Introduction
L’enseignement de l’anglais aux étrangers mentionne explicitement l’existence d’accents forts et intègre leur compréhension dans les compétences à enseigner ; en outre, il admet officiellement l’existence de plusieurs standards, les plus courants étant « l’anglais britannique/américain ». Le cas de l’espagnol connait aussi plusieurs modèles de référence (Guajardo, 2009) mais l’enseignement du français reste plus délicat avec une place centrale donnée à un standard de France présenté comme homogène — en tout cas dans la plupart des manuels1 (à l’exception notable de la méthode Cosmopolite (Hirschsprung & Tricot, 2017) qui est à ce jour, à notre connaissance, la seule qui fasse entendre des accents des apprenants étrangers ainsi qu’une diversité de prononciations régionales en proportion assez importante2). La longue tradition didactique nourrie par les idéologies langagières du français langue d’enseignement a donné lieu aux standards didactiques actuels. Ces standards sont de plus en plus interrogés comme producteurs d’un français artificiel, éloigné des pratiques des francophones « natifs » (Weber, 2013). Le domaine qui nous intéresse ici est celui des normes de prononciation, issues de l’idéologie d’un standard unique, en l’occurrence le français « sans accent » qu’il faudrait prendre comme modèle notamment dans l’enseignement. La question que se posent les apprenants de FLE en arrivant en France « Pourquoi les Français ne parlent-ils pas comme je l’ai appris ? » (Weber, 2006) est un résultat de la préconisation de ce modèle unique, véhiculé par l’idéologie du standard, ancré dans l’imaginaire linguistique des francophones, qui prend ses racines dans l’histoire de la langue française (Lodge, 1997).
Or, ce consensus semble se trouver à une croisée de dynamiques contradictoires qui suscitent des tensions de plus en plus fortes. D’un côté, on constate une tendance à l’homogénéisation des standards locaux en France métropolitaine (Lodge, 1991; 2004), qui fait suite à une forte marginalisation des langues régionales et conduit à une homogénéisation qui pèse lourd sur les idéologies normatives institutionnelles. De l’autre, on constate une variation de plus en plus grande et visible, liée aux contextes bi-plurilingues de la francophonie dont la France fait partie. Dans le domaine des normes de prononciation, le brassage des accents dits étrangers, en lien avec la multiplication des connexions et des mobilités des personnes, a permis de rendre dicible et pensable le brassage des accents dits « régionaux » et a suscité des dynamiques nouvelles.
Aujourd’hui, le concept de glottophobie3 lancé par Blanchet (2016) a rencontré un succès croissant auprès du grand public. De plus, à la suite d’une altercation filmée, en octobre 2018, entre un responsable politique national (Jean-Luc Mélenchon) et une journaliste de Toulouse (Véronique Gaurel), la notion de glottophobie dans son acception particulière de « discrimination fondée sur l’accent » s’est imposée si largement dans les débats médiatiques qu’elle a donné lieu à deux propositions de loi4 et à des dizaines de milliers de réactions sur internet. Il est aujourd’hui nécessaire que l’apprenant puisse comprendre un plus grand nombre de francophones : cette nécessité s’accorde à la compétence sociolinguistique prévue par le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (Conseil de l’Europe, 2001).
Quelle est la place de la variation régionale dans l’enseignement du FLES ?
Weber (2022, p.93) parle de l’intérêt de « l’exploitation des corpus oraux » qui serviront de matériel audio authentique pour les enseignants, ainsi que de « l’utilité d’intégrer la phonétique variationnelle ». Nous nous joignons ici à sa vision des choses, préconisant l’enseignement du français « tel qu’il est parlé » (Weber, 2013 ; 2016 ; 2019). Même si l’auteure sous-entend que tout langage implique la présence de variations, nous proposons de modifier cette formulation et de présenter aux apprenants les français tels qu’ils sont parlés, une démarche qui nécessite de déconstruire l’image d’une langue française homogène et uniforme, ancrée uniquement sur le territoire de France métropolitaine.
