Note sur l’esquisse 5 de Billeter

p. 223-225

Référence(s) :

Jean-François Billeter, Esquisses, 2016, Paris : Allia.

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À la lecture d’Esquisses (Billeter, 2016), je m’étais demandé comment l’on pouvait recevoir les quelques remarques de Billeter sur les Lumières — qui se trouvent au début de son ouvrage — sachant que Billeter pose comme point de départ les « alliances entre détenteurs du grand capital et les forces réactionnaires [mènent] une guerre commune contre les Lumières » (E4, p. 16).

Dans l’esquisse 5, Billeter rappelle brièvement la fameuse formule kantienne (pense par toi-même) pour lui apposer immédiatement une citation choisie de son contemporain Lichtenberg (1742-1799). Billeter souligne dans la citation cette phrase : [les Lumières consistent à avoir] des notions justes de nos besoins essentiels. Cette question de nature philosophique suppose une progression dans la connaissance du sujet en tant que sujet. De là l’observation de Lichtenberg : comment faire de soi-même un objet d’observation ?

C’est à ce moment que Billeter intervient pour affirmer que nous pouvons nous exercer à observer du dedans notre propre activité (E5, p. 18).

 

Billeter ouvre l’esquisse 6 en nous engageant à « une attention soutenue portée à ce qui se passe en nous », pour y découvrir les « lois de notre activité » (p. 18). Après avoir signalé que selon lui Spinoza fut un rigoureux observateur de ces « lois » — et en ce sens un précurseur des Lumières — Billeter prône une méthode inductive visant à décrire « les phénomènes qui retiennent notre attention », et « ce sera une connaissance nouvelle » (E6, p. 19) — comme l’a été celle formulée par Spinoza en son temps.

Dans l’esquisse 7, Billeter en vient à vouloir « préciser ce qu’est l’observation du sujet par lui-même, ce qui la rend possible et quels pouvoirs elle nous donne » (p. 20), et il propose pour cela trois pistes :

  • d’abord un jeu de l’observation de notre activité ;
  • ensuite une pratique de l’arrêt pour augmenter notre attention ;
  • enfin la conscience de l’obstacle que constitue le langage pour cette observation.

Billeter annonce finalement qu’il s’exprimera sur ces trois pistes dans les esquisses suivantes.

 

Je reviens à son questionnement sur les Lumières en rappelant que selon Foucault — dans un propos de 1984 — la philosophie n’est pas parvenue à s’en débarrasser, et l’on voit que de nombreux penseurs y ont travaillé jusqu’à récemment encore, comme le rappelle Sensevy (2020).

Il me semble intéressant de retenir en particulier de l’article de Foucault sa définition de la « modernité », si l’on admet que les Lumières selon Kant ouvrent sur la modernité au sens où elles seraient un processus qui nous dégage de l’état de minorité. Ce processus consiste notamment, selon Kant, à faire un usage de la raison qui soit non seulement adapté aux circonstances déterminées dans lesquelles agit l’individu (c’est l’usage privé, qui n’est pas libre), mais aussi comme sujet membre de l’humanité (Menschheit) raisonnable (c’est l’usage public, qui est libre).

Comme le souligne Foucault, la question de l’usage public de la raison est un problème politique qu’il faut comprendre en lien avec l’épistémologie critique de Kant, d’une part, et avec ses écrits sur l’histoire, d’autre part. C’est ici que Foucault propose une autre conception de la modernité comme « attitude » et « mode de relation à l’actualité » : un êthos en lutte avec des attitudes de contre-modernité. Ce point me semble rejoindre ce qu’annonce Billeter dans l’esquisse 4, et c’est aussi ce geste (d’ontologie critique) que Foucault voit comme une façon de penser contre la mode, c’est-à-dire la « réactivation permanente d’une attitude » mais qui comporte d’abord « une critique permanente de notre être historique ». Foucault la considère comme attitude pratique et expérimentale, un « travail fait aux limites de nous-mêmes ». Ce jeu d’enquêtes, dit Foucault, nous conduit à rechercher des « franchissements possibles », que nous pouvons évidemment comprendre en termes d’augmentation de notre puissance d’agir.

La teneur pragmatiste de l’article foucaldien ne fait aucun doute, et si l’on appliquait à Kant le raisonnement que propose Brandom à propos d’un pragmatisme hegelien, on pourrait déceler des germes d’un pragmatisme kantien dans sa réflexion sur l’Aufklärung. Mais dans notre actualité — et si nous voulons penser contre elle —, les Nouvelles Lumières, celles de l’intelligence,

nécessitent l’élaboration d’institutions au sein desquelles les institués (au sens de « membres de l’institution, façonnés par l’institué ») acquièrent de la puissance sur l’institution, deviennent instituants.
(Sensevy, 2020).

Dans le domaine de l’éducation scolaire et de la formation des professionnels de ce domaine qui sont les professeurs, le concept sensevyen de cliniques de l’éducation me paraît essentiel, et sa force politique est considérable. Dans un tel modèle, « une attention soutenue portée à ce qui se passe en nous » serait favorisée par la puissance d’autorisation qu’offre l’ingénierie coopérative de formation (Prot, 2018).

Bibliographie

Billeter, P. (2016). Esquisses. Paris : Allia.

Foucault, M. (2001). Dits et écrits, II (1381-1397). Paris : Gallimard.

Prot, F.M. (2018). Pour des « cliniques de l’éducation » : former les professeurs à la bienveillance : l’exemple des pratiques d’écriture à l’École Freinet. Enquête sur un programme « LéA » de l’IFÉ. Thèse de doctorat. Université de Lorraine.

Sensevy, G. (2020). À propos des lumières. L’intelligence et la coopération. In M. Fabre & C. Chauviré (Éds.), L’éducation et les Lumières. Enjeux philosophiques et didactiques contemporains. (p. 236-254). Dijon : Éditions Raison et Passions.

Citer cet article

Référence papier

Henri Louis Go, « Note sur l’esquisse 5 de Billeter », La Pensée d’Ailleurs, 2 | 2020, 223-225.

Référence électronique

Henri Louis Go, « Note sur l’esquisse 5 de Billeter », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 2 | 2020, mis en ligne le 06 octobre 2022, consulté le 04 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=149

Auteur

Henri Louis Go

MCF HDR, Université de Lorraine, équipe Normes & Valeurs, LISEC (UR 2310).

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