Présentation
La livraison des Cahiers du GEPE pour l’année 2021 présente un caractère particulier non tant par les thématiques traitées, au premier chef le plurilinguisme, qui restent au cœur des préoccupations de la revue, que par le fait que l’ensemble des articles publiés est dû à une seule plume et constitue une reproduction d’articles parus entre 1959 et 2006. En effet, la revue Les Cahiers du GEPE a choisi de rendre hommage à Andrée Tabouret-Keller (1929-2020), en offrant aux lecteurs un ensemble de ses articles portant sur la situation sociolinguistique en Alsace ou inspirés par sa région natale, cet espace dans lequel elle a vécu le bilinguisme (« j’étais dedans1 »), thématique et préoccupation qui ne la quitteront plus. Comme elle le rappelle, étant jeune, elle avait lu que le « bilinguisme rendait idiot2 », ce qui l’avait fortement et personnellement interpellée au point d’en faire l’un de ses objets de recherche. Dispersés dans des publications parues dans différents pays, dans des revues ou des ouvrages à l’accès parfois difficile, ces textes, notamment les plus anciens, sont ainsi directement disponibles pour tout·e chercheur·e intéressé·e. C’est grâce aux autorisations des éditeurs de la première publication que cet ensemble a pu voir le jour. Qu’ils en soient chaleureusement remerciés dès à présent (cf. la page spécifique qui leur est consacrée) !
Le choix « spatial » qui a été effectué ne relève aucunement d’un positionnement nombrilique qui serait pris ici ou prêté à Andrée Tabouret-Keller, mais bien d’un hommage scientifique à celle qui fut la première à tenter d’aborder de manière distancée, avec des outils et des méthodes issus de différents champs scientifiques, la thématique du bilinguisme qui représentait alors en Alsace un objet idéologique fort sulfureux ou, du moins, porteur d’une charge idéologique et politique, ainsi qu’un enjeu sociétal à propos duquel l’essentiel des acteurs sur place, notamment les élus, étaient souvent en désaccord total entre eux, selon leur appartenance partisane.
Au-delà de toutes les responsabilités qui ont été les siennes et de toutes les collaborations qu’elle a entretenues, Andrée Tabouret-Keller a vu naître notre revue, a soutenu le travail qui s’y est fait, a été très tôt membre de l’équipe de recherche qui a été à l’initiative de sa création (le Groupe d’études sur le plurilinguisme européen [GEPE]) et l’est restée jusqu’à son décès.
Dans ce sens, la revue rend hommage à la fois à une chercheure internationalement reconnue, mais aussi à une collègue proche et à une amie.
La structuration, que nous avons voulue thématique, est aussi, nolens volens, chronologique, dans la mesure où les préoccupations scientifiques d’Andrée Tabouret-Keller sont en lien étroit avec la situation linguistique en Alsace et avec ses intérêts spécifiques du moment. D’une certaine manière, ses travaux rendent aussi compte des changements qui s’opèrent en Alsace tout au long des décennies : ils sont fondamentalement « situés », et la réflexion s’effectue sur des situations telles qu’elle les observe. C’est, sans conteste, un apport précieux à la « description » sociolinguistique de cette situation. Autour du changement de millénaire, du temps aura passé, les enjeux psycholinguistiques et sociolinguistiques ne se traduiront plus de la même manière et la chercheure s’attachera davantage à un retour sur des catégorisations, des notions, des concepts qui, s’ils ne se rattachent pas directement à la situation alsacienne, en sont issus ou la touchent de très près.
Aussi le numéro s’organise-t-il autour de trois pôles :
I. Le plurilinguisme des enfants avant six ans, en Alsace et ailleurs (articles écrits entre 1959 et 1972)
II. La situation sociolinguistique en Alsace (articles écrits entre 1981 et 1996)
III. Concepts, catégories, jalons épistémologiques, … en sociologie du langage et en sociolinguistique (articles écrits entre 1996 et 2006)
À la lecture de ces travaux, le lecteur ne manquera pas d’être frappé par quelques éléments – de nature différente certes – qui traversent les textes publiés.
