« Le temps de Ferenczi doit venir »
Lou Andreas-Salomé
Introduction
Chacun a pour mémoire la fameuse affiche « trois hommes sur la photo ».1 Ici, sur la couverture de ce livre2 Sándor Ferenczi, l’enfant terrible de la psychanalyse3, ils ne sont que deux, et pas des moindres. Sigmund Freud, déjà âgé, le regard planté dans les yeux du lecteur. À ses côtés et légèrement de profil, le regardant, Sándor Ferenczi.
Les deux hommes dont pourtant la différence d’âge est de 17 ans portent chacun une canne. Ainsi la couverture de cet ouvrage de Benoît Peeters donne d’emblée le ton et la couleur. Ce sera le bleu. Si le bleu inspire aux grands espaces, aux horizons qui s’ouvrent à l’infini, cette couleur invite aussi au voyage, à l’évasion et à la découverte. C’est ce qu’ambitionne cet ouvrage qui se revendique comme n’appartenant ni à un traité scientifique, ni à une biographie classique. Ce livre invite le lecteur ou la lectrice à visiter ou revisiter une époque, des lieux, des luttes et à y associer des visages, des paysages, des ouvrages. Car ce livre, décrivant avec précision les préoccupations des débuts de la psychanalyse à cette époque, nous parle avant tout d’un homme, Sándor Ferenczi, et de sa relation à un maître, le sien en la personne de Sigmund Freud. Une relation aussi profonde que tourmentée qui, notons-le et saluons-le d’entrée, est particulièrement bien illustrée grâce à un très important corpus iconographique, constitué de nombreuses photographies d’époque invitant, par le filtre dont certaines sont marquées, à voir la vie de Ferenczi… en bleu.
Pourquoi raconter la vie de Sándor Ferenczi ?
Il y a une infinité de raisons qui permettrait de justifier l’intérêt de cet ouvrage, mais à la simple lecture de la couverture, la raison essentielle apparaît, et c’est Lou Andréas Salomé qui la souffle. Qui connaît ou se souvient de la vie de Sándor Ferenczi ? Qui s’intéresse à cette œuvre-là ? Celle d’un des disciples et collaborateur les plus proches de Freud, « l’une des figures les plus attachantes des débuts de la psychanalyse, et l’un de ses théoriciens les plus féconds » (Benoît Peeters, quatrième page de couverture). Car c’est avant tout pour lutter contre l’oubli que l’auteur invite le lecteur ou la lectrice à se plonger dans la complexité d’une existence et d’une pensée, qui marqua et imprima de sa patte une œuvre qui dépassa son propre fondateur.
C’est en commençant par la fin que l’auteur débute son ouvrage. Nous sommes « le vendredi 2 septembre 1932, peu avant 16h » (Benoît Peeters, 2020, p. 9) au 19 de la Berggasse à Vienne. Plus précisément, et nous le comprendrons un peu plus tard, il s’agit de la dernière rencontre entre Freud et Ferenczi, quelques mois avant la mort de ce dernier le 22 mai 1933 à Budapest. Nous comprenons à la lecture de ce premier chapitre que la relation entre les deux hommes est gâtée. Ferenczi n’est plus celui vers qui Freud portait sa préférence, celui qu’il considérait comme son « paladin et grand vizir secret » (Benoît Peeters, 2020, p. 13). Nous comprenons, lors de la lecture de ces premières pages, que Ferenczi, à la fin de sa vie, ne s’est pas affranchi du regard et de l’avis de son maître. Même si Freud « ne cherche pas à dissimuler son agacement » (Benoît Peeters, 2020, p. 11), « Ferenczi veut d’abord donner lecture à Freud de la communication qu’il compte présenter quelques jours plus tard au congrès de Wiesbaden » (Benoît Peeters, 2020, p. 10). Même si Ferenczi insiste et tente à nouveau de proposer de nouvelles pistes de travail à son maître, « Freud n’a pas besoin d’en entendre davantage. Il insiste pour que Ferenczi ne présente pas cette communication au congrès de Wiesbaden, et surtout pour que le texte ne soit pas publié » (Benoît Peeters, 2020, p. 13).
Alors, pourquoi raconter la vie de Sándor Ferenczi ? Pour le ramener aux circonstances et au contexte de sa propre mort, de sa maladie. Car ce jour-là « la discussion [avec Freud] se délite. Quand Ferenczi se lève pour prendre congé, Freud se détourne sans même serrer la main qu’il lui tend » (Benoît Peeters, 2020, p. 13).
Une rencontre décisive
Le deuxième chapitre et les suivants refont vivre aux lecteurs et lectrices les circonstances de la rencontre entre les deux hommes. C’est en 1908 que Ferenczi, alors neurologue à Budapest, se rend pour la première fois au 19 de la Berggasse à Vienne. Ferenczi ne cache rien de son admiration pour Freud et de la façon dont en découvrant la psychanalyse à l’âge de trente-quatre ans « il s’est senti devenir homme » (Benoît Peeters, 2020, p. 25).