Deux projets récents, le PFC-EF (PFC-Enseignement du français) et IPFC (InterPhonologie du Français Contemporain) de Detey et al. (2010) montrent la nécessité d’une meilleure prise en compte des travaux sociolinguistiques des dernières décennies pour la didactique du FLE. Detey et Racine (2012) citent notamment la nécessité de mieux prendre en compte la variation phonético-phonologique dans l’enseignement en français, car la norme instaurée par le CECR obéit à un standard de France métropolitaine, qui exclut d’autres variétés nationales. Les recherches sur la sensibilisation ou l’enseignement de la variation diatopique dans le cadre de l’enseignement de FLE ne sont pas nombreuses. Quelques tentatives de sensibilisation aux accents sont mentionnées lors des publications scientifiques, comme pour le français du Québec, de Suisse, du Cameroun (Maizonniaux, 2019) et d’autres pays francophones d’Afrique (Maizonniaux & al., 2018). L’étude d’Egginton (2014, p.218) portant sur les régionalismes picards, démontre que 100 % des participants apprenants de FLE se sont dits sensibles à certains aspects phonétiques régionaux, un peu moins aux régionalismes lexicaux et presque insensibles aux différences de syntaxe. Selon Egginton « c’est plus souvent l’usage quotidien ou l’expérience qui […] sensibilise aux régionalismes plutôt que les apports faits en cours de français » (2014, p.218) ce qui laisse penser que la place donnée, dans les cours, aux particularités phonétiques régionales, même locales, n’est pas importante. Il en va de même pour la place donnée à la variation diatopique orale dans les manuels (enregistrements audio). Des travaux comme ceux de Falkert (2019) et de Duchemin (2017) montrent que peu de manuels donnent une représentation satisfaisante des accents ; ceux qui le font en donnent une vision stéréotypée. En outre, les objectifs pédagogiques d’une telle introduction de prononciations non-standards ne sont pas clairement définis (Falkert, 2019).
Dans le cadre de notre recherche, nous visons à cerner comment ces dynamiques nouvelles et tensions autour d’un « standard linguistique » unique sont mises en lumière à travers le processus de transmission des langues (dans notre cas, tout particulièrement l’enseignement formel du français comme langue étrangère) mais aussi comment les idéologies se renégocient aujourd’hui sous l’effet de normes en conflit.
Nous présenterons dans cet article les résultats d’un sondage perceptuel d’acceptation à visée didactique, destiné aux enseignants et enseignantes de FLE, que nous avons mené dans le cadre de notre recherche.
Étude perceptive
1. Protocole
Le sondage a été mis en ligne sur la plateforme Lime Survey. Les participants et les participantes ont été recrutés de trois manières différentes. En premier lieu, nous avons fait appel à notre réseau personnel ; nous avons également pu profiter de l’accès à un réseau roumain d’enseignants de FLE par nos contacts universitaires ; enfin, nous avons utilisé le groupe Facebook « FLE Le français langue étrangère5 ». Cela explique une participation importante d’enseignants de FLE roumains et russes. Le sondage a été actif de mars à juin 2022. Nous avons obtenu au total 52 réponses analysables. Nous avons constaté 40 abandons ; ce taux élevé est probablement dû à la longueur du sondage (durée moyenne de 25 minutes alors qu’une durée de 15 minutes était annoncée).
Le sondage commençait par une question « Êtes-vous, avez-vous été, ou comptez-vous devenir enseignant·e de FLE ? ». Si le participant répondait « oui », il pouvait commencer le sondage, sinon le sondage était clos automatiquement. Le sondage était constitué de quatorze questions de perception (dont deux distracteurs6) : dans la consigne, on demandait aux enseignants de se positionner par rapport à des enregistrements qu’ils pouvaient intégrer dans leur préparation de cours. S’ensuivait une question à choix unique « Quelle est la place que vous accordez aux accents du français pendant vos cours ? » avec un espace facultatif pour les commentaires. La dernière partie du sondage présentait des questions sur le profil des participants (âge, langues parlées, expérience professionnelle, etc.).
Les questions de perception suivaient le même modèle et étaient affichées dans un ordre aléatoire, différent pour chaque participant, pour neutraliser le biais de l’ordre de passation des questions. Voici un exemple de questions de perception du sondage :
Notre hypothèse pour ce sondage était la suivante :
Les variantes de prononciation les plus éloignées du « standard » seraient les moins acceptées par les enseignants et enseignantes de manière explicite7 et/ou statistique8.
La contre-hypothèse à cela pourrait se formuler ainsi : la prononciation régionalement marquée ne serait pas évoquée comme motif pour le rejet ou l’acceptation des stimuli et le classement des stimuli par ordre d’acceptation serait indépendant du « degré d’accent » (cf. description des stimuli ci-dessous).