Une méthode de travail constante
Le choix de textes qui s’étend sur près d’un demi-siècle montre quelques traits constants dans ses méthodes de travail et dans la manière dont elle observe et analyse ses objets. Andrée Tabouret-Keller fait partie de ces chercheurs qui s’« impliquent » dans leur recherche, en indiquant, de fait, qu’elle est elle-même un sujet qui décrit ce qu’elle observe en s’appuyant sur l’empirie de la société dans laquelle elle vit, sans prétendre vouloir délivrer « la » vérité, mais en indiquant explicitement comment elle réalise son observation, parfois même étape par étape et, le cas échéant, avec quels outils elle travaille, y compris lorsqu’il s’agit d’objets abstraits. Si elle semble respecter une forme devenue canonique dans la recherche et que l’on enseigne généralement comme méthodologie de base à de jeunes chercheurs, A. Tabouret-Keller montre que le fait de rendre compte de la manière de penser du chercheur en action fait partie intégrante de son processus réflexif et lui permet aussi de s’appuyer sur cette méthode pour son analyse et, dans certains cas, également d’intégrer ses doutes analytiques dans son travail. C’est également une manière de montrer comment la façon d’observer l’objet étudié, en partant de l’empirie et de sa contextualisation, conditionne la manière de l’analyser.
Des textes qui documentent l’épistémologie du travail interdisciplinaire (psychologie, sociologie, sociologie du langage, sociolinguistique)
Si ses premiers travaux s’appuient très largement sur des données quantitatives et parfois statistiques, cette approche est abandonnée comme base essentielle du travail, tout en accompagnant un certain nombre d’écrits nettement plus récents. Elle se tournera vers une approche plus qualitative, sans jamais abandonner tout à fait l’aspect quantitatif. Cette « rupture » avec le quantitatif, mais bien d’autres ruptures, bien plus importantes encore, seront thématisées dans « Comparaisons interlangues et problèmes du bilinguisme » (1977)3. Dans ce sens, à l’aune des publications d’un chercheur de son temps, le lecteur devient le témoin des modifications, évolutions, … qui ont traversé les champs disciplinaires travaillés par A. Tabouret-Keller. Sans tomber dans aucun relativisme scientifique, cela rappelle que le chercheur est aussi soumis à des pensées scientifiques majoritaires non pérennes (« dominantes » ?) et invite ainsi la communauté des chercheurs à une forme d’humilité.
Le rôle du chercheur dans la société
Au moins pour les deux premières grandes parties retenues, la recherche entreprise par A. Tabouret-Keller est issue de ses observations du corps social. Implicitement, comme chercheure, elle prend à bras le corps des questions qui font certes débat, mais qui renvoient à une réalité empirique. Sans tenter d’argumenter abstraitement ou, dans ce cadre, idéologiquement, les points qu’elle développe, elle tente de fournir des réponses ou, du moins, des clés de compréhension aux différents phénomènes qu’elle observe par un tout autre angle : une approche scientifique dont les méthodes et les outils sont décrits, et l’analyse accessible à tout lecteur qui le veut bien. Sans tambour ni trompette, elle fournit une réflexion et, dans le même temps, des esquisses de voies possibles, … qui ne seront pas entendues.
Cela implique aussi qu’en creux, le choix de ses thèmes de recherche liés à l’Alsace ne sont « compréhensibles » que si le contexte sociétal dans lequel/à cause duquel les questions de recherche se posent est explicité. Sa recherche est également, en miroir, une forme d’histoire récente du plurilinguisme en Alsace.