La relation qui va s’établir entre les deux hommes est aussi passionnée que complexe. Aussi, à cette période des débuts de la psychanalyse, Freud est en quête de collaborateurs sûrs et investis, afin que la psychanalyse acquière une forme de légitimité dont elle ne jouit pas encore. D’autres acteurs et figures de la psychanalyse vont progressivement apparaître tout au long de cet ouvrage, permettant d’appréhender dans une perspective historique la constitution du cercle des premiers disciples et admirateurs de Freud4. Sont ainsi présentés entre autres personnages, Carl Gustav Jung le premier disciple de Freud, Otto Rank ayant la particularité de ne pas avoir été analysé par le fondateur de la psychanalyse, ou encore Ernest Jones qui sera élu en 1934 président de l’Association psychanalytique internationale sans que Ferenczi ne puisse jamais accéder à cette fonction.
C’est grâce à une correspondance abondante établie entre Freud et Ferenczi (entre 1908 et 1932) où se mêlent souvent l’intime et le professionnel que l’auteur retrace à la fois le parcours personnel de Ferenczi ainsi que ses recherches liées à sa propre mise en œuvre de la psychanalyse. S’y dévoile la relation qu’entretient Ferenczi depuis plusieurs années avec une femme plus âgée que lui (Gisella Pálos) dont il accepte de suivre la fille en analyse (Elma Pálos). C’est pris dans cette relation triangulaire que Ferenczi sollicite Freud et débute son analyse avec lui. Suivant les conseils de son maître, Ferenczi mettra finalement et après bien des souffrances un terme à sa relation avec Elma, décidant d’épouser la mère Gisella. Ainsi, par le biais du travail analytique sur son histoire personnelle, Ferenczi accompagné de Freud abordent ensemble des questions et concepts cruciaux de la psychanalyse : Qu’arrive-t-il à Sándor Ferenczi lors de l’analyse qu’il conduit avec la jeune Elma, est-ce qu’il ressent réellement de l’amour pour cette jeune patiente ou s’agit-il des effets du transfert ?
Ferenczi, sur la trace de son propre chemin
Disciple zélé de Freud, Ferenczi n’en demeure pas moins soucieux de tenter de tracer son propre chemin et d’explorer de nouveaux territoires encore inconnus dans le champ de la psychanalyse. C’est en tout cas ce qu’ambitionne de souligner cet ouvrage en permettant de donner à voir et à comprendre en quoi Ferenczi fut un disciple audacieux, tentant d’expérimenter de nouvelles techniques thérapeutiques et s’attachant à prendre en compte les émotions de ses patients. L’occasion probablement pour les lecteurs et lectrices de ce livre de découvrir le grand clinicien qu’était Sándor Ferenczi. C’est lors de l’analyse avec une de ses patientes les plus gravement atteintes, Elisabeth Severn, que Ferenczi va expérimenter de façon très poussée la relation transférentielle, en mettant en œuvre un dispositif nouveau et périlleux, l’analyse mutuelle où analyste et analysant échangent leur rôle : « L’analyse mutuelle, note-t-il, favorise donc un dialogue d’inconscient à inconscient, révélant certains ressorts enfouis du transfert et du contre-transfert » (Benoît Peeters, 2020, p. 285). Ainsi Ferenczi devient le premier clinicien à théoriser l’importance du contre-transfert dans l’analyse, si on l’entend comme les réactions inconscientes que le psychanalyste déclenche chez son patient.
Mobilisé pendant la première guerre mondiale comme médecin de guerre, Ferenczi va révéler avec Freud et Abraham l’existence des « névroses de guerre ». Défenseur d’une clinique sociale à Budapest où il exerça toute sa vie, Ferenczi va beaucoup travailler sur la question des traumatismes sexuels infantiles, et inventer l’un de ses concepts les plus importants et controversé de son œuvre, la Sprachverwirrung ou « confusion de langue », indiquant le double langage entre l’adulte et l’enfant à l’origine de nombreux traumas. D’autres travaux de Ferenczi, mis au jour dans cet ouvrage, permettent de comprendre l’implication de celui-ci dans son travail, et l’originalité de son approche. Peeters révèle notamment les controverses que les travaux de Ferenczi suscitent au sein du mouvement psychanalytique, mouvement de plus en plus dominé par le personnage d’Ernest Jones.
Tandis qu’à la fin de sa vie, alors qu’il poursuivait même très affaibli par sa maladie5 le suivi de quelques patients, Ferenczi en était convaincu, « la psychanalyse est devenue, bien au-delà d’un métier, un engagement de tout l’être, presque sans limites » (Benoît Peeters, 2020, p. 284). Mais l’histoire en décida autrement, et après la mort du disciple préféré de Freud la psychanalyse va vivre des heures sombres, proscrite entre autres en Hongrie lors de la seconde guerre mondiale.
Ce ne sera que bien plus tard, explique Peeters, que les travaux de Ferenczi seront réhabilités d’abord par le psychanalyste Michael Balint mais également par Jacques Lacan qui s’est également intéressé aux travaux de Ferenczi. Il parlait de lui comme
l’auteur de la première génération le plus pertinent à questionner ce qui est requis de la personne du psychanalyste, et notamment pour la fin du traitement […]. C’est aussi à Ferenczi, on ne le sait pas assez, que Lacan va reprendre le terme d’analysant
(Benoît Peeters, 2020, p. 350).
Plus récemment encore, en 2012, Peeters mentionne que « Judith Dupont6 décide de confier au Musée Freud de Londres l’ensemble des archives Ferenczi qu’elle détient » (Benoît Peeters, 2020, p. 357).
La question est donc relancée « le temps de Ferenczi serait-il enfin venu ? » (Benoît Peeters, 2020, p. 357).