Accompagner des réfugiés en cours de FLS : considérations culturelles et cognitives

DOI : 10.57086/dfles.515

p. 45-49

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Bonjour, vous avez conduit de nombreuses recherches sur les conflits entre groupes et vous avez pu observer dans votre pays d’origine, l’Égypte, les dérives d’un système autoritaire faisant fuir de nombreux intellectuels. Réfugié en France depuis 2011, quels sont les groupes d’exilés que vous avez pu identifier et quelles sont leurs particularités ?

Je pense tout d’abord que pour bien accompagner des personnes inscrites dans un parcours migratoire violent et subi, il faut être vigilant sur certaines caractéristiques du groupe dont elles sont issues. Cela ne veut pas dire qu’il s’agit de réduire ces personnes à leur groupe mais cela peut aider les formateurs à comprendre des situations compliquées.

Le premier groupe d’exilés que j’identifie est un groupe qui a subi pendant des années une discrimination dans son pays d’origine. Cela peut être une discrimination d’origine ethnique, religieuse, sexuelle, etc., comme par exemple, les chrétiens d’Orient en Iraq. Lorsque ces personnes arrivent en France, elles continuent souvent à vivre avec le sentiment d’être des citoyens de seconde classe et de ne pas avoir les mêmes droits que le groupe dominant. Elles ont des chances de s’identifier comme un groupe minoritaire.

Un deuxième groupe d’exilés comprend les personnes qui ont fui des zones de guerre (Afghanistan, Ukraine, Syrie,…) et qui ont le sentiment qu’elles vont mourir. Les études en thanatologie expliquent bien ces attitudes autour de la mort qui dépassent le traumatisme et qui font que les personnes ont des difficultés à se projeter. Elles peuvent apparaître comme des morts-vivants.

Le troisième groupe d’exilés a souffert de répressions dans des régimes autoritaires, dictatoriaux ou avec une censure politique très forte. Ce sont souvent des personnes qui aspirent à la liberté et qui viennent rejoindre la France pour pouvoir vivre leurs idéaux. Elles auront tendance à embrasser les valeurs républicaines naturellement. Cependant, elles seront critiques lorsqu’elles remarqueront que leur pays hôte ne respecte pas complètement la Constitution qui garantit des droits à tous les citoyens, lorsqu’elles se sentiront discriminées alors qu’une des devises de la République est Égalité.

Le dernier groupe rassemble des personnes qui souffrent de la pauvreté et qui sont à la recherche d’une meilleure opportunité pour elles-mêmes ou leurs enfants. Ce groupe n’a pas forcément conscience que leur pays d’accueil est sous-tendu par un système de valeurs parfois très différent.

Vous avez identifié quatre groupes mais en quoi ces différences peuvent-elles impacter les apprentissages en cours de FLS ?

Comme nous avons pu le voir, tous ces groupes ont certaines caractéristiques et nous pouvons identifier deux problèmes importants dans l’apprentissage du FLS. Tout d’abord, pour les deux premiers groupes, un niveau d’anxiété sérieux peut les mettre en difficulté cognitive. Concernant le troisième groupe, une surévaluation du système de valeurs qui empreint la société française peut être source de frustration. Quant au dernier groupe, les personnes estiment avoir déjà fait beaucoup d’efforts en se déplaçant, en acceptant de travailler dans des secteurs en tension qui ne proposent pas forcément de très bonnes conditions de travail et ont le sentiment qu’on leur demande en plus de renoncer à leur identité, ce qui les déstabilise.

Avez-vous des préconisations concernant des accompagnements spécifiques qui pourraient être mis en place pour ces différents groupes ?

Je vais commencer par évoquer le cas des enfants. Il est vrai que pour les enfants, l’apprentissage de la langue et de la culture peut paraître relativement simple car l’enfant intègre le groupe école qui leur permet par le biais de ses amis et de ses professeurs d’échanger dans la langue du pays hôte. Il est aussi en contact avec la culture locale par le biais de jeux, d’activités sportives, etc. Cependant, les enfants vivent avec des adultes, leur famille, qui observent les changements de comportements, de valeurs de leurs enfants et qui vont faire des commentaires. Les enfants peuvent alors se trouver dans un conflit entre les valeurs qu’ils ont intégrées hors du foyer et celles qui sont pratiquées dans leur famille : le conflit est d’autant plus exacerbé que les enfants se projettent dans une vie sur le territoire français et n’ont pas l’intention de rentrer dans leur pays d’origine.

Pour les adultes, tout d’abord, il est important que ces derniers comprennent les valeurs de leur nouvelle communauté, et ceci avant même l’apprentissage linguistique. Ainsi, en proposant rapidement des éléments sur la Constitution, sur les valeurs du système français, les personnes exilées pourront développer un sentiment d’appartenance car elles auront une connaissance de leur cadre de vie. Ils se sentiront moins étrangers et pourront être des participants actifs dans leur nouveau lieu de vie.