I. Le plurilinguisme des enfants avant six ans, en Alsace et ailleurs (articles écrits entre 1959 et 1972)
(1959) | Modalités d’acquisition du français écrit par des enfants de langue maternelle dialectale allemande] |
(1960) | Problèmes psychopédagogiques du bilinguisme |
(1962) | Vrais et faux problèmes du bilinguisme |
(1963) | L’acquisition du langage parlé chez un petit enfant en milieu bilingue |
(1965) | Le bilinguisme à l’âge scolaire |
(1970) | L’enseignement du français du français langue seconde par l’enseignement en français à l’école maternelle |
(1972) | Où commence le bilinguisme ? |
A. Tabouret-Keller commence ses recherches sur le plurilinguisme des enfants avant six ans dans un temps où, en Alsace, l’essentiel des interactions informelles se faisait en alsacien dans la majeure partie de la population4. C’est donc avant tout l’apprentissage/acquisition du français qui est en jeu. Dans les couches sociales dominantes, les parlers dialectaux sont décrits comme autant d’entraves à l’apprentissage et à l’usage du français, quand ils ne sont pas compris comme des éléments qui rendent impossibles l’accès à une pensée subtile et complexe, exprimée dans une vraie langue, le français. Partant, l’usage des parlers dialectaux porte aussi la marque d’une limite mentale. Il est donc souvent recommandé aux parents d’abandonner l’alsacien pour ne laisser la place qu’au français. Un usage concomitant des deux variétés, le bilinguisme, est déclaré réservé à quelques sujets d’exception et particulièrement néfaste pour les gens ordinaires, qui ne sauront parler aucune des variétés correctement s’ils sont exposés aux deux moyens d’expression.
L’enjeu est à la fois politique – la diffusion du français auprès d’une population, notamment des enfants et des jeunes, qui parlent essentiellement l’alsacien – et psycholinguistique, dans la mesure où le discours officiel rappelle que seul le monolinguisme est possible pour les gens ordinaires.
C’est sans s’aventurer sur ce domaine idéologique, mais en cherchant à savoir ce qu’il en est du bilinguisme avant l’âge de six ans par l’acquisition du français soit de manière non dirigée (milieu familial), soit de manière encadrée (l’école maternelle) qu’A. Tabouret-Keller déconstruit de fait ces affirmations non démontrées. Et, dans le même temps, elle ne s’en tient pas à la question linguistique, mais s’intéresse au langage et à son acquisition ainsi que, par ricochet, au développement mental des enfants. Ce seront les premiers travaux qui ne portent pas sur des enfants « bilingues » issus de familles de classes sociales supérieures visant le bilinguisme, mais sur des enfants « ordinaires » dont les parents ne formulent aucun objectif précis quant aux langues.
Aussi le panel de questions qu’elle évoque dès 1959, concernant l’apprentissage du français, est-il essentiellement psychopédagogique et socio-développemental :
- Quels sont les processus d’apprentissage de la langue française chez les petits Alsaciens ?
- Cette situation de bilinguisme a-t-elle des effets sur l’intelligence ?
- Quels profits l’adolescent pourra-t-il tirer de ce qu’il a appris en français à l’école quand il sera presque entièrement revenu à l’usage du dialecte alsacien ?
- Quelle est, pour les petits Alsaciens, la meilleure méthode pour leur enseigner le français ?
- Y a-t-il des difficultés pour les enfants et lesquelles, à se rendre suffisamment maîtres de la syntaxe et du vocabulaire français pour pouvoir s’exprimer dans cette langue ? (Tabouret-Keller 1959 : 17-18, reproduit dans ce volume).