2. Description des stimuli
Dans ce test, nous avons utilisé des extraits audio d’un seul corpus, constitué par nos soins pour plusieurs sondages perceptifs9. Ce corpus est composé de deux types de stimuli : des extraits audio des manuels de FLE avec une prononciation non marquée régionalement et des extraits audio que nous avons sollicités, enregistrés par différents locuteurs ayant une prononciation régionalement marquée. Les informateurs et informatrices qui ont participé à l’enregistrement ont tous lu des courts textes, dialogues ou monologues issus de manuels de FLE existants.
Comme nous l’avons mentionné plus haut, nos hypothèses prennent en compte le « degré d’accent » des enregistrements audio ; pour cela nous avons, dû au préalable, classer les stimuli dans les catégories perceptives suivantes : « accent standard », « accent léger », « accent fort ». Puisque la catégorisation est un processus subjectif, nous n’avions pas pu nous reposer sur notre seul jugement de perception pour classer les stimuli. Nous avons mis en place un pré-test et avons fait écouter 33 stimuli de notre corpus à 40 personnes : 32 personnes ont passé le test en ligne sur la plateforme PsyToolkit (Stoet, 2010 ; 2017) et les 8 restantes ont participé en présentiel. Les stimuli ont été choisis de manière à avoir la même durée, 6 à 7 secondes et un nombre de syllabes comparable (25 syllabes par stimulus en moyenne). La consigne de ce pré-test pour chaque stimulus était formulée ainsi :
Si vous entendez cette personne, que pensez-vous spontanément ?
- j’entends une personne qui n’a pas un accent particulier : I
- j’entends une personne qui a un léger accent : II
- j’entends une personne qui a un fort accent : III
Voici le tableau récapitulatif avec les stimuli sélectionnés :
Tableau 1. Liste des stimuli utilisés dans le sondage.
No | Ancrage géographique | Voix | Degré d’accent perçu | Transcription de l’extrait | Origine du texte (manuel de FLE, niveau) |
1 | Suisse | f | 77,5 % – I | Je suis arrivée à Bruxelles il y a deux ans c’est vrai Bruxelles n’est pas aussi grand que Paris | Génération (Cocton, 2016), A2 |
2 | Moselle | f | 72,5 % – I | Rien pourtant ne manquait. Mais toutes ces richesses et beautés répandues ne me sauvaient pas | Phonétique essentielle du français (Kamoun & Ripaud, 2017), B1-B2 |
3 | Réunion | f | 77,5 % – I | Bonjour monsieur, j’ai lu votre annonce pour l’appartement près du parc Monceau, est-ce qu’il est encore à louer ? | Génération (Cocton, 2016), A2 |
4 | Guadeloupe | f | 72,5 % – II | Je m’étonne que l’écoulement des heures m’y ait paru, cette fois, d’une si angoissante lenteur | Phonétique essentielle du français (Kamoun & Ripaud, 2017), B1-B2 |
5 | Sud-Ouest | m | 75 % – II | Bonjour madame. Oui, tout à fait. Mille quatre cent quatre-vingts euros par mois. Les charges sont incluses. | Génération (Cocton, 2016), A2 |
6 | Suisse | m | 65 % – II | Bon, moi, j’ai une faim de loup ! Hum, ça me tente bien. J’hésite quand même avec la tarte au saumon, ou le sandwich maison au poulet. | Phonétique en dialogues (Martinie & Wachs, 2007), niveau débutant |
7 | Algérie | f | 35 % – I, 62,5 % – II |
Madame Vosgean. Pour me joindre, je vous laisse mon téléphone zéro sept, cinquante-trois, quatre-vingt-neuf, dix, cinquante-et-un | Génération (Cocton, 2016), A2 |
8 | Algérie | m | 37,5 % – I, 60 % – II |
Oh non, pas Montpellier, trop grand, et puis l’ambiance dans les campings de ville, non merci | Phonétique en dialogues (Martinie & Wachs, 2007), niveau débutant |
9 | Cameroun | f | 85 % – III | Formation : radical de la première personne du pluriel au présent plus terminaisons. | Adomania 3 (Gallon & al., 2017), A2 |
10 | Mauritanie | m | 72,5 % – III | Les Français jettent environ cinq cent quatre-vingt-dix kilos de déchets, par an et par personne. | Adomania 3 (Gallon & al., 2017), A2 |
11 | Québec | m | 70 % – III | Vous avez un lave-linge et un four à micro-ondes. Et la cuisine est complètement équipée | Génération (Cocton, 2016), A2 |
12 | Sud-Ouest | f | 42,5 % – I, 50 % – III |
Je viens d’acheter un guide de la région du Languedoc-Roussillon. C’est le parfum des vacances, non ? | Phonétique en dialogues (Martinie & Wachs, 2007), niveau débutant |
Les stimuli ont été classés dans les catégorie respectives de cette manière :
