La conscience culturelle à l’ère du numérique : défis et enjeux

DOI : 10.57086/dfles.633

Résumés

Nous nous intéressons à l’impact des technologies numériques dans l’appropriation d’une culture non native. Plus précisément, nous étudions le rôle que jouent les réseaux sociaux dans la connaissance que les étudiants ont des pratiques culturelles des individus dont ils apprennent la langue. Ce qui nous anime ici ce ne sont pas tant les démarches méthodologiques qui permettent à l’apprenant de mieux appréhender l’autre et de développer une compétence culturelle. C’est plutôt ce qui justifie l’enseignement explicite de la culture, même aujourd’hui, à l’ère du numérique où les frontières culturelles semblent être brouillées par Internet. Les individus au centre de notre étude sont ceux pour qui la langue est étrangère en raison de l’éloignement physique du pays où la langue cible est parlée. Pour ces apprenants, le développement de la conscience culturelle passe également par l’accès au Web 2.0., mais force est de constater que face à un contenu culturel non didactisé, des représentations erronées ou stéréotypées de la culture cible peuvent être transmises. C’est pourquoi nous préconisons d’accorder une place privilégiée au développement de la conscience culturelle dans la classe de langue.

We are interested in the impact of digital technology in the appropriation of a non-native culture. More specifically, this study focuses on the role social media plays in the knowledge students have of the cultural practices of those individuals whose language they are learning. What motivates us here is not so much the methodological approaches that allow the learner to better understand the other and to develop cultural competence. Rather, it is what justifies the explicit teaching of culture, even today, in the digital age where cultural boundaries seem to be blurred by the Internet. The individuals at the center of our study are those for whom the target language can be termed foreign due to physical distance from the country it is spoken. The cultural awareness of these learners is shaped by what is made available to them on Web 2.0. tools, but it must be noted that such cultural content can generate and reinforce misrepresentations and stereotypes of the target culture. This is why we recommend that focus should be placed on the development of cultural awareness in the language classroom.

Plan

Texte

Introduction

Elle est loin l’époque où la personne qui s’engageait dans l’apprentissage d’une nouvelle langue avait pour principal support le manuel de langue employé en cours. Selon les moyens dont disposait l’individu, ce matérial pédagogique était alors associé à d’autres supports plus ou moins authentiques et plus ou moins attrayants, que l’équipe pédagogique didactisait pour mener à bien l’apprentissage d’un point linguistique, fonctionnel, discursif ou culturel particulier ou, le cas échéant, de l’ensemble de ces composantes. Le développement d’Internet depuis les années 1990 a offert aux institutions éducatives, aux instituts de langues et aux personnes apprenant de langues des matériaux plus variés.

D’une génération d’utilisateurs à qui l’on proposait des pages statiques jusqu’à l’aube du vingt-et-unième siècle avec le Web 1.0, nous sommes arrivés à une génération du Web 2.0 qui, elle, est en train de céder la place au Web 3.0.1 Pour nous en tenir aux deux premières phases, nous observons qu’au fil du temps, les internautes ont entretenu des rapports distincts avec l’outil qu’est Internet, rapports inhérents à la technologie elle-même. En effet, le Web 1.0 était statique, caractérisé par la lecture seule et la relative passivité des internautes, et se limitait à donner accès à l’information (Képéklian & Lequeux, 2009, p. 7). En revanche, le Web 2.0, une désignation popularisée par O'Reilly en 2005, englobe les sites Internet qui permettent aux utilisateurs de créer, de communiquer, de partager et de collaborer sur des informations ou du matériel en ligne, d’où la désignation alternative de Web participatif. Les wikis, les blogs, les podcasts mais aussi les autres médias sociaux comme YouTube, Instagram, TikTok, Facebook, Flickr et Wikipédia en sont des exemples. Ces interfaces ont massivement modifié nos rapports avec les langues et cultures de l’autre.

L’individu qui entreprend d’apprendre une nouvelle langue ne peut être considéré comme un débutant en matière de connaissances culturelles sur les individus parlant la langue qu’il apprend. Contrairement à ce qui se passait avant la démocratisation des outils Internet et la facilité d’accès à la technologie du Web participatif, les nouveaux apprenants ont très certainement pu s’imprégner préalablement des faits culturels sur les individus dont ils apprennent la langue. Nous préconisons un enseignement des langues étrangères qui soit plus que jamais intégré à un enseignement explicite de la culture non native. Puisque l’apprenant d’une langue non première peut, de nos jours, accéder à des contenus linguistiques et culturels d’un simple clic, l’on peut se demander quel est l’intérêt de faire de la classe de langue le lieu d’enseignement de la culture cible. Quel est l’impact de l’accès aux contenus culturels via les réseaux sociaux sur la conscience culturelle de l’apprenant qui navigue à loisir sur Internet surtout lorsqu’il est physiquement éloigné de la culture cible ?

Même si les frontières culturelles semblent être brouillées par la technologie grâce à l’accès instantané aux faits culturels et linguistiques, une formation culturelle formelle s’impose, faute de quoi l’on devrait armer l’apprenant pour développer une capacité d’agir culturellement face aux contenus numériques auxquels il est exposé de façon informelle sur le Web 2.0. Livré à des contenus culturels étrangers, l’apprenant acquiert des faits observables sans jamais remettre en question leur véracité ou leur représentativité par rapport à la communauté mise en scène. Telle est notre hypothèse de travail, que nous étayerons par des arguments en faveur d’un enseignement explicite visant à amener l’apprenant à développer une véritable conscience culturelle. Nous nous gardons bien d’employer le terme de compétence interculturelle puisqu’il suppose qu’il existe des interactions entre des individus qui ne partagent pas les mêmes valeurs culturelles. Or, la notion de conscience culturelle fait référence à la sensibilisation préalable, d’une part, aux contacts avec des individus porteurs d’autres pratiques et valeurs culturelles et, d’autre part, à l’interaction interculturelle. Nous pensons que cette conscience culturelle ne peut être atteinte qu’en conduisant l’apprenant, en tant que sujet social, vers une capacité d’agir. Après avoir examiné les faits relatifs à l’appropriation de la culture étrangère via Internet, nous étudierons la nature que pourrait prendre cette capacité d’agir. Enfin, nous proposerons quelques réflexions sur la portée d’une vidéo qui circule sur YouTube et qui a le potentiel d’influencer les connaissances et les représentations des pratiques culturelles en France. L’étude se termine par une courte conclusion.