En cela, elle rend compte à la fois des tendances linguistiques majoritaires dans la population et des enjeux, voire d’un écho des contenus des discours des élites qui circulent sur cet état de fait, « les effets sur l’intelligence », par exemple, et encore diffusé dans le champ scientifique de ce temps5. Par toute une série d’articles, puis par sa thèse d’État Le bilinguisme de l’enfant avant six ans. Étude en milieu alsacien (1969)6, elle va tenter de « répondre » à une partie de ces questions, non sous une forme spéculative, mais par l’empirie, par l’observation minutieuse des productions enfantines, qu’elle compare et confronte à des productions enfantines qu’elle a observées dans des espaces sociologiquement comparables mais « monolingues », comme la Bourgogne, et constate que les questions qui se posent n’ont rien à voir avec l’intelligence, mais bien plus avec les milieux sociaux des enfants. L’implication personnelle d’A. Tabouret-Keller, fondée sur la rigueur de son propre travail, signe sa marque de fabrique lorsqu’elle écrit de manière plutôt véhémente : « Je proteste contre l’assertion qui dit que le bilingue est un arriéré ; il y a des bilingues arriérés mais ce n’est pas à cause du bilinguisme, c’est à cause de l’ensemble des facteurs économiques et sociaux qui jouent dans la détermination de la situation bilingue. » (1962 : 168-169)7.
Dans tous ses premiers travaux, qu’il s’agisse du bilinguisme de manière générale ou de l’acquisition du français par des enfants vivant en Alsace, elle rappelle inlassablement la nécessité de ne pas perdre de vue le sens de ce qui est recherché (l’usage des langues dans la société et l’objectif pour les enseignés) : dans l’espace éducatif, on ne saurait détacher les aspects purement linguistico-linguistiques des aspects psychologiques et pédagogiques, c’est-à-dire la nécessaire interdisciplinarité pour observer et décrire des phénomènes complexes.
Dans la mesure où certains de ses travaux se font largement écho les uns aux autres, il est surprenant de constater que ni sa thèse d’État, ni ses articles ne seront discutés ou débattus dans l’espace même dont elle parle : l’Alsace. Cette absence de réception qui étonne, voire atterre l’un des seuls essayistes régionaux qui rende compte de sa thèse, Eugène Philipps8, est difficile à interpréter. Faut-il y voir, comme cela se produit souvent, l’incapacité de la recherche à rendre le corps social attentif à des éléments qui permettraient d’alimenter de manière plus posée des débats plutôt passionnels et idéologiquement passionnés ? Ou est-ce aussi dû au fait que l’appartenance d’Andrée Tabouret-Keller au Parti communiste français (cf. la « causerie » en parler mulhousien que nous publions en fin de volume) ait amené son travail à être frappé d’ostracisme par une majorité gaulliste et centriste ?
Quoi qu’il en soit, cette première série de travaux sur le bilinguisme des enfants alsaciens conduit A. Tabouret-Keller à ancrer une partie de sa recherche dans le champ du plurilinguisme et de ses effets, mais aussi à s’intéresser de très près au développement et aux avancées de la recherche dans ce champ, notamment en en rendant compte par un large panorama9 malgré l’évolution de ses propres travaux dans d’autres directions.
