J’ouvre mon Mac et je tape « Hameline » (pardon cher Daniel Hameline, c’est une expression de dactylographe quantitatif, qui donc ne songerait jamais à vous taper !) et je tombe (sans me faire de mal, bien au contraire) sur… 382 « éléments » recensés dans mes « contenus » !
Ainsi, tout au long de ma fonction en histoire de l’éducation (en tous cas pour la seconde moitié vécue dans la galaxie numérique), je vous aurais donc sollicité, cité, évoqué, recensé, classé… par écrit, 382 fois ! C’est au-dessus de la moyenne obtenue par d’autres, mais c’est tout de même moins que Rousseau (1187 entrées), Pestalozzi (2301) ou Girard (3414), sans doute mon champion. Sachant ce que j’ai consacré aux trois autres en quelques livres et nombreux articles, ce qui forcément fait monter le compteur.
Et si Girard est devenu mon champion quantitatif (et je peux vous l’assurer, mais vous le savez bien, surtout aussi qualitatif), c’est très significativement grâce à vous.
Bien sûr, avant ce jour de 2013 ou 2014 où je vous rencontrais longuement pour la première fois, je vous connaissais déjà de réputation pour vous avoir lu et même entendu. Notamment lors de votre leçon d’adieu dite dans l’auditoire aux bancs grinçants de la vieille École de chimie, à Genève. À mon souvenir, vous y traitiez de la leçon de chose, parodiant avec tendresse cette institutrice universelle, pleine d’amour pour ses petits élèves, les invitant à s’émerveiller devant une feuille morte rapportée du chemin de l’école avant d’en faire un objet d’étude accaparant… Je rapporte de mémoire l’esprit d’un petit bout de votre brillante leçon.
Mais voilà qu’au beau milieu de mes entrées « Hameline » – ce qui démontrerait qu’elles sont loin d’être vaines – je retrouve que, selon vous, d’après l’un de vos écrits, c’est-à-dire d’après quelque chose de plus fiable, si la leçon de choses constitue « une austère opération de dénomination », elle peut aussi dépasser l’approche sensorielle de l’environnement et permettre de
Fonder l’enseignement sur les bases naturelles de la prime expérience des enfants, que l’on répute sensorielle et qui est censée devoir éprouver les choses avant de se voir submergée par les mots »1.
C’est bien de cela dont il était question à l’École de chimie, dans une langue maniée avec tant d’élégance. La leçon de chose portée au firmament des mots par une leçon d’adieu ! Dans une rhétorique la propulsant aux voûtes d’une vertigineuse éloquence !
J’en oublie mon champion, l’un des vôtres aussi, je me permets de le croire. Girard ! Vous m’avouez au détour de notre conversation de 2013 ou 2014 que ce que vous avez fait d’abord, à votre arrivée en Suisse pour la chaire que vous veniez d’obtenir à Genève, en 1980, ça été de vous rendre à Fribourg pour vous recueillir sur la tombe du père Grégoire Girard ! Avant tout le monde, je parle du monde tout à fait contemporain, vous saviez déjà ce qu’on doit à celui qui devient sous votre plume, désormais, « ce moine célébré avec chaleur par les plus grands laïques ».
Il faut dire qu’en ces temps-là, Girard n’était plus l’objet que d’une reconnaissance locale. Évincé par Pestalozzi, héros des radicaux protestants suisses en quête de grands hommes qui ont forgé l’histoire de la nation – quand bien même l’auteur de Gertrude reconnaissait en Girard celui qui avait réussi ce qu’il avait tenté. Oublié voire ostracisé par la Fribourg catholique proscrivant sa méthode « protestante » – quand bien même les radicaux fribourgeois lui érigeront un monument national. Cultivé comme il se doit, certes, dans les cercles pédagogiques grâce à d’illustres émules : Buisson, Daguet, Horner, Dévaud… Mais encore évincé, de justesse paraît-il, d’un top fifteen pionnier (celui placé sous la direction de Jean Houssaye, dans lequel vous traitez d’ailleurs de Ferrière, au fond si proche de Girard dans sa philosophie et sa pratique de l’éducation)2… Enfin promu « pédagogue de la modernité » dans le tome 1 des Pédagogues du monde entier sous la direction de ce même cher Jean Houssaye (qui se rachète) grâce à votre intervention3.
Ça tombait bien, je l’avoue. On me confiait alors à Fribourg la coordination des manifestations du 250e anniversaire de la naissance de ce Nouveau pédagogue que vous portiez sur les fonts baptismaux – pour ce « plus curé que Girard tu meurs », quoi de plus normal – de l’excellence pédagogique. Rien ne vaut une notoriété attestée par un illustre étranger qui fait autorité !
Girard, ainsi, (re)prenait sa place. Ce n’est qu’une part minuscule mais tellement significative de vos innombrables mérites dont j’ai eu, indirectement, l’honneur de bénéficier, à l’instar de toutes celles et ceux, tout aussi innombrables, qui vous doivent une curiosité, des talents – voués tant à la musique par sa pratique qu’à la pédagogie par son histoire –, des travaux, une aura… tout ce qui conduit à vous aimer, de tout cœur.