- Majorité de réponses10 « j’entends une personne qui n’a pas un accent particulier » ➔ I ➔ groupe « accent standard »
- Majorité de réponses « j’entends une personne qui a un léger accent » ➔ II ➔ groupe « accent léger »
- Majorité de réponses « j’entends une personne qui a un fort accent » ➔ III ➔ groupe « accent fort »
Les stimuli no7, no8 et no12, perçus de manière plus disparate, nous ont conduite à nuancer nos choix. Plus exactement, pour les locuteurs algériens des stimuli no7 et no8, principalement perçus comme ayant un léger accent par 62,5 % et 60 % de participants respectivement, ou comme n’ayant pas d’accent particulier par 35 % et 37,5 % de participants, nous avons fait le choix de les placer dans la catégorie « accent léger ». Le stimulus no12 a été considéré comme « accent fort » bien que seulement avec 50 % des votes l’avaient placé en catégorie III, « fort accent ». Il est vrai que 42,5 % de participants avaient entendu un « accent léger », mais nous nous sommes aperçue que quelques participants du pré-test venaient de la même région (Sud-Ouest de la France) ce qui a pu biaiser les résultats.
3. Participants
Les 52 participants au sondage, enseignants ou futurs enseignants de FLE, étaient âgés de 23 à 64 ans (l’âge médian était de 40 ans). 13 personnes se sont déclarées francophones « natives »11, dont 2 se sont déclarées bilingues de naissance12 et 2 francophones monolingues13 ; 39 se sont dites francophones non-natifs. Voici la distribution des langues maternelles déclarées par les participants et participantes :
Leur niveau d’études était principalement master ou doctorat (71 %) et licence (13 %). Le temps médian de leur expérience professionnelle était de 12 ans ; trois participants n’avaient pas d’expérience professionnelle (ils étaient alors en formation pour devenir enseignant ou enseignante de FLE).
Résultats
1. Stimuli déclarés comme le mieux acceptés pour un cours de FLE
Nous avons analysé les 52 réponses à la Question 1 « Utiliseriez-vous cet enregistrement en classe de FLE ? » et notre hypothèse principale semble infirmée par les réponses obtenues, à savoir que la distribution des stimuli des plus acceptés vers les moins acceptés ne s’est pas faite par le « degré d’accent » : les stimuli du groupe « accent standard » n’ont pas été tous classés parmi les plus acceptés et les stimuli du groupe « accent fort » n’ont pas été les moins acceptés. Sur ce graphique où les stimuli sont classés par ordre décroissant — des plus acceptés vers les moins acceptés, nous pouvons voir que les stimuli du groupe « accent standard » ne sont pas les plus acceptés et donc ne sont pas tous classés à gauche, les stimuli du groupe « accent léger » ne sont pas au milieu et les stimuli du groupe « accent fort » ne sont pas les moins acceptés (à droite sur le graphique).
Il n’y a aucune différence significative entre les groupes de stimuli des trois groupes, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de différence significative entre l’acceptation des stimuli par « degré d’accent » (vérifié avec GLMM14 dans RStudio). Cependant, au sein de chaque groupe, il y a des stimuli qui sont moins acceptés par rapport aux autres du même groupe et ceci de manière significative15. Ce sont : Moselle (groupe « accent standard »), Guadeloupe et Suisse (groupe « accent léger ») et Cameroun (groupe « accent fort ») :
2. Stimuli déclarés comme le mieux acceptés pour un manuel de FLE
Nous rappelons ici que la Question 2 a été formulée de façon suivante « A-t-il16 sa place dans un manuel ? » et quatre choix exclusifs de réponse ont été proposés :
- Oui, dans un manuel de FLE général
- Oui, dans un manuel de prononciation / de phonétique du français
- Oui, les deux
- Non
Pour faciliter les calculs statistiques et la comparaison avec la Question 1, nous avons transformé les réponses en système bi-catégoriel, en ne laissant que deux réponses possibles : oui (a, b et c) et non (d). De prime abord, nous constatons que les taux d’acceptation de la Question 2 sont plus élevés que pour la Question 1 : 13 stimuli sur 14 ont reçu plus de réponses « oui » lors de la deuxième question. Cette tendance est illustrée dans le tableau ci-dessous (le taux de réponses « oui » est mis en gras là où il est plus élevé par rapport à la première question).