II. Situation linguistique en Alsace (articles publiés entre 1981 et 1996)
1. Synthèses en synchronie / Productions linguistiques issues du contact de langues | |
(1981) | Maintien de l’alsacien et adoption du français. Éléments de la situation linguistique en milieu rural en Alsace |
(1985) | Classification des langues et hiérarchisation des langues en Alsace |
(1988) | La situation linguistique en Alsace : les principaux traits de son évolution vers la fin du XXe siècle |
(1990) | Emprunts et alternances lexicales en Alsace |
(1996) | « Meschung » : un idiome inattendu |
2. Continuité et discontinuité de la transmission des langues | |
(1990) | Continuité et discontinuité de la transmission de l’emploi de l’alsacien dans deux familles alliées |
(1995) | Langues en contact dans des situations linguistiquement focalisées |
(1996) | Un aperçu de la situation linguistique des Turcs en Alsace. Au tournant des années 90, trois études de cas et un témoignage |
Dans les synthèses publiées en 1981 et 198810, A. Tabouret-Keller fait, à chaque fois, un état des lieux en ce qu’elle recense et exploite les publications (essentiellement de l’INSEE, mais aussi issues de la recherche académique) pour retenir ce qui semble être suffisamment argumenté, mais aussi pour montrer les limites ou les problèmes que posent certains résultats. L’un des critères sur lequel elle s’appuie, l’opposition « [espace] rural / urbain » n’est pas réellement défini, mais reprend implicitement les logiques démographiques et les catégorisations de l’INSEE. Même si la validité de cette opposition « rural » / « urbain » allait poser de nombreux problèmes sur la légitimité de son usage à la fin du XXe siècle11, l’article de 1981 rend compte de résultats d’une enquête lancée au début des années 1970, où la question de l’opposition « rural » vs « urbain » peut encore présenter une forme de validité, et montre surtout un aspect qu’aucune autre étude n’avait éclairé auparavant : le rôle des femmes dans l’introduction et l’adoption de l’usage du français dans l’espace familial. « L’usage du français est introduit dans la vie familiale par les femmes, les jeunes mères et celles d’âge moyen, en particulier dans les relations avec les enfants ; il ne s’agit pas d’une introduction massive du français mais disons simplement que les femmes n’en excluent pas l’emploi » (1981 : 50). Cet élément majeur dans la compréhension de la genèse des changements linguistiques en Alsace12 n’a guère trouvé d’écho, au sein de la société, dans le débat sur le « déclin » de l’usage, voire de la connaissance des parlers dialectaux. Et, à notre connaissance, Andrée Tabouret-Keller ne s’est plus tournée vers cette question particulière, probablement centrale dans les changements que connaissent les pratiques linguistiques. En revanche, elle rappelle dans sa seconde synthèse (1988) le caractère dynamique de la « situation complexe » qu’elle décrit et montre que le ‘bilinguisme’ (au sens de ‘plurilinguisme’), qui reste l’un de ses objets de prédilection, est souvent présent dans le corps social par l’emploi d’un mélange (« Meschung »), terme générique qui recouvre toutes les formes de code-switching et de code-mixing, ainsi que toutes les formes d’impact du français sur l’alsacien (et inversement), phénomènes qui retiendront également son attention.
Le bi-/plurilinguisme13 qui s’inscrit dans une « situation linguistique complexe » (1988 : 85 ; 1995 : 139, 141) l’amène aussi à s’interroger sur la transmission des langues, non tant ou uniquement dans la synchronie immédiate, mais aussi à travers l’histoire linguistique d’une famille (en l’occurrence, la sienne). Pour examiner les « continuité et discontinuité de la transmission de l’emploi de l’alsacien dans deux familles alliées », elle s’intéresse à « deux familles d’origine alsacienne alliées par un mariage, l’une étant plus urbanisée et d’un niveau plus élevé que l’autre qui reste surtout rurale quoique non-agricole. L’enquête porte sur six générations […], entre 1835 et aujourd’hui [1990/1995] » (1995 : 147). Si les glottonymes utilisés ne recouvrent pas les mêmes réalités linguistiques et ne disent rien des caractéristiques sociolectales des usages, ni sur le plan diachronique, ni à propos des sujets eux-mêmes, ces catégories permettent d’établir un cheminement à travers le temps, dans la mesure où une partie des sujets change aussi plusieurs fois de nationalité tandis que d’autres ne sont pas touchés par ce changement. L’intérêt majeur de ce travail réside non seulement dans le fait qu’il montre la complexité des trajectoires des personnes et des langues qui sont en