine le type de contenu, le niveau CECR visé, les stratégies de communication, l’origine de l’enseignant et la dimension collaborative. Si ces pratiques montrent un potentiel pour nourrir des apprentissages dans une perspective actionnelle et communicative, elles réaffirment aussi le rôle essentiel de l’enseignant comme médiateur : c’est lui qui oriente les apprenants vers des outils fiables et adaptés. L’autrice esquisse une piste de recherche empirique en proposant d’intégrer ces comptes dans des dispositifs hybrides pour en mesurer l’impact sur la motivation et les apprentissages.
Varia : Autonomie, usages numériques, littérature et lectures
La partie Varia élargit la réflexion aux environnements numériques d’apprentissage, en examinant comment ils transforment l’autonomie des apprenants et les positionnements pédagogiques.
Qiushi Zhang analyse dans Apprendre en autonomie sur l’application Tandem : perceptions et pratiques des apprenants sinophones de FLE comment des apprenants sinophones mobilisent cette application pour apprendre en autonomie. Son étude mixte (questionnaire et entretiens semi-directifs) révèle que Tandem contribue à réduire l’anxiété langagière et à renforcer la motivation. Ces effets psychologiques positifs s’expliquent par les deux principes structurants de la démarche tandem : autonomie et réciprocité. L’article apporte un éclairage précieux sur les processus d’apprentissage auto-dirigés en environnement numérique, montrant comment le dispositif soutient le développement linguistique des apprenants.
Sonia Zouali propose d’analyser Les usages de l’IAG dans les pratiques d’enseignement/apprentissage : le cas d’étudiant en informatique dans le contexte universitaire tunisien, en se penchant plus spécifiquement sur le Français sur objectif universitaire. Son approche qualitative, menée à l’Institut Supérieur d’Informatique de Tunis, révèle une généralisation de l’IAG, souvent utilisée sans recul critique, avec des risques de baisse de créativité et des enjeux éthiques importants. En mobilisant des scénarios contextualisés adossés à une adaptation de la taxonomie de Bloom revisitée, elle montre que la combinaison entre IAG et réflexion humaine peut favoriser l’émergence de compétences transférables. Sa contribution insiste sur la nécessité d’une évaluation triangulée et contextualisée ainsi que d’une pédagogie proactive centrée sur la métacognition pour préserver et valoriser les compétences humaines distinctives.
Hans Färnlöf nous transporte dans le monde de la bande dessinée avec sa contribution Le rôle de la littérature dans l’enseignement supérieur des langues étrangères en Suède : enseigner le français avec Le Tour de Gaule d’Astérix au niveau A2 : il examine les opinions d’étudiants de niveaux A1 à C1 sur la place de la littérature en cours de langue. Ses trois enquêtes menées entre 2021 et 2024 à l’université de Stockholm révèlent un décalage : jusqu’au niveau B1, les étudiants privilégient une littérature au service de l’apprentissage linguistique, alors que les cursus tendent à introduire précocement l’analyse littéraire. L’enquête consacrée au niveau A2 montre l’appréciation forte de l’album Le Tour de Gaule d’Astérix : relation texte-image, brièveté des répliques, choix des temps verbaux favorisent la compréhension et légitiment la bande dessinée comme support universitaire. La BD peut ainsi jouer un rôle de passerelle entre une approche traditionnelle de la littérature comme outil linguistique et une approche scientifique centrée sur l’analyse des œuvres.
Trois notes de lecture closent le volume. Gérald Schlemminger rend compte dans Une approche universitaire réussie de l’enseignement du français en contexte migratoire de l’ouvrage dirigé par Bruley & Cadet (2024), Enseigner le français en contexte migratoire : ingénierie, littérature, inclusion. Il souligne l’équilibre réussi entre réflexions théoriques et exemples concrets, qui en fait une ressource utile pour chercheurs et praticiens. La diversité des auteurs et des autrices et des contextes éclaire les défis de l’enseignement du français en contexte migratoire, avec un accent fort sur l’inclusion sociale et scolaire. La note met en évidence plusieurs contributions marquantes : travail sur l’oral auprès d’adultes allophones, usages didactiques du téléphone portable pour entrer dans l’écrit, projets articulant sorties culturelles et expression orale. Schlemminger interroge cependant l’absence d’ancrage sociopolitique et de pédagogie critique dans l’ouvrage, rappelant que l’enseignement du français en contexte migratoire ne peut être pensé indépendamment des rapports de pouvoir, des politiques migratoires et des violences symboliques. Il plaide pour une didactique plus explicitement critique, capable d’articuler pratiques pédagogiques et enjeux politiques.
Rodrigo Edvard Araujo-Silva, dans Enseigner le français aux publics adolescents, porte un regard sur l’ouvrage de Valeria Catalano (2025). Il retrace la manière dont Catalano croise analyses contextuelles, apports théoriques et propositions concrètes pour interroger les résultats scolaires, les cadres didactiques et les approches pédagogiques destinées aux adolescents en FLE/FLS. La note insiste sur plusieurs axes : le statut et la diffusion du français, l’influence du CECR et de ses orientations pragmatiques, les limites d’une transposition directe de cadres conçus pour des adultes, la nécessité de revaloriser des dimensions souvent négligées comme la prononciation ou la réflexion grammaticale. En s’appuyant sur des parcours et fiches pratiques autour de la phonétique et de la conscience cognitive, la note montre comment l’ouvrage offre des pistes concrètes pour une pédagogie plus équilibrée, articulant rigueur, prise en compte du profil adolescent et plaisir d’apprendre.
Enfin, Baya Mihoubi propose dans Dix outils pour penser une lecture engagée de l’ouvrage de Claude Springer (2025), Les 10 Essentiels. Ce livre est présentée comme un « compagnon de route intellectuel » pour tous ceux qui s’intéressent à la didactique des langues et des cultures, notamment doctorants et nouveaux chercheurs. Structuré autour de dix « essentiels » suivis d’une synthèse, le livre traverse un large paysage théorique – philosophie du langage, linguistique, dialogisme, sémiotique, plurilinguisme, sociolinguistique, interculturel, épistémologies du Sud – en associant constamment perspectives historiques, concepts et ancrages de terrain. La note insiste sur trois forces majeures : la clarté du fil historique, le lien constant entre théorie et pratiques (notamment en contexte plurilingue et minoré) et un engagement éthique et politique assumé, particulièrement visible dans le chapitre consacré aux épistémologies du Sud et à la décolonialité. Tout en signalant la densité de certains chapitres pour un lectorat débutant et la place encore limitée accordée aux environnements numériques récents, la note souligne l’apport essentiel de cette synthèse pour repenser la didactique du FLES dans une perspective humaniste, critique et pluriverselle.
Conclusion
Il faut noter que ces contributions réunies dans ce numéro ne proposent ni solutions miracles ni enthousiasme béat face aux réseaux sociaux. Elles documentent des pratiques réelles, dans des contextes variés, avec leurs potentialités et leurs limites. Plusieurs constats émergents de ces travaux dont l’importance de l’engagement des apprenants, la nécessité d’une médiation enseignante forte, ou encore l’urgence de développer des compétences numériques et critiques chez les enseignants comme chez les apprenants ainsi que la persistance d’inégalités d’accès qui ne peuvent en aucun cas être ignorées. Nous invitons par le biais de ce volume à poursuivre une réflexion collective sur les conditions d’un usage éclairé, inclusif et didactiquement structuré des réseaux sociaux dans l’enseignement du français.