1. S’approprier une culture non native via le Web 2.0

1.1. Se distancier de sa culture première

Avant d’apprendre la langue de manière formelle et parfois parallèlement à sa formation en contexte scolaire ou autre, les individus peuvent être nourris d’images et de contenus qui forment et déforment leurs perceptions et leurs représentations vis-à-vis des locuteurs de cette langue. Ces images et d’autres contenus culturels peuvent ne représenter qu’une infime sélection des pratiques et des valeurs des individus. Or, apprendre une langue étrangère implique de s’ouvrir aux cultures de ses locuteurs. Les micro-connaissances culturelles que l’apprenant possède déjà peuvent être plus ou moins fossilisées. Cette fossilisation renvoie à des microsystèmes ou à des représentations culturelles erronées qui peuvent perdurer ainsi mais que le travail en contexte formel avec un enseignant peut aider à faire évoluer avec le temps et avec les bons outils. Cependant, l’apprenant peut continuer à voir les pratiques de l’Autre à travers ses propres prismes qui ne favorisent pas la capacité à se distancier de sa culture native, surtout si la classe de langue n’est pas le lieu où ces représentations et stéréotypes sont mis à plat.

L’omniprésence des contenus culturels disponibles en un clic sur le Web 2.0 nous oblige à repenser la capacité de nos apprenants à opérer un filtrage réflexif. Rien ne garantit que, s’ils ne sont pas guidés, ils réussiront à interpréter de façon significative le contenu culturel avec lequel ils entrent en contact. Nous pouvons mesurer toute l’ambiguïté du statut de l’apprenant du vingt-et-unième siècle. D’une part, on suppose qu’il est un natif numérique2 parce qu’il grandit avec la technologie mobile et qu’il est peut-être à l’aise avec les outils numériques. D’autre part, son incapacité à réguler son utilisation semble indiquer qu’il n’est pas nécessairement capable de considérer un contenu culturel facilement accessible comme incomplet et réducteur. Tout comme la personne qui n’a pas grandi avec le numérique mais qui y est soumis par la force des choses, le jeune apprenant reçoit en permanence des données culturelles qu’il n’est pas naturellement armé pour interpréter en prenant de la distance avec sa propre culture. Nul n’est à l’abri du piège de l’ethnocentrisme.

Paradoxalement, il semblerait que les plus jeunes soient attachés à l’idéal de l’enseignant expert. Ils considèrent toujours le rôle de l’enseignant comme central dans la construction de leurs savoirs de sorte qu’il leur est difficile d’imaginer acquérir des connaissances significatives par un autre moyen que par un enseignant physiquement présent. Ils ne sont pas encore conscients d’un quelconque rôle pédagogique du Web 2.0. Par conséquent, ils n’associent pas nécessairement le Web participatif à une instruction formelle. Si l’étude de Webb et al. (2018) menée auprès d’étudiants universitaires au Canada pouvait être étendue, il serait intéressant d’examiner les raisons pour cet état de fait. Ces chercheurs ont montré que les étudiants se servent très peu des outils du Web 2.0 pour leur instruction formelle en raison d’un manque de connaissances sur la manière de les utiliser efficacement à des fins éducatives formelles. Pourtant, certains chercheurs affirment que les applications issues des médias sociaux telles que celles qui permettent de partager des médias (YouTube et Flickr) et celles qui permettent du réseautage social (Facebook, MySpace, Twitter, Snapchat) ont un impact incontestable sur l’apprentissage en général (Redecker et al., 2010, p. 4). Xavier Martin, par communication personnelle (mars 2023), attire notre attention sur le statut d’enseignant expert que les youtubeurs peuvent acquérir en vertu de leur visibilité et de leur popularité en dehors des contextes éminemment formels. En effet, Xavier Martin évoque l’exemple d’Yvan Monka qui est enseignant de mathématiques en contexte captif mais qui, par le biais de sa chaine YouTube, propose gratuitement des contenus de soutien en mathématiques aux collégiens et lycéens. Le succès de ce youtubeur auprès de ce public cible nous oblige à repenser l’image de l’enseignant qui n’exerce pas face aux étudiants mais de manière asynchrone via les réseaux sociaux.

L’urgence que la pandémie de COVID-19 a imposée aux enseignants afin d’assurer la continuité pédagogique à distance via des outils informatiques pourrait avoir eu pour conséquence de considérer l’écran comme bien plus qu’un outil devant lequel on s’installe uniquement pour le plaisir. Le fait que des centaines de milliers d’apprenants dans pratiquement tous les pays aient retrouvé leurs enseignants de l’autre côté de l’écran rendra-t-il la technologie numérique plus humaine ? Le Web 2.0 deviendra-t-il un dispositif dont l’intérêt dépassera la seule envie de se procurer des instants de détente, un outil qui poussera les apprenants à anticiper l’acquisition de connaissances académiques ? Il nous faudra encore attendre un certain temps pour connaître l’impact de cette pandémie sur nos manières d’enseigner et d’apprendre. Toutefois, même après l’urgence de dispenser et recevoir un enseignement en ligne, grâce à la technologie qu’offre Internet, nous ne sommes pas en mesure, en 2023, de dire avec certitude que les jeunes voient Internet comme un outil par lequel passe l’instruction ou qu’ils ont appris à procéder autrement pour optimiser leur utilisation d’Internet en lien avec les apprentissages académiques. Amadieu & Ticot (2014, p. 86) ont fait le constat que les jeunes s’engagent plus dans des activités de loisir sur Internet que dans le travail scolaire. Nous pouvons affirmer à la suite de Bax (2011, p. 246) que la fascination ou l’effet « wow », comme l’appelle l’auteur, perdure encore chez les jeunes utilisateurs des nouvelles technologies qu’ils sont nés pourtant après. Selon Bax, cet émerveillement ne s’est pas encore transformé en une réelle capacité à intégrer les potentialités de l’outil pour être au service de l’éducation.