jeu, mais aussi que l’emploi des langues est consubstantiel au changement de société et des transformations des rapports sociolinguistiques. Dans la mesure où, comme souvent (cf. supra), A. Tabouret-Keller fournit et commente la méthode qu’elle a mise en œuvre, il eût été intéressant que cette première étude soit suivie d’autres travaux où les représentants d’aujourd’hui des familles appartiennent à des couches moyennes ou modestes pour examiner dans quelle mesure les logiques multiples qui apparaissent au fil du temps pourraient être comparables ou analogues. L’hypothèse que la période de l’après-1945 puisse être décisive serait, dans ce cas, à examiner de manière plus fouillée encore. La question de la transmission de la/langue(s) se pose aussi pour les « Alsaciens venus d’ailleurs »14. Désignant des personnes intégrées dans l’espace sociolinguistique alsacien, mais de relative fraîche date, le lexème « turc » renvoie certes à l’espace géopolitique d’origine, mais n’indique pas qu’il s’agit de turcophones qui peuvent par ailleurs pratiquer d’autres langues, comme le kurde par exemple. Par ailleurs, comme pour l’étude de cas sur la transmission familiale précédente, les caractéristiques sociolectales, voire dialectales ou d’autres encore ne peuvent pas être prises en compte. Selon les histoires individuelles et familiales, les besoins au quotidien, selon l’organisation sociale, selon les appartenances sociales, éventuellement selon les raisons de la venue en Alsace, les lieux de vie, les éventuelles stratégies adoptées, …, les questions se posent fort différemment. S’il est intéressant de voir que l’alsacien ou l’allemand peuvent jouer un rôle dans la vie sociale ou professionnelle (à côté du français ou en lieu et place du français) parmi ces personnes, le travail commencé par A. Tabouret-Keller et M. Konuk n’a pas pu être poursuivi et encore moins mené à son terme, à la fois pour des raisons conjoncturelles, mais aussi à cause de la difficulté d’avoir un partenariat avec une institution universitaire en Turquie15.
III. Concepts, catégories, jalons épistémologiques, … en sociologie du langage et sociolinguistique (articles publiés entre 1996 et 2006)
(1999) | L’existence incertaine des langues de France |
(1996) | Le mot Volk dans la presse à destination des maîtres d’écoles primaires des populations allemandes à l’étranger (Auslandsdeutsche Volksschule) entre 1890 et 1939 |
(1998) | Un exemple de cheminement idéologique souterrain |
(2006) | À propos de la notion de diglossie. La malencontreuse opposition entre « haute » et « basse » : ses sources et ses effets |
Dès ses premiers travaux, A. Tabouret-Keller a été obligée de définir ce qu’elle entendait par « bilinguisme » et a très rapidement montré que les langues avaient des fonctions différentes et que « bilinguisme » présentait une polysémie multiple. Pourtant, dans ses travaux concernant l’Alsace, elle n’a jamais utilisé la notion de « diglossie ». Elle s’en explique dans le texte de 1985 « Classification des langues et hiérarchisation des langues en Alsace » (reproduit dans ce numéro), en indiquant lui préférer « situation linguistique complexe ». Elle revient longuement sur la polysémie de « bilinguisme » dans un article de 2006, tout en constatant l’insuffisance d’autres désignations et particulièrement de « diglossie » qui « fait aujourd’hui office de bonne à tout faire dans toutes les situations dans lesquelles deux ou plusieurs idiomes sont en usage » (2006 : 111). Ce qu’elle conteste dans l’usage de « diglossie », c’est que les désignatifs de « haut » et de « bas » pour les variétés en présence ne sont pas des nominations, « mais une catégorisation fondée sur une opposition simpliste ». En passant en revue plusieurs situations dans l’actualité immédiate du moment, elle conclut que « le recours aux qualificatifs haut et bas n’a pas la valeur d’universalisme escomptée par Ferguson » et poursuit : « La qualification de haut et bas n’est pas tenable d’un point de vue épistémologique, d’abord à cause de sa qualité impressionniste et surtout de son absence de portée logique. […] Les situations hétérogènes et complexes se prêtent rarement à un figement terminologique aussi sommaire » (2006 : 124-125). S’il est vrai que dans cette contribution, elle s’appuie sur des situations autres que celles de l’Alsace, le raisonnement qu’elle propose et qu’elle a développé, de fait, dans ses synthèses de 1981 et 1988 (cf. supra) montre que cette catégorisation ne peut pas ou ne peut plus rendre compte d’une situation linguistique complexe, comme c’est le cas en Alsace, précisément à cause de sa binarité.