Tableau 2. Différence du taux d’acceptation entre la Question 1 « Utiliseriez-vous cet enregistrement en classe de FLE ? » et la Question 2 « A-t-il sa place dans un manuel ? »
Stimulus | Groupe | Q1, taux de réponse « oui » | Q2, taux de réponse « oui » |
Suisse | Standard | 94 % | 100 % |
Réunion | Standard | 96 % | 98 % |
Sud-Ouest | Léger | 94 % | 96 % |
Mauritanie | Fort | 90 % | 92 % |
Sud-Ouest | Fort | 87 % | 90 % |
Algérie-f | Léger | 88 % | 88 % |
Algérie-m | Léger | 85 % | 88 % |
Québec | Fort | 69 % | 79 % |
Guadeloupe | Léger | 58 % | 75 % |
Suisse | Léger | 58 % | 73 % |
Moselle | Standard | 54 % | 71 % |
Cameroun | Fort | 38 % | 44 % |
Visualisons le classement des stimuli en fonction des réponses à la Question 2 « A-t-il sa place dans un manuel ? » :
Pour cette question également, le degré d’accent n’a pas été significatif. Pareillement, nous constatons que quelques stimuli ont été moins acceptés au sein de chaque groupe :
3. Analyse des commentaires recueillis
Les participants ont pu laisser des commentaires justifiant les choix qu’ils ont faits :
- La question 1 « Utiliseriez-vous cet enregistrement en classe de FLE ? » était suivi de la question facultative « Pourquoi ? »
- La question 2 « A-t-il sa place dans un manuel ? » prévoyait, en cas de réponse négative, l’apparition d’une question obligatoire « Si non, expliquez brièvement ».
Les commentaires recueillis pouvaient être divisés en deux catégories : commentaires « positifs », ou commentaires d’acceptation, réponses à la question « Pourquoi ? » et commentaires « négatifs », ou commentaires de rejet, réponses à la question « Pourquoi ? » et à la question « Si non, expliquez brièvement ». Nous analyserons dans cet article les commentaires « positifs » uniquement, le nombre de commentaires de rejet sera néanmoins donné à titre informatif.
Pour une pré-analyse, nous avons extrait tous les commentaires laissés par les participants et nous les avons regroupés par motifs. Une grande partie des commentaires était liée aux objectifs pédagogiques, comme par exemple : « pour apprendre les noms des plats (produits alimentaires) », « Pour enseigner les expressions avec AVOIR, Avoir faim… etc ». En termes de résultats, nous nous attendions à un taux de rejet explicite lié à la prononciation régionalement marquée, très important. Cependant la tendance était inverse : les stimuli ont été accepté pour différentes raisons, y compris pour l’« accent » perçu. Nous avons analysé 276 commentaires au total que nous présentons dans le tableau récapitulatif suivant :
Tableau 3. Tableau récapitulatif avec le nombre de commentaires par type de question
Ancrage géographique | Groupe du degré d’accent | Nb de commentaires d’acceptation | Dont liés à la prononciation | Dont liés à l’« accent » de manière explicite | Nb de commentaires de refus | Dont liés à l’« accent » de manière explicite | |
1 | Suisse | standard | 15 | 9 | 0 | 0 | 0 |
2 | Moselle | standard | 8 | 3 | 0 | 15 | 1 |
3 | Réunion | standard | 15 | 7 | 2 | 1 | 0 |
4 | Guadeloupe | léger | 6 | 3 | 1 | 13 | 0 |
5 | Sud-Ouest (m) | léger | 16 | 8 | 4 | 4 | 2 |
6 | Suisse | léger | 11 | 3 | 1 | 17 | 4 |
7 | Algérie (f) | léger | 15 | 4 | 2 | 9 | 2 |
8 | Algérie (m) | léger | 12 | 8 | 2 | 10 | 1 |
9 | Cameroun | fort | 6 | 4 | 4 | 29 | 3 |
10 | Mauritanie | fort | 19 | 12 | 8 | 5 | 2 |
11 | Québec | fort | 19 | 17 | 16 | 12 | 10 |
12 | Sud-Ouest (f) | fort | 13 | 11 | 9 | 6 | 1 |
Total | 155 | 89 | 49 | 121 | 26 |
Les lignes en gris foncé correspondent aux 4 stimuli les moins acceptés du sondage.