Quoi qu’il en soit, cela ne change probablement rien à la nécessité de développer une conscience culturelle chez l’apprenant de langue étrangère. Il est plus probable que l’utilisation du Web 2.0 gagne en intensité, rendant encore plus pertinentes les approches pédagogiques qui engagent l’apprenant dans des activités lui permettant de développer un esprit plus critique vis-à-vis des contenus culturels qu’il rencontre au cours de ses pérégrinations et navigations numériques, et de mettre en œuvre des processus de distanciation par rapport à ses prismes culturels. Il nous semble que c’est ce qui lui assurera une meilleure interprétation des pratiques et faits culturels différents des siens.

1.2. Le rôle des outils numériques dans le développement de la conscience culturelle

Internet est devenu le lieu où s’effectue un apprentissage informel que l’on ne pourrait contrôler. De plus en plus, les produits culturels naviguent librement et sans frontières sur ses réseaux sociaux. Mais la réalité est que les contenus culturels que l’on découvre de façon fortuite en surfant sur Internet véhiculent des valeurs en lien avec les représentations de leurs auteurs. La facilité d’accès aux contenus culturels peut procurer à l’apprenant un faux sentiment de connaître cette culture. L’aide de l’enseignant pour problématiser ces contenus ne peut être ignorée surtout lorsqu’il s’agit d’éléments de la culture anthropologique, culture qui met en évidence les pratiques et croyances des individus sans s’intéresser à ce qui génère et anime ces pratiques (Hall, 1976, p. 12). Cette culture courante (Galisson, 1988, p. 326) ou ordinaire (Besse, 1993, p. 42) est celle qui est plus facilement repérable car elle est plus explicite, contrairement à la culture dite savante (Galisson, 1988, p. 326) ou cultivée (Besse, 1993, p. 42) qui, elle, est implicite et donne lieu à la connaissance d’auteurs littéraires, d’artistes et de faits et figures historiques (Galisson, 1988, p. 326).

C’est dans un enseignement programmé de la culture que l’enseignant et les apprenants peuvent problématiser les représentations présentes chez les uns et les autres. Mais parfois, l’enseignement de la culture est laissé au hasard. À cet égard, les témoignages de nombreux étudiants peuvent refléter ce statut de parent pauvre que l’on peut attribuer à l’enseignement de la culture. Un enseignement formel guidera les apprenants dans la compréhension, l’analyse et l’appropriation des cultures cibles. L’intention de cette étude n’est pas de proposer ds approches innovantes pour y parvenir. Le lecteur trouvera des techniques et des méthodologies dans les travaux et les retours d’expérience de nombreux auteurs qui travaillent sur le sujet depuis plus de 20 ans. À ce titre, les travaux de Zarate (1986), Abdallah-Pretceille (1986), Gallison (1991), Kramsch (1993), Porcher (1994), Abdallah-Pretceille & Porcher (1996), de Carlo (1998), Auger (2004), Collès (2006), Furstenberg (2010) et Windmüller (2011) permettent une réflexion épistémologique sur le caractère inséparable de la langue et de la culture dans les pratiques réelles et donc l’obligation pour l’enseignant de favoriser l’acquisition optimale des deux composantes indissociables.

Les travaux sur les TICE (Technologie de l’information et de la communication pour l’enseignement) menés, entre autres, par Mangenot (2017) sur l’intégration des outils d’Internet en général et du Web social en particulier dans l’enseignement des compétences linguistiques ainsi que les travaux de Degache (2006) sur la télécollaboration, l’interaction plurilingue et l’intercompréhension, constituent de riches ressources pour ceux qui s’intéressent aux interactions synchrones et asynchrones via l’informatique. Les études de Demaizière (2007) sur les logiciels pédagogiques et l’utilisation de la technologie numérique dans la classe de langue pour les non-spécialistes en contextes universitaires sont tout aussi instructives. Les expérimentations pédagogiques menées par Martin (2016) visant à développer des compétences langagières intégrées via l’utilisation de Twitter en classe de langue montrent comment cet outil peut aider les apprenants à gagner en autonomie. Mais les recherches sur la manière dont l’ubiquité des contenus culturels sur les réseaux sociaux peut changer la donne dans le développement de la conscience culturelle font défaut. Il est essentiel de souligner que les outils numériques n’apportent pas de pédagogie qui leur soit propre : ils s’appuient sur des pratiques pédagogiques déjà existantes. Ce ne sont pas les outils numériques eux-mêmes qui peuvent optimiser l’apprentissage et l’enseignement. Cependant, les ressources numériques peuvent faciliter la mise en application d’une pratique pédagogique particulière, pour servir de complément ou de support aux pratiques classiques et traditionnelles qui reposent sur la matérialisation des matériels exploités en classe au format papier.

La circulation accélérée d’une gamme très étendue de contenus et de produits culturels a un impact notable sur la familiarité tacite avec les cultures étrangères. Les recherches indiquent que les jeunes âgés de 18 à 24 ans sont assidument connectés à Internet. Selon Octobre (2009, p. 2), ils utilisent quotidiennement leurs outils connectés à des fins de communication. Ces statistiques sont confirmées dans les résultats des enquêtes de l’INSEE où l’on constate que de 2007 à 2015 et 2019 le pourcentage des jeunes de 15 à 29 ans qui se connectent quotidiennement, au cours des trois mois précédant l’enquête, passe de 56,7 %, à 86,7 % et 92,3 % des enquêtés (INSEE, 2016 ; 2020). De même, le pourcentage de ceux qui se connectaient à Internet mobile au cours de la même période passe de 25 % en 2007 à 89,2 % en 2015 et 95,1 % en 2019. En comparaison, chez les 30-44 ans les pourcentages dans les mêmes catégories passent respectivement de 46,1 % en 2007, à 75,8 % en 2015 et 76,4 % en 2019 et de 10,5 % en 2007 à 74,4 % en 2015 et 79,9 % en 2019. Chez les personnes âgées de 45 à 59 ans, la hausse serait de 35,3 % en 2007 à 64,9 % en 2015 pour ceux qui utilisaient Internet quotidiennement et de 7,9 % en 2007 à 52,5 % en 2015 pour ceux qui se connectaient à Internet mobile. La progression de la connectivité aux outils numériques est donc attestée pour toutes les tranches d’âge. Ces statistiques laissent penser que la tendance est à la hausse en 2023. En effet, déjà pour 2020, année qui marque le confinement général en raison de la pandémie du coronavirus, le taux d’utilisation quotidienne d’Internet était de 72,3 % pour l’ensemble des tranches d’âge alors qu’il était de 62,1 % en 2015 et de 71,4 % en 2019 (INSEE, 2016 ; 2020). Les données pour la connectivité à Internet mobile n’ont pas été publiées par l’INSEE pour l’année 2021.