Dans les synthèses sur la situation sociolinguistique en Alsace qu’A. Tabouret-Keller entreprend durant la décennie 1980-1990 mais aussi dans quelques écrits antérieurs, apparaissent de plus en plus fréquemment des questionnements autour de la manière de catégoriser les « langues » en présence, s’agissant de l’allemand, et particulièrement des parlers dialectaux. Comment les nommer ? Ce questionnement autour de la glottonymie et du « nom des langues » la préoccupera – à raison – intensément. Plusieurs articles, mais aussi une collection d’ouvrages (qui paraissent essentiellement dans la décennie suivante16) témoignent de ce qu’il ne s’agit pas d’une question secondaire, mais bien centrale, tant pour les sociétés que pour les chercheurs qui les étudient. En 1999, elle fait un retour sur cette question, en particulier sur la dénomination « langue régionale » dans « L’existence incertaine des langues en France »17, en contrastant les dénominations utilisées dans les textes officiels avec des noms de langues qu’elles désignent. Si ce qui est parlé en Alsace n’est concerné, dans ce relevé-là18, qu’à partir de 1981, il est rarissime que les parlers autochtones en Alsace soient nommés sous la forme « l’alsacien ». En l’absence de cette désignation, le référent extralinguistique et sémantique de « langue régionale » reste incertain pour les jeunes interrogés à propos de cette expression, essentiellement à cause d’une sorte de polysémie dont le terme de « région » est affecté en France. Nous faisons l’hypothèse que, pour ne pas compliquer le tableau, A. Tabouret-Keller a volontairement omis de mentionner la définition donnée par le recteur de l’Académie de Strasbourg en 1985 et qu’elle cite dans sa synthèse de 1988 : « Il n’existe […] qu’une seule définition correcte19 de la langue régionale en Alsace, ce sont les dialectes alsaciens dont l’expression écrite est l’allemand. L’allemand est donc une des langues régionales de la France » (1988 : 85). La dynamique enclenchée par ses travaux reste toujours d’actualité, dans la mesure où les locuteurs ordinaires et les acteurs institutionnels, en utilisant « langue régionale » continuent à catégoriser des réalités sociolinguistiques différentes selon l’espace-temps où ce syntagme polysémique est utilisé et selon le ou les traits qui en sont retenus par le locuteur ou le scripteur.
A. Tabouret-Keller interroge « le mot Volk » de deux manières différentes : d’abord dans le champ scolaire, par le biais de « la presse à destination des maîtres d’écoles primaires des populations allemandes à l’étranger », en y examinant son usage et son sémantisme, et en cherchant à savoir qui sont ces « populations allemandes » dont il est question, puis elle examine « Volk » de manière plus serrée encore, en particulier dans ses combinaisons comme premier segment de lexèmes nominaux ou adjectivaux complexes ou en lien avec d’autres termes comme « Deutschtum »20. Pour l’examen de la désignation « Volk », elle s’appuie sur la littérature politique, didactique, pédagogique portant sur ces questions, mais aussi sur celle qui s’intéresse, nécessairement, dans ce cadre, à tout ce qui touche de près ou de loin au ‘bilinguisme’, en particulier les travaux de Geissler. D’une certaine manière, il s’agit d’une démarche de documentation épistémologique, ou même d’un rendu contemporain d’un travail antérieur, qui montre aussi comment les chercheurs reprennent des travaux scientifiques qui, pourtant, peuvent être idéologiquement particulièrement piégeux. Ce sont, avant tout, les angles d’attaque choisis par A. Tabouret-Keller qui font écho à des problématiques ou à des questions auxquelles l’Alsace a également été confrontée, mais en raisonnant à la fois sur ces « mots » polysémiques, et en les renvoyant à des emplois idéologiquement situés, et aux réalités dont ils étaient censés rendre compte. L’exercice est complexe : elle fait œuvre de passeur dans la mesure où ces questions ne sont peut-être pas familières au lecteur francophone.