Deuxièmement, il est important que les nouveaux arrivants soient accompagnés par des dispositifs nationaux afin qu’ils puissent choisir de se rapprocher ou non de leur communauté d’origine établie sur le territoire national. Le manque d’accompagnement peut créer un sentiment d’aliénation, comme avait pu le remarquer le psychologue Eric Fromm, et freiner l’intégration des nouveaux arrivants qui sont à la recherche de contacts avec leur nouvelle communauté. Malheureusement, moins la communauté est accueillante, plus vite les nouveaux arrivants se replieront sur leur propre communauté pour survivre.

Vous avez évoqué des propositions assez générales pour que les groupes exilés puissent intégrer leur nouvelle communauté. Avez-vous des conseils plus spécifiques pour les classes de FLS ?

Comme nous avons pu le voir, tous les groupes vont ressentir des tensions personnelles plus ou moins exacerbées qui seront ensuite transportées dans la classe de langue. Ceci va avoir un effet négatif sur les apprentissages, et plus particulièrement sur les apprentissages en langues qui véhiculent aussi une culture et des valeurs. Pour pouvoir accompagner les personnes exilées, il faut tout d’abord comprendre de manière assez schématique les composantes qui entrent en jeu lorsque nous apprenons. Je vais donc rapidement esquisser trois systèmes : le système nerveux autonome, les ondes cérébrales et le système cognitif (attention, perception, mémoire).

Commençons par le système nerveux autonome composé de deux parties. Nous avons le système sympathique qui est actionné en situation de stress (colère, anxiété, frustration…) et qui va activer tous nos organes (cœur, vessie, pupille…) et préparer le corps à se battre, à crier ou à fuir. Nous avons aussi le système parasympathique qui est responsable du maintien de nos organes en mode économie et relâche donc la pression sur ces derniers. Il est clair que si une personne exilée a peur, si elle ne se sent pas en sécurité ou même si elle est frustrée, son système sympathique sera activé à un niveau trop élevé et elle aura des difficultés à se concentrer. Pour être dans une situation optimale d’apprentissage, il faut beaucoup de parasympathique et peu de sympathique.

Deuxièmement, notre cerveau produit des ondes électriques et il est possible de mesurer l’onde dominante associée à une fonction. L’onde alpha est présente avant de nous endormir : elle est associée à un état de relaxation. L’onde Beta est caractéristique d’une personne en éveil et nous permet de travailler, d’apprendre, de penser et d’étudier. L’onde thêta est mobilisée pendant nos routines, par exemple, se doucher, s’habiller, manger. Finalement, l’onde delta est la plus présente pendant le sommeil profond. Toutes les ondes sont importantes et présentes en concomitance pendant une activité, comme l’apprentissage. Toutefois, si pendant les phases d’apprentissage, l’onde Beta est trop dominante à cause d’une agitation trop importante de l’individu, ce dernier aura de nouveau des difficultés pour apprendre.

Finalement, nous allons examiner trois fonctions cognitives importantes pour l’apprentissage : l’attention, la perception et la mémoire. Tout d’abord, l’attention peut être assimilée à un interrupteur électrique qui permet de se concentrer sur un stimulus. Si une personne est distraite, c’est-à-dire qu’elle fait attention à d’autres stimuli que ceux présentés par le professeur car elle est « envahie » par d’autres préoccupations, les stimuli sensoriels (suites sonores et visuelles) ne seront pas traités. La personne ne pourra rien apprendre.

Concernant la deuxième composante cognitive, la perception, il s’agit d’une composante qui permet de donner une interprétation à un stimulus. Par exemple, si je suis constamment angoissé et qu’une personne me dit « Bonjour » avec une voix forte, je peux interpréter cet input comme une agression. Si une personne débutante en langue entend le mot « crayon » est qu’il n’est pas associé à un contexte ou une image, cette personne pourra peut-être interpréter la suite sonore [krejõ] comme signifiant « stylo ». Il faut donc s’assurer régulièrement dans les cours de langue que les interprétations sont correctes car ces dernières vont ensuite être stockées en mémoire, la dernière composante cognitive.

Nous divisons communément la mémoire en trois parties. La mémoire immédiate nous permet de nous rappeler d’un stimulus immédiatement après l’avoir reçu. Par exemple, « répétez 4, 3, 9, 7 » tout de suite après moi. Cependant, elle s’efface tout aussi rapidement. Il y a ensuite la mémoire à court terme qui va permettre à un serveur de se rappeler d’une commande après avoir pris une seconde commande. Une tache a été intercalée entre le stimulus et le rappel. Le dernier type de mémoire est la mémoire à long terme qui se développe 30 minutes après le stimulus car il faut laisser du temps au cerveau pour consolider l’information par le biais d’une transformation biochimique (RNA). Ainsi, pour apprendre, il faut être disponible aux stimuli présentés (attention), donner une interprétation correcte de ces derniers (perception) et laisser suffisamment de temps à la mémoire pour stocker les informations.