1.3. Apprentissage formel et apprentissage fortuit

Le fait d’être exposé à l’information ne garantit en rien de l’acquisition de connaissances. En d’autres termes, information et connaissance ne sont pas synonymes. D’après Stenhouse (1983, p. 183), l’information n’est pas une connaissance tant que le facteur d’erreur, de limitation ou de simplification n’est pas adéquatement intégré et assimilé dans des structures de pensée telles que la discipline, les domaines de signification et les modes d’expérience. Ces derniers nous procurent les moyens de comprendre (Bordes, 2012).

Pour sa part, du Bois-Reymond (2003) souligne que nous ne restons pas passifs lorsque nous surfons sur Internet, même de manière fortuite, tout comme l’élève n’est pas un spectateur passif face à un film que l’enseignant projette en classe sans qu’il y ait une activité programmée. Dans les deux cas, l’interprétation qu’on prêtera au contenu abordé est nécessairement liée aux représentations individuelles et aux histoires personnelles (Aden, 2006, §12). De la même manière, les documents bruts (c’est-à-dire non didactisés) sur lesquels l’on atterrit en surfant sur Internet peuvent véhiculer des images et des valeurs reflétant l’idéologie propre à l’individu qui les produit. Il s’avère donc nécessaire d’aider les apprenants à objectiver les contenus culturels sur lesquels ils surfent sinon ils risquent d’interpréter ce qu’ils voient et entendent à travers leurs propres schèmes culturels, en se référant à leur propre culture, ce qui les a construits culturellement.

Lorsque les apprenants interagissent avec les médias sociaux, ils absorbent du contenu culturel dans un processus que l’on peut qualifier d’apprentissage fortuit ou d’apprentissage incident. La notion d’apprentissage incident peut être définie, à la suite des chercheurs qui l’ont examinée (Marsick & Watkins, 2001 ; du Bois-Reymond, 2003 ; Aden, 2006 ; Giavrimis et al., 2010) comme l’apprentissage qui se fait typiquement à l’insu de l’individu. D’après Marsick & Watkins (2001, p. 25), les individus sont continuellement en train d’apprendre même s’ils n’en sont pas conscients. Pour ces auteurs, l’apprentissage incident se distingue de l’apprentissage informel et de l’apprentissage non formel, qui peuvent avoir lieu dans une variété de contextes plus ou moins captifs, plus ou moins structurés et plus ou moins encadrés. Par exemple, selon du Bois-Reymond (2003), l’éducation formelle et l’éducation informelle ne renvoient pas à la même chose selon les pays. Pour certains, l’éducation formelle se déroule en contexte scolaire, au sein des organismes de formation et à l’université. Elle est régie par un programme et est sanctionnée par une certification. Ou bien, l’éducation non formelle se déroule en dehors de ces cadres institutionnels mais dans des clubs de jeunes et les associations sportives. Elle est foncièrement volontaire et moins cadrée et certifiante que l’éducation formelle. Pour d’autres, l’éducation non formelle se passe hors programme. Reischmann (2004), qui concentre sa discussion sur l’éducation des adultes en dehors des contextes formels, préfère le terme d’apprentissage « en passant ». Selon l’auteur, le terme souligne l’aspect actif de l’apprenant et l’interaction avec d’autres individus ou objets, tout comme il fait ressortir le caractère non planifié de ce type d’apprentissage (p. 93). Pour d’autres encore, il existerait une continuité entre l’apprentissage formel et l’apprentissage non formel. C’est le positionnement de Martin (2016) qui affirme que ce qui relève d’un cadre non formel du point de vue de l’enseignant peut constituer un apprentissage intentionnel chez l’apprenant (p. 153). Autrement dit, le non formel n’équivaut pas nécessairement non intentionnel. Il conviendrait donc de distinguer entre l’apprenant et l’enseignant dans la définition de ces notions.

Tout contexte peut être favorable à l’acquisition de connaissances, y compris ceux dans lesquels l’éducation informelle se déroule. L’exposition à des contenus culturels via des réseaux et des sites nous semble pouvoir être caractérisée ainsi — par des apprentissages incidents dans la mesure où chacun en tirera des enseignements en fonction de ses intérêts, sensibilités, affinités, représentations. Le fait d’être confronté à des pratiques culturelles lors de voyages ou — comme nous le soulignons dans cette étude — via des ressources numériques sans que l’individu n’ait fait de réelle démarche d’apprentissage, nécessite qu’on prenne soin de guider l’interprétation des comportements de l’Autre. Comme le souligne Zarate (1993), « les enseignants initient l’enfant aux références de son environnement sans qu’il y ait volonté explicite de transmission de la part de son entourage » (Zarate, 1993, p. 14). L’apprenant doit donc être guidé dans l’interprétation. Le rôle de l’enseignant est de lui donner des outils nécessaires pour effectuer ce travail d’interprétation et de relativisation, faute de quoi les préjugés sur la culture cible risquent de se renforcer. (Zarate, 1993, p. 74 ; De Carlo, 1998, p. 82-88).

Lorsqu’il s’agit d’un accès illimité à des contenus culturels étrangers via Internet et les outils mobiles, il convient de ne pas laisser les choses au hasard. Comme les axiomes de la culture première d’un individu lui servent de référence la culture première est celle à laquelle toute autre culture va se mesurer, se juger et se positionner avec des jugements de valeur. Il parait bénéfique de canaliser les interprétations que l’apprenant prêtera aux pratiques de l’Autre tout en sachant que, face aux faits culturels, la culture première de l’apprenant ne saurait s’éteindre au profit de l’Autre. Chacun sait qu’il remet très rarement en cause sa culture native.

Face aux données librement accessibles sur Internet, l’apprenant doit être amené en classe à « dépasser les présupposés » (Zarate, 1993, p. 95), car il ne faut guère supposer qu’il dispose systématiquement et naturellement, des outils de compréhension et de mise en perspective de l’altérité qui lui permettent de déconstruire les représentations de l’Autre. Laissons dire Zarate :

Il s’agit d’amener les élèves à entrer dans la logique d’un fonctionnement social qui leur est a priori extérieur et à transformer un questionnement sur le fonctionnement de leurs propres représentations en un questionnement sur le fonctionnement interne des représentations de l’autre culture3 (Zarate, 1993, p. 95).

Pour Hofstede et al. (2010, p. 461), l’idée que la technologie rassemblerait les gens dans un village global où les différences culturelles s’estomperaient est une erreur. La technologie électronique favorise l’accès à l’information, mais elle n’améliore pas notre capacité à l’assimiler. Nous choisissons des informations qui reflètent et renforcent nos valeurs. En tant qu’individus ayant des antécédents éducatifs spécifiques ou des tendances sociales, politiques, religieuses propres à notre parcours, nous choisissons des chaines de télévision, journaux, des livres et des films qui reflètent ce que nous sommes. Selon Hofstede et al. (2010), nous sommes confrontés à une offre illimitée d’informations électroniques parmi lesquelles nous recueillons tout ce qui renforce nos idées préexistantes. Nous sommes tous confrontés au numérique par le jeu des algorithmes qui nous recommandent — voire nous imposent — ce que nous devons lire et regarder, comme si nos choix et nos centres d’intérêt étaient des problèmes à résoudre (cf. Vinck, 2016, p. 126). Il est donc urgent de privilégier l’enseignement explicite de la culture.

L’apprenant, livré à lui-même sur la toile, risque d’être guidé par les prouesses des algorithmes de recommandation qui le ciblent grâce à ses traces sur Internet et qui captent ses préférences en termes de genre et de thème de matériel oral, textuel et visuel. Il n’est peut-être pas faux de penser que cela peut réduire considérablement la variété des contenus culturels que l’apprenant découvre dans la mesure où il peut être exposé à une sélection minuscule et réductrice de facettes d’une même nation ou d’individus parlant la langue qu’il apprend. La notion d’hétéroculture peut être employée pour définir la pluralité des facettes d’une nation. Ayant déjà acquis une première langue ou plusieurs langues et cultures, l’apprenant d’une nouvelle langue est enclin à décoder des réalités étrangères en recourant aux représentations construites dans sa culture native. Il y a toutefois lieu de penser en termes d’hétéroculturalité et de perméabilité : il existe une dualité de références culturelles qui sous-tend les contextes d’appropriation que ce soit en classe de langue ou devant l’écran de l’ordinateur ou du portable. En effet, on peut imaginer que l’apprenant n’a pas un seul cadre de référence et qu’Internet et les outils du Web 2.0 participent à un processus de porosité. De ce fait, même l’individu le plus monoculturel qui soit est en réalité hétéroculturel car il porte en lui des tendances culturelles qui n’ont pas qu’un cadre de référence. Il est habité de comportements, des pratiques et des perspectives qui sont reconnaissables et familiers à d’autres groupes culturels. La nature hybride de chaque culture est plus ou moins décelable. Dans le même ordre d’idées, Abdallah-Pretceille & Porcher (1996, p. 67) affirment que « La pluralité est traduite en pluralisme alors que c’est l’idée même de variation qui devrait être considérée comme principe constitutif de toute formation culturelle. » C’est pourquoi, à notre avis, il est difficile de concevoir l’idée qu’il existe des cultures pures, qui seraient restées intactes au contact d’autres cultures.

2. La capacité d’agir culturellement

2.1. L’agentivité sous le poids du Web 2.0

Si le Web 2.0 offre des outils favorisant l’auto-apprentissage, il peut aussi donner une vision de la culture cible qui est éloignée de la réalité. Le risque d’une interprétation biaisée des contenus culturels découverts fortuitement sur Internet est lié au fait que la capacité d’agir n’est pas une compétence innée. Développer une conscience culturelle dont l’apprenant pourra tirer profit une fois sorti du contexte formel d’apprentissage implique de l’aider à développer une capacité d’agir sur le Web 2.0 et à mettre en œuvre de l’agentivité face à des contenus culturels qui méritent d’être décodés. Pour mieux cerner cette notion de capacité d’agir, commençons par cette traduction que nous proposons aux propos de Rheingold sur les littéracies autour des médias sociaux :

Si vous étiez l’unique personne sur la terre à savoir se servir d’une canne à pêche, vous seriez extrêmement autonome ou indépendant. Si vous étiez la seule personne sur terre à savoir lire et écrire, vous seriez frustré mais indépendant de manière infime dans la mesure où vous n’écrirez qu’à vous-même. Quand il s’agit des médias sociaux, savoir comment poster une vidéo ou télécharger un podcast — (c-à-d avoir des compétences de codage et de décodage en lien avec la technologie) ne suffit pas. L’accès à de nombreux médias ne donne le pouvoir d’agir qu’aux personnes sachant comment les utiliser. Nous devons aller au-delà des compétences et des technologies. Nous devons penser en termes de littéracies (Rheingold, 2010, p. 14).

Dans le texte original de Rheingold, le mot « empowerment » est mentionné, que nous traduisons par « pouvoir d’agir » et qui peut être rapproché de la notion de capacité d’agir, même s’ils ne sont pas synonymes. Selon Nagel et al. (2018) la personne qui a une capacité d’agir n’est pas nécessairement dotée d’un pouvoir d’agir. Être capable d’agir serait posséder « les ressources personnelles adéquates » (p. 34) mais avoir un pouvoir d’agir suppose que l’individu ait la capacité de contrôler les situations qui se présentent.

Nous pouvons aussi rapprocher la notion de capacité d’agir de deux notions chères aux didacticiens des langues étrangères, qui vont au-delà des simples connaissances déclarées. La notion de savoir faire renvoie aux habiletés, tandis que celle de savoir apprendre concerne la capacité d’apprendre à apprendre, ou l’autonomie dans l’apprentissage (Figure 1).

Figure 1 : Du savoir au savoir faire et au savoir apprendre

Figure 1 : Du savoir au savoir faire et au savoir apprendre

Ces notions ont été entérinées par la publication du Niveau Seuil en 1976 et donc l’avènement des approches communicatives. Elles ont été renforcées par le Cadre Européen Commun de Référence pour les langues, publié en 2001. Nous ne reviendrons pas sur ces notions mais invitons les lecteurs à consulter Coste et al. (1976) et le Conseil de l’Europe (2001).

Pour accroître sa réflexivité en vue d’optimiser la formation dans une nouvelle langue, il faut faire prendre conscience à l’apprenant de sa manière d’apprendre. Il faut l’amener à trouver les bonnes méthodes de travail en fonction de ses besoins, de ses motivations et des ressources disponibles (cf. le CECRL, 2001, p. 110).

2.2. Agentivité et développement de la conscience culturelle

Les outils du Web 2.0 permettent aux utilisateurs de choisir leur propre flux de données sur ce qu’ils trouvent, intentionnellement ou non. Mais il existe un paradoxe pour le moins déconcertant. Comme nous l’avons mentionné plus haut, nombre de ces outils sont construits de sorte que les algorithmes nous imposent des contenus non sollicités en fonction de nos activités sur Internet. Cela signifie que les utilisateurs peuvent ne pas prendre les rênes du contenu à apprendre. Et c’est là toute l’idée de développer la capacité d’agir et l’agentivité chez tout individu qui s’engage dans l’apprentissage.

La notion de capacité d’agir est intrinsèquement liée à celle d’agentivité, qui englobe plusieurs composantes. En nous appuyant sur des éléments de définition de Bandura (1997), Duff (2012, p. 417), Lyrigkou (2019), Picardo & North (2019) et North (2022), nous en exposerons dix qui nous semblent les plus pertinentes dans le contexte de l’appropriation linguistique et culturelle. Il s’agit de l’autorégulation, le monitoring, l’auto-direction, l’auto-efficacité, l’autoréflexion, l’interaction, la compréhension, l’interprétation, la production et la médiation (Figure 2).

L’agentivité est la capacité d’un individu à faire des choix, à définir des attentes et à s’autoréguler dans la poursuite de ses objectifs. L’autorégulation englobe la capacité à prendre le contrôle sur les processus cognitifs et les stratégies nécessaires à l’apprentissage, mais aussi la capacité à rester concentré sur son apprentissage. L’idée de contrôle implique que l’individu a une marge de manœuvre sur ce qu’il fait avec le matériel auquel il est exposé. Elle implique également qu’il a la liberté d’agir ou de ne pas agir, mais surtout de s’approprier ce qu’il fait et quand il le fait. C’est également là qu’intervient le monitoring — la capacité à se surveiller, à évaluer son progrès en fonction des objectifs fixés et à s’auto-diriger. Dans le contexte de l’apprentissage des langues, l’auto-direction résulte en une transformation personnelle et sociale. Elle va de pair avec l’auto-efficacité, c’est-à-dire avec ce que l’individu pense de ses propres capacités à organiser ses apprentissages et de ce qui est efficace dans ses stratégies d’apprentissage. À ce titre, l’apprenant doit être à même de s’engager dans une autoréflexion lui permettant de s’interroger sur ce qui est efficace, ce qui l’est moins et de corriger ce qui ne l’est pas.

Figure 2 : Agentivité et apprentissage fortuit

Figure 2 : Agentivité et apprentissage fortuit

Pour que nous puissions parler d’agentivité, l’apprenant doit avoir un but lorsqu’il entreprend une initiative y compris en ligne. Pour exercer un pouvoir d’agir sur ce à quoi il est exposé en ligne, l’apprenant doit être capable de donner un sens à ses découvertes, de comprendre et d’interpréter le contenu de manière critique. C’est seulement à cette condition qu’il pourra s’interroger sur les valeurs exprimées et les coutumes décrites avant de les intégrer ou de les rejeter hâtivement, et interpréter de manière non préjudiciable les contenus qu’il trouve fortuitement.

Enfin, l’exercice de l’agentivité implique également que l’apprenant interagisse avec les autres au sujet des contenus auxquels il est exposé. La production et la médiation découlent naturellement de l’interaction. Cela implique que l’individu doit créer les occasions pour décomposer le contenu s’il est complexe, de partager avec les autres ce qu’il pense avoir compris et de solliciter leurs réactions.

À la lumière de cette discussion, le terme de webacteur proposé par Pisani & Piotet (2008, p. 89) rend-il mieux compte de ce que l’on attend d’un utilisateur d’outils numériques en ce début du vingtième siècle, à savoir exercer « leur capacité à produire, à agir, à modifier, à façonner le Web d’aujourd’hui » ? C’est probablement le cas, mais il n’en reste pas moins que l’on ne peut se fier exclusivement à l’intuition du webacteur pour mesurer le poids de la charge culturelle qui sous-tend les contenus qui circulent sur Internet. Dans la section suivante, nous examinerons un cas pratique qui nous permet de corroborer les hypothèses avancées dans cette étude.

3. Étude de cas

Il est question dans cette ultime partie de présenter deux productions d’apprenants à la suite de l’exploitation d’une vidéo sur certaines pratiques en France. Nous verrons que ces éléments nous permettent d’évaluer le développement de la conscience culturelle des apprenants. La vidéo4 dure 06:11 minutes et est réalisée par une vidéo-blogueuse franco-américaine qui se décrit comme une expatriée ayant décidé de s’installer en France en 2011 à la suite d’une mobilité étudiante. Nous avons choisi cette vidéo car elle se trouve sur YouTube, un réseau social très populaire auprès des internautes depuis la seconde moitié des années 2000. Par son titre même, « Je n’ai jamais fait ÇA avant de venir en France », nous avons pensé que cette vidéo permettrait de découvrir des représentations sur les pratiques en France. Au moment où nous écrivons ces lignes, début mars 2023, cette vidéo a déjà été vue 1 055 099 de fois. Elle compte 2003 commentaires et 351 000 abonnés.

Sur cette base et en visant un niveau B1 en français, nous avons scénarisé la vidéo de la blogueuse où elle présente cinq choses qu’elle n’avait jamais faites ou vues avant de venir en France. Cette scénarisation est proposée dans un module numérique destiné aux personnes qui souhaitent venir en France pour poursuivre des études universitaires. Le public est donc constitué de personnes qui sont encore dans leur pays d’origine ou qui ne sont en France que depuis quelques semaines. Le déploiement du module s’est fait durant les premiers mois du confinement dû à la pandémie du coronavirus en 2020-2021. C’est à partir d’une cohorte de 10 jeunes étudiants d’Afghanistan, de Chine, de Géorgie, du Maroc, du Rwanda, de Syrie et du Soudan qui ont un niveau B1 en français que nous avons sélectionné deux exemples de production. Nous avons pensé que ces productions sont parmi celles qui montrent qu’un effort de mise à plat des propos tenus dans la vidéo est à l’œuvre.

Nous ne nous attarderons pas sur les étapes de la didactisation car cela nous éloignerait de l’objectif que nous nous sommes fixé dans cette étude. À cet égard, il suffit de mentionner que les étapes suivent les préconisations de l’approche actionnelle, définie par le CECRL comme une perspective qui « considère avant tout l’usager et l’apprenant d’une langue comme des acteurs sociaux ayant à accomplir des tâches (qui ne sont pas seulement langagières) dans des circonstances et un environnement donnés, à l’intérieur d’un domaine d’action particulier. » (Conseil de l’Europe, 2001, p. 15). Nous avons visé les compétences présentées dans le tableau 1 que les activités proposées tout au long de la séquence didactique ont permis de développer.

Tableau 1 : Objectifs visés dans la séquence didactique

Objectifs linguistiques Objectifs fonctionnels Objectifs socioculturels
Adjectifs mélioratifs et dépréciatifs ; verbes et objets liés aux tâches quotidiennes S’exprimer sur ses habitudes et celles des autres ; formuler des hypothèses ; rédiger un court résumé d’une vidéo Contextualiser et remettre à plat les stéréotypes sur les Français

Concentrons-nous sur trois des cinq choses que la vidéo-blogueuse a « connues » en France.

  • Les internautes apprennent dans cette vidéo qu’aux yeux de l’auteure, il est « grave » de repasser des T-shirts et des jeans mais elle concède que cela rend les vêtements plus présentables et plus beaux.
  • Elle trouvait « normal » de manger les concombres sans les éplucher alors que, selon elle, les Français épluchent les concombres avant de les consommer. Pour justifier sa propre pratique, elle déclare que, dans son enfance, on lui avait toujours dit que les vitamines étaient stockées dans la peau.
  • Pour expliquer pourquoi elle ne connaissait pas l’étendoir à linge avant de venir en France, elle déclare que c’est parce qu’elle vivait en plein désert dans le Nevada où les vêtements pouvaient sécher rapidement à l’extérieur grâce à la chaleur pendant l’été. Sinon, sa mère utilisait aussi un sèche-linge électrique. La vidéo-blogueuse raconte qu’elle avait honte lorsque sa mère étendait son linge sur des cordes dans le jardin. Il semblerait que sa mère était la seule personne à faire cela, à tel point que quand d’autres personnes lui disaient que c’était bizarre, elle se défendait en disant que cette pratique venait d’Angleterre où elle a grandi.

Il est important de noter que la charge stéréotypée des propos de la vidéo-blogueuse est atténuée par le simple fait qu’au début de sa présentation, elle souligne qu’il peut y avoir des personnes en France qui ne font pas ce qu’elle dit n’avoir jamais fait avant de venir en France, tout comme il peut y avoir des Américains qui font des choses « comme les Français ». On peut également lire dans le descriptif du contenu de sa vidéo « Je ne parle pas pour tous les Américains ni pour tous les Français. Je ne parle que de mes expériences à moi » (sic), ce qui réaffirme que l’auteure est soucieuse du risque de généralisation des cultures mentionnées.

Après avoir suivi les étapes de l’unité didactique, de l’exposition à la systématisation (voir les choix méthodologiques préconisés par Beacco, 2007, p. 27), nous avons proposé aux apprenants un réinvestissement décrit comme suit : « Pensez-vous que des facteurs environnementaux ou des facteurs liés à la santé peuvent influencer les pratiques culturelles ? Rédigez votre réponse de 100 mots en vous basant sur ce que la Franco-américaine dit à propos des concombres et sur vos propres expériences. » L’objectif de cette activité est d’engager les apprenants dans des pratiques de décentrement vis-à-vis de leur culture native. Deux productions en réponse à cette question figurent ci-dessous :

  • XD de Chine : En mon avis, des facteurs environnementaux et liés à la santé peuvent influencer les pratiques culturelles. On a déja vu, les américains toujours mangent les concombres directement parce qu’il y a beaucoup de vitamine dans la peau, les personnes le mangent pour la santé. Mais en France peu-être à cause de l’eau, la terre, l’air l’habitude ou les autres raisons les français ne mangent jamais la peau. Il y a beaucoup de différence entre deux pays donc leurs cultures sont différentes. Pour moi je pense que les changements de l’idée de la santé et les changements du environnement va changer des habitude dans un pay, par exemple chez moi en Chine, avant on a toujours utilisé l’huile du porc pour faire de la cuisine mais c’est pas bon pour la santé douc maintement on utilise l’huile mélangé ou les autres types de l’huile. Et puis parce qu’il y a plus de pollution on ne peut pas voir le feu d’artifice au nouvel an ça c’est à cause des facteurs environnementaux. Donc en mon avis l’environnement et la santé peuvent influencer les pratiques culturelles.
  • LM du Rwanda : Selon ce qui a été exposé par l’Américaine et selon ma propre expérience, Oui, les facteurs liés à l’environnement et à la sante peuvent influencer les pratiques culturelles. En effet, les exemples cités par l’Américaine le montrent clairement : le fait que les Américains croient que toutes les vitamines se trouvent dans la peau des concombre, c’est pour ça que beaucoup des Américains n’épluchent pas les concombres. Au contraire, en France, beaucoup de gens pensent que des pesticides sont stockés dans la peau des concombres, d’où ils ont tendance à les éplucher.

Dans le premier écrit, nous remarquons qu’en employant la locution adverbiale « peut-être » qui souligne une possibilité et non une certitude, l’apprenant tente de prendre de la distance dans son interprétation des pratiques décrites. Cependant, dans ce même écrit, l’article défini « les » associé aux Américains et l’adverbe « toujours » donnent un effet de généralisation. L’apprenant du Rwanda emploie également le terme généralisateur « les Américains » pour expliquer la pratique de manger la peau des concombres. Toutefois, nous pouvons observer qu’en utilisant « beaucoup de » cet apprenant ne cède pas entièrement à la tentation de généraliser les croyances qui motivent la pratique d’éplucher les concombres ou de manger la peau du légume.

Ces écrits indiquent également que contrairement à sa culture de référence, celle de l’Autre ne se passe pas de commentaires. Toujours est-il que dès lors que la technologie brouille les frontières culturelles, l’apprenant peut avoir l’illusion de connaitre la culture de l’Autre. L’expression « on a déjà vu » employée par l’apprenant de Chine reflète cette illusion de familiarité. Ce sentiment de familiarité, que procure l’exposition à certains contenus culturels qui ne sont pas franchement familiers, peut empêcher l’apprenant de prêter attention à la valeur distincte de la culture étrangère et l’amener à la minimiser. L’enseignement explicite des faits culturels contribue à réduire la prolifération des stéréotypes et à développer une conscience culturelle, à condition que cet enseignement soit systématique et soutenu dans le temps. Cela est d’autant plus nécessaire lorsqu’il existe une distance géographique qui ne permet pas à l’apprenant de bénéficier de séjours linguistiques et culturels dans le pays dont il apprend la langue.

Conclusion

Bien que les outils du Web 2.0 permettent de combler les écarts culturels, ils influencent les représentations et les attitudes de l’apprenant à l’égard des cultures non natives. Sans instruction culturelle explicite et formelle, l’apprenant est amené à transférer ses schèmes de pensée sur les données brutes au risque de les interpréter selon ses propres valeurs ou de se fier à la représentation que peut en faire l’auteur des contenus culturels qui prolifèrent sur les réseaux sociaux. L’enseignement formel sur la culture cible aide à développer la capacité à interroger ces représentations et à prendre de la distance par rapport à sa propre subjectivité face à de nouveaux phénomènes linguistiques et culturels. Il permet à l’apprenant d’appréhender de façon plus juste les faits culturels auxquels il est exposé au cours de l’autoformation.

Dans ce chapitre, nous avons montré que la formation formelle aux faits culturels reste nécessaire si l’on souhaite développer la conscience culturelle de l’apprenant. Même si les frontières culturelles semblent s’estomper avec la technologie grâce à l’accès instantané à des contenus culturels sur les individus dont on apprend la langue, l’agentivité de l’apprenant qui surfe sur Internet à loisir n’est pas innée. Il est nécessaire de l’aider à développer une capacité d’agir culturellement face aux contenus hébergés sur les médias sociaux qui peuvent diffuser des affirmations générales tendant à renforcer des stéréotypes nationaux. Dans les milieux formels ou institutionnels, il revient constamment à l’enseignant de démystifier certaines attitudes à l’égard de ces cultures. Il incombe également à l’enseignant d’être conscient que l’apprentissage des langues exige des apprenants qu’ils définissent leur relation avec les cultures cibles et leurs attitudes envers les langues circulant dans leur environnement naturel et numérique.

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Notes

1 Le Web 3.0 est un contrepoint au pouvoir que détiennent les « Big six » ou les « Silicon Six » sur l’architecture d’Internet, son contenu et les données des internautes. Il s’agit des oligopoles Amazon, Google (Alphabet), LinkedIn, Netflix, Twitter et YouTube (Cohan, 2021, p. 104). Retour au texte

2 Le terme de digital natives est employé dans la littérature anglophone pour décrire cette génération (Barlow, 1996 et Prensky, 2001). Retour au texte

3 En italique dans le texte. Retour au texte

4 Patricia Q. (2017). « Je n’ai jamais fait ÇA avant de venir en France ! » Retour au texte

https://www.youtube.com/watch?v=Wkq_85oLhjA.

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Paula Prescod, « La conscience culturelle à l’ère du numérique : défis et enjeux », Didactique du FLES [En ligne], Hors-série 1 | 2023, mis en ligne le 20 juin 2023, consulté le 11 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/dfles/index.php?id=633

Auteur

Paula Prescod

Enseignante-chercheuse en linguistique générale et en didactique des langues et est habilitée à diriger des recherches en sciences du langage. Elle a une vaste expérience d’enseignement pour l’enseignement du français et de l’anglais, langues étrangères, à Saint-Vincent-et-les-Grenadines, en Allemagne et en France. Elle a également une grande expérience de l’enseignement des sciences du langage au niveau universitaire. Après avoir été enseignante invitée à université de Giessen et chargée de cours à l’université de Bielefeld, elle continue à enseigner la linguistique du contact des langues et la didactique des langues en Allemagne et au Luxembourg. Dans le domaine de la didactique des langues non premières, ses travaux portent principalement sur les questions de didactique de la grammaire, mais aussi sur les questions de culture et d’interculturalité.

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