Au total, faut-il tout ramener à l’Alsace ? Certainement pas ! Mais l’intérêt central pour le plurilinguisme, sous de nombreuses formes, dans l’ensemble des dimensions psychologiques, pédagogiques, sociales et dans sa complexité, semble prendre sa source dans la région où elle a grandi, a vécu et a observé cette situation linguistique complexe.
De notre point de vue, ce n’est pas un hasard si l’angle d’attaque de ses recherches qui est convoqué fréquemment est celui du hic et nunc. D’une certaine manière, la science a aussi comme mission d’éclairer le débat politique, de fournir au corps social, sinon des réponses, du moins des éléments d’explication du fonctionnement qu’un chercheur peut observer par le biais de ses outils. Dans ce sens, la recherche a une vocation sociale, voire politique. Ce n’est donc pas non plus un hasard que ses travaux puissent présenter une sorte d’écho à la manière dont elle participe à la vie politique et à la manière dont elle analyse les rapports sociaux. Sans mettre un quelconque étendard partisan en avant dans ses travaux de chercheure, A. Tabouret-Keller a néanmoins adhéré à un parti politique, le Parti communiste français, et apporté sa contribution réflexive à ses semblables en tant que chercheure par des conférences qu’elle faisait pour ses concitoyens des couches modestes. Nous avons choisi de publier l’une d’entre elles (une « causerie ») qui porte sur le statut de la femme dans la société et qui présente plusieurs caractéristiques qui peuvent surprendre aujourd’hui, à la fois dans la forme et dans le fond. Tenue en 1963, elle est prononcée en alsacien. En cela, elle est en phase à la fois avec son public, dont la langue habituelle est bien l’alsacien, mais aussi, partiellement du moins, avec les pratiques des réunions politiques publiques des principaux partis en ces temps-là. Si les discours pouvaient éventuellement être tenus en allemand standard, dans les parties plus directement en lien avec la vie des participants, l’orateur ou l’interactant principal utilisait la langue quotidienne de la très grande majorité des auditeurs : l’alsacien. Dans ce cas de figure, la conférencière propose une vision du rôle et du statut de la femme dans la société, notamment son asservissement jusque dans son cercle intime, le foyer, ce qui ne doit pas faire l’unanimité au sein de son propre parti (dominé par les hommes) et parmi ses auditeurs devant qui elle remet partiellement en cause la place et les fonctions assignées aux femmes. Il est néanmoins intéressant de constater, même si le manuscrit ne comporte que peu de ratures, qu’exposer ces questions en alsacien a posé des problèmes à l’intellectuelle qu’elle était et dont la langue de travail était uniquement le français ou, éventuellement, l’anglais. En effet, dans sa manière d’utiliser son parler mulhousien, on peut déceler des signes que l’on peut attribuer au manque d’usage, mais aussi et surtout, la difficulté que peut avoir le chercheur, habitué à s’exprimer devant ses pairs, à exposer des problématiques et des argumentations analogues destinées à un autre auditoire et, dans le cas qui nous occupe, dans une variété orale qui utilise d’autres stratégies que l’oralité savante habituelle, proche d’une variété écrite.
L’objectif de cet ensemble de textes ne réside donc pas du tout à réduire Andrée Tabouret-Keller à ses origines, mais permet de montrer comment cette réalité l’amène à s’intéresser au plurilinguisme en soi et, de loin en loin, à mettre à l’épreuve d’un terrain qu’elle connaît bien, des idées, des réflexions et des méthodes.