Ce tableau présente le nombre de commentaires que chaque stimulus a obtenu. La colonne « (le) nombre total de commentaires pour le stimulus accepté » regroupe les commentaires facultatifs laissés en guise de réponse à la question « Pourquoi ? » par des gens qui ont répondu « oui » à la Question 1 « Utiliseriez-vous cet enregistrement en classe de FLE ? ». Nous avons ensuite calculé le nombre de commentaires, parmi ces derniers, qui sont liés à la prononciation en général, par exemple : « très clair », « facile à comprendre », « prononciation facilitante » (colonne « Dont liés à la prononciation ») ; puis, nous avons entré dans la colonne suivante le nombre de commentaires qui sont liés à la prononciation régionalement marquée d’une manière explicite. Nous avons enfin donné, à titre indicatif, le nombre de commentaires « négatifs » et nous avons également calculé le nombre de commentaires mentionnant la prononciation régionalement marquée comme motif du rejet des stimuli (dernière colonne) afin de visualiser les proportions entre les commentaires positifs et négatifs.
Nous nous concentrons dans cet article sur l’analyse des réponses les plus intéressantes car les moins attendues par nos hypothèses, à savoir les 49 commentaires de la colonne « Dont liés à l’“accent” de manière explicite » des stimuli acceptés (en gras dans le tableau).
À notre connaissance il n’y a pas d’étude qui se concentrerait sur des avis positifs d’une prononciation régionalement marquée, c’est pourquoi il nous parait indispensable de présenter ces résultats de manière détaillée.
Parmi les stimuli du groupe « accent standard », seul le stimulus Réunion a reçu 2 commentaires positifs explicites sur 15 (0 commentaires négatifs en lien avec l’accent). Le premier note la présence de l’accent bien qu’il ne semble pas poser de problème de compréhension :
1. « On comprend l’accent très bien, et il y a du vocabulaire utile ».
Quant au deuxième commentaire, la personne le laissant aurait entendu, à notre avis, un accent dit « étranger » :
2. « cet exercice apprendrait à percevoir le français des locuteurs non natifs »
Parmi les stimuli du groupe « accent léger », tous les stimuli (n=5) ont reçu des remarques liées à la prononciation régionalement marquée (10 commentaires au total).
La plupart d’entre eux montrent que le stimulus a été approuvé pour être utilisé lors des cours en guise d’entrainement pour des exercices de compréhension orale ou en tant qu’illustration de la variation diatopique en français oral :
3. « Découverte des accents de la francophonie » (stimulus Guadeloupe)
4. « CO, découverte des accents de la francophonie. » (stimulus Sud-Ouest-m)
5. « permettre aux apprenants d’entendre un accent » (stimulus Sud-Ouest-m)
6. « Pour montrer de différentes variantes de prononciation » (stimulus Sud-Ouest-m)
7. « CO, découverte des accents de la francophonie. » (stimulus Suisse)
8. « Cela donne une vision sur la diversité régionale du français » (stimulus Algérie-m)
9. « Pour des tests de CO à partir du niveau A2 (accent marqué et prosodie hachee [sic], je ne le donnerais pas à des A1) » (stimulus Algérie-f)
10. « Les différents accents sont bienvenus dans l’apprentissage de la langue étrangère… » (stimulus Algérie-f)
Deux autres commentaires mentionnent l’accent comme une raison d’acceptation sans en dire plus :
11. « Parce qu’il est incomplet et permet de travailler les non dits. Accent typique d’une région française. » (stimulus Sud-Ouest-m)
12. « Accent francophone » (stimulus Algérie-m)
Les 38 commentaires restants concernent les stimuli du groupe « accent fort ».
Les stimuli Québec, Sud-Ouest-f et Mauritanie ont reçu le plus grand nombre de commentaires parmi tous les stimuli du sondage : 16, 8 et 9 commentaires respectivement.