Dans le cours de FLS qui contient aussi des composantes culturelles dites « intégratives », il faudrait dans un premier temps pouvoir sécuriser l’apprenant de manière à réduire les niveaux d’anxiété qui peuvent être trop élevés. En effet, pour apprendre, il faut que toutes les composantes puissent être activées de manière harmonieuse : le système nerveux autonome, les ondes cérébrales et le système cognitif. Il est évident que l’enseignant n’est pas outillé pour accompagner des personnes qui souffrent de troubles de l’anxiété ou qui ont des problèmes de logement, des soucis financiers et il est essentiel que, dans ces cas, l’enseignant puisse orienter les personnes exilées vers des ressources adéquates (médecins spécialistes, psychologues, assistants sociaux, etc.). Cependant, il peut être intéressant de s’appuyer sur des pratiques issues des recherches en thérapie comportementale et cognitive afin de réduire les niveaux d’anxiété des personnes exilées et de leur assurer une meilleure compréhension des valeurs qui sous-tendent leur nouvelle communauté.

C’est Mary Cover Jones et Joseph Wolpe qui dans la première moitié du 20e siècle ont développé ces pratiques pour accompagner des personnes qui souffraient d’anxiété en proposant de présenter par étapes des stimuli auxquels elles pouvaient être sensibles. Ainsi, dans une classe de langue, il peut être intéressant de procéder de manière similaire en n’abordant pas directement le contenu linguistique mais en procédant par étapes. Par exemple, l’enseignant peut demander aux apprenants de parler tout d’abord d’informations qui leur sont très familières : les prénoms communs dans leur communauté d’origine, des monuments connus dans leur pays… De cette manière, les personnes vont se concentrer sur des éléments signifiants pour eux, partager des informations avec l’enseignant et elles se sentiront moins en difficulté. Une fois cette étape réalisée, l’enseignant pourra demander quels sont les prénoms français qu’elles connaissent et il pourra compléter en faisant remarquer que certains prénoms se prononcent de la même manière mais ne s’écrivent pas de la même façon (ex. : Michel/Michèle), que certains prénoms sont composés, etc. Ainsi, les apprenants partiront d’une base connue et ils se sentiront sécurisés pour aller vers de nouvelles informations souvent en décalage par rapport à leur culture. Une étape supplémentaire pourrait être de demander aux apprenants une fois le cours terminé de repérer directement dans la communauté française les prénoms qui circulent dans les espaces qu’ils fréquentent. Ils remarqueront certainement que les prénoms sont issus de différentes communautés linguistiques. Cela les confortera dans leur représentation que la communauté française est diverse et que d’autres groupes exilés participent à la vie du pays. Cette façon de procéder permet non seulement de réduire le niveau d’anxiété des personnes exilées mais aussi de modeler des stratégies pour comparer des systèmes culturels différents, sans menacer les apprenants, tout en laissant une place pour la découverte par soi-même. Ainsi, tous les groupes que nous avons décrits précédemment seront sécurisés et donc en situation optimale pour intégrer le matériau linguistique avec le moins de distorsions possibles ; ils développeront un sentiment d’appartenance et pourront participer plus rapidement à leur nouvelle communauté. Pour les personnes plus idéalistes, elles pourront noter les décalages entre leurs représentations et la réalité de la société. En plus des stratégies d’enseignement que nous avons décrites, nous pouvons voir que le choix des thématiques sera capital pour accompagner au mieux ce public fragilisé par des parcours migratoires difficiles et douloureux.

References

Bibliographical reference

Omar Erkat, « Accompagner des réfugiés en cours de FLS : considérations culturelles et cognitives », Didactique du FLES, 1:2 | 2022, 45-49.

Electronic reference

Omar Erkat, « Accompagner des réfugiés en cours de FLS : considérations culturelles et cognitives », Didactique du FLES [Online], 1:2 | 2022, Online since 15 décembre 2022, connection on 30 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/dfles/index.php?id=515

Author

Omar Erkat

Diplômé de l’université d’Harvard aux États-Unis (Ph. D. en neuropsychiatrie et thérapie comportementale) et de l’université d’Ains-Shams (Ph. D. en psychologie clinique). Il était professeur des universités – praticien hospitalier en psychiatrie et doyen du centre de pédopsychiatrie de l’université Al-Azhar au Caire en Égypte. Il avait aussi sa propre clinique privée pour accompagner comme psychiatre et psychothérapeute une patientèle locale et internationale. Il bénéficie de la protection subsidiaire en France depuis 2011. Il a travaillé en France et en Belgique comme psychiatre et psychologue. Actuellement à la retraite, il rédige un livre sur les considérations culturelles et cognitives à prendre en compte pour mieux accompagner les personnes exilées qui suivent des cours de langues et de culture dans les dispositifs d’intégration républicaine.

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