Les raisons principales de l’acceptation des stimuli peuvent être regroupées dans deux catégories : « l’accent » comme un objet de « découverte » ou de sensibilisation aux différentes prononciations :
13. « Clair. Bonne qualité d’enregistrement. Français non parisien, bien pour sensibiliser à la diversité du français » (stimulus Québec)
14. « pour permettre aux apprenants de se familiariser avec l’accent canadien » (stimulus Québec)
15. « Pour observer les accents diffèrent [sic] des parleurs de français » (stimulus Québec)
16. « Pour montrer des accents régionaux » (stimulus Québec)
17. « Pour faire remarquer la diversite [sic] de la prononciation du francais [sic] » (stimulus Québec)
18. « Pour faire découvrir des accents différents » (stimulus Québec)
19. « CO et découverte des accents de la francophonie. » (stimulus Québec)
20. « Cela convient pour parler du logement et faire écouter aux apprenants différents accents » (stimulus Québec)
21. « Pour mettre en lumière les différents accents possible en France » (stimulus Sud-Ouest-f)
22. « Pour montrer des accents régionaux » (stimulus Sud-Ouest-f)
23. « CO et travail sur les accents. » (stimulus Sud-Ouest-f)
24. « J’adore l’accent, ça réchauffe le cœur. Et c’est important d’être en contact avec d’autres accents que le parisien, à mon sens. » (stimulus Sud-Ouest-f)
25. « Document authentique intéressant pour l’accent différent, je travaille avec des italophones pour eux malgré la différence d’accent la compréhension est assez fluide. » (stimulus Sud-Ouest-f)
26. « pour permettre aux apprenants d’observer un accent différent » (stimulus Mauritanie)
27. « Pour montrer de différents accents » (stimulus Mauritanie)
28. « Pour faire remarquer d’autres accents et d’autres manieres [sic] de parler le francais [sic] » (stimulus Mauritanie)
29. « Faire entendre les diférents [sic] accents en français » (stimulus Mauritanie)
30. « Découverte des accents de la francophonie. » (stimulus Mauritanie)
31. « Découverte des accents de la francophonie. » (stimulus Cameroun)
32. « Plutôt oui que non, pour montrer un accent d’origine africaine » (stimulus Cameroun)
33. « Je l’interprète comme le français non standard. C’est important que les apprenants aient une vision de la diversité de la langue française. Je ne pourrais pas attacher cette forme à sa communauté linguistique spécifique, mais de l’avoir entendue je la reconnais comme authentique. » (stimulus Cameroun)
Dans d’autres cas, la prononciation régionalement marquée a été généralement perçue positivement, mais sans précision d’objectifs pédagogiques :
34. « Accent québécois ? Super ! » (stimulus Québec)
35. « Pour l’accent et le lexique » (stimulus Québec)
36. « lexique et travail sur le français francophone » (stimulus Québec)
37. « authentique et francophone » (stimulus Québec)
38. « l’accent québecois [sic] mérite bien son moment de gloire :) » (stimulus Québec)
39. « Accent québécois appartient à la francophonie. » (stimulus Québec)
40. « C’est suffisamment clair, meme [sic] si l’accent est canadien. » (stimulus Québec)
41. « vocabulaire tourisme — accents » (stimulus Sud-Ouest-f)
42. « accents régionaux français » (stimulus Sud-Ouest-f)
43. « accent typique » (stimulus Sud-Ouest-f)
44. « Il s’agit du français parlé hors la France métropolitaine » (stimulus Mauritanie)
45. « Intéressant parce qu’il a un accent de l’Afrique francophone. Mais en même temps, on dirait qu’il lit un texte, ce qui rend le texte moins authentique. » (stimulus Mauritanie)
46. « il est intéressant d’entendre des accents différents » (stimulus Mauritanie)
47. « Hésitation mais oui pour l’accent car il est francophone. » (stimulus Cameroun)
Deux participants ont proposé des tâches plus précises comme raison de leur choix :
48. « Débit naturel + accent québécois = cool pour TCF et tef Canada » (stimulus Québec)
49. « Pour faire remarquer les voyelles nasales et les differents [sic] types de “e” » (stimulus Sud-Ouest-f)
En résumé, 30 commentaires sur 49, soit plus de 60 % des commentaires sur l’accent, portent sur l’idée de sensibilisation des apprenants de FLE aux différentes variantes de prononciation du français. Une autre grande partie des commentaires n’est pas aussi explicite et se résume à une simple appréciation de l’accent.
Il y a, certes, un grand nombre de commentaires écartés de notre analyse à cause du manque de contexte. Ainsi, nous ne pouvons pas savoir à l’issue de ce sondage si les commentaires comme « authentique » et « prononciation authentique » concernent la prononciation régionalement marquée ou si la manière de parler des locuteurs et locutrices enregistrés est perçue comme authentique, car différente des enregistrements « classiques » des manuels avec une prononciation standardisée et une qualité d’enregistrement professionnelle. Il est aussi très étonnant que nos stimuli soient perçus comme authentiques (dans le sens du « document […] qui n’a pas été élaboré à des fins didactiques » (Robert, 2008, p.18), alors que les stimuli ont été créés sur la base des documents audio « fabriqués » exprès (ibid.) à des fins didactiques, pour les manuels de FLE.
Malgré le caractère limité de cette analyse (plus qualitative que quantitative), il nous semble remarquable et digne de relever l’accueil d’autant de commentaires positifs dans le discours des enseignants. Nous développerons cette réflexion dans la partie « Discussion », ci-dessous.
Discussion : limites et perspectives
L’analyse des résultats nous a montré que l’acceptation de la prononciation régionalement marquée est largement observable : 11 stimuli sur 12 ont été déclarés comme acceptés par plus de 2/3 des participants. D’un côté, nous supposons que la variation a pu être acceptée car non-perçue ; en l’absence de commentaires le justifiant, nous ne pouvons pas le savoir. D’un autre côté, bien qu’ayant un nombre assez bas de commentaires positifs laissés après la question facultative (155 commentaires laissés sur 474 possibles), nous constatons un grand nombre de motifs liés à la prononciation, y compris à l’accent, notamment pour les stimuli du groupe « accent fort ». Le sondage ne permet pas de vérifier si l’approbation est due à la combinaison des facteurs et si le contenu des stimuli lui-même, a une forte influence sur les choix des participants.
Cependant, les résultats sont prometteurs : nous aurions pu nous attendre à des expressions de scepticisme et de rejet massif car la prononciation régionalement marquée est nouvelle et rare dans le domaine de l’enseignement du FLE. Il y a encore 15 ans Guerin a écrit « [l]'enseignement du français se confond avec l’enseignement du “français standard” […], cela implique que l’on considère les autres “français” comme n’étant pas valides » (2008, p. 2309). Or aujourd’hui, les résultats de notre étude nous permettent de constituer une nouvelle hypothèse : les enseignants et enseignantes de FLE sont prêts à accepter la présence de variation diatopique à l’oral dans les enregistrements des manuels de FLE et dans le matériel audio utilisé en cours. Il est peut-être le moment de prendre en compte les travaux actuels dans les domaines de didactique du FLE et de sociolinguistique et de passer à la mise en pratique.
Puisque les réponses que nous avons pu recueillir vont dans le sens d’une acceptation des accents, les prolongements de cette étude sont désormais envisageables. La première piste que nous esquissons vise à affiner l’interprétation des résultats obtenus. Des entretiens semi-directifs avec les enseignants et enseignantes de FLE nous permettraient de vérifier quel rôle joue le contenu des enregistrements sur l’acceptation des stimuli et également d’éclairer le sens de certains commentaires, trop courts pour l’interprétation. L’interprétation plus fine de ces réponses est d’autant plus nécessaire dans le cadre des échanges réels. En ce qui concerne le sondage, on ne peut savoir s’il s’agit de discours purement déclaratif hors contexte, par exemple, des participants qui n’auraient pas voulu sembler glottophobes devant une chercheuse, ou s’il s’agit d’une réelle adhésion qui se retrouve dans les pratiques. Cela serait alors une nouvelle tendance d’acceptation de la variation qui pourrait éventuellement entrainer un changement de pratiques pédagogiques. L’émergence d’une nouvelle hypothèse, admettant que les enseignants et enseignantes de FLE sont prêts à accepter la variation, nécessite une expérimentation en classe avec une mise en situation. Nous envisageons, en tant que deuxième piste, une série d’expériences didactiques in-vivo qui consistent en quelques séances de compréhension orale avec les voix des mêmes locuteurs et locutrices que pour le sondage, proposés avec des exercices imprimés et des enregistrements audio complets. Cela permettrait de tester si les apprenants remarquent spontanément la variation dans la prononciation des stimuli présentés en cours et de vérifier si le frein à la variation est à chercher du côté des apprenants.
Les résultats de cette étude s’inscrivent dans la continuité des travaux actuels dans le domaine du français comme langue étrangère ainsi que dans les études sociolinguistiques consacrées aux tensions autour de la légitimité des accents de plus en plus nombreuses ces dernières années dans ce champ de recherche. Si le frein principal à l’introduction de la variation diatopique dans les méthodes de langue ne vient finalement pas du rejet des accents régionaux du français par les professeurs de FLE, nous pouvons désormais envisager l’élargissement des approches de l’enseignement de l’oral en